CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 Celles et ceux qui étudient un courant de pensée et d’action qui leur est contemporain vont volontiers chercher dans le passé l’annonce du présent : on y trouve des précurseurs inaperçus, des pionniers insuffisamment célébrés, les premiers combats qui contiennent en germe les nôtres. Les historiennes du féminisme ne font pas exception à cette règle et elles ont sans doute raison : l’histoire, après tout, pose au passé les questions du présent. Mais cette démarche, si elle peut conduire à des découvertes, produit presque nécessairement aussi ce que l’histoire des sciences appelle l’« effet de tunnel » : on voit dans le passé ce que l’on y cherche, mais tout ce qui en constituait l’environnement et lui donnait une signification désormais oubliée reste inaperçu. Ainsi, pour comprendre le sens qu’avaient de leur action celles qu’on regarde rétrospectivement comme « féministes », ou même celles qui revendiquaient alors cette étiquette, il est de bonne méthode d’élargir la perspective.

2 C’est ce qu’ont fait depuis longtemps les chercheuses qui ont mis en lumière les diverses formes d’action qui ont permis aux femmes du xixe siècle, dans les classes bourgeoises ou privilégiées, d’échapper au carcan de la sphère privée où les enfermait la domination masculine. Il en a résulté une riche moisson d’études sur l’action sociale féminine en matière, par exemple, de protection de la mère et de l’enfant, de soins aux malades, de lutte contre la prostitution, de conditions de travail des ouvrières abordées par les choix de consommation des « acheteuses » – au point que ces multiples initiatives en sont venues à être regardées comme l’une des matrices de l’État social du xxe siècle. Les travaux n’ont pas manqué non plus sur l’action charitable ou philanthropique des femmes de confessions particulières – catholiques, protestantes ou juives. Pendant ce temps, toutefois, les recherches sur le militantisme féministe suivaient leur propre chemin, comme aussi celles qui portaient sur la réforme sociale en restant focalisées sur les acteurs masculins des « laboratoires du nouveau siècle » : à cet égard, Laurence Klejman et Florence Rochefort [1989] d’un côté, Christian Topalov [1999] de l’autre, avaient exploré le passé équipés d’œillères analogues.

3 C’est Françoise Battagliola, sans doute la première en France avec autant de détermination méthodologique, qui a fait communiquer ces compartiments étanches : en mettant en évidence les rapports entre action féministe et action philanthropique des femmes et en replaçant cette dernière au cœur de l’analyse de la réforme sociale [1]. Cette double rupture historiographique résulta de chantiers empiriques d’échelle différente, mais liés entre eux. Elle a, tout d’abord, replacé ces femmes d’œuvres et d’action dans leur parentèle en interrogeant la division de ce qu’on pourrait appeler le travail d’action publique au sein des familles grandes bourgeoises. Elle a mis en évidence, d’autre part, la porosité entre les organisations qui se réclamaient des droits des femmes et celles qui poursuivaient diverses causes réformatrices dans le champ de la charité et de l’action sociale. Ses enquêtes ont ainsi dessiné une image nouvelle des mondes réformateurs au sein desquels évoluaient hommes et femmes au tournant du xxe siècle et, notamment, certaines des héroïnes de la geste féministe.

4 L’itinéraire de Marie-Louise Bérot-Berger (1868-1941) lui a fourni la matière d’une première monographie où se nouaient tous les fils qu’elle a déployés ensuite [Battagliola, 2003]. Cette bourgeoise de Saint-Quentin, fille de négociant et épouse d’ingénieur en construction mécanique, s’est consacrée à des activités philanthropiques contre la mortalité infantile et pour la protection des mères, mais aussi à un engagement féministe à l’Union fraternelle des femmes. Elle fut une des actrices majeures d’une « nébuleuse réformatrice » au féminin. D’autres femmes, centrales dans le monde réformateur d’alors, retiennent aussi l’attention. Ainsi Sarah Monod (1836-1912) et Julie Siegfried née Puaux (1848-1922), issues l’une et l’autre de lignées de grands pasteurs de l’Église réformée. Engagées côte à côte dans des œuvres de protection de la femme et de la jeune fille et dans les sociétés internationales contre la prostitution et la « traite des blanches », elles se retrouvèrent tout naturellement parmi les dirigeantes des Congrès internationaux des œuvres et institutions féminines, de l’Union internationale des amies de la jeune fille, puis de la section française du Congrès international des femmes. Si cette bourgeoisie protestante était déjà bien connue de l’historiographie pour avoir fourni réformateurs, réformatrices et féministes, Françoise Battagliola a mis aussi en évidence des figures issues de l’aristocratie catholique, comme la comtesse de Greffulhe, née La Rochefoucauld (1824-1911) ou la comtesse d’Haussonville, née d’Harcourt (1846-1922). Dans ces familles très fortunées, où la richesse foncière se combinait désormais aux grandes affaires, les positions politiques héritées – légitimiste ou orléaniste – n’étaient guère en accord avec les temps nouveaux, mais les investissements dans la réforme et dans les arts permettaient d’entretenir une assez solide présence dans la sphère publique. Les épouses y contribuaient, tantôt par des activités charitables, tantôt par leur salon, parfois par les deux [2]. Françoise Battagliola s’était promise de poursuivre cette enquête en vue d’un chapitre dans Philanthropes en 1900, dont elle avait ainsi esquissé le programme [3] :

« La philanthropie, une affaire de famille : des parentèles parisiennes en réforme » Françoise Battagliola

« L’engagement des personnes dans les institutions caritatives prend des formes diverses, de la position de responsable à celle de simple soutien. Le déclin progressif des salons à la fin du xixe siècle laisse la place à d’autres relations. Différentes formes d’adhésion aux associations, dont les réseaux familiaux, coexistent. C’est sur ces réseaux familiaux que portera ce chapitre. Quels membres des parentèles sont mobilisés ? Quels sont les processus de transmission d’une génération à l’autre ? Les personnes apparentées sont-elles actives dans les mêmes institutions, renforçant l’entre-soi et démultipliant le pouvoir symbolique des familles ? La fréquentation des mêmes associations est-elle l’occasion de se rencontrer et de renforcer les amitiés ? L’éducation des enfants et surtout des jeunes filles implique plus fréquemment qu’auparavant d’accompagner leur mère ou un ou une autre adulte afin de se familiariser à la pauvreté. C’est sur les familles et les rôles qu’elles jouent dans la formation du milieu réformateur que l’on s’interrogera dans ce chapitre : quels membres des parentèles sont actifs, fréquentent-ils ou non les mêmes associations, comment s’organisent les transmissions d’une génération à l’autre ? Les familles présentées illustrent la diversité des différentes familles : des familles de l’aristocratie, de la bourgeoisie ou d’origine modeste ainsi que leur confession. Éclairer ces questions exige d’étudier les parentèles et les implications de leurs membres dans les associations de bienfaisance autour de 1900. ».

5 Si ses problèmes de santé l’ont empêchée d’aller jusqu’au bout de ce projet, Françoise Battagliola avait produit auparavant une robuste typologie des engagements féminins de l’époque, fondée à la fois sur une base de données des organisations réformatrices, féminines et féministes, une prosopographie de plus de cent actrices impliquées et des biographies détaillées de celles que l’analyse de réseau et l’analyse des correspondances multiples faisaient ressortir comme centrales ou typiques [Battagliola, 2009]. Une image nouvelle, très structurée, des engagements féminins ressortait de ces analyses. Les réseaux d’associations s’organisaient en pôles distincts, qui se caractérisaient par des ensembles de causes, mais aussi par une division sexuée du travail spécifique et des propriétés sociales différentes des actrices impliquées. S’opposaient notamment les pôles où dominaient des figures de la grande bourgeoisie et de l’aristocratie fortunée, à ceux où apparaissaient des femmes de bourgeoisie moyenne ou d’origine modeste. D’un certain point de vue, le pôle bourgeois, plutôt protestant, ne différait guère du pôle aristocratique et catholique : dans les deux cas, les grandes dames étaient insérées dans un réseau de parenté très dense au sein duquel leur activité servait tout autant les causes féminines que la cause de leurs époux respectifs. En revanche, au pôle de bourgeoisie modeste, les femmes étaient généralement dépourvues du capital social qu’aurait procuré un mari moins obscur – certaines étaient d’ailleurs célibataires ou veuves – mais elles étaient aussi libérées de la tâche de faire progresser ce mari sur l’échelle sociale. Ainsi, les féministes « classiques » (Isabelle Bogelot, Maria Pognon) se trouvent situées dans un monde plus vaste où elles pouvaient partager des engagements philanthropiques avec les dames des grandes familles et des engagements féministes avec les grandes bourgeoises protestantes (Julie Siegfried), mais non avec les aristocrates catholiques (Pauline d’Haussonville) qui avaient bâti leur propre réseau d’œuvres féminines.

6 Auparavant, en travaillant sur la même base de données d’organisations réformatrices, Françoise Battagliola avait mis en évidence un résultat majeur : « les investissements dans ces institutions ne peuvent être appréhendés comme des engagements purement individuels » [Battagliola, 2006, p. 77]. Elle mit ainsi au jour un des textes cachés des réseaux formés par les co-affiliations aux organisations : les réseaux de parenté. Elle a illustré cette thèse par une présentation systématique des liens internes aux parentèles et entre parentèles parmi les membres de grandes familles protestantes appartenant aux mêmes associations réformatrices (André-Mallet, Schlumberger-de Witt, Pueux-Siegfried).

7 Ces travaux sur la place des épouses dans une division familiale du travail peuvent être jugés dérangeants : ils montrent qu’œuvrer à sa propre émancipation n’est pas incompatible avec le fait de travailler pour son époux ou son père, c’est-à-dire pour la conquête ou l’entretien de la notabilité d’un nom qui est aussi celui de ses enfants et de ses alliés. Cette division du travail philanthropique peut être observée à l’aide de monographies de familles, mais on a vu qu’elle peut l’être aussi à plus grande échelle en observant des institutions. Les pôles que fait apparaître l’analyse de réseau ne se différencient pas seulement par les causes poursuivies, mais aussi par la distribution sexuée des responsabilités au sein des institutions [Battagliola, 2009]. Plusieurs modèles de « division sexuée du travail de réforme » se dégagent de cette analyse macrosociale : l’apparition de femmes aux marges d’institutions masculines qui incluaient des causes féminines dans leur programme, la division entre conseils d’administration masculins qui dirigent et comités des dames qui organisent l’action concrète ou, encore, le « soutien » masculin à des causes où s’est instauré un entre-soi féminin [Battagliola, 2009] [4]. Ces analyses, qui rendent opératoire la catégorie de genre en étudiant les rapports de pouvoir entre hommes et femmes au sein des institutions, pourraient conduire à reconsidérer une interprétation trop irénique de l’action sociale féminine à la fin du xixe siècle. L’enquête collective sur la philanthropie dont Françoise Battagliola a beaucoup contribué à définir le programme, a poursuivi dans cette direction en analysant les rapports institutionnels entre hommes et femmes dans l’ensemble des organisations charitables de New York, Paris et Genève vers 1900 [Heiniger et Topalov, 2019].

8 Les travaux plus anciens de Françoise Battagliola sur les femmes « séduites et abandonnées » l’avaient conduite à diriger son regard sur d’autres femmes, celles qui s’étaient donné pour mission de protéger femmes, filles et enfants du peuple de la dureté des temps. Entre la dame patronnesse et la militante suffragiste, toutefois, on pensait le fossé profond, car il divisait maternalisme et sororité, charité et justice, passé et présent. En abordant l’action publique des femmes à partir de la réforme sociale et en observant la grande diversité des engagements des mêmes actrices, Françoise Battagliola a renouvelé l’historiographie des mouvements féministes, nullement séparés des mouvements philanthropiques, encore moins opposés à ceux-ci. Mais en abordant l’action réformatrice à partir des causes féminines et en ne séparant jamais l’étude des femmes de celle des hommes de leur parentèle, ni des hommes avec lesquels elles coexistaient dans les associations, elle a aussi renouvelé l’historiographie de la réforme sociale. On peut espérer que ce double désenclavement fera désormais partie de notre héritage.

Notes

  • [1]
    Une des premières expressions publiées de ce programme d’ensemble est un court texte de 2002 [Battagliola, 2002].
  • [2]
    Cette réinsertion des femmes catholiques dans l’histoire de la réforme sociale a pris aussi, et en parallèle, la forme de l’étude des congrégations féminines [Brejon de Lavergnée, 2016].
  • [3]
    Archives personnelles de Christian Topalov.
  • [4]
    Françoise Battagliola rend hommage ici à Claire Lemercier, l’historienne dont l’aide généreuse lui a permis de mieux maîtriser les outils de l’analyse de réseau. Sa présence aux côtés de nombreuses chercheuses et chercheurs qui s’essayaient alors à ces techniques d’analyse doit être saluée.

Références bibliographiques

  • En ligneBattagliola Françoise, 2000, « Des aides aux familles aux politiques familiales, 1870-1914 », Genèses, n° 40, p. 144-161.
  • Battagliola Françoise, 2002, « Rencontres entre philanthropie et féminisme à la fin du xixe siècle en France », Chronique féministe, n° 77/79, p. 22-25.
  • Battagliola Françoise, 2003, « Philanthrope et féministe. Itinéraire d’une bourgeoise picarde et vision de la famille ouvrière », Sociétés contemporaines, n° 4, p. 123-140.
  • En ligneBattagliola Françoise, 2006, « Les réseaux de parenté et la constitution de l’univers féminin de la réforme sociale, fin xixe-début xxe siècle », Annales de démographie historique, n° 2, p. 77-104.
  • En ligneBattagliola Françoise, 2009, « Philanthropes et féministes dans le monde réformateur (1890-1910) », Travail, genre et sociétés, n° 22, p. 135-154.
  • Brejon de Lavergnée Matthieu (dir.), 2016, Des filles de la Charité aux sœurs de Saint-Vincent-de-Paul. Quatre siècles de cornettes (xviie-xxe siècle), Paris, Champion.
  • Heiniger Alix et Topalov Christian, 2019, « Femmes et hommes en charité », in Christian Topalov (dir.), Philanthropes en 1900. Londres, New York, Paris, Genève, Paris, Créaphis, p. 193-232.
  • Klejman Laurence et Rochefort Florence, 1989, L’Égalité en marche. Le féminisme sous la Troisième République, Paris, Presses de la fnsp.
  • Topalov Christian (dir.), 1999, Laboratoires du nouveau siècle. La nébuleuse réformatrice et ses réseaux en France. 1880-1914, Paris, Éditions de l’ehess.
Christian Topalov
Christian Topalov, sociologue, est directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales (Paris). Parmi ses publications : Naissance du chômeur, 1880-1910 (Albin Michel, 1994), Histoires d’enquêtes. Londres, Paris, Chicago, 1880-1930 (Classiques Garnier, 2015) et plusieurs collectifs, dont Laboratoires du nouveau siècle (Éditions de l’ehess, 1999) et Philanthropes en 1900. Londres, New York, Paris, Genève (Créaphis, 2019). Il a établi et commenté les Écrits d’Amérique de Maurice Halbwachs (Éditions de l’ehess, 2012). Avec Laurent Coudroy de Lille, Jean-Charles Depaule et Brigitte Marin, il a dirigé L’Aventure des mots de la ville (Robert Laffont, 2010), dictionnaire historique plurilingue.
Mis en ligne sur Cairn.info le 31/03/2022
https://doi.org/10.3917/tgs.047.0019
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