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1Depuis plusieurs dizaines d’années, les recherches se multiplient sur le travail domestique rémunéré en lien avec la question de l’immigration et les études de genre en Argentine. Si la bibliographie occidentale s’est trouvée appropriée par les chercheuses ici, les analyses sont différentes car les migrantes qui arrivent en Europe ne travaillent pas dans les mêmes conditions qu’en Amérique latine. Ainsi, en tant que sociologue, j’étudie ces questions depuis 2007, mais c’est surtout à partir du déploiement de la quatrième vague féministe que ces travaux irriguent le mouvement féministe : des universitaires étant également militantes féministes, cela permet des circulations. En effet, le 19 octobre 2016, des milliers de femmes argentines sortent dans la rue à l’appel du collectif « Ni Una Menos » (Pas une de moins) pour dénoncer les violences sexistes dont elles sont victimes à la suite du féminicide de Lucia Perez assassinée à l’âge de 16 ans. Dans la foulée, les Argentines lancent un appel à la grève féministe internationale à l’occasion du 8 mars. Dans ce cadre, elles mettent en avant « l’apport économique des femmes à la société avec les tâches de cuidado[1] de [leurs] fils, filles et personnes âgées, qui ne sont ni reconnues socialement, ni rémunérées [2] », avec le slogan « Ce n’est pas de l’amour, c’est du travail non payé », certaines d’entre elles, reprenant les propositions de Silvia Federici, considérant que « la valorisation salariale de [ces tâches] est une excellente proposition pour que le monde discute la redistribution d’une rente d’une manière plus juste [3] ». Après plusieurs années de mobilisations féministes d’ampleur contre les féminicides, les enjeux de genre sont appropriés au niveau institutionnel avec l’élection d’Alberto Fernandez. Outre le ministère des Femmes, des Genres et de la Diversité, les enjeux féministes [4] apparaissent de façon transversale dans le ministère de l’Économie et du Développement social où le care – cuidado – apparaît en tant que tel dans une direction adhoc prise en charge par Caroline Brandaris, coordinatrice de l’ouvrage No es amor[5].

2Dans cette dynamique sociale et institutionnelle, la direction « Économie, Égalité et Genre » du ministère de l’Économie a montré que le travail domestique non rémunéré représente 15 ,9 % du produit intérieur brut (pib), davantage que l’industrie (13,2 %) ou le commerce (13 %). L’enquête Emploi du temps de 2013, la dernière disponible, a permis d’estimer combien d’heures chacun et chacune passent aux différentes tâches. Dans cette démarche, on a découvert que neuf femmes sur dix passent environ 6,4 heures par jour à faire des tâches pour le ménage : 60 % du temps, c’est du travail domestique, 33 %, c’est du soin aux personnes et 7 % du soutien scolaire. Pour obtenir la valeur monétaire annuelle du travail domestique non rémunéré, ce temps a été multiplié par le salaire horaire moyen des travailleuses domestiques rémunérées. Parmi les méthodes d’estimation, c’est la plus conservatrice, celle qui risque le plus de sous-estimer le poids du travail domestique dans l’économie, parce que lorsqu’il est rémunéré c’est un travail particulièrement mal payé : 86 pesos (environ un euro) par heure en moyenne en 2019, la garde d’enfants étant mieux rémunérée que le ménage. Bien que ce soit une estimation basse, ce calcul permet de montrer qu’il s’agit du secteur le plus important de l’économie : si l’on ajoute le travail domestique rémunéré à celui qui ne l’est pas, il représente au total 3 000 milliards de pesos ; il est effectué à 67 % par des femmes. Ce calcul est symbolique, il permet de rendre visible du travail usuellement invisibilisé et d’en révéler l’importance pour relancer l’économie dans son ensemble face à la crise financière et aux effets de la covid. Ça permet aussi de donner du poids à la revendication de le rémunérer, que le gouvernement reprend dans son programme mais dont il repousse la mise en œuvre concrète à après une amélioration de la situation financière et sanitaire.

3C’est une stratégie que l’on retrouve jusqu’au niveau des associations de quartiers populaires. Ainsi, la Garganta Poderosa[6], un blog très actif alimenté par les militant·e·s de ces associations, estime à 11 150 517 pesos le travail non rémunéré de Neli Vargas, la cuisinière d’un réfectoire populaire, à l’occasion du trentième anniversaire du réfectoire :

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Neli a cuisiné sans interruption pendant 7 591 jours. […] au salaire minimum, ça correspond à 11 150 517 pesos. Oui, plus de 11 millions. Et combien a-t-elle touché ? Zéro. Zéro peso. Rien. Un manque de respect. Il y a en tout 18 personnes qui participent à faire fonctionner le réfectoire Evita, avec plus de 600 repas et 500 goûters quotidiens. ET ATTENTION ! N’allez pas croire qu’elles ne sont que cuisinières. Elles se changent en psychologues, en enseignantes, en architectes et en artisanes de la solution la plus sincère dans les quartiers : le travail communautaire [7].

5L’article de la Garganta poderosa conclut sur une revendication de paiement de ce travail communautaire « ¡Salarios ya para el trabajo comunitario[8] ! », le travail communautaire correspondant au travail de care effectué principalement par les femmes pour soutenir la vie dans les quartiers populaires.

6Avec la pandémie et le confinement préventif et obligatoire mis en place en mars 2020 en Argentine, la revendication du paiement du travail de soin communautaire s’est encore davantage exprimée. Tout en rendant compte des problèmes dans les bidonvilles – las villas – qu’il s’agisse de l’accès à l’eau ou à internet, cette organisation populaire devenue assez médiatique fait des propositions concrètes et, durant la pandémie, la dénonciation du travail non payé s’est encore intensifiée, correspondant à une situation vécue :

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Nous sommes toujours présentes, […] celles qui ont travaillé deux fois plus et plus intensément durant la quarantaine, celles qui ont élevé collectivement les enfants pour que d’autres femmes puissent travailler, les travailleuses communautaires, au sein du foyer comme à l’extérieur, qui ont assuré encore 23 % de plus de cantine populaire pendant la quarantaine, […] celles qui font des pieds et des mains pendant la crise […] celles qui assurent les services publics qui n’existent pas […] les invisibilisées sans rémunération […], les femmes qui représentent 82 % de la main-d’œuvre de nos goûters et repas […] celles qui alimentent chaque jour plus de 27 000 personnes […] nous luttons pour la reconnaissance économique de notre travail [9].

8Le quotidien, pour les femmes des quartiers populaires en Argentine, c’est la prise en charge de l’essentiel du travail communautaire, un travail domestique étendu, en assurant des soupes populaires qui sont organisées par des associations, des partis politiques ou simplement un groupe de voisines, souvent au domicile de l’une d’entre elles. Une femme de quartier populaire se réveille ainsi à 5 h 00 pour faire le petit-déjeuner pour trois cents personnes et il faut anticiper pour réunir les aliments qui vont être utilisés. Il faut donc lever des fonds pour financer les courses, etc. Il y a tout un travail de logistique en plus de la cuisine. Ces activités existent depuis longtemps mais elles se sont développées avec la covid. Si toutes les femmes effectuent du travail domestique et/ou communautaire non rémunéré, celles des quartiers populaires en font aussi sous une forme rémunérée, dans les foyers des classes moyennes et supérieures. Les femmes de ces classes peuvent donc externaliser une partie des tâches, en les rémunérant. Cependant, le volume total de travail domestique dépend de qui l’exécute, du lieu de résidence, en ville ou dans un quartier insalubre. Ainsi, dans une zone sans eau potable courante, il faut ajouter le travail de se ravitailler en eau et le travail supplémentaire que demande de se rationner dans son usage : l’infrastructure se croise avec d’autres variables ce qui rend plus ou moins important le volume du travail non rémunéré effectué. Ce n’est donc pas seulement une question genrée, il faut l’ancrer dans d’autres rapports sociaux, ce qui correspond à la discussion académique sur l’intersectionnalité. Par exemple, cette décision de justice, le 10 juin 2019, qui a condamné un homme à verser à son ex-femme 8 millions de pesos pour les tâches domestiques qu’elle a effectuées sans rémunération, pendant leurs vingt-sept ans de mariage [10] constitue une base pour rendre visible le travail domestique. Cependant, il me semble essentiel de souligner que ce jugement ne concerne concrètement qu‘une partie des femmes, de classe moyenne. Il n’aurait pas été possible pour une femme pauvre d’un quartier populaire. Personne n’aurait pu la rémunérer, l’ancien conjoint aurait disparu… Il me semble qu’il faut ancrer la question du travail domestique dans l’ensemble des rapports sociaux si l’on veut y répondre réellement.

9Pour conclure, la conjonction des mouvements féministes et de la pandémie de covid a rendu encore plus cruciale, non pas seulement la nécessité de rémunérer le travail domestique, mais de repenser l’organisation de nos sociétés en termes de durabilité de la vie, une vie comprise non pas dans une relation unique et exclusive avec le travail (de plus en plus rare et précaire), mais une vie dans laquelle le care n’est plus relégué aux marges du social, mais en occupe le centre.

Notes

Débora Gorban
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Mis en ligne sur Cairn.info le 10/11/2021
https://doi.org/10.3917/tgs.046.0203
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