1Depuis les origines des métiers de l’action sociale, le sujet de la vocation revient sans cesse dans les discours des professionnels et des bénévoles, comme dans d’autres professions où la relation humaine est au c œur du travail (médecins, infirmières, clergé ...). En 1970, dans sa thèse de 3e cycle, Claude Dubar consacrait un long passage à l’idéologie de la vocation chez les éducateurs spécialisés pour déconstruire la justification du choix professionnel formulé en termes de vocation et analyser cette dernière par rapport au vécu de l’individu et à sa condition professionnelle. Dans cet article, il ne s’agit pas de savoir s’il existe une « vocation » à l’intervention sociale, mais de comprendre les conditions sociales de construction et de la mobilisation de ces discours symboliques dans les pratiques des travailleur-e-s du social ou de l’aide à autrui, qu’ils soient bénévoles ou salariés [1].
2Dans les entretiens réalisés avec des professionnels du social (au sens large), les dispositions (voire prédispositions) vocationnelles sont mises en valeur. Les propos récurrents font référence à la « foi », à la « fibre » du social … On entend des discours tels que : « on m’a toujours dit que j’étais faite pour ça », « aucun de mes amis n’était étonné par le fait que j’avais choisi cette formation » … « je fais un métier par passion, pas par dépit … c’est une vocation … ! » L’accent est souvent mis sur une sorte de reconnaissance par l’entourage social de la voie choisie, d’un processus presque inéluctable ou en tout cas présenté comme « logique », « cohérent », sur l’engagement dans une activité « non ordinaire » et fortement symbolique. Nous souhaitons comprendre comment se tisse cette « cohérence » ou cette construction vécue comme cohérente.
3Le sens commun met en valeur des caractéristiques individuelles explicatives de l’engagement, une « personnalité particulière » du travailleur social ou du salarié associatif, avec un parcours « atypique », sa passion « pour les autres » ou son fort désintéressement. Si la trajectoire biographique peut être mobilisée dans ces explications, les cadres professionnel et organisationnel sont rarement mis en avant pour comprendre la justification du mode d’implication. Pourtant, sociologiquement, l’engagement exprimé de façon vocationnelle est le produit construit à la fois au cours du parcours de l’individu (expériences de socialisation diverses, dynamiques de classes et reconversions professionnelles) et au sein des institutions productrices des socialisations (l’école, le travail, l’association …) situées dans des contextes sociopolitiques. Comment ces engagements professionnels ou bénévoles se construisent-ils et tiennent-ils [2] ?
4Par ailleurs, le discours sur la vocation dans les métiers du social chez les jeunes générations est à contextualiser à l’aune des changements qui ont affecté ce secteur : la démocratisation et la massification des études en intervention sociale ont modifié la composition sociale, la salarisation et la professionnalisation progressive de ces métiers et ont contribué à en changer l’attractivité. Malgré les différences et inégalités dans la scolarité ou dans les trajectoires sociales (âge, capitaux culturel, scolaire et économique divers), qui opèrent entre ces différents groupes et en leur sein même (assistantes sociales, éducateurs, animateurs, salariés de coopération internationale ou nationale, salariés et bénévoles associatifs divers …), on retrouve des fortes similarités dans la construction et la mobilisation de ce discours vocationnel. Nos données sont issues à la fois de travaux socio-biographiques sur des bénévoles et étudiants-salariés du « social » et également d’entretiens sur les trajectoires et les pratiques de travail sous l’angle des dynamiques professionnelles et des cadres organisationnels.
5Nous faisons l’hypothèse que ce registre vocationnel peut constituer une sorte de support, de protection face aux situations difficiles auxquelles les professionnels sont confrontés. Ils se retrouvent en effet exposés à des cas complexes sur le terrain, devant un public de plus en plus nombreux, à une faible reconnaissance au sein de leur travail, tant au sein de l’équipe de travail ou de leurs collègues (qu’ils soient bénévoles ou salariés) que de la société (pouvoirs publics et organisation du travail ou encore discours médiatiques). Si toutes ces difficultés sont bien présentes lorsqu’on parle d’un bénévole, d’un travailleur social ou d’un professionnel d’ong, nous expliciterons comment ces facteurs contribuent à se justifier, à se protéger et finalement à éviter de poser la question du sens de leurs actions, voire à rendre invisibles les référentiels politiques et religieux de celles-ci. Pourquoi ce registre vocationnel est-il encore mobilisé par les professionnels et bénévoles ? Quelle place trouve-t-il dans la rhétorique professionnelle ? Nous présenterons la façon dont la construction des discours vocationnels, mettant en jeu des croyances, opère, principalement par trois registres de socialisation (la trajectoire biographique, la formation et les organisations du travail), et comment ces trois registres s’entrecroisent et donnent source à différentes formes de justification et d’ancrage à ces discours.
Des discours vocationnels forgés par des trajectoires biographiques
6S’engager dans une association ou une institution de travail social renvoie toujours à mettre en jeu des croyances et plus largement une dimension symbolique qui va donner du sens à l’implication concrète. L’engagement est d’autant plus fort s’il fait écho à une trajectoire biographique. Il apporte alors des ressources pour construire un assemblage identitaire satisfaisant, de façon provisoire, un besoin de cohérence et souvent une vision positive de soi-même. On le voit dans l’expérience d’un parcours « heurté » et dans la volonté de sa réparation : dans le cas de trajectoires non linéaires, l’individu peut arriver à reconstruire subjectivement un choix sans que ce choix ait été véritablement possible.
7Les données intergénérationnelles confirment qu’il y a de fortes reproductions dans les engagements. De nombreuses enquêtes démontrent la force des transmissions, notamment dans les engagements politiques et catholiques [3]. Un cadre normatif religieux peut également permettre de justifier un engagement : une certaine éducation et socialisation à des valeurs et principes religieux contribue à produire des protections à des situations difficiles d’aide à autrui (l’individu comme porteur d’une image de pèlerin d’un autre temps). La socialisation initiale au sein de la famille et de l’adolescence a, de toute évidence, une forte influence.
8Parallèlement à ces trajectoires de reproduction, nous constatons que le sens biographique peut aussi résoudre les contradictions d’une histoire sociale en établissant de la continuité et de la cohérence, là où il pourrait y avoir discontinuités et dissonances, chez tous ceux, en particulier, qui ont connu des trajectoires de promotion sociale ou de déclassement [4]. L’engagement est alors une manière de résoudre, provisoirement, les contradictions de son histoire. Il donne un sens à une trajectoire. Pour les militants de l’éducation populaire, les engagements ont été et sont encore des moyens de tisser un fil avec les expériences éducatives alternatives des années 1970, de parents, parfois de grands-parents.
9Les conditions de socialisation initiales forgent des dispositions qui restent souvent déterminantes des engagements à l’âge adulte. La biographie permet de justifier et formaliser l’engagement sur le registre vocationnel.
Une justification vocationnelle ancrée dans des régulations professionnelles
10Nous cherchons à comprendre comment des institutions, comme les écoles de travail social ou des formations de bénévoles, peuvent contribuer à créer ou à renforcer ces discours vocationnels. Cela permet notamment de mettre en évidence les justifications produites lors de la formation professionnelle en se concentrant sur l’expérience des travailleurs sociaux formés par les instituts de formation spécialisée. S’intéresser au centre de formation peut être utile pour voir comment se (re)produit leur vocation. C’est effectivement lors de la formation qu’on voit apparaître la construction d’un fort engagement, bien au-delà du social (cf. J. Bertrand [5], M. Simonet [6], J. Laillier [7] et V. Dubois [8]).
11Les trois ans de formation permettent aux élèves travailleurs sociaux d’intégrer une série de dispositions et de « contradictions qu’il s’agira d’intérioriser sous la forme d’une certaine culture professionnelle inséparable d’un certain style de vie [9] ». Dans les entretiens, les cours théoriques sont souvent perçus comme moins importants que les stages.
12Il faut sans doute préciser que les instituts de formation en travail social se situent à la frontière entre science psychologique et « humeur anti-institutionnelle [10] » et anti-universitaire, où se fondent l’expérience d’un entre-soi convivial et celle d’un lieu de vie d’exception. Les maquettes de formation, les témoignages d’anciens élèves, les discours des formateurs [11] contribuent également à reproduire une forte rhétorique professionnelle et une vocation nécessaire « au social ». Après l’admission par dossier et l’épreuve écrite, le processus de sélection dans l’école s’organise autour d’un oral qui encourage à l’explicitation d’une certaine « foi » dans le travail social. Différemment des dut, où ce sont souvent les connaissances théoriques ou le comportement qui constituent le préalable à l’admission, dans les instituts spécialisés, les formateurs ou des psychologues testent les futurs étudiants dans un entretien sur leurs capacités symboliques. L’accent est mis sur leurs prédispositions socialement acquises, sur les « signes de l’élection [12] », sur des « preuves de vocation », qui doivent être mobilisés par l’individu, plutôt que sur les connaissances théoriques apprises à l’école. Les étudiants, à la suite des conseils donnés sur les forums ou dans les manuels spécialisés, préparent la présentation de leur biographie, de leurs motivations, en soulignant les liens avec le social (bénévolat, expériences en famille, stages, contacts, attitudes particulières …), être « faits pour » tel secteur ou tel public. Cela se manifeste par la proximité à l’égard d’un certain type de public ou d’une cause particulière ainsi que par une expérience de jeunesse dans l’associatif ou dans l’aide à autrui, qui permettent d’obtenir le concours et d’intégrer une promotion en institut social. Cet aspect vocationnel est souligné dans plusieurs travaux, entre autres chez F. Dubet [13], qui parle de « forme profane de vocation » assurée par les écoles, bien que cet auteur ne produise pas une véritable déconstruction de formes de production de cette « vocation ».
13Prendre le cas des instituts de formation en travail social nous amène à expliciter comment le passage par divers moments, notamment le stage, contribue à la formation d’un engagement formulé par l’image d’un « déclic ». Le passage par la théorie étant généralement rapide, ce « déclenchement », souvent vécu comme un « appel », permet de confirmer son choix professionnel et personnel (choisir un public ou en rejeter un autre), renforce les convictions qui contribuent à justifier son rôle, permet le maintien de l’engagement dans des situations limites. Le choix, de la part des formateurs ou des tuteurs, lors des stages, de laisser les étudiants plus ou moins autonomes contribue à la construction du vécu du social : le fait de se retrouver « en poste » ou « laissé à soi-même », face à face avec l’usager, peut fréquemment produire et faire vivre un choc émotionnel lors de la découverte du terrain. Cette première expérience « du social » permet de s’habituer au contexte de travail qui marquera la suite de la carrière professionnelle. Le premier stage est censé avoir comme objectif l’observation et le premier contact avec « le social ». Se confronter à l’impuissance devant l’usager, devoir régler des situations sans moyens (théoriques ou pratiques), comprendre sa marginalité [14] sont autant de facteurs qui contribuent à construire le rôle du travailleur social. Le stage aide à se faire une vraie première image du travail, à « voir l’usager avec les yeux du travailleur social » pour réadapter une formule d’E. Hughes. Devant le choc, les élèves mettent notamment en valeur certaines dispositions biographiques qu’ils ne pensaient pas avoir : la capacité de gestion d’un moment de crise, la mise en place d’un réel esprit de groupe par exemple. Ils réutilisent des ressources qu’ils n’ont pas apprises lors de la formation mais qui renvoient à des apprentissages personnels, aux dispositions acquises et incorporées par le passage par divers moments de socialisation.
14Dans ce premier contact professionnel avec le public, l’individu n’est cependant pas laissé seul. Les moments de réflexivité sur la pratique proposés par les instituts de formation, dans un aller-retour entre l’école et le terrain, contribuent à interroger et à réinterroger les moments difficiles vécus lors d’un stage, et à les mettre en relation avec le parcours biographique propre à l’élève. Lors de ces séminaires, les formateurs ou les psychologues recherchent l’ouverture de ces professionnels à leurs collègues, la mise en commun des expériences de stage, l’explicitation des chocs et des émotions vécues. Cette forme d’auto-analyse comme outil d’introspection permet un retour sur soi, sur ses expériences et ses vécus, ainsi qu’une individualisation du parcours. La « prise de recul » sur son engagement personnel, sur ses convictions, ses valeurs s’apprend en formation. La prise de distance et la remise en cause de la pratique impliquent de se détacher de certaines valeurs acquises au cours de socialisations antérieures. La réflexion est centrée sur la pratique, sur son comportement professionnel et sur les « outils » appliqués, sur la réaction des collègues sollicités sur tel aspect concret ou telle manière d’agir. L’accent est mis davantage sur le parcours personnel, individuel et singulier de l’élève. Au total, le « social » est individualisé, les problèmes et les difficultés de chacun ramenés à chaque trajectoire singulière.
15Étape fondamentale dans le processus de socialisation professionnel, l’école représente un moment d’encadrement et de formatage pour des élèves aux origines hétérogènes, souvent dominés dans leur espace de référence [15]. L’école autorise la transformation ou la conversion de ces individus et contribue à façonner les raisons de l’engagement qui permettent de tenir dans cet espace. C’est en effet dans un processus dual d’individualisation du parcours et de mise en commun des expériences que l’identité collective est ainsi sollicitée, participant à renforcer la culture professionnelle qui trouve sa source dans le registre vocationnel. L’école permet de reproduire une vision particulière de la société, de véhiculer une « culture » du travail social, de modes de penser et de faire. Si elle concourt au processus de transformation et de remise en question, elle est également dévalorisée dans les discours de certains interviewés. Insistant sur les apprentissages pratiques, les savoirs théoriques (et scolaires) se voient souvent discrédités [16] face aux épreuves techniques intégrées tout au long des trois ans. Ce sont alors l’espoir d’ascension sociale et l’intériorisation d’un destin social particulier qui façonnent un discours vocationnel centré sur les qualités personnelles du travailleur. C’est donc du côté d’un double regard, sur sa marginalité et son appartenance de classe, qu’il faut rechercher la construction de ces discours et le recours à ceux-ci pour justifier le besoin d’affirmer sa légitimité [17].
Les organisations, comme ressources vocationnelles
16Nous avons vu précédemment que les rhétoriques professionnelles passent par un travail institutionnel en lien avec les dispositions acquises tout au long du processus de socialisation. En laissant de côté l’école et en s’intéressant à l’institution au sens plus large, nous souhaitons tenir compte des éléments que l’organisation met en place pour fidéliser les individus dans leur structure, pour préserver l’engagement, dans sa formulation vocationnelle. On parlera de relais organisationnel dans la mesure où des formes d’organisation vont permettre de réactiver des éléments de la trajectoire biographique. Les situations de travail sont alors des collectifs d’engagement, notion qui permet de mettre en évidence, d’une part, que les engagements sont socialement tenus par des liens collectifs organisés et, d’autre part, que leurs formes dépendent de la régulation de ces collectifs quel qu’en soit l’objet (politique, social, religieux …) ou le secteur. Les rapports sociaux fondés sur des croyances construisent des règles qui organisent les collectifs d’engagement [18].
17En situation de travail, on constate tout d’abord, dans certaines organisations, le maintien d’une autorité charismatique, présente souvent dans des associations militantes. S’en remettre à un leader devient alors un ressort important de l’engagement. La vocation sera « médiée » par un « autrui significatif [19] » qui confirme, par sa reconnaissance, la ou le salarié-e dans son engagement. Ce registre se retrouve plus fréquemment dans des organisations de petite taille ou avec des fondateurs encore présents. Finalement, la vocation est mobilisée dès lors que la croyance peut être incarnée dans un individu ou un projet singulier. À l’heure où de nombreuses contraintes gestionnaires s’appliquent sur les associations de travail social, il est important de considérer également la permanence de ces ressorts dans la mobilisation des salariés et des bénévoles. La rationalisation laisse encore des espaces de croyances.
18Ainsi, le secteur public et le secteur associatif ont, depuis les années 1990, suivi les évolutions des entreprises privées en se dotant d’outils de communication – voire de marketing – particuliers. L’altruisme, la solidarité, la justice sociale ou encore l’écologie sont des registres symboliques, des valeurs utilisées pour favoriser l’enrôlement. Si certains discours ne restent que superficiels, d’autres peuvent faire écho aux socialisations initiales. Il y a donc des « emprunts croisés [20] » entre différents mondes sociaux qui sollicitent des répertoires symboliques. Ce « nouvel esprit de l’associationnisme [21] » parie sur cette rétribution subjective fondée sur des valeurs. Toutefois, dans certains cas, quand des salarié-e-s ou des bénévoles découvrent des décalages entre ces valeurs affichées et la réalité, un processus de désengagement peut s’amorcer et aboutir à des reconversions professionnelles.
19Pour comprendre comment s’organisent ces collectifs d’engagement, nous pouvons faire un détour par les travaux de Max Weber [22] qui s’est attaché à montrer les structures sociales accompagnant différentes formes de domination. Spécialiste des religions, il a proposé la célèbre distinction idéal-typique entre deux concepts : « l’Église » et la « secte ». Ces deux catégories religieuses permettent de construire des catégories sociologiques dont la capacité heuristique est intéressante pour comprendre les collectifs d’engagement. Le type « Église » en tant qu’institution de Salut vise à régler la conduite de la société globale et s’oppose à la « secte » comme association de volontaires. À ces deux finalités correspondent deux formes d’organisation fortement contrastées, deux modes idéaux-typiques de mobilisation des « croyants », de pratiques sacrées, et finalement deux modalités de construction du sens de l’engagement. Il ne s’agit pas de réduire la pensée de Weber à une schématisation qui serait commode pour étiqueter des collectifs d’engagement, mais de s’en saisir pour montrer la permanence dialectique entre ces deux formes typiques, l’une étant instituée, l’autre étant plus contractuelle. Cet instrument de réflexion a une portée qui dépasse les groupes d’origine chrétienne sur lesquels il s’est fondé. Weber avait lui-même non seulement élargi sa réflexion aux autres religions mais aussi aux formes politiques. Ce ne sont pas les systèmes de croyance qui intéressent Weber mais bien les systèmes de réglementation qui sont liés aux croyances, les systèmes de régulation qui organisent les croyances. L’analogie entre politique et religion est alors sociologiquement pertinente. De nombreuses associations de travail social ont encore toutes les caractéristiques d’une institution de salut et donc d’une Église au sens wébérien.
20La rationalisation marchande, dans laquelle nous vivons depuis l’époque de Weber, engendre tout à la fois un désenchantement du monde et des besoins de réenchantement permanent pour laisser place à la dimension symbolique sous une forme politique ou religieuse. On retrouvera, de façon transversale mais plus ou moins institutionnalisée, des rites d’initiation, de rassemblement, de conversion qui mettent en jeu une dimension sacrée. La distinction heuristique entre « Église » et « secte » est structurante du débat entre les formes institutionnelles organisées, souvent disqualifiées pour leur bureaucratisation et leur rationalisation dans le travail social, et les formes associatives, valorisées pour leur souplesse contractuelle. Il est intéressant toutefois de remarquer que les formes idéales-typiques représentent deux contremodèles dans le sens commun : les dérives bureaucratiques (décisions centralisées, formalisme) et sectaires (fermeture sur une doctrine d’opposition). Les collectifs d’engagement cherchent la plupart du temps à se définir entre ces deux contre-modèles et revendiquent leur indépendance, mais aussi leur capacité d’adaptation. Il n’en reste pas moins que la taille de l’organisation est sur ce registre déterminante : avec le temps, le nombre de membres augmente, les collectifs tendent à se formaliser et à se rapprocher du type « Église ». Les modes de coordination se formalisent de plus en plus, les rôles deviennent des fonctions et même des statuts. Dans le contexte actuel, c’est ainsi que la référence à la professionnalisation [23] est souvent mobilisée pour traduire ces changements dans la forme d’organisation : les savoir-faire sont plus associés à des certifications, y compris dans des contextes bénévoles, et la rémunération devient un enjeu plus fréquent. Ces mouvements restent encore très présents dans le secteur du travail social.
21Ces deux « façons d’agir en communauté morale » constituent une clé pour comprendre l’organisation du travail des « croyants », mais également un mode spécifique de régulation du pouvoir et des conflits. Philippe Cibois [24], à la suite des travaux de Charles Suaud [25], montre que la vocation à l’engagement ecclésial est collectivement construite même si elle est vécue subjectivement comme un appel de Dieu. Par une régulation spécifique du temps et des activités au sein du séminaire, chacun est préparé à être en conformité avec les attentes de l’Église. L’intense socialisation est avant tout orchestrée par des choix d’organisation de l’institution.
22Comprendre comment les engagements se construisent signifie aussi comprendre comment les individus adoptent les rôles, comment les normes s’agencent, s’imposent ou se discutent. Si les socialisations initiales sont essentielles, les collectifs d’engagement permettent également des processus d’apprentissage, de véritables « carrières » – au sens interactionniste du terme – avec des capitaux qui peuvent se renforcer, se développer et se transférer dans d’autres champs [26].
23S’intéresser aux organisations signifie finalement regarder les situations, les pratiques qui traduisent le travail de l’engagement vocationnel comme une mise en acte d’une socialisation secondaire, apprendre les répertoires d’action légitime et les « bonnes formes » de l’engagement ; celles notamment qui permettent une reconnaissance. Au total, les caractéristiques favorables aux engagements issues des socialisations initiales ne constitueront des dispositions pertinentes que si elles peuvent s’emboîter dans des formes organisationnelles en correspondance.
24On retrouve la variété des formes d’organisation des collectifs d’engagement dans les différentes matrices socioculturelles [27] qui ont irrigué les actions associatives et militantes depuis la fin du xixe siècle en France. Le mouvement ouvrier, l’éducation populaire et la philanthropie constituent en effet des ensembles historiques qui ont apporté certaines réponses plus ou moins collectives et individuelles à la question sociale qui se formule à la naissance du xxe siècle. À ce titre, on remarque dans le travail social, en lien avec des demandes urgentes d’usagers, la récurrence des référentiels implicites néo-philanthropiques [28] ou encore de nouveaux esprits de rationalisation, au point parfois d’évoquer la résurgence de rapports sociaux fortement asymétriques, voire renforçant les formes de domination sociale.
Conclusion
25On constate empiriquement que lorsqu’il y a convergence dans les relais biographique, professionnel et organisationnel, l’engagement dans le métier, dans le travail, est fort. Aujourd’hui, les relais organisationnels peuvent apparaître plus flottants et en particulier souvent divergents avec les relais biographiques. Peut-on identifier ici un signe de reconfiguration des ressorts des modes d’implication ? Ces différents discours vocationnels, même s’ils sont socialement construits, ont pour point commun d’individualiser les raisons des engagements. Même quand ils sont construits par une dynamique professionnelle ou par un cadre organisationnel, ils apparaissent et sont présentés comme un élan, liés soit à des raisons biographiques, soit à des personnalités marquantes. Il est frappant de constater que les référentiels politiques ou sociaux apparaissent peu explicitement pour justifier l’action. Un peu comme si cette individualisation socialement construite pouvait contribuer à les rendre invisibles et aussi à gommer les débats et/ou controverses professionnels.
Notes
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[*]
Ruggero Iori et Sandrine Nicourd, laboratoire Printemps, cnrs, uvsq.
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[1]
Cf. Claude Dubar, La socialisation, construction des identités sociales et professionnelles, Paris, A. Colin, coll. « U », 1991 (1re édition) et La crise des identités. L’interprétation d’une mutation, Paris, Puf, 2000, où est définie la notion d’identité symbolique : « Les diverses formes identitaires dans le champ des croyances politico-religieuses, les types de référence à un Nous et à un Autre, corrélatifs de diverses définitions du collectif » (p. 153).
-
[2]
Jean-François Gaspar, Tenir ! Les raisons d’être des travailleurs sociaux, Paris, La Découverte, coll. « Enquêtes de terrain », 2012.
-
[3]
Le numéro de la revue Sociétés contemporaines coordonné par Julie Pagis et Catherine Leclerc (n° 84, 2011/4) montre les différentes facettes des « incidences biographiques des engagements » et des transmissions des dispositions au militantisme. À ce propos, voir aussi Lucie Bargel, Jeunes socialistes/Jeunes ump. Lieux et processus de socialisation politique, Paris, Dalloz, coll. « Nouvelle bibliothèque de thèses », 2009.
-
[4]
Cf. Catherine Leclercq, Julie Pagis, « Les incidences biographiques de l’engagement. Socialisations militantes et mobilité sociale. Introduction », Sociétés contemporaines, n° 84, 2011/4, p. 5-23.
-
[5]
Julien Bertrand, « Entre “passion” et incertitude : la socialisation au métier de footballeur professionnel », Sociologie du travail, n° 51, 2009/3, p. 361-378. Julien Bertrand, « Vocation au croisement des espaces de socialisation », Sociétés contemporaines, n° 82, 2011, p. 85-106.
-
[6]
Maud Simonet, Le travail bénévole. Engagement citoyen ou travail gratuit ?, Paris, La Dispute, coll. « Travail et salariat », 2010.
-
[7]
Joël Laillier, « Les dynamiques de la vocation. Les évolutions de la rationalisation de l’engagement au travail des danseurs de ballet », Sociologie du travail, n° 53, 2011/4, p. 493-514.
-
[8]
Vincent Dubois, La culture comme vocation, Paris, Raison d’agir éditions, coll. « Cours et travaux », 2013.
-
[9]
Romuald Bodin, Sens pratique et sens de la pratique en éducation spécialisée, thèse de doctorat, Paris, ehess, 2008, p. 200.
-
[10]
Ibid.
-
[11]
Emmanuel Jovelin, Devenir travailleur social aujourd’hui : vocation ou repli ?, Paris, L’Harmattan, 1999.
-
[12]
Romuald Bodin, « Les signes de l’élection. Repérer et vérifier la conformation des dispositions professionnelles des élèves éducateurs spécialisés », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 178, 2009/3, p. 80-87.
-
[13]
François Dubet, Le déclin de l’institution, Paris, Le Seuil, coll. « L’épreuve des faits », 2002.
-
[14]
Claude Dubar, Idéologies et choix professionnels des éducateurs spécialisés, thèse de 3e cycle, 1970.
-
[15]
Ruggero Iori, Vivre du et pour le social. Enquête sur la socialisation professionnelle des jeunes travailleurs sociaux en Île-de-France, mémoire de recherche, master université de Saint Quentin-en-Yvelines, 2012.
-
[16]
À propos du rapport que ces professionnels entretiennent avec les connaissances théoriques et la forme écrite, voir Delphine Serre, Les coulisses de l’État social. Enquête sur le signalement des enfants en danger, Raisons d’agir, coll. « Cours et travaux », 2009.
-
[17]
Claude Dubar, op. cit., 1970 ; Vincent Dubois, op. cit., 2013.
-
[18]
Sandrine Nicourd, « Introduction. Pourquoi s’intéresser au travail militant ? », dans S. Nicourd (sous la direction de), Le travail militant, Rennes, Pur, 2009, p. 13-23.
-
[19]
Georges Herbert Mead, L’esprit, le soi et la société, Paris, Puf, coll. « Le lien social », 2006 (1re éd. 1934).
-
[20]
Dans leur travail sur les reconversions militantes à la solidarité internationale, Marie-Hélène Lechien et Sabine Rozier précisent qu’il faut moins s’en remettre aux discours des « engagés », sans s’intéresser aux conditions de production des engagements. Cf. Marie-Hélène Lechien, Sabine Rozier, « Du syndicalisme à la “solidarité internationale”, une reconversion problématique », dans Christophe Gaubert, Marie-Hélène Lechien, Sylvie Tissot (sous la direction de), Reconversions militantes, Limoges, Pulim, 2006, p. 107-120.
-
[21]
Maud Simonet, Le travail bénévole, op. cit.
-
[22]
Max Weber, Sociologie des religions, Paris, Gallimard, 1996 (1re éd. 1910).
-
[23]
Johanna Siméant (« Urgence et développement, professionnalisation et militantisme dans l’humanitaire », Mots, n° 65, 2001, p. 28-50) et Didier Demazière (« Professionnalisations problématiques et problématiques de la professionnalisation », « Postface », Formation et emploi, n° 108, 2009, p. 83-90) développent respectivement une analyse sur les usages du terme « professionnalisation » en le distinguant des rhétoriques souvent mobilisées par les acteurs.
-
[24]
Philippe Cibois, « La construction sociale de la vocation sacerdotale », dans Sandrine Nicourd, Le travail militant, Rennes, Pur, 2009, p. 37-46.
-
[25]
Charles Suaud, La vocation : conversion et reconversion des prêtres ruraux, Paris, Éditions de Minuit, coll. « Le sens commun », 1978.
-
[26]
Olivier Fillieule (« Post-scriptum : propositions pour une analyse processuelle de l’engagement individuel », Revue française de science politique, vol. 51, n° 1-2, 2001, p. 199-217) reprend la définition d’E. Hughes en mettant l’accent sur la dialectique permanente entre histoires individuelles, institutions et plus généralement contextes.
-
[27]
Bénédicte Havard Duclos, Sandrine Nicourd, Pourquoi s’engager ? Bénévoles et militants dans les associations de solidarité, Paris, Payot, 2005.
-
[28]
Robert Castel, Les métamorphoses de la question sociale, Paris, Fayard, 1995.