CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Depuis une quinzaine d’années, l’historiographie de ce qu’il est convenu d’appeler la Grande Terreur des années 1937-1938 a été profondément renouvelée, tant par des historiens russes et ukrainiens que par des historiens occidentaux.

Bref rappel historiographique

2Rappelons brièvement que cet épisode paroxystique de la terreur stalinienne avait, bien avant l’ouverture des archives de l’ex-URSS, suscité de nombreux débats. À la fin des années 1960, Robert Conquest avait publié la première relation détaillée qui allait devenir une référence classique de la Grande Terreur. Fondé principalement sur les témoignages et les Mémoires des survivants ainsi que sur les quelques publications soviétiques de l’époque du dégel khrouchtchévien, l’ouvrage de Robert Conquest insistait sur la « paranoïa » de Staline, « architecte de la terreur », mettait l’accent sur les grands procès de Moscou, sur la destruction systématique et planifiée de la « vieille garde bolchevique », sur les purges des cadres politiques, militaires, économiques et de l’intelligentsia. Mais, faute de sources, il évoquait peu les « victimes ordinaires », sinon pour mentionner qu’elles se seraient comptées par millions et que le processus de terreur se serait étendu par un effet cumulatif de dénonciations.

3Cette recherche ouvrit un large débat sur le degré de centralisation et de planification de la Terreur, sur les rôles respectifs de Staline et de Nikolai Iejov, sur les processus de diffusion et d’extension des violences. Au milieu des années 1980, un historien de l’école révisionniste américaine, John Arch Getty, développa un schéma radicalement différent de la Grande Terreur. Loin d’être un projet soigneusement planifié par Staline à partir de l’assassinat de Sergueï Kirov révélant la paranoïa d’un dictateur omnipotent, la Grande Terreur aurait été une sorte de « fuite en avant vers le chaos ». L’ampleur des répressions s’expliquerait par le fait que les cadres communistes locaux, visés par le groupe stalinien désireux de « mettre de l’ordre » dans le parti et de briser les réseaux de solidarité et les « cercles de famille » des nomenklaturas provinciales, auraient tenté de démontrer leur loyauté et leur vigilance par un zèle répressif. Le processus se serait alors emballé de manière anarchique et incontrôlée, reflétant des violences sociales latentes, des règlements de comptes, des conflits entre les clans et les cliques locales.

4Malgré leur approche fondamentalement différente, les historiens des deux écoles, totalitariste et révisionniste, se sont focalisés sur la Grande Terreur tenue pour l’acmé d’une purge politique plus sanglante que les autres, dirigée contre les élites politiques, économiques, administratives, militaires et intellectuelles.
Les années de la perestroïka et de la glasnost confortèrent cette lecture par certains aspects très « khrouchtchévienne », puisque le Rapport secret proposait une vision partielle et sélective d’une terreur qui aurait été principalement dirigée contre les élites : la redécouverte de 1937 transita par les mêmes canaux qu’au moment du « dégel khrouchtchévien », à savoir les Mémoires et les témoignages d’une petite minorité des victimes (intellectuels, cadres communistes) ayant survécu.

L’ouverture des archives

5Au début des années 1990, l’ouverture des archives permit de franchir une étape quantitativement et qualitativement nouvelle dans la connaissance de la Grande Terreur désormais fondée non plus sur les récits de victimes, mais sur la documentation secrète produite par la chaîne bureaucratique des responsables politiques et policiers – un changement de perspective fondamental.

6Parmi les documents les plus importants exhumés au début des années 1990 figuraient notamment les résolutions secrètes du Politburo et les « ordres opérationnels » du NKVD relatifs aux « opérations répressives de masse ». Ces documents éclairaient une face jusqu’alors occultée de la Grande Terreur : les mécanismes de répression contre les « citoyens ordinaires », victimes anonymes disparues sans trace et dont les familles ignoraient le plus souvent la condamnation infligée et la date de la mort. Ces opérations secrètes, planifiées et centralisées, élaborées au plus haut niveau par Staline et Iejov visaient un vaste ensemble d’« éléments socialement nuisibles » et « ethniquement suspects », regroupés en deux grandes catégories, (deux « lignes » dans le vocabulaire codé des fonctionnaires de la police politique), la « ligne koulak » et la « ligne nationale ». La première, définie par « l’ordre opérationnel du NKVD n° 00447 », aujourd’hui bien connu des spécialistes, entendait « éliminer une fois pour toutes » (selon les termes mêmes employés par Iejov dans le préambule), sur une base de quotas d’arrestations et d’exécutions attribués à chaque région, un large éventail d’ennemis que l’on pourrait qualifier de « traditionnels » pour le régime bolchevique : les « ex-koulaks », les byvchie « gens du passé » (dénomination donnée par le régime aux élites de l’Ancien Régime, membres du clergé, anciens membres de partis politiques non bolcheviques), ainsi qu’une vaste cohorte de marginaux sociaux, de délinquants et de criminels regroupés sous le terme générique d’« éléments socialement nuisibles ». La seconde « ligne », dite « nationale », définie par une dizaine d’opérations (opérations polonaise, allemande, lettone, finlandaise, roumaine, etc.) était dirigée tout particulièrement contre les émigrés de ces pays réfugiés en URSS. Outre les citoyens soviétiques d’origine polonaise, allemande, lettone, etc. étaient visés les Soviétiques qui avaient (ou avaient eu) un lien (professionnel, familial ou tout simplement géographique? [1]), aussi ténu fût-il, avec un certain nombre de pays identifiés comme hostiles (Pologne, Allemagne, pays baltes, Finlande, Japon).

7La découverte de ces grandes « opérations secrètes de masse », opérations radicalement différentes des processus bien identifiés des purges politiques, a eu deux grandes conséquences. Elle a tout d’abord rejeté à la marge les grands débats historiographiques des années 1970-1980. Elle a ensuite obligé à reconceptualiser la Grande Terreur, désormais identifiée comme un phénomène complexe, multiple, doté de plusieurs composantes, et comme une combinaison de processus répressifs différents convergeant à un moment précis en un « nœud de radicalisation cumulative », un paroxysme répressif : 750 000 fusillés (et encore près d’un million de personnes condamnés à dix ans de camp par une juridiction d’exception). Ce paroxysme exterminatoire unique dans l’histoire soviétique (puisqu’il concentre 70 % de l’ensemble des condamnations à mort prononcées par une juridiction d’exception entre 1921 et 1953) s’inscrit évidemment dans l’extrême brutalité des bouleversements économiques et sociaux imposés par le projet stalinien depuis 1930, projet qui déboucha sur des déportations de masse, le développement d’un immense système de travail forcé, des famines meurtrières, voire à caractère génocidaire – passées sous silence de surcroît. Comment ne pas établir un lien entre le secret qui entoure la famine de 1932-1933 et celui qui accompagne les « opérations de masse » de la Grande Terreur ? Comment ne pas considérer cet épisode comme la « solution extrême » qui s’impose à Staline, face à un déséquilibre social, économique, politique profond, provoqué par le Grand Tournant de 1928-1930 qu’avaient marqué la collectivisation massive, le premier plan quinquennal et le triomphe politique de Staline ?

8Rappelons ce point capital : ni les condamnés à mort des « opérations de masse », ni les membres de leur famille n’étaient informés de la sentence (conformément aux instructions envoyées le 8 août 1937 par Frinovskii, le numéro deux du NKVD :

9

« Informer exclusivement les condamnés à la deuxième catégorie de la sentence infligée. Ne pas informer les individus en première catégorie. Je le répète, ne pas les informer? [2] ».

10Ce secret sera gardé des décennies durant pour l’immense majorité des victimes, comme le soulignait la circulaire secrète d’Ivan Serov, président du KGB, datée du 24 août 1955 :

11

« Aux demandes faites par les citoyens concernant le sort de leurs proches condamnés à la peine de mort par une juridiction spéciale, le département de district du KGB est habilité à répondre que x ou y a été condamné à dix ans et est décédé en camp de travail […]. Sur le certificat de décès, la date mentionnée sera évaluée approximativement dans la limite des dix ans ayant suivi l’arrestation. La cause du décès sera également mentionnée approximativement? [3]. »

12À partir de cette rupture documentaire fondamentale du début des années 1990, les recherches se sont orientées vers des champs nouveaux se situant sur des échelles différentes. Sur le plan macro-historique, elles ont inscrit les opérations répressives générées par l’ordre 00447 dans le phénomène plus général des répressions de masse comme mode de gouvernance ; sur l’échelle micro-historique, elles ont abordé des questions nouvelles, en se fondant sur des sources locales, telles que les protocoles des troïki, l’une des principales juridictions d’exception à l’œuvre durant la Grande Terreur, ou les dossiers d’instruction (arxivno-sledstvennye dela) des victimes, aussi minces fussent-ils : comment fonctionnaient les officines locales du NKVD appelées brusquement à « faire du chiffre » et « remplir des quotas » ? De quelle marge d’initiative disposaient-elles ? Qui étaient les perpetrators ? Quelles étaient, au-delà des catégories standard figurant dans les rapports et les statistiques du NKVD, les victimes ? Comment celles-ci avaient été ciblées ? Par un fichage policier ou administratif préalable ? À la suite de rafles ? Sur la base de dénonciations ? L’un des enjeux majeurs de ces questions est bien sûr le degré de « participation sociale » à la Terreur. Sur tous ces points et compte tenu du fait que l’accès aux archives locales de la Sécurité d’État reste aléatoire, les monographies demeurent encore l’exception.

13Les articles de ce dossier présentent des éclairages variés tant sur les mécanismes de réalisation de la Grande Terreur que sur sa sortie. Celle-ci peut se décliner en deux moments essentiels : sur le temps court, la Grande Terreur est interrompue en particulier par la répression violente des organes répressifs eux-mêmes ; sur le moyen terme, les années khrouchtchéviennes doivent se saisir d’un héritage pesant dont les autorités cherchent à s’émanciper en instaurant diverses politiques de réhabilitation, souvent peu cohérentes et à coup sûr hésitantes.
Sans viser à la synthèse, ce dossier propose donc une série d’éclairages qui illustrent la complexité du phénomène en puisant dans les travaux les plus récents? [4]. Nous souhaitons auparavant décrire en huit points les principaux acquis des dernières années, tout en soulignant les débats et questions qui subsistent.

Formes de répression : purges et « opérations de masse »

14Deux grandes formes de répression ayant convergé en 1937-1938 se distinguent désormais : des purges politiques (moins de 10 % des victimes) ciblant les élites politiques, économiques, militaires et intellectuelles, et des opérations secrètes de masse (plus de 90 % des victimes) visant avant tout des catégories, des « contingents d’éléments » et s’apparentant à une forme d’ingénierie sociale. Des différences essentielles distinguent ces deux formes de répression. Les purges entendent remplacer une élite par une autre. De fait, les années 1937-1938 virent la promotion spectaculaire de nouveaux élus. Les « opérations secrètes de masse » s’efforcent en revanche d’éradiquer « définitivement » des « éléments » jugés « étrangers » ou « nuisibles », dans un projet d’homogénéisation et de « purification » de la société socialiste. Les purges d’une partie des élites, notamment politiques, s’accompagnent d’un processus ritualisé de réunions publiques ou semi-publiques (réunions du parti, à divers échelons) qui sollicitent la participation du public ou des militants, voire des dénonciations ; en fonction de l’opportunité politique, des procès « exemplaires », à fonction pédagogique, sont mis en scène (on en compte des centaines en 1937-1938). Ils s’inscrivent dans la droite ligne des procès spectacles qui frappèrent l’élite intellectuelle ou industrielle à partir de 1928 : procès des ingénieurs des mines de Chakhty, procès de l’Union de libération de l’Ukraine ou encore procès du prétendu « parti industriel ». À l’opposé, les « opérations de masse », rigoureusement secrètes, sont bureaucratiquement planifiées et intègrent un ciblage policier par catégories construites d’« ennemis objectifs » (à coloration sociale ou ethnique) ; c’est une « affaire de professionnels ».

Préhistoire de la Grande Terreur

15Le renouvellement des études sur le fonctionnement du système politique stalinien et sur sa dimension répressive a permis de mettre en perspective les différentes composantes de la Grande Terreur et d’en dégager tant les rationalités que les « conditions de réalisation ».

16Les purges des élites apparaissent, pour l’énoncer rapidement, comme la résolution extrême de trois grandes lignes de tensions inscrites au cœur du fonctionnement même du système politique – mais aussi économique – des années 1930. D’une part, la tension entre la logique stalinienne du « clan », despotique et policière, fondée sur le principe de l’allégeance, et la logique administrative d’un État industriel moderne, fondée sur le principe de compétence. D’autre part, la tension entre centre et périphérie, la direction du parti et les dirigeants régionaux qui, constamment pressés par Moscou d’appliquer des plans irréalistes de production, étaient passés maîtres dans l’art de la dissimulation, de la flagornerie et des faux bilans. Staline en vint à penser que les « cliques provinciales » étaient engagées dans une vaste conspiration visant à « saboter la construction du socialisme ». La critique permanente du « bureaucratisme » et du « népotisme » se transforma, en 1937, en une « chasse aux ennemis ». S’ajouta enfin la tension croissante opposant l’affirmation du succès économique de la ligne stalinienne engagée en 1928-1929 à la succession de catastrophes humaines qui ponctuent la décennie 1930, catastrophes bien connues des responsables qui contribuent à appliquer cette politique à tous les niveaux.

17Les « opérations de masse » de 1937-1938 contre la vaste cohorte des « ex-koulaks, éléments criminels et autres contre-révolutionnaires » s’inscrivent dans une autre dimension, centrale, du système, celle de la répression de masse. Elles apparaissent comme le point d’aboutissement, radical et meurtrier, d’une vaste entreprise d’ingénierie sociale inaugurée en 1930 avec la déportation de plusieurs millions de paysans catalogués comme « koulaks » vers des régions inhospitalières du pays. Menée de manière brutale et chaotique (avec une large participation des « masses », car s’inscrivant encore dans un « projet révolutionnaire »), la dékoulakisation créa non seulement une nouvelle catégorie stigmatisée de parias et un nouveau statut sur l’échelle de l’exclusion (les « déplacés spéciaux »), mais aussi un immense réservoir de marginaux : un tiers des « ex-koulaks » déportés (près d’un million de personnes) avaient fui entre 1930 et 1937 leur lieu d’assignation à résidence, vivant désormais hors-la-loi, en marge de la société et étant alors considérés comme un vivier particulièrement dangereux d’ennemis. À partir de 1933, la répression se déplace plutôt vers les villes. En liaison avec la campagne de « passeportisation » destinée tant à limiter et à contrôler l’afflux désordonné de millions de paysans désertant les kolkhozes qu’à nettoyer les principales villes du pays de leurs « déclassés », marginaux ou criminels, catalogués comme « éléments socialement nuisibles », de nouvelles opérations, cette fois exclusivement policières, de « rafles-déportation » sont lancées. Brutales et inefficaces, ces opérations de « défense sociale » contre le crime et la marginalité radicalisent et banalisent la violence policière au quotidien. Elles s’inscrivent souvent (pensons par exemple au vaste projet élaboré par la direction de l’OGPU en février 1933) dans d’ambitieux plans chiffrés de déportation vers les « zones-poubelles » de la Sibérie et du Grand Nord? [5]. Le mélange détonnant de plans chiffrés à remplir et d’une catégorisation totalement arbitraire des victimes, classées en « éléments » désindividualisés de « contingents » à déporter, débouche sur l’arbitraire le plus total, dont l’un des exemples emblématiques est cette « déportation-abandon », en mai 1933, de quelques 6 000 « éléments » (réunissant pêle-mêle petits délinquants déjà condamnés, paysans fuyant la famine raflés dans les gares, et simples citoyens arrêtés parce qu’ils ne pouvaient présenter leurs papiers d’identité), tous expédiés de Moscou jusqu’en Sibérie et finalement abandonnés sur une petite île fluviale de l’Ob, Nazino, à quelque 900 kilomètres au nord de Tomsk. En quelques semaines, les deux tiers des déportés disparaissent, décimés par la faim? [6].

18Les « opérations nationales » de 1937-1938 s’inscrivent dans d’autres logiques encore : celle d’une vaste reconfiguration des rapports entre les nationalités qui composent l’Union soviétique, et plus encore d’une perception de plus en plus aiguë du danger extérieur. Une frange des diasporas polonaise, allemande, finnoise résidant dans les zones frontalières (notamment en Ukraine occidentale et dans la région de Leningrad) est, à partir de 1934, perçue et ciblée comme un vivier d’espions et d’agents ennemis. Plusieurs opérations de « nettoyage et de sécurisation » des zones frontalières, considérées comme particulièrement vulnérables à cause de « l’instrumentalisation » que les « Puissances ennemies » pourraient opérer de ces minorités, sont engagées en 1935-1936. Elles se traduisent par des déportations, encore limitées et sélectives, où le critère ethnique est « panaché » avec des considérations de classe, plus convenues dans la culture politique bolchevique. Rappelons ici un dernier point, souligné par Alfred Rieber : de par ses origines, Staline était un « homme des confins », particulièrement attentif à la question des frontières, mesurant l’importance stratégique du contrôle des territoires excentrés et frontaliers, obsédé par la difficulté de construire un État fort sur un territoire aussi vaste et divers que l’était l’URSS? [7].

19Loin d’être seulement un point d’appui pour la Grande Terreur? [8], cette préhistoire constitue aussi un moment essentiel durant lequel se forgent les principaux outils judiciaires et répressifs, conceptuels et théoriques, qui vont en permettre la réalisation. À ce titre, la Grande Terreur apparaît comme une compression temporelle de mécanismes bien rodés, fonctionnant à plus petite échelle, qui s’élaborent durant les années 1920 et la première moitié des années 1930. Cette élaboration passe tout d’abord par la criminalisation du quotidien, c’est-à-dire l’obsession qui hante les organes répressifs, soucieux de rendre possible l’interprétation en termes criminels de tout acte banal de la vie sociale, professionnelle et politique. Cette criminalisation constitue en 1937 l’élément essentiel de l’accusation permettant de réprimer les élites. En 1937, la plupart des étapes qui conduisaient, à la fin des années 1920 et au début des années 1930, à la condamnation et l’exécution des peines sont rassemblées en un seul moment, débouchant sur la condamnation la plus lourde qui soit, la peine capitale La transformation de la nature du criminel et de ce qui focalise l’attention des organes répressifs se joue à la fin des années 1920. De la culpabilité individuelle, on passe à la culpabilité collective, l’obsession de la répression touchant plus au collectif qu’au personnel, au groupe qu’à l’individu. Les interrogatoires qui fondent les enquêtes criminelles précédant les procès, grands ou petits, des années 1928-1936 élaborent des schémas dont le cœur est, plus qu’un individu particulier, un réseau de personnes. Au fil des interrogatoires, les prévenus, soumis aux questions des instructeurs, tissent ce réseau, décrivant les cercles de leurs proches (amis, collègues ou connaissances), qui, arrêtés, font de même. Les instructeurs élaborent ainsi une immense nébuleuse de coupables potentiels, constituée par étapes successives, qui s’étend largement au-delà du cercle des premiers prévenus. L’instruction crée le coupable par rapprochements successifs entre inculpés, en fondant cette construction de la culpabilité sur l’intention présumée et non sur des actes.
Dans le même temps, l’intention supposée d’agir est établie par ce simple rapprochement, par l’hypothèse d’appartenance à un groupe, qu’il soit formel ou informel, plus que par des actes ou des proclamations. En pratique, la présence d’un nombre considérable de fiches au sein des fichiers de la GPU puis du NKVD, constitués au fil des ans à partir des personnes inculpées à un moment de leur vie, condamnées ou non, très souvent dans le cadre d’affaires, offre aux organes répressifs une source idéale, dans laquelle sont puisées les victimes des grandes purges, en particulier celles qui appartiennent aux élites. Les membres de l’élite réprimés en 1937-1938 sont extraits du contingent des inculpés des années 1928-1934, à partir du tournant que constitue le procès des mines du Donbass (l’affaire des mines de Chakhty).
Autre procédure pour ficher et identifier les personnes ayant ou non le droit de résider dans un lieu particulier, la « passeportisation » débute dans les villes en 1932. Elle permet de comprendre comment le fichier devint alors un des outils principaux sur lequel se fonde la répression. Repris en 1937, cet outil fusionne alors l’ensemble des fichiers disponibles? [9].
Les procès qui se développent à partir de 1928 forment donc une pratique et développent des principes de criminalisation qui, s’ils ne conduisent pas inévitablement à la Grande Terreur, la rendent possible. La nouvelle façon de penser la répression, la culpabilité, l’attention portée au réseau plus qu’à l’individu, la traduction du quotidien en criminel, forment les ingrédients qui fonderont la répression des élites en 1937. Autre élément « fondateur », celui qui permet de réprimer des groupes entiers, sur le seul critère d’un facteur d’identité. L’action politique soviétique s’appuie dès la Révolution sur cette façon de penser une population. Les critères qui émergent (« nationalités », « appartenance à un passé révolu », groupe social des « koulaks » ou « ex-koulaks ») modèlent des représentations qui sous-tendent un processus orienté vers une épuration sociale et nationale? [10].

Le moment 1937

20La mise en perspective des principales lignes de tension qui convergent et explosent en 1937 laisse ouverte une question centrale : pourquoi un seuil qualitativement différent de violence est-il franchi à un moment donné ?

21Toutes les études récentes pointent une raison majeure : à partir de la fin de l’année 1936, avec la guerre d’Espagne, Staline perçoit de façon particulièrement aiguë le danger de guerre. La perspective d’un conflit international de grande ampleur, auquel l’URSS ne pourrait se soustraire, lui rappelle l’une des grandes leçons politiques de Lénine : le rôle profondément déstabilisateur de toute guerre pour un régime politique, quel qu’il soit, et la nécessité d’éliminer à l’avance, par une action « prophylactique », tous les « ennemis » intérieurs.

22En 1937 pointe une inquiétude sourde que partagent tant le groupe dirigeant que les responsables régionaux à l’égard d’une société rétive et toujours mal contrôlée? [11]. Cette société, en outre, bruisse de rumeurs depuis l’adoption, largement popularisée, de la nouvelle Constitution de 1936 qui, sur le papier du moins, efface toute une série de discriminations légales qui frappaient plusieurs catégories de proscrits. Pour les autorités, ces bruits témoignent d’un nouvel « activisme » des ennemis. Les déportations de masse des années précédentes ont été, du point de vue policier, inefficaces, des centaines de milliers de déportés s’enfuyant de leur lieu d’assignation à résidence pour venir grossir le vivier des « éléments hostiles ». À partir de 1937, comme l’a montré notamment David Shearer? [12], ces éléments hostiles, auxquels s’ajoutent un certain nombre d’éléments des diasporas, sont identifiés par les responsables du NKVD comme un « réservoir insurrectionnel » où se meuvent les recrues potentielles d’une « cinquième colonne de saboteurs et d’espions », opérant en liaison avec les services secrets allemands, polonais ou japonais. Une solution radicale et « définitive » s’impose : ce seront les « opérations secrètes de masse », lancées à partir d’août 1937.

23Ce constat ne signifie pas pour autant que la Grande Terreur soit planifiée de longue date. Au contraire, un faisceau cohérent de signes témoignent que personne ne s’y attendait, même en juin 1937? [13]. Certes, la répression est violente à la fin de l’année 1936 et au début de l’année 1937, mais elle se situe dans la ligne de celle qui frappe régulièrement le parti, dans la ligne des procès du début des années 1930 qui avaient atteint les « spécialistes bourgeois » et les autres membres de l’élite intellectuelle et technique? [14], même si les grands procès de Moscou revêtent un caractère encore plus spectaculaire. Tout suggère cependant que cette violence n’est pas comprise comme annonciatrice de celle qui dépassera toutes les violences précédentes, par sa soudaineté, son caractère planifié et la diversité des populations touchées. La justice cherche encore à renforcer son pouvoir et certaines formes de légalité de la répression face à la police subsistent jusqu’en juin 1937? [15]. Les journaux intimes, s’ils peuvent révéler l’oppression du temps, ne répercutent guère l’écho de prémonitions? [16]. Cette absence de signaux clairs ne signifie pas que Staline lui-même n’envisageait pas cette solution quelques semaines avant son déclenchement, mais peu d’indices vont dans ce sens. Quoi qu’il en soit, il est certain que ni la population ni les cadres supérieurs du parti et de l’État en particulier ne s’attendaient au déclenchement d’une répression aussi brutale.

Les mécanismes de prise de décision

24Les recherches récentes sur la Grande Terreur débouchent sur une vision précisément documentée d’un processus centralisé, initié au plus haut niveau par Staline, et mis en œuvre par l’appareil du NKVD dirigé par Nikolai Iejov, devenu durant ces deux ans son interlocuteur privilégié – il fut reçu plus de 300 fois pour 900 heures d’entretien. Elles confirment l’implication directe, obsessionnellement soucieuse du détail, de Staline dans les purges des plus hauts membres de la nomenklatura? [17]. Il avait initiée cette pratique dès le début des années 1930, lorsqu’il avait suggéré au cours du procès de l’Union de la libération de l’Ukraine, en 1930, d’inclure des médecins « qui avaient pour but l’assassinat de travailleurs exerçant des responsabilités ». Il se fait communiquer les interrogatoires, les annote minutieusement, donne ses instructions précises sur telle ou telle victime (« Passez à tabac Unschlicht ! » « Faites-lui tout cracher ! »), règle dans les moindres détails le montage des grands procès, signe les listes de condamnés, aiguillonne les « opérations de masse »? [18].

25Staline et Iejov définissent les grandes orientations stratégiques des « opérations de masse » et leur cadre juridictionnel d’exception. Le dossier des personnes arrêtées dans le cadre de ces opérations passaient devant des troïki ou des dvoïki (commissions composées de deux ou trois membres : le responsable régional du NKVD, le premier secrétaire du parti ou le procureur de région), habilitées à rendre, à huis clos, deux types de sentences (mort ou peine de dix ans de camp), immédiatement exécutoires, sans défense de l’accusé ni appel, plusieurs centaines de dossiers étant « instruits » au cours d’une seule séance. Sur la base de catégories construites au cours des années précédentes (« ex-koulaks », « éléments socialement nuisibles », « gens du passé »), chaque région se voyait attribuer un quota d’individus à réprimer en première et en deuxième catégories (peine de mort ou dix ans de camp). Ces quotas correspondaient plus ou moins aux nombres d’éléments déjà fichés au niveau local fournis par les responsables du parti et du NKVD régionaux. Les opérations dites « nationales » (opération polonaise, opération allemande, etc.), sans fixer de quotas, indiquaient des catégories arbitraires d’individus à arrêter.

26La correspondance secrète entre le Politburo, la direction centrale du NKVD et les autorités régionales du parti et du NKVD éclairent l’impulsion fondamentale donnée par le centre mais aussi la part d’initiative des dirigeants régionaux. Soucieux de faire du zèle en anticipant les demandes du centre (Iejov avait clairement indiqué que « ceux qui réaliseraient les quotas les premiers seraient considérés comme les meilleurs »), les dirigeants régionaux multiplièrent les « demandes d’augmentation des quotas », soumettant ainsi leurs subordonnés sur le terrain à des pressions accrues pour faire du chiffre. Iejov et Staline refusaient rarement d’accorder les suppléments demandés. Ceux-ci, qui se soldaient par des milliers d’exécutions supplémentaires, se résumaient généralement en une seule ligne manuscrite griffonnée par Staline sur le télégramme même : « d’accord pour une augmentation de quotas jusqu’à 8 000 ». Outre les suppléments accordés à la demande, Staline et Iejov prenaient aussi l’initiative d’augmenter les quotas de manière plus globale : ainsi le 15 octobre 1937, ils allouèrent à 58 régions et républiques de nouveaux objectifs concernant 120 320 individus à réprimer. Au terme de cette dynamique, les quotas furent multipliés par trois entre le début et la fin de « l’opération koulak »? [19].
Malgré l’aspect planifié des quotas (censés éviter les « excès » et les « dérapages incontrôlés » qui relevaient du mode opératoire du système politique stalinien), le choix des personnes arrêtées, étant donné le flou des catégories définies, relevait évidemment des exécutants locaux.

La mise en œuvre des « opérations de masse »

27Ce « front pionnier » de l’historiographie la plus récente, fondée sur des monographies locales, reste encore dispersé et aléatoire, l’approfondissement des recherches dépendant souvent de l’ouverture des archives locales de la Sécurité d’État? [20].

28L’organisation, sur le terrain, des « opérations de masse » commence à être mieux saisie. Leur mise en œuvre mobilise tout l’appareil de la Sécurité d’État dont les effectifs opérationnels restent relativement faibles : moins de 30 000 exécutants pour le pays, 500 à 600 pour une province énorme comme celle de Novossibirsk, moins d’une dizaine pour un district rural, un peu plus pour un district urbain. Dès lors, l’assistance de la police ordinaire, voire de membres particulièrement « sûrs » du parti s’impose, nuisant évidemment au « secret » absolu qui devait entourer l’entreprise. Au début des opérations (à l’été 1937), les victimes sont généralement puisées dans le vivier des individus fichés, souvent depuis des années, par les différents services de police.

29Il est impossible de résumer en quelques mots cette question très complexe. Précisons simplement qu’une multitude de formes de fichage, très décentralisées, existait, menées par des services très divers, qu’il s’agisse de la police des passeports, de la police criminelle ou de la police des transports. De même, les degrés de fichage différaient. Inégalement à jour, ils étaient diversement activés, s’étageant depuis le simple fichage (une liste de noms de personnes appartenant à une catégorie « suspecte » : membres du clergé, dékoulakisés, ex-membres des partis non bolcheviques, ex-fonctionnaires tsaristes, ex-membres du parti purgés) jusqu’à un classement plus poussé si l’individu avait déjà eu affaire à la justice ou s’il avait été identifié comme un « élément antisoviétique actif ». Le dossier s’étoffait alors de kompromat (rapports d’agents, rapports administratifs, rapports de dénonciation, etc.). Rapidement, cependant, ce premier vivier de suspects fut éclusé, et les agents du NKVD durent recourir à d’autres méthodes pour remplir des « quotas » croissants dans un climat hystérique de course aux records : arrestations d’individus dont les noms avaient été obtenus de détenus soumis à la torture ; remontées de « chaînes relationnelles » à partir des condamnés ; éclusages d’autres « faits compromettants », souvent très anciens, remontant souvent à la guerre civile, obtenus d’administrations diverses (soviets ruraux, par exemple) ; rafles policières dans les gares ou les marchés, lieux fréquentés par toute une population marginale, souvent en infraction au regard de la législation sur les passeports ou d’une des innombrables lois sanctionnant la « spéculation » ou le « parasitisme » ; « opérations de chasse » dans les « peuplements spéciaux »? [21].
À la pression du chiffre s’en ajoutait une autre, qui augmentait sans cesse : monter non seulement des « dossiers d’individus isolés » mais aussi de solides affaires groupées de « contre-révolutionnaires », « d’espions ou de terroristes » passés aux aveux. De ce point de vue, la mise en œuvre des « opérations nationales » qui supposait de trouver des réseaux diversifiés d’espions « allemands », « polonais » ou « japonais » nécessita une inventivité sans bornes, de la part tant des décideurs régionaux que des agents sur le terrain. À Gorkii, le chef régional du NKVD, ne parvenant pas à trouver, dans l’aire placée sous sa juridiction, un nombre acceptable d’espions allemands à partir des catégories indiquées par sa hiérarchie, eut la lumineuse idée d’inverser la catégorie introuvable d’« ex-prisonniers de guerre allemands restés en URSS » en « ex-prisonniers russes de la guerre impérialiste ayant été en captivité en Allemagne ». Cette trouvaille permit à ses agents d’arrêter en un temps record 440 anciens combattants, un vivier relationnel se prêtant particulièrement bien à la fabrication d’une affaire d’envergure. Pour remplir les « lignes » allemandes ou polonaises, l’une des méthodes les plus usitées était de rechercher des noms allemands ou polonais dans les entreprises jugées « stratégiques » pour un travail d’espionnage (des entreprises travaillant pour la défense nationale notamment)? [22].

Les autres formes de participation

30Ce mécanisme décisionnel accorde la part du lion aux décisions supérieures, aux instructions qui entraînent le pays dans une inflation de victimes. De fait, les dénonciations n’ont jamais été à l’origine de la politique répressive? [23]. Quoique nombreuses, elles provoquent rarement l’arrestation, l’ouverture d’une enquête ou la détermination de la culpabilité, jouant plutôt un rôle symbolique témoignant de l’écoute des dirigeants face aux plaintes de la population. Si l’effet d’aubaine existe? [24], l’augmentation des dénonciations durant l’année 1937 préjuge davantage d’une protection que d’une volonté de nuire.

31Les procédures générales de publicité autour de ces répressions, qui concernent uniquement la répression contre les élites, locales ou nationales, puisent aussi dans l’expérience des années 1920 et 1930, celle-ci ayant longuement élaboré des procédures théâtrales : réunions du personnel de l’entreprise, dénonciation et aveu public. On connaît bien les réunions organisées durant lesquelles, parfois, le NKVD est appelé pour arrêter une personne violemment attaquée. On connaît aussi ces mises en scène presque carnavalesques, montées au début des années 1930, durant lesquelles des accusés sont soumis aux pires humiliations sur une scène hâtivement montée dans un lieu public? [25].
Ces procédures collectives ne font que masquer l’isolement produit par la Grande Terreur, isolement qui transparaît dans tant de journaux intimes ou de documents personnels produits durant ces années? [26]. Car tout individu participant à ces démonstrations publiques sait qu’il est une victime potentielle, le réseau se situant précisément au cœur du risque de se retrouver coupable. Les années ayant précédé ont suffisamment montré ce caractère crucial de la relation dans la condamnation, en particulier durant les procès publics des années 1928-1933.

Que savons-nous des victimes ?

32Question particulièrement complexe ! Car comment identifier les victimes à partir des sources policières construites sur des catégories arbitraires (« ex-koulaks », « éléments criminels », « autres contre-révolutionnaires », « espions polonais », etc.) et des statistiques globales par juridictions ? Rappelons quelques chiffres globaux : 44 000 condamnés par le Collège militaire de la Cour suprême par lequel transitaient la majeure partie – mais non la totalité – des « élites » politiques, militaires, économiques ; plus de 800 000 par les troïki, dans le cadre de l’opération 00447 ; 335 000 condamnés dans le cadre des « opérations nationales » ; 190 000 par les tribunaux militaires et les collèges spéciaux des tribunaux ordinaires ; 70 000 par la Conférence spéciale du NKVD.

33Que recouvrent les trois grandes catégories statistiques de l’opération 00447 : « ex-koulaks » « éléments criminels », « autres éléments contre-révolutionnaires » ? On trouve parfois un certain nombre de sous-catégories par « position sociale » mais, sur ce point précis, les « statisticiens du NKVD » ont souvent « triché » en minimisant fortement la proportion des ouvriers, kolkhoziens, employés condamnés et en gonflant celles des « éléments » qui correspondaient aux cibles visées : « ex-koulaks », « gens du passé », « déclassés ». Les catégories-cibles des « opérations nationales » ne sont pas plus explicites. Toutes les victimes de « l’opération polonaise » ne sont pas des citoyens soviétiques d’origine polonaise ou des émigrés polonais en URSS. Seul un travail approfondi sur la base des protocoles des troïki par exemple et des dossiers d’instruction peut permettre d’approcher de plus près la sociologie des victimes. Ainsi, des individus très différents furent catalogués comme « ex-koulaks », qu’il s’agisse des dékoulakisés au sens strict, des paysans dits « individuels » qui refusaient, envers et contre tout, d’adhérer au kolkhoze, des individus ayant participé, en 1921 ou en 1930, à une insurrection paysanne, ou simplement des « fortes têtes » du kolkhoze. Les grandes compilations des Livres de mémoire, entreprises sous l’égide de l’association Mémorial, dans la plupart des régions, aident à comprendre les itinéraires de marginalisation d’un nombre imposant de victimes, qui, depuis des années, avaient cumulé tous les attributs de parias sociaux. Ces compilations laissent malheureusement dans l’ombre certaines catégories, notamment les criminels condamnés par une juridiction d’exception. À l’étape actuelle, admettons que purent être identifiés des « groupes à risque » et des « zones à risque – à la fois géographiques et professionnelles », la combinaison des trois démultipliant les chances d’être victime.

34Les « groupes à risque » comprennent, pour les purges politiques, tout ancien membre du parti exclu pour des raisons « politiques » ainsi que tout fonctionnaire haut placé doté d’une « mauvaise » origine sociale ou ayant suivi un parcours « hétérodoxe » non bolchevique – ils étaient fort nombreux. Dans le cadre de « l’opération n° 00447 » sont tout particulièrement visés les « déplacés spéciaux », les « ex-koulaks » revenus chez eux, les membres du clergé, les anciens membres des partis non bolcheviques (SR), la vaste cohorte des « gens du passé », et toute personne ayant eu affaire, pour une raison ou une autre, à la justice. Les « opérations nationales » visent les membres d’une minorité stigmatisée : citoyens soviétiques d’origine polonaise (120 000 réprimés, soit 23 % de l’ensemble de la communauté) ou d’origine allemande (72 000 réprimés, soit 5 % de l’ensemble de la communauté), finnoise, lettone, etc.

35Les zones géographiques recouvrent d’abord les zones frontalières (le plus fort pourcentage de réprimés par rapport à la population se situe en Carélie, où 2,5 % de la population a été réprimée ; viennent ensuite les frontières occidentales de l’Ukraine et de la Biélorussie, mais aussi de l’extrême-orient soviétique) ; les « zones-poubelles » de la Sibérie et de l’Oural, régions de déportations massives dans la première moitié des années 1930 devenues un vivier d’« éléments socialement nuisibles ».

36Les lieux de travail à risque sont avant tout les lieux de pouvoir (pour les purges), mais aussi les entreprises travaillant pour la défense nationale, les secteurs stratégiques de la métallurgie et des mines. À cet égard, certaines villes du Donbass ou de Sibérie occidentale, comme Kemerovo, où l’on trouve les plus forts pourcentages de victimes par rapport à la population, combinaient plusieurs « facteurs de risque ».
Il reste une catégorie très particulière, qui de bourreau deviendra victime, celle des membres de la police politique. Selon les statistiques internes du NKVD, 1 364 agents de la Sécurité d’État (soit moins de 5 % des effectifs) furent arrêtés à l’issue d’une enquête interne entre novembre 1938 et la fin de l’année 1939? [27]. Ce renversement, qui mit un point final à la Grande Terreur sans interrompre l’arbitraire d’une répression politique en partie menée par des organes extrajudiciaires? [28], ne modifie cependant guère les attitudes des divers acteurs de la Terreur. Nombreux seront les cadres du NKVD qui, durant leur propre procès, continueront à souligner qu’ils luttaient contre de véritables ennemis, même s’ils décrivent des procédures arbitraires et des violences physiques pour extorquer les aveux de leurs victimes. Beaucoup soulignent toutefois qu’ils agissaient sur ordre et n’avaient guère d’autre choix que de remplir les quotas de victimes. À ce titre, les quelques rares instructions menées dès l’arrestation de Iejov contre des officiers du NKVD ayant participé à la Grande Terreur offrent une source particulièrement riche pour comprendre certaines pratiques se retournant désormais contre les bourreaux. Iejov clame ainsi, au cours du simulacre de procès à huis clos auquel il est soumis, qu’on lui a extorqué des aveux sous la torture !

La question de la réhabilitation

37Les victimes de la Grande Terreur n’ont pas bénéficié d’une révision complète et spécifique des peines lors des réhabilitations timides des années Khrouchtchev, réactivées par Gorbatchev de façon plus radicale? [29]. Les années qui suivent la mort de Staline témoignent de nombreuses hésitations et du refus de traiter globalement l’arbitraire de la répression. Les procédures de réhabilitation, rappelons-le, sont demeurées secrètes.

38De même, la mémoire de cette répression n’a, jusqu’à la perestroïka, jamais suscité l’édification de mémoriaux. Elle reste aujourd’hui encore contestée, même si elle est portée par de rares associations telles que Mémorial. Les manuels d’histoire l’évoquent, mais de manière contradictoire, en ne traitant guère des répressions de masse et en insistant toujours sur la répression qui a touché les membres du parti. Le dossier que nous présentons n’aborde malheureusement pas cette dimension qui reste encore largement enfouie dans la Russie contemporaine? [30]. Un autre dossier serait en outre nécessaire pour traiter des contradictions marquant aujourd’hui les débats. Elles reflètent les tensions qui traversent la société, le milieu historien et le milieu politique ; elles renvoient, plus fondamentalement, à des questions qui interrogent la nature même de l’expérience soviétique. La situation actuelle est profondément ambivalente : d’un côté, l’action de l’association Mémorial ou la publication d’une collection imposante d’ouvrages sur le stalinisme par les Éditions Rosspên témoignent des progrès des recherches sur la Terreur. De l’autre, la réhabilitation partielle du stalinisme dans les manuels d’histoire destinés aux écoles ou aux universités, l’absence en Russie d’un musée consacré aux répressions staliniennes (alors qu’il en existe dans la quasi-totalité des pays ex-communistes) montrent que les milieux politiques mais aussi la société demeurent réticents à traiter de la face sombre de cette histoire? [31].

Notes

  • [1]
    Les habitants des régions frontalières étaient de ce fait particulièrement vulnérables.
  • [2]
    Archives centrales de la Sécurité d’État (TSA FSB), 3/4/16/6.
  • [3]
    TSA FSB, 100/1/4/115.
  • [4]
    Évoquons, à ce titre, deux ouvrages parus très récemment : Nicolas Werth, L’Ivrogne et la marchande de fleurs : autopsie d’un meurtre de masse, 1937-1938, Paris, Tallandier, 2009 ; Marc Junge, Guennadii Bordiougov et Rolf Binner (dir.), Vertikal’ bol’chovo terrora : istoria operatsii po prikazu NKVD n° 00447, Moscou, Airo-XXI, 2008. Dans l’ensemble de ce dossier, les noms russes sont francisés dans le corps du texte mais non dans les notes infrapaginales.
  • [5]
    Nicolas Werth, L’Île aux cannibales, 1933 : une déportation-abandon en Sibérie, Paris, Perrin, 2008.
  • [6]
    Ibid.
  • [7]
    Voir aussi à ce propos Sophie Cœuré et Sabine Dullin (dir), Frontières du communisme, Paris, La Découverte, « Recherches », 2007.
  • [8]
    Voir en particulier Serguei Krasil’nikov, « Les racines de la Grande Terreur », intervention au colloque « 1937-1938 : paroxysme de la Grande Terreur stalinienne », Paris, 9-11 décembre 2007 ; id., Serp i Molokh : Krest’ianskaia ssylka v Zapadnoj Sibiri v 1930-e gody, Moscou, Rosspên, 2003.
  • [9]
    Nathalie Moine, « Le rôle du fichage dans la Grande Terreur », intervention au colloque « 1937-1938 : paroxysme de la Grande Terreur stalinienne », Paris, 9-11 décembre 2007. Voir aussi Nathalie Moine, « Les frontières intérieures de la citoyenneté soviétique : identification et restrictions résidentielles en Union soviétique », in Gérard Noiriel (dir.), L’Identification : genèse d’un travail d’État, Paris, Belin, 2007, p. 201-223.
  • [10]
    Sheila Fitzpatrick, Tear off the Masks ! Identity and Imposture in the Twentieth-Century Russia, Princeton, Princeton University Press, 2005.En ligne
  • [11]
    Deux exemples : à la suite de la mauvaise récolte de 1936, on assiste à des départs massifs, « sauvages » et évidemment non autorisés, de kolkhoziens ; le recensement de janvier 1937 révèle que 57 % des adultes se disent « croyants » : où est l’ « homme nouveau » athée ? Cf. Nicolas Werth, L’Ivrogne et la marchande de fleurs, op. cit., en particulier le chapitre 1.
  • [12]
    David Shearer, « “Une fois pour toutes” : les grandes purges en perspective », et Hiroaki Kuromiya, « La Grande Terreur, connections polono-japonaises », interventions au colloque « 1937-1938 : paroxysme de la Grande Terreur stalinienne », Paris, 9-11 décembre 2007. Voir aussi David Shearer, Policing Stalin’s Socialism : Repression and Social Order in the Soviet Union, 1924-1953, New Haven, Yale University Press, 2009 ; Hiroaki Kuromiya, The Voices of the Dead : Stalin’s Great Terror in the 1930s, New Haven, Yale University Press, 2007.
  • [13]
    Voir à ce propos le dialogue entre Arsenii Roginskij et Alexandre Daniel, « 1937 », Znanie-Sila, 11, 2007, p. 14-32.
  • [14]
    Par exemple, Alain Blum et Martine Mespoulet, L’Anarchie bureaucratique : statistique et pouvoir sous Staline, Paris, La Découverte, 2003.
  • [15]
    Voir l’article de Gábor T. Rittersporn dans ce numéro.
  • [16]
    Véronique Garros, « Facettes du journal personnel russe », Cahiers du Monde russe, 50 (1), janvier-mars 2009, p. 171-178.
  • [17]
    L’individualisation de plus en plus importante du pouvoir de Staline est analysée avec beaucoup de précision dans Oleg Khlevniuk, Master of the House : Stalin and His Inner Circle, New Haven, Yale University Press, « The Yale-Hoover Series on Stalin, Stalinism, and the Cold War », 2008.
  • [18]
    Sur le rapport que lui adresse Iejov le 14 septembre 1937 à propos du déroulement de « l’opération polonaise » : « Cam. Iejov, voilà qui est excellent ! Continuez à creuser, nettoyer et éradiquer toute cette saleté polonaise. Liquidez-la entièrement au nom des intérêts de l’URSS » !
  • [19]
    Cf. Nicolas Werth, L’Ivrogne et la marchande de fleurs…, op. cit., en particulier le chapitre 2.
  • [20]
    Les interventions de Serguei Kropachev, « La Grande Terreur au Kouban », Mikhail Rogatchev, « La Grande Terreur dans la république des Komis », et Aleksandre Vatline, « Microhistoire de la “Grande Terreur” : l’activité du NKVD du district de Kountsevo (région de Moscou) », au colloque « 1937-1938 : paroxysme de la Grande Terreur stalinienne » (Paris, 9-11 décembre 2007), offrent une description précise de ces mises en œuvre au niveau local. Voir aussi Alexandr Vatlin, Terror raionnogo maschtaba : « massovyt operatsii » NKVD v Kountsevskom raione Moskovskoi oblasti 1937-1938 gg., Moscou, Rosspên, 2004.
  • [21]
    Gorbatch, chef régional du NKVD d’Omsk à Iejov, septembre 1937 : « Dans un premier temps, nous avons arrêté tous les criminels et socialement nuisibles déjà fichés, puis rajouté ceux qui étaient déjà en prison, mais pas encore jugés. Nous allons maintenant organiser, tant que les fleuves sont navigables, des rafles d’ex-koulaks en fuite se cachant le long de l’Ob. Quant aux ex-koulaks et autres criminels installés dans les villages spéciaux loin des axes fluviaux, je propose qu’on organise la chasse à ces éléments à partir du mois de novembre, quand les marécages seront gelés. » (Cité dans Nicolas Werth, L’Ivrogne et la marchande de fleurs…, op. cit., p. 99.)
  • [22]
    Cf. Nicolas Werth, L’Ivrogne et la marchande de fleurs…, op. cit., en particulier le chapitre 3.
  • [23]
    Sheila Fitzpatrick, op. cit. ; François-Xavier Nérard, Cinq pour cent de vérité : la dénonciation dans l’URSS de Staline (1928-1941), Paris, Tallandier, 2004.
  • [24]
    Voir l’article de François-Xavier Nérard dans ce numéro.
  • [25]
    Alain Blum et Iouri Šapoval, à paraître.
  • [26]
    Voir l’article de Malte Griesse dans ce numéro.
  • [27]
    Cf. Nikita Petrov, « Le personnel des organes de sécurité soviétiques, 1922-1953 », Cahiers du monde russe, 42 (2-3-4), 2001, p. 375-396. Cette question fait l’objet de l’article d’Oleg Leibovitch dans ce numéro, ainsi que de plusieurs contributions au colloque « 1937-1938 : paroxysme de la Grande Terreur stalinienne », Paris, 9-11 décembre 2007 : Vadim Zolotariev, « Les cadres dirigeants du NKVD d’Ukraine en 1936-1938 : esquisse d’un portrait collectif » ; Sergej Bogunov, « Les purges des cadres tchékistes en Ukraine durant la période de la Grande Terreur » ; Nikita Petrov, « Les cadres du NKVD dans la tourmente : bourreaux et victimes ». On doit à ce dernier le premier travail important sur la question : Nikita Petrov et Konstantin Skorkin, Kto rukovodil NKVD, 1934-1941, Moscou, Spravotchnik, 1999. Sur l’Ukraine, outre la contribution de Iouri Šapoval à ce numéro, voir Iouri Šapoval, Volodymyr Pristaiko et Vadim Zolotar’ev, TchK GPU NKVD na Ukraine : Osoba, fakty, dokumenty, Kiev, Abris, 1997.
  • [28]
    Sur les rapports complexes entre police et justice durant cette période, voir la contribution de Gábor T. Rittersporn à ce numéro.
  • [29]
    Voir l’article de Marc Elie dans ce numéro, ainsi que la contribution d’Alexandre Daniel, « Les étapes de la redécouverte de la “Grande Terreur” en Russie et en Europe de l’Est » au colloque « 1937-1938 : paroxysme de la Grande Terreur stalinienne », Paris, 9-11 décembre 2007.
  • [30]
    En revanche, plusieurs contributions au colloque « 1937-1938 : paroxysme de la Grande Terreur stalinienne » (Paris, 9-11 décembre 2007) l’ont évoqué : Kathy Rousselet, « La mémoire de Butovo » (voir Marie-Claude Maurel et Françoise Mayer, L’Europe et ses représentations du passé : les tourments de la mémoire, Paris, L’Harmattan, 2008) ; Irina Chtcherbakova, « La mémoire de la Grande Terreur dans la société russe » ; Elena Radzivill, « Comment raconter la Grande Terreur aux enfants en Ukraine » ; Elena Jemkova, « Les lieux de mémoire de la Grande Terreur ». Voir aussi Elena Jemkova, « Les répressions staliniennes à Moscou et les lieux d’inhumation de masse », in Elisabeth Anstett et Ljuba Jurgenson (dir.), Le Goulag en héritage : pour une anthropologie de la trace, Paris, Éd. Petra, 2009 ; et une autre contribution au colloque : Irina Flige, « Les mémoriaux de la Grande Terreur ».
  • [31]
    Ce numéro est constitué d’une partie des contributions présentées lors du premier grand colloque international consacré à la Grande Terreur : « 1937-1938 : paroxysme de la Grande Terreur stalinienne », Paris, 9-11 décembre 2007.
Nicolas Werth
Nicolas Werth, Institut d’histoire du temps présent (IHTP), CNRS, 75017, Paris, France.
Directeur de recherche à l’IHTP, Nicolas Werth est spécialiste de l’histoire politique et sociale du stalinisme, et en particulier des politiques de violence. Il a récemment publié La Terreur et le désarroi : Staline et son système (Perrin, 2007), L’Île aux cannibales : une déportation-abandon en Sibérie (Perrin, 2008), L’Ivrogne et la marchande de fleurs : autopsie d’un meurtre de masse, 1937-1938 (Tallandier, 2009) et prépare actuellement un ouvrage sur les famines soviétiques, à paraître aux Éditions Fayard. (werth@ihtp.cnrs.fr)
Alain Blum
Alain Blum, École des hautes études en sciences sociales (EHESS), Centre d’études des mondes russe, caucasien et centre-européen (CERCEC), CNRS, 75006, Paris, France.
Directeur d’études à l’EHESS et directeur de recherche à l’Institut national d’études démographiques (INED), Alain Blum dirige le CERCEC (EHESS, CNRS). Il a en particulier publié Naître, vivre et mourir en URSS (Plon, 1994 ; Payot, 2004) et L’Anarchie bureaucratique : statistique et pouvoir sous Staline (La Découverte, 2003). Il travaille aujourd’hui sur les procès politiques dans le monde communiste ainsi que sur les déportations d’Europe centrale et orientale vers l’URSS avant et après la Seconde Guerre mondiale. (alain.blum@ehess.fr)
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 27/08/2010
https://doi.org/10.3917/vin.107.0003
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