1Avec la croissance historique du taux d’activité des femmes, le modèle de la « famille traditionnelle » organisée autour de la mère au foyer et du père pourvoyeur de revenus, dominant au milieu du siècle dernier, est désormais un fait minoritaire. Depuis près d’un demi-siècle, cette transformation s’accompagne de nombreux discours sur l’apparition de « nouveaux pères », investis auprès de leurs enfants, que les recherches sur le genre ont régulièrement déconstruits : les pères continuent de jouer un rôle très secondaire dans la prise en charge des enfants et du travail domestique [Brugeilles et Sebille, 2013]. « Révolution entravée » [Hochschild et Machung, 1989], l’entrée massive des femmes sur le marché du travail n’a pas conduit à une plus grande égalité dans les foyers. La répartition du travail domestique et parental est encore marquée par une forte spécialisation sexuée et les inégalités, bien qu’ayant diminué, demeurent profondes, les femmes assumant les deux tiers de ces tâches [Brousse, 2015 ; Champagne, Pailhé et Solaz, 2015] et l’essentiel de la « charge mentale » [Haicault, 1984]. La persistance de ces inégalités s’explique à la fois par l’organisation du marché du travail et par le maintien d’un modèle patriarcal de la famille, dans lesquels l’activité professionnelle féminine reste une variable d’ajustement.
2La division sexuée du travail domestique se noue, pour une part importante, au moment de l’arrivée des enfants [Régnier-Loilier et Hiron, 2010]. Or les conditions sociales d’exercice de la parentalité ont été sensiblement modifiées au cours des dernières décennies. L’attention accrue portée au bien-être de l’enfant et à la parentalité [Neyrand, 2011 ; Lee et al., 2014] s’est accompagnée d’injonctions sans cesse renforcées à être « de bons parents » [Le Pape, 2012 ; Martin, 2014], portées par les productions culturelles comme par un nombre croissant de dispositifs d’action publique. Ces injonctions, incontestablement, pèsent avant tout sur les femmes [Gojard, 2010 ; Garcia, 2011 ; Landour, 2019], mais s’adressent également aux hommes : la diffusion de la norme contemporaine du « bon » père, attentionné et investi auprès de ses enfants, n’est pas sans lien avec la hausse, observée depuis les années 1980, de la participation des hommes (mais aussi des femmes) aux tâches parentales [Brousse, 2015]. Outre la paternité, les normes à destination des hommes se sont transformées. La « masculinité hégémonique », en tant que réponse socialement acceptable à un ordre sexué inégalitaire, est désormais adossée à des valeurs égalitaires et à la disqualification de formes subalternes de masculinité, supposément marquées par l’homophobie et le machisme, qui seraient celles des classes populaires et des minorités racisées [Connell, 1998 ; Rivoal, Bretin et Vuattoux, 2019]. Pour autant, l’« ethos égalitaire » qui tend à guider la conjugalité n’en cohabite pas moins avec une représentation différenciée et hiérarchisée des sexes [Clair, 2011].
3La période contemporaine se caractérise ainsi par la diversité des normes familiales [Déchaux, 2009] et parentales [Buisson, Le Pape et Virot, 2019], mais aussi par la variété des dispositions de genre incorporées par les individus [Lahire, 2001 ; Bertrand et al., 2015]. Cette diversité normative et dispositionnelle introduit des marges de jeu susceptibles d’orienter l’engagement dans les tâches domestiques et la division sexuée du travail. Celle-ci varie en outre, comme le montrent plusieurs enquêtes, selon les contraintes professionnelles et les appartenances de classe [Galtier, 2011 ; Brousse, 2015].
4En complément de ces enquêtes statistiques, cet article vise à éclairer les conditions sociales de l’engagement des pères dans le travail domestique et parental. Ce dernier recouvre ici des tâches de production domestique et de prestation aux enfants, ainsi que des pratiques de socialisation et de transmission. L’analyse s’appuie sur une recherche conduite en 2015-2016 auprès de trente couples hétérosexuels, parents de jeunes enfants et cohabitants, dont les deux conjoints ont été rencontrés séparément au cours d’entretiens approfondis (voir encadré ci-après). Ce dispositif permet d’étudier la réception des normes de parentalité évoquées ci-dessus et la manière dont elles se traduisent en pratiques, de saisir la dynamique de la division sexuée du travail domestique et parental et d’accéder aux aspects restant le plus souvent dans l’angle mort des enquêtes statistiques, comme la charge mentale, les négociations conjugales, l’évolution des arrangements, les sentiments et « l’économie de la gratitude » entre conjoints [Hochschild et Machung, 1989], en les replaçant dans les trajectoires sociales qui leur donnent sens. En comparant des couples contrastés quant à leur appartenance sociale et territoriale, l’enquête vise à identifier les contextes favorables à une division plus égalitaire du travail domestique et parental et à en restituer les logiques. Il s’agit aussi de prendre en compte les écarts sociaux entre conjoint·e·s, de plus en plus fréquents [Bernard et Giraud, 2018], en comparant des couples homogames et hétérogames.
L’enquête
5Les pères rencontrés ont tous intériorisé la norme du « nouveau » père, présent auprès de ses enfants. Mais celle-ci demeure peu exigeante. S’ils s’investissent dans ce qu’on peut appeler un travail de sécurisation des enfants, ils participent au travail domestique et parental avant tout en tant qu’auxiliaires de leurs conjointes. La division du travail s’inscrit dans les rapports sociaux de sexe et les relations de pouvoir internes à chaque couple. Les arrangements conjugaux sont le fruit de négociations asymétriques qui ont lieu à l’initiative des femmes et engagent l’économie des sentiments. En écho à l’ouvrage Allez les filles ! [Baudelot et Establet, 1992] qui observait la diminution des inégalités de genre à l’école, cet article vise à rendre compte des logiques qui expliquent la (faible) hausse de la participation des pères au travail domestique et parental, ainsi que la persistance des inégalités. « Allez, les pères ! », c’est ce que disent la plupart des femmes rencontrées, entre espoir et résignation, dans leurs efforts pour enrôler leur conjoint.
Inégalités professionnelles, rapports de classe et engagements masculins
6S’efforcer d’être un « bon » père, éviter à tout prix d’être une « mauvaise » mère [Cardi, 2007] : les injonctions faites aux parents montrent une forte asymétrie, liée à la persistance d’une représentation du travail féminin comme subordonné aux exigences de la maternité. Dans ce cadre, la structure des emplois produit des effets déterminants.
Le travail des mères, variable d’ajustement
7L’activité professionnelle des parents est affectée de manière très différenciée par la naissance des enfants : alors que presque toutes les mères de notre corpus ont envisagé, suite à la naissance de leurs enfants, de réduire leur temps de travail, aucun des pères en emploi n’a envisagé de demander un congé parental, ni de passer à temps partiel. Certains ont refusé des heures supplémentaires ou demandé des aménagements d’horaires temporaires, et deux d’entre eux ont refusé des promotions afin d’être présents auprès de leurs enfants. Mais tous sont restés employés à temps plein, tandis que presque toutes les mères de deux enfants et plus sont passées à temps partiel ou ont pris un congé parental. Les rares enquêtées n’ayant pas fait ce choix sont plus diplômées que leurs conjoints et engagées dans des trajectoires d’ascension professionnelle. Cela ne les empêche pas d’être travaillées par l’idée de passer plus de temps avec leurs enfants, à l’instar de Violaine Marceau, mère de deux enfants, qui se pose seule la question de passer à temps partiel pour s’en occuper les mercredis après-midi, alors même qu’elle est plus diplômée que son conjoint et a des revenus deux fois plus élevés. S’ajoutent ici aux normes sexuées intériorisées par les parents celles qui régissent le monde du travail : il est plus aisé pour elle, femme cadre dans une multinationale, de demander un congé ou un temps partiel que pour lui, homme ouvrier dans la logistique. Si le travail et la carrière sont désormais fortement investis par les femmes et perçus comme essentiels pour leur statut social, ils continuent néanmoins d’être considérés comme soumis aux exigences familiales [Pailhé et Solaz, 2009].
8Les enquêtées qui ont quitté leur travail pour s’occuper de leurs enfants se rencontrent en bas comme en haut de la hiérarchie sociale. Du côté des classes populaires, les horaires décalés et rigides, fréquents chez les employées et les ouvrières, quand ils ne sont pas compatibles avec ceux du conjoint pour une prise de relais dans la garde de l’enfant, encouragent au retrait de l’activité. La pénibilité du travail et la faiblesse des salaires jouent aussi un rôle, de même que la précarité de l’emploi, peu compatible avec la stabilité horaire qu’exige le recours à un mode de garde formel (crèche ou assistante maternelle). Du côté des classes supérieures, les horaires extensifs et l’intensité de l’engagement professionnel des pères, ainsi qu’un différentiel de salaire important entre conjoints, peuvent conduire à sacrifier la carrière de la mère, comme le montrent aussi d’autres enquêtes sur la haute fonction publique [Jacquemart, 2014] ou le pôle économique des classes supérieures (voir l’article de Lorraine Bozouls dans ce numéro). Par contraste, cela permet de comprendre pourquoi les hommes des classes moyennes et supérieures du public, moins exposés à ces contraintes horaires, sont ceux qui participent le plus au travail domestique.
9La précarité, les horaires, le salaire ainsi que la reconnaissance statutaire des emplois, structurellement défavorables aux femmes, s’avèrent ainsi décisifs dans les arbitrages des couples à la suite de l’arrivée des enfants. Toutefois, deux facteurs exercent de puissants effets de rééquilibrage : le travail en horaires décalés et les alliances hétérogames.
Être seul parent à la maison : une condition de l’enrôlement des pères
10Premier facteur qui contribue à rééquilibrer le partage des tâches : les horaires de travail décalés qui conduisent les deux parents à se trouver, à tour de rôle, seuls à la maison avec ou sans les enfants, que ce soit pour quelques heures ou pour des journées entières. Plus rares dans les classes supérieures, où seules les mères se trouvent parfois seules à la maison avec les enfants (de façon plus ou moins importante selon leur propre temps de travail et l’ampleur du recours à des tiers), ces configurations sont au contraire fréquentes dans les classes populaires et moyennes, les horaires de travail atypiques ou fragmentés étant très répandus dans l’industrie, la grande distribution, la restauration, la santé, le nettoyage, la sécurité ou encore les transports [Lesnard, 2009]. C’est par exemple le cas des Moreau, lui manutentionnaire intérimaire et elle aide-soignante en cdd (contrat à durée déterminée) à 80 % (temps partiel imposé) : il travaille en 3x8, tandis qu’elle est, soit du matin (6h30-14h30), soit du soir (13h30-21h30) et travaille un week-end sur deux. Ils ne font appel à une assistante maternelle que pour les « dépanner » sur des créneaux horaires courts et variables et gardent leurs enfants en se relayant. Ils ont développé une forme de substituabilité : de nombreuses tâches sont assumées sans spécialisation et avec un partage moins déséquilibré qu’ailleurs.
11Que les horaires décalés soient subis ou recherchés (par certains parents très contraints financièrement ou engagés dans une accession coûteuse à la propriété, qui tentent de limiter le recours à un mode de garde payant), et lorsqu’ils ne conduisent pas les mères à un retrait de l’emploi du fait de l’impossibilité de trouver un mode de garde formel, ils apparaissent comme exerçant de puissants effets d’enrôlement des pères et de rééquilibrage au sein des couples. Au-delà de leurs effets à long terme sur la santé, ils constituent le principal ressort d’implication pratique des pères : ceux-ci sont présents et actifs lorsque les mères sont absentes du domicile.
12Les horaires de travail décalés peuvent par ailleurs être appréciés par les pères parce qu’ils leur permettent de passer du temps avec leurs enfants. Raphaël Olivet, âgé de 34 ans, ouvrier non qualifié dans l’industrie automobile, dit pouvoir « profiter » de son fils de 2 ans et demi, dont il s’occupe à titre principal cinq demi-journées par semaine jusqu’au licenciement de sa conjointe. S’il souhaite éviter le recours à un mode de garde payant pour des raisons principalement financières, il participe très largement aux tâches domestiques et son implication auprès de son fils découle aussi de l’incorporation de la nouvelle norme du bon père (« s’occuper » de l’enfant, mais aussi « le connaître » et en « profiter », tout comme l’enfant doit, en retour, pouvoir « profiter » de ses deux parents). Les Olivet sont également réceptifs à la « puériculture psy » [Gojard, 2000] qu’ils ont rencontrée notamment à la maternité (leur fils est né prématuré et y est resté six semaines), qui a forgé en eux l’idée que le père doit lui aussi partager des « moments de complicité » avec son fils (bain, massages, etc.). L’adhésion aux nouvelles normes de paternité vient ainsi donner sens à ces configurations de travail, qui ne sont généralement pas choisies ; en retour, celles-ci permettent l’endossement de ce rôle de « nouveau » père.
Homogamie, hétérogamie : l’effet des positions sociales relatives
13Les alliances hétérogames, plus courantes que par le passé, se font généralement à proximité dans l’espace social, mais plusieurs couples de notre corpus présentent des écarts sociaux prononcés, statistiquement improbables. L’hétérogamie conjugale peut se lire à partir de critères variés et pas toujours convergents (diplôme, professions et catégories socioprofessionnelles – pcs –, revenus, patrimoine, origines sociales et migratoires, etc.). Dans les couples rencontrés, la division sexuée du travail n’est pas affectée par le niveau de diplômes – qui aujourd’hui place majoritairement les hommes en position inférieure dans les couples [Bouchet-Valat, 2015] – mais plutôt par la position socioprofessionnelle et les revenus – qui placent majoritairement les hommes en position conjugale supérieure [Bernard et Giraud, 2018].
14Le rapport de classe renforçant le rapport de genre, les couples hypergames, dans lesquels les hommes ont une profession et des ressources économiques supérieures à celles de leur conjointe, figurent ainsi parmi les plus inégalitaires. A contrario, l’hypogamie – position et ressources professionnelles des femmes supérieures à celles de leur conjoint – atténue ce rapport de pouvoir, comme le montrent d’autres travaux [Guichard-Claudic, Testenoire et Trancart, 2009], sans toutefois l’inverser. Dans ces couples, l’emploi masculin ne devient pas secondaire et certains d’entre eux sont marqués par une très faible participation masculine : l’hypogamie n’est pas une condition suffisante pour modifier le rapport de pouvoir. Elle y contribue cependant quand d’autres conditions sont réunies – en particulier lorsqu’elle est associée à des moments de présence des hommes seuls à la maison avec leurs enfants.
15C’est ce que montre le cas du couple formé par Pierre Pochart, agent de contrôle sûreté dans un aéroport, d’origine populaire, et Leïla Zerkaoui, cadre dans les télécommunications, originaire d’une famille située entre les classes populaires et la petite bourgeoisie indépendante. C’est le couple où les tâches sont les plus partagées : alors que Leïla, qui travaille à temps plein en horaires classiques de bureau, endosse le rôle et les préoccupations de breadwinner, Pierre, qui travaille principalement de nuit, assure une part importante du travail domestique, y compris des tâches habituellement féminines (lessives, repassage, cuisine, repas, courses, jardin, jeux avec les enfants, gestion administrative du foyer), sans que cela se traduise par le retrait de Leïla, qui assure une part conséquente du travail et de la charge mentale (gestion de la garde-robe et choix des vêtements, rangement de la maison, suivi médical, jeux avec les enfants, histoire du soir). Les horaires décalés permettent à ce père de s’investir dans le rôle de « bon » père et de compenser son statut social peu valorisé, tout en exerçant un contre-pouvoir éducatif face à l’influence de la lignée dominante de sa conjointe, trop centrée selon lui sur des valeurs matérialistes.
16Loin d’être figées, les positions relatives des conjoints peuvent se modifier au fil du temps et de l’arrivée des enfants, souvent au détriment des femmes. C’est le cas dans tous les couples, y compris les couples hypogames enquêtés où, sous l’influence des pères, de leur entourage et des institutions de la petite enfance, les mères en viennent progressivement à endosser un rôle parental central au détriment de leur carrière professionnelle.
Les pères au travail (parental)
17Si les femmes, beaucoup plus que les hommes, sont exposées à ces forces de rappel, les enquêtés aspirent pourtant à être de « bons » pères, actifs quotidiennement pour leurs enfants. Décomposer le travail parental permet de mieux comprendre la force limitée de cette norme. Il peut en effet être décliné en quatre composantes qui, à un pôle, le font empiéter sur le travail domestique et, à l’autre, s’en autonomisent [2] : des tâches de production domestique (approvisionner, cuisiner, ranger, nettoyer, etc.) et de prestation aux enfants (faire manger, laver, soigner, habiller, etc.), qui mobilisent très inégalement les pères ; mais aussi des pratiques de socialisation (par les loisirs, l’exercice de l’autorité, l’accompagnement des apprentissages, etc.) et de transmission, qui contribuent à la pente de la trajectoire sociale du lignage et dans lesquelles tous les pères sont plus investis.
Des auxiliaires diversement investis
18On peut distinguer, en s’inspirant de Bernard Zarca [1990], les couples fortement « spécialisés » et les couples « substituables ». Dans le premier cas, les tâches de production et de prestation aux enfants sont entièrement assumées par les mères, avec un « coup de main » ponctuel des pères qui peut consister à occuper les enfants pendant qu’elles prennent en charge le ménage ou la cuisine. Dans les couples plus « substituables », les pères assument les prestations quotidiennes aux enfants en « partageant » (le mot revient souvent) avec leurs conjointes, dans une forme d’égalitarisme lié à une conception de la famille comme unité de production à laquelle chacun doit contribuer solidairement. Ces couples, de classes populaires, se caractérisent non seulement par les horaires décalés ou atypiques qui conduisent les pères à être seuls au foyer, mais aussi par une socialisation des hommes au travail domestique dans leur enfance et/ou au cours de leur trajectoire : ils manifestent un goût pour le « travail des choses » [Verret, 1989] (bricolage, jardinage, mais aussi cuisine et nettoyage) et le prennent en charge, en y associant d’ailleurs souvent leurs enfants.
19Pour autant, même dans ces couples, le partage reste inégal et un certain nombre de tâches demeurent presque exclusivement dévolues aux mères. Il s’agit de la gestion du linge [Kaufmann, 1992] (lessives, repassage, rangement, gestion du stock et choix des tenues des enfants), du « travail domestique de santé » [Cresson, 1991] (suivi des prises en charge médicales et des vaccinations, soins quotidiens, gestion de la pharmacie, etc.) et, lorsque les mères sont plus diplômées que leurs conjoints, du travail administratif [Siblot, 2006], de la gestion des comptes [Schwartz, 2018] et du suivi du travail scolaire. Chez les Braud-Chauvet, Yannick s’occupe des devoirs de son aîné, mais c’est Karine qui se rend aux réunions organisées par l’école et qui signe le cahier de liaison :
« La plupart du temps, je [le] lis et puis après, je le donne à Karine parce que quand il s’agit de signer ou d’écrire un petit mot, c’est Karine qui fait ».
21Les pères que nous avons rencontrés, même impliqués, se présentent d’ailleurs eux-mêmes presque toujours comme des auxiliaires de leurs conjointes : ils exécutent un certain nombre de tâches qu’elles ont définies et qu’elles supervisent (par exemple, s’ils habillent les enfants le matin, les mères leur préparent presque systématiquement les tenues la veille). Cette représentation du père comme « aidant », reprise par les mères (« il m’aide beaucoup, j’ai de la chance » ; « il aide, quand même » ; « il me met le dernier en pyjama »), va de pair avec le fait qu’elles assument presque intégralement l’organisation du travail domestique et parental, qui suppose un travail constant d’anticipation et de coordination, mais aussi de suivi et de mémorisation.
L’école masculine des loisirs
22Du côté des pratiques de socialisation, les loisirs des enfants, activités partagées dans la plupart des couples rencontrés, relèvent du registre des tâches discontinues, gratifiantes et optionnelles auxquelles les pères participent le plus systématiquement [Brousse, 2015]. C’est particulièrement net dans les classes supérieures, où les pères se focalisent sur la relation aux enfants. À eux donc les « moments un peu faciles », « le week-end quand on n’a pas la tête au travail », comme le reconnaît un père informaticien. Par ailleurs, très classiquement, alors que les mères se consacrent plus volontiers à des activités d’intérieur (dessin, pâte à modeler, jeux de société, jeux préparant à la maîtrise des couleurs, des formes, des lettres, etc.), les pères rencontrés, quelles que soient leurs propriétés sociales, investissent les jeux d’extérieur (vélo, parties de football ou de basket), accompagnent leurs enfants pour leurs activités sportives ou culturelles, parfois assistent aux entraînements et aux compétitions – ce qui peut se prolonger à l’intérieur, autour de jeux vidéo ou de matchs regardés ensemble.
23Dans les classes populaires ou moyennes, certains pères intègrent leurs enfants à leurs propres loisirs et occupations domestiques. Ce n’est pas toujours un choix de leur part : soit parce qu’ils sont interrompus dans leurs occupations solitaires par des enfants qui s’imposent à eux, réclament leur attention et le droit de participer, comme ces pères qui bricolent avec leurs fils mais aussi leurs filles ; soit parce que, seuls avec leurs enfants, ils doivent les « occuper » pour ne pas être entravés dans leurs tâches. Plusieurs pères donnent à leurs enfants de petites missions dans la préparation des repas, l’entretien du potager ou du jardin, comme Antoine Dufour, agent de sécurité qui laisse l’aîné, âgé de 8 ans, conduire les véhicules qu’il utilise pour tondre leur grand terrain et rapporter du bois de chauffage.
24Si les mères (quelle que soit leur appartenance sociale) proposent des activités spécifiquement réservées aux enfants et ajustées à leur âge (selon la définition qu’en donnent les savoirs « psy » et pédagogiques ainsi que l’industrie de la puériculture et du jeu) et manifestent une « bonne volonté » scolaire souvent plus marquée que celle de leurs conjoints, les pères aussi transmettent des savoirs. Ils mènent en effet un travail propre de socialisation et de transmission, peu étudié par les sciences sociales. Pour les pères ouvriers et techniciens qui incluent leurs enfants dans leurs loisirs ou leurs activités domestiques, la transmission de leur goût pour le « travail des choses » et pour les activités extérieures n’est pas dénuée d’un rapport stratégique à l’avenir, comme chez Raphaël Olivet, qui décrit la dimension pédagogique de ces pratiques partagées :
« Parce que moi, lire une histoire, c’est pas mon truc […]. Chanter une chanson, c’était pas mon truc. […] Si par exemple je vais bricoler ou tondre la pelouse, des trucs comme ça, bah c’est un plus, quoi, […] il pourra peut-être mieux avancer. Après, chez un patron, pour faire son apprentissage. […] Un enfant, il apprend plus de choses avec l’alternance, un coup à l’école, un coup dans l’entreprise. Moi j’en ai fait l’expérience. […] Après, ça dégourdit mieux l’enfant, enfin l’adolescent. »
26Tous les pères interrogés privilégient, dans les loisirs, la mise en mouvement des corps, l’effort, le grand air, la prise de risque, voire la compétition [3], surtout s’ils ont des fils. Les pères cadres insistent plus sur l’autonomie des enfants et sur la nécessité de les éloigner de leurs mères « protectrices ». Les pères ouvriers et employés mettent, eux, plus l’accent sur la prouesse physique et la débrouillardise.
Transmettre et sécuriser
27Les entretiens font apparaître un dernier type d’engagement des pères, généralement absent des définitions statistiques du travail parental : la sécurisation des enfants. Il s’agit bien sûr d’abord de la sécurité matérielle au jour le jour, qui renvoie au rôle traditionnel de breadwinner. Selon les modèles familiaux (marqués par une spécialisation genrée plus ou moins forte) et les configurations conjugales (homogames, hypergames ou hypogames), ce rôle est plus ou moins partagé avec les mères. Chez les Carrel, couple où se conjuguent modèle familial traditionnel catholique et hypergamie de revenus, ce rôle revient intégralement au père, cadre supérieur dans le privé. Les naissances successives de ses enfants justifient son implication grandissante dans sa carrière et son retrait de plus en plus net des tâches parentales, tandis que l’emploi d’enseignante de sa conjointe est ramené à une activité optionnelle, « pour elle » et son « épanouissement personnel ». Mais la symétrique n’est pas vraie : dans les couples hypogames, la norme du père pourvoyeur de ressources et de statut résiste et les enjoint à trouver un emploi stable, au prix de changements de domaines d’activité ou d’horaires décalés.
28La sécurisation matérielle et économique engage aussi une perspective de long terme : les pères se montrent particulièrement préoccupés par les transmissions différées, de capital économique notamment. Meven Moreau, magasinier-cariste intérimaire, résiste à l’idée d’avoir un troisième enfant car il doute de ce qu’il pourra transmettre à ses deux premiers. Pierrick Muller, chef d’équipe dans l’agro-alimentaire, se félicite pour sa part du petit patrimoine immobilier accumulé pour ses trois enfants et grâce auquel ils « sont déjà logés » pour l’avenir, « avantage » important à ses yeux.
29La sécurisation de la trajectoire des enfants repose de même sur la transmission du capital culturel et du statut social, qui se traduit par une mobilisation autour des enjeux de réussite scolaire particulièrement marquée dans les classes moyennes et supérieures. Mais, même sur ce plan, on observe un engagement plus important des mères dans l’accompagnement scolaire proprement dit, tandis que les pères veillent davantage à la sécurité physique et sociale des enfants. Cette répartition est particulièrement marquée dans les couples hypogames, comme chez les Pochart-Zerkaoui : Leïla œuvre à préparer l’avenir par un suivi scolaire rapproché (exercices supplémentaires et « avance » sur les leçons), tandis que Pierre veille surtout à l’environnement dans lequel évoluent ses enfants (« Je regarde, j’écoute les infos, et puis bah par mes collègues aussi […], ils ont dû changer les enfants d’école parce que… parce que leurs enfants ont été touchés par la violence quoi »). Une autre forme de préoccupation morale se donne ainsi à voir au masculin – moins totale et moins quotidienne que la charge mentale des femmes.
Négociations, rapports de pouvoir et sentiments
30Si la division sexuée du travail domestique et parental reste largement inégalitaire, elle n’est cependant pas déterminée une fois pour toutes par le degré d’hétérogamie ou d’homogamie des couples, ni par leurs contraintes horaires professionnelles. Elle résulte des multiples ajustements relationnels entre conjoints, construits au fil du temps, de manière plus ou moins conflictuelle et réflexive. Cette dynamique des transactions conjugales, qui participe à la construction de la division du travail et à sa perception, est évidemment difficile à saisir mais elle affleure à travers les entretiens, menés séparément avec les mères et les pères. Les arrangements prennent parfois la forme de discussions ouvertes, en amont de l’arrivée des enfants ou par la suite, concernant le rôle de chaque parent auprès des enfants, l’articulation entre vie conjugale et familiale ou la prise en charge de tâches précises.
Enrôler les pères : un travail féminin
31Ces négociations, toutefois, sont le plus souvent initiées par les mères, qui tentent d’inciter les pères à s’investir davantage. À la charge de travail qui pèse sur elles s’ajoute un travail spécifique, dont l’objectif est d’enrôler les pères dans le travail domestique et parental : les socialiser à la pratique de certaines tâches, les rendre actifs dans la prise en charge de ces tâches et augmenter leur contribution à la charge générale de travail. Signe du caractère avant tout féminin de ce travail, les pères montrent une faible réflexivité quant à leur contribution réelle au travail domestique : alors que les mères sont toutes conscientes du caractère inégal de cette répartition dans leur couple, nombreux sont les pères qui découvrent, au fil de l’entretien, qu’ils en font moins que leur conjointe – « Mais je suis un assisté, en fait ! », note avec autodérision Eddy Favreau, employé logistique dans la grande distribution.
32Face aux sociologues, ces négociations peuvent être décrites avec humour, comme chez Nathalie Bertin, technicienne médicale, qui explique à propos de son conjoint, éducateur sportif : « Il ne connaissait pas l’aspirateur, je lui ai présenté ». Mais au quotidien, elles suscitent tensions et moments de crise. Au fil de l’enquête, nous avons été frappés par la fatigue provoquée par l’arrivée des enfants, tout particulièrement chez les mères. Leur corps lâche parfois face à un surcroît inattendu de travail : prise en charge de parents âgés, décès d’un parent qui devait garder ses petits-enfants, naissance de jumeaux, difficultés scolaires ou problème de santé des enfants, forte pression au travail, etc. Rompant les routines installées, cet effondrement déclenche alors des crises conjugales, qui conduisent à discuter ouvertement de l’investissement des pères.
33Dans ces moments de crise, le travail féminin d’enrôlement des pères peut se révéler efficace. Après la mise en garde de sa conjointe, conseillère financière dans un établissement bancaire public, suite à un cumul d’épreuves (maladie puis décès de ses parents, problèmes importants de santé de deux des trois enfants, agression par un client au travail), Didier Witz, ouvrier qualifié (technicien d’atelier en usine), a ainsi renforcé son investissement domestique, déjà important en raison des horaires de travail de ce couple par ailleurs hypogame. Suite à la « mise au point » d’Audrey Witz, il prend en charge de nouvelles tâches quotidiennes (laver et plier le linge, préparer les vêtements des enfants) ou rationalise celles dont il s’acquittait déjà : pour protéger son fils asthmatique, il achète un aspirateur robot qu’il déclenche plusieurs fois par semaine, ce qui implique à chaque fois de ranger l’appartement. Il veille aussi à « délester » sa conjointe d’une partie de la charge mentale, en affichant dans la cuisine un planning avec les différentes activités et échéances, en utilisant la fonction rappel de son téléphone (afin de ne plus attendre les rappels par texto d’Audrey qui, elle, a « tout dans la tête »), œuvrant à intégrer dans ses routines mentales le souci de l’approvisionnement et du rangement du linge des enfants.
Les résistances des pères
34Mais pour bien d’autres couples, les tentatives féminines d’enrôlement du père se heurtent à des stratégies de résistance dont la première est la passivité. La conjointe d’Arthur Knecht, formateur dans un organisme de formation professionnelle pour adultes, l’encourage à se lever la nuit les premiers mois après la naissance de leur fille ou, de façon insistante, à gérer le linge (« c’est la guerre », dit-il), mais sans succès. Les résistances peuvent aussi prendre la forme d’un engagement minimal et temporaire, de façon à donner des gages sans entreprendre de transformation de soi. Quand Félicité Samba (au chômage), qui assure l’essentiel du travail domestique et parental, sollicite son conjoint (agent de sécurité) pour la soulager afin qu’il donne le repas à ses deux fils en bas âge, il s’y attelle avec si peu d’entrain qu’elle finit par s’en charger elle-même :
« Quand je lui dis “Ah tiens tu t’occupes des enfants vite fait, je vais aller me laver, j’ai pas eu le temps”, il va commencer, cinq minutes, pffiou ! “Viens, j’en peux plus !” Voilà ! Il est pas patient. […] Quand c’est lui, il y a le riz partout dans l’assiette ! Je dis : “Mais qu’est-ce qui s’est passé ? – Mais non il a pas faim, il a pas envie euh…” Je dis : “Bon, merci”. Je m’assoie et puis je dis : “Regarde, ils ont tout mangé. Faut être patient c’est tout. Quand ils veulent pas, tu joues un peu avec eux et puis quand ils oublient, tu remets une cuillère, ils acceptent.” ».
36Comment expliquer ces résistances, en contradiction avec la norme égalitaire partagée par la plupart des pères, et leur relative efficacité ? Une partie de la réponse tient dans la socialisation différenciée des conjoint·e·s : face aux situations concrètes de prise en charge du travail domestique et parental, les dispositions à agir et à se sentir responsable s’avèrent très différenciées selon le sexe. Les femmes rencontrées expliquent être les premières à voir le paquet de couches vide, à entendre les pleurs de leur bébé la nuit, etc. Elles incorporent un sens pratique qui met leur corps en mouvement, quand les hommes se montrent « attentistes », comme le reconnaît Arthur Knecht. Certaines mères ne parviennent à prendre du temps pour elles qu’en « s’imposant » des activités sportives ou culturelles hors du foyer. Les pères, à l’inverse, prennent plus aisément du temps pour eux lorsqu’ils sont à la maison, à l’instar des pères en congé parental, qui conçoivent davantage cette période comme un temps pour soi [Chatot, 2017].
37Outre cette socialisation différenciée, l’efficience des résistances masculines tient au contexte qui favorise ou non l’activation de ces dispositions [Lahire, 1998]. Les situations de coprésence à domicile avec leur conjointe conduisent plus souvent les pères à esquiver le travail domestique, comme l’explique Nathalie Bertin : « Quand on est là tous les deux, d’emblée, il s’attend à ce que je le fasse, de toute façon ». De son côté, Goran Pavic (machiniste dans une entreprise publique de transports urbains, dont la conjointe est caissière) avoue comment, dans les premiers temps, il échappait à la prise en charge de sa fille aînée : « Ma femme était toujours là, donc les fois où je pouvais prendre du temps pour m’occuper, je trouvais autre chose à faire ».
Économie de la gratitude et rapports de pouvoir
38Pour les jeunes parents, l’arrivée des enfants constitue donc aussi une épreuve : au surcroît de travail domestique, aux incertitudes morales suscitées par le devoir d’être de bons parents et de rester investis professionnellement, s’ajoute la mise à l’épreuve de la relation conjugale. L’observation des sentiments et de l’économie de la gratitude est particulièrement éclairante pour saisir la dynamique des transactions et des rapports de pouvoir au sein du couple.
39Ainsi, c’est dans les couples où les pères sont les plus impliqués que les tensions sont les plus faibles et la reconnaissance mutuelle la plus fréquente. Cette réciprocité s’appuie sur une perception commune de l’organisation pratique comme ajustée à l’idéal d’égalité partagé par les conjoints, quelle que soit sa forme : vision du monde privilégiant l’égalité, au sens d’indifférenciation, entre les sexes, ou représentation de la famille comme exigeant un effort solidaire et réparti de manière juste.
40Quelques cas font cependant exception, dans lesquels une organisation traditionnelle, où la mère réalise presque l’intégralité du travail domestique et parental, est associée à une forte gratitude, soutenue par une représentation religieuse légitimant la spécialisation sexuée des rôles. Les Carrel, couple bourgeois de la banlieue ouest parisienne très inséré dans les sociabilités catholiques locales, affirment ainsi se satisfaire de la stricte division du travail qui assigne à Agnès la gestion du foyer. Celle-ci exprime de la gratitude à l’endroit d’Aymeric, qui accepte de l’aider lorsqu’elle est trop fatiguée et qui, en s’investissant avec succès dans sa carrière et son emploi aux horaires extensifs, fait bénéficier la famille d’un statut social élevé et des ressources qui y sont associées. La même situation s’observe chez les Poulet, couple de classes supérieures légèrement hypogame, où Christophe s’oppose explicitement aux effets d’indifférenciation de la norme de l’égalité entre les sexes, qu’il juge contraire à l’ordre « naturel » assignant au père la fonction d’autorité et à la mère celle de la tendresse. À distance de la norme égalitaire, ces couples sont, de fait, minoritaires : quoique moins hégémonique que la norme du bon père, celle de l’égalité conjugale est très largement partagée.
41Ainsi, c’est parmi les couples les plus inégalitaires que l’on a pu observer les plus fortes tensions. Lorsque le décalage entre la norme égalitaire et la réalité de la division du travail est trop grand, la relation conjugale est mise à rude épreuve. Les entretiens donnent alors à voir deux visions antagonistes de la division du travail domestique et du bonheur conjugal, ainsi qu’une incompréhension totale entre conjoints. Trois enquêtées, éloignées de l’emploi de façon contrainte, assurent ainsi l’essentiel des tâches domestiques ; cette assignation au rôle maternel suscite chez elles une grande souffrance, tandis qu’aux yeux des pères, l’absence d’activité professionnelle de leur conjointe légitime leur faible participation aux tâches domestiques. Les couples où la division du travail est la plus inégalitaire sont en effet le plus susceptibles de connaître des disputes conjugales [Brown et Jaspard, 2004].
42Les tensions les plus fortes sont le fait de ménages dont la charge de travail n’est pas allégée par le recours aux grands-parents – qui, quand ils sont disponibles, constituent une « roue de secours » essentielle, comme le disent plusieurs enquêtés de tous milieux sociaux – ni à des tiers rémunérés. Les couples de classes supérieures (dont certains ont une organisation très inégalitaire) peuvent, eux, bénéficier de la garde à domicile [Villaume et Legendre, 2014] qui, à la différence des crèches et des assistantes maternelles, offre une large amplitude horaire et permet la délégation de nombreuses tâches, comme le repas ou le bain aux enfants, voire le rangement et le ménage.
43La norme égalitaire pèse ainsi sur le couple et les pères les moins impliqués s’exposent à une détérioration de leur relation conjugale. Ce risque n’est pas sans produire d’effets sur leur enrôlement qui survient notamment suite aux crises qui mettent le couple en danger. Ces ajustements, qu’ils soient permanents ou temporaires, sont souvent perçus par les mères comme une reconnaissance de leurs difficultés. Elles accordent alors leur gratitude aux pères dès qu’ils acceptent de jouer le rôle d’auxiliaire domestique et de les soulager, dans les moments de grande fatigue, en prenant en charge au moins temporairement certaines tâches supplémentaires. Cette gratitude se retrouve beaucoup moins du côté des pères, comme si l’investissement des mères, lui, allait de soi.
44Enfin, ces négociations peuvent être conduites avec prudence par les mères, qui minorent leurs attentes quant à la participation des pères. Cette modération de leurs exigences peut s’expliquer par la perspective de la séparation, évoquée explicitement par plusieurs enquêtées et dont on sait qu’elle expose les femmes à l’appauvrissement et à la surcharge de travail domestique [Collectif Onze, 2013]. De plus, la recherche du moment et des termes propices pour négocier l’enrôlement des pères est un travail coûteux en temps, en charge mentale et en contrôle des émotions pour les mères, tant la passivité des pères peut être forte. Mené avec insistance, ce travail menace au quotidien d’ébranler l’illusio conjugal fondé sur la réciprocité et la logique du don et de lui substituer une logique comptable, au risque de briser l’enchantement de la relation par la mise à nu des rapports de pouvoir dans le couple [Kaufmann, 1992]. On comprend dès lors pourquoi, face aux résistances passives de leur conjoint, les mères peuvent baisser les bras.
45L’économie de la gratitude éclaire ainsi la manière dont les couples sont déstabilisés lorsque l’écart est trop grand entre la norme égalitaire et la division effective du travail, mais aussi la façon dont ils parviennent à s’en accommoder quand cet écart est moins fort.
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47Notre recherche montre que les pères, davantage engagés dans le travail parental que domestique, s’investissent dans un travail spécifique et autonome de sécurisation du présent et de l’avenir des enfants, peu souligné jusque-là ; mais aussi qu’ils interviennent, pour l’essentiel, dans le rôle d’auxiliaire de leur conjointe. Elle met également en lumière l’existence d’un travail féminin d’enrôlement des pères, coûteux et aux effets limités face aux résistances que ceux-ci opposent. En observant la grande variabilité de l’investissement des pères, notre enquête permet ainsi d’éclairer les conditions sociales de leur engagement. Elle conduit d’abord à souligner l’importance de la dimension symbolique de la domination masculine : la diffusion et la réception des injonctions normatives – à être un bon père et plus encore à la disponibilité maternelle, mais aussi la norme d’égalité, ou à l’inverse une conception hiérarchisée des rôles de sexe – orientent l’action des parents et légitiment l’organisation conjugale.
48Mais notre recherche indique tout autant le rôle prépondérant des dimensions matérielles de cette domination. Les rapports de pouvoir dans le couple et l’engagement des pères dans le travail parental et domestique sont largement déterminés par les inégalités de sexe et de classe : écarts sociaux de revenus et de conditions d’emploi, notamment de contraintes horaires ; différences de statut et de richesse entre conjoints ; mais aussi configurations conduisant les pères à se trouver seuls au foyer. Ainsi, c’est lorsque les pères se trouvent régulièrement à domicile sans leur compagne (en horaires décalés) et/ou lorsque ces couples sont hypogames, que la division du travail est la moins déséquilibrée, dès lors que leur vision du monde ne vient pas concurrencer la norme égalitaire. Les tensions conjugales nées de l’inégale répartition du travail peuvent, par ailleurs, être allégées par la délégation d’une partie de celui-ci à des tiers. De ce point de vue, les aides publiques qui accompagnent depuis trente ans l’externalisation des tâches ménagères ont renforcé les inégalités de classe face au travail domestique, au détriment des femmes (mais aussi des couples) de classes populaires [Ledoux, 2015]. Le constat de l’importance des moments que les pères passent seuls à domicile, de même que des effets des inégalités professionnelles et de richesse, conduit ainsi à rappeler combien l’économie domestique est liée aux inégalités dans la sphère productive et aux institutions régissant la famille.
Tableau des enquêté·e·s


Tableau des enquêté·e·s
Notes
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[1]
Cette recherche a bénéficié d’un financement de la Drees et du suivi attentif de Marie-Clémence Le Pape, ainsi que de la collaboration de Jennifer Bidet, Stéphane Chantegros et Sarah Delcroix. Nous les remercions, de même que les coordinatrices du numéro pour leur relecture.
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[2]
Pour une explicitation de cette définition du travail parental, distincte de celle des enquêtes Emploi du temps de l’Insee et de la décomposition classique entre charge matérielle et charge mentale, voir Marie Cartier et al. [2016].
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[3]
Un constat général à nuancer selon l’âge des enfants et les fractions de l’espace social [Mennesson, Bertrand et Court, 2016 ; Lahire, 2001].