CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 En 1984, Françoise Battagliola fut classée première (ex aequo avec Anne-Marie Daune-Richard et Helena Hirata) lors du concours annuel du cnrs par la section Sociologie du Comité national où étaient examinés les travaux des chercheuses et chercheurs qui avaient été recruté·e·s comme contractuel·le.s trois ans auparavant, pour décider de leur pérennisation ou non dans l’institution. Ce succès d’une ancienne « hors statut » [1] ne cachant pas son inspiration par le féminisme, illustre, au-delà d’une histoire individuelle, comment s’est effectuée l’entrée de ce qu’on appelle aujourd’hui les « études de genre » au cnrs.

2 Partie prenante d’un collectif qui parvint à imposer peu à peu l’existence d’un champ pluridisciplinaire qui portait sur ce qui n’était pas encore désigné par le terme de domination masculine, Françoise Battagliola a contribué à faire émerger le concept des rapports sociaux de sexe. À travers son appartenance à plusieurs groupes de travail, elle est l’une de celles qui ont participé activement à la mise en place des méthodes et des outils de recherche qui ont permis de baliser ce champ. Elle y a apporté l’expérience et les résultats qu’elle avait acquis dans la recherche contractuelle, notamment sa recherche financée par la Mutuelle générale de l’éducation nationale (mgen), un travail novateur sur la place des femmes dans le milieu urbain [Battagliola et ali., 1980]. Ou encore sa recherche sur les employés, hommes et femmes, de la Sécurité sociale, Action thématique programmée du cnrs, effectuée sous la direction d’Agnès Pitrou et qui donnera matière à plusieurs articles.

3 C’est d’ailleurs une première version de l’un de ces articles, intitulée « Employés et employées. Trajectoires professionnelles et familiales » qui sera présentée au 10e Congrès mondial de sociologie à Mexico en août 1982, dans le cadre du comité ad hoc « Articulation entre système productif et structures familiales, méthodologie des approches comparatives hommes-femmes », expérience prolongée ensuite par le groupe de chercheuses qui publia l’ouvrage pionnier : Le sexe du travail [Collectif, 1984]. De ces premiers collectifs naquit ensuite un séminaire, celui de l’apre, Atelier production-reproduction, qui se termina, en 1987, par une table ronde internationale, dont Françoise Battagliola fut une co-organisatrice très active.

4 Lors de son entrée au cnrs, elle avait été affectée au laboratoire fondé de haute lutte en 1974 par Andrée Michel, le Groupe d’étude des rôles de sexes, de la famille et du développement [2]. Mais l’équipe n’a pas perduré, Andrée Michel ayant atteint le temps limite de direction de douze années. C’est ainsi qu’en 1987, Françoise Battagliola a rejoint le Centre de sociologie urbaine (devenu depuis Cultures et sociétés urbaines, csu), retrouvant plusieurs membres de l’apre avec lesquelles elle menait ou avait mené certains travaux [Battagliola et ali., 1990] qui ont nourri, tant sur le plan théorique qu’empirique, les recherches sur les rapports sociaux de sexe et la division sexuelle du travail. Jusqu’à sa retraite, Françoise est restée au csu où elle a développé de nombreuses et fructueuses collaborations et dont elle a également assuré la direction pendant deux ans.

5 Après plusieurs recherches très ancrées dans l’approche comparative entre hommes et femmes, essentiellement des enquêtes de terrain, où elle menait de front analyses quantitatives et qualitatives [3], elle va progressivement effectuer un déplacement de ses interrogations vers l’histoire, notamment par un retour sur le xixe siècle [Battagliola, 1995]. Dans cette perspective, elle va nouer de nouvelles collaborations, dans d’autres groupes de travail, dont celui animé par Susanna Magri et Christian Topalov portant sur l’action sociale sous la Troisième République [4]. Elle s’intéresse alors aux réformatrices de l’action sociale liées au mouvement philanthrope de la fin du xixe siècle.

6 Parallèlement à ces travaux collectifs, Françoise Battagliola a poursuivi une pratique individuelle de publications, initiée de façon marquante par la parution de son ouvrage La fin du mariage [Battagliola, 1988], dans lequel elle développe une lecture originale du processus de mise en couple. Elle a su saisir l’un des signes les plus tangibles des grandes transformations de l’institution familiale : comment les jeunes, hommes et femmes, s’installent dans la vie familiale en même temps que dans leur vie professionnelle ? Une question sociologique jusqu’alors laissée aux seules mains des démographes.

7 Ainsi, tout au long de son cheminement intellectuel, Françoise s’est intéressée aux femmes, à leurs trajectoires et à leurs pratiques dans les activités professionnelles, domestiques et militantes. Dans l’introduction à son ouvrage Histoire du travail des femmes [Battagliola, 2000] devenu une référence incontournable, elle résume la perspective qui est la sienne, guidant ses propres enquêtes et fruit d’un dialogue constant, non seulement avec ses collègues sociologues, mais encore avec des historien·ne·s, en France et aux États-Unis : il s’agit pour elle de faire une histoire « relationnelle », femmes et hommes étant impliqué·e·s dans un ensemble complexe de pratiques et de représentations, de normes et d’écarts ou de transgressions qui évoluent au fil du temps, sans négliger la dimension conflictuelle des rapports de genre, eux-mêmes non indépendants des rapports de classe, voire de « race ».

8 Ainsi, les travaux de Françoise Battagliola ont participé au développement d’une recherche féministe matérialiste, anticipant ce qu’on appellera plus tard l’intersectionnalité : comparer la place des femmes et des hommes, dans la famille et dans le travail, prendre en compte les rapports de sexe dans la classe ouvrière et dans la bourgeoisie ou/et dans les classes moyenne, en interrogeant également les rapports d’âge. Nous garderons d’elle l’image d’une chercheuse de terrain, peu à peu habitée par « le goût de l’archive », toujours prête à faire partager, aux collègues plus jeunes notamment, les acquis d’un travail rigoureux.

Notes

  • [1]
    Face à l’importance numérique des personnels qui, en sciences sociales, travaillaient sans statut, sur des contrats publics, le gouvernement avait mis en place un plan d’intégration qui prévoyait de gager un poste au cnrs pour les chercheuses et chercheurs présentant un certain profil (notamment ayant travaillé au moins 5 ans en étant payé·e sur « l’enveloppe recherche »). Ces chercheur·e·s pouvaient alors présenter une candidature appuyée par un projet de recherche après du Comité National du cnrs. Si leur projet était accepté, ils ou elles étaient recruté·e·s mais devaient être confirmé·e·s dans leur poste au bout de 4 ans.
  • [2]
    À l’époque, c’était le seul laboratoire en sociologie qui avait une dimension clairement féministe. Y entrèrent d’ailleurs à leur tour, Christine Delphy et Nadine Lefaucheur.
  • [3]
    Notamment la recherche financée par la Mire « Dire sa vie », avec Isabelle Bertaux-Wiame, Michèle Ferrand et Françoise Imbert.
  • [4]
    Voir le texte de Christian Topalov, p. 19.

Bibliographie

  • Battagliola Françoise, Hominal Jeanne, Jacquier Claude, Pongy Mireille, Rousier Nicole et Toussaint Yves, 1980, Les femmes ou la vie en miettes. Femmes au quartier, femmes au travail, femmes en famille, Rapport de recherche, cnrs.
  • Battagliola Françoise, 1988, La Fin du mariage ? Jeunes couples des années 80, Paris, Syros-Alternatives.
  • Battagliola Françoise, Combes Danièle, Daune-Richard Anne-Marie, Devreux Anne-Marie, Ferrand Michèle et Langevin Annette, 1990, À propos des rapports sociaux de sexe. Parcours épistémologiques, Paris, CNRS.
  • En ligneBattagliola Françoise, 1995, « Mariage, concubinage et relations entre les sexes. Paris, 1880-1890 », Genèses. Sciences sociales et histoire, n° 18, p. 68-96.
  • Battagliola Françoise, 2000, Histoire du travail des femmes, Paris, La Découverte.
  • Collectif, 1984, Le sexe du travail. Structures familiales et système productif, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble.
Michèle Ferrand
Michèle Ferrand est sociologue, directrice de recherche émérite au cnrs, membre du laboratoire « Cultures et Sociétés Urbaines » (csu), composante du cresppa. Ses domaines de recherche portent sur la famille et le travail, l’école, la sexualité à travers une approche en termes de rapports sociaux de sexe. Michèle Ferrand a été, par ailleurs, présidente de l’Association nationale des études féministes (anef) et membre du comité de rédaction de la revue Sociétés Contemporaines. Elle a publié Féminin, masculin, en 2002, Paris, La Découverte, coll. « Repères » et de nombreux articles issus de recherches collectives, dont un certain nombre en collaboration avec Françoise Battagliola.
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Mis en ligne sur Cairn.info le 31/03/2022
https://doi.org/10.3917/tgs.047.0007
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