1Le travail domestique [1] gratuit des femmes, et comment en finir avec lui en le payant et en faisant apparaître les femmes comme des travailleuses à part entière, est l’objet d’une immense et très riche littérature, dont une partie montre bien que l’exploitation du travail des femmes par les hommes est distincte de l’exploitation capitaliste du travail. Néanmoins, payer les femmes pour des tâches particulières, celles du travail domestique, renvoie au salaire à la tâche que le salaire attaché à la personne [2], comme dans le cas des fonctionnaires ou des soignant·e·s par exemple, a permis de dépasser. Le salaire attribué à la personne, par sa généralisation, ouvre ainsi une perspective féministe intéressante. Mais il ne garantit pas que le travail domestique gratuit des femmes, pour autrui, ne perdure, ni que les inégalités salariales en raison du genre soient abolies. Faire en sorte que la reconnaissance de la valeur économique du travail domestique confirme la dynamique d’attachement du salaire à la personne, un conquis majeur du syndicalisme de classe en France aujourd’hui très menacé (première partie), ne suffit donc pas. Encore faut-il qu’elle permette de mettre femmes et hommes à égalité devant le temps consacré à la carrière professionnelle et aux activités librement choisies hors de la valeur économique, une des dimensions essentielles du travail domestique gratuit étant qu’il ôte ce temps aux femmes, surtout si elles ont des enfants. Et qu’au final, tous les êtres humains soient sur un pied d’égalité politique (deuxième partie).
Confirmer la dynamique d’attachement du salaire à la personne
2Si l’on fait entrer le travail domestique dans le champ de la valeur économique en le payant (comme on y a fait entrer le travail des soins de santé ou celui de l’éducation, autres travaux naturalisés comme féminins), il faut veiller à le faire « par le haut » des conquis en la matière, qui attachent le salaire à la personne et non pas à la validation sociale de la tâche.
3Valider socialement un travail et valider socialement la personne qui le mène sont en effet confondus dans le capitalisme : c’est la valorisation monétaire de la tâche qui fonde la rémunération de la personne. Soit c’est une personne indépendante qui se paye sur le bénéfice tiré de la vente de ses prestations, soit c’est une personne employée rémunérée à la tâche. C’est cette confusion entre la monétisation de nos activités et notre rémunération qui met nos vies à la merci de la bourgeoisie capitaliste, qui a les clés de la validation sociale des activités. La rémunération à la tâche est le cœur de la rémunération capitaliste et toute la mobilisation syndicale de classe du siècle dernier l’a combattue, en partie victorieusement dans les situations de salaire à la qualification personnelle. Prenons le travail de soins hospitaliers par des fonctionnaires : la validation sociale des actes produits (la t2a, tarification à l’activité) ne se confond pas avec le salaire des soignantes, qui dépend de leur qualification et non pas des actes qu’elles ont posés. On est aux antipodes des autoentrepreneurs Uber ou des magasiniers d’Amazon qui sont payés à la tâche.
4En effet, qu’il s’agisse des fonctionnaires ou des salarié·e·s à statut d’entreprises publiques, le salaire est un attribut de la personne. On l’a vu pendant le confinement : ce sont les seul·es qui ont été assuré·e·s de conserver leur salaire. Et si les employé·e·s du privé l’ont conservé à hauteur de 84 % alors que tou·te·s les payé·e·s à la tâche (indépendant·e·s, contrats à durée déterminée, intérim, etc.) étaient en grande difficulté, c’est parce que l’invention de l’emploi, avec le Code du Travail, a créé un affrontement direct entre capitalistes et collectifs de travailleurs/euses qui a imposé aux « acheteurs », « fournisseurs » ou « prêteurs » capitalistes de devenir des « employeurs » comme l’a magistralement montré Claude Didry [3]. Cet affrontement a été la matrice de l’invention du salaire à la qualification, cœur de la bataille du siècle dernier sur les conventions collectives. Toutefois la qualification dans le secteur privé est inachevée, car liée au poste de travail, fragilisant le/la salarié·e en cas de suppression du poste. Si la qualification est non pas liée au poste de travail, mais à la personne même comme dans le grade de la fonction publique, la dissociation entre reconnaissance des droits économiques de la personne et validation de son activité comme travail est telle que le salaire est un droit quelle que soit la tâche effectuée. C’est pour cela qu’il n’y a pas de chômage chez les fonctionnaires et que leur pension de retraite est la poursuite de leur dernier (et donc meilleur) salaire. Ce conquis de la qualification, et donc du salaire, comme attribut de la personne, n’en est pas resté au secteur public. On le trouve sous une forme atténuée chez les retraité·e·s du régime général, chez les chômeurs/euses et, sous une forme indirecte, chez les employé·e·s de branches où le poids syndical a permis d’imposer un droit à la carrière salariale avec obligation pour l’employeur de fournir, à la mutation, un emploi au moins aussi qualifié que le précédent.
5La généralisation à tou·te·s les adultes, de 18 ans [4] à leur mort, d’un salaire à la qualification personnelle, est possible car il concerne déjà peu ou prou le tiers des plus de 18 ans. Cette généralisation est au demeurant nécessaire pour éviter que, dans la foulée de la mise en extinction de la fonction publique et des statuts d’edf, de la ratp ou de la sncf, la contre-révolution capitaliste n’en finisse avec le droit au salaire des chômeurs et des retraités (c’est l’enjeu des « réformes » en cours de l’Unedic et de la retraite), puis avec le salaire à la qualification du poste dans l’emploi du secteur privé, pour aboutir à ce qui est l’obsession de la bourgeoisie depuis que lui a été imposé le Code du Travail : revenir à la rémunération à la tâche avec le filet de sécurité d’un revenu universel.
6À l’opposé de ces reculs, la reconnaissance de la valeur économique du travail domestique peut être une étape vers la généralisation du salaire à la personne. Pourquoi ne pas s’inspirer de l’entrée du travail de soins de santé dans la valeur économique, au cours des années 1960 ? Une cotisation sociale interprofessionnelle, versée par toutes les entreprises au prorata de leur valeur ajoutée, permettrait à la caisse de sécurité sociale d’assurer à tou·te·s les professionnel·le·s du travail domestique un salaire à la personne. Une telle proposition ne vaut pas d’ailleurs que pour le travail domestique, mais pour tous les travaux. De nombreuses réflexions sont aujourd’hui en cours pour la mise en sécurité sociale de l’alimentation, de l’habitat, du transport de proximité, de l’énergie, de la culture [5].
Mettre femmes et hommes à égalité devant le temps consacré à la carrière professionnelle, à la dynamique de celle-ci et aux activités librement choisies
7Incontestable support d’une reconnaissance du travail domestique, la généralisation du salaire à la qualification personnelle doit s’attaquer au patriarcat qui discrimine aujourd’hui toutes les carrières féminines, dans le public comme dans le privé. La répartition du temps de travail domestique entre hommes et femmes, le déroulement des carrières et l’inégalité devant le salaire ne bougent qu’à la marge alors qu’au cours des dernières décennies le taux d’activité des femmes a rejoint celui des hommes. En France, s’agissant du seul travail domestique quantifié par l’Insee (dans une définition restreinte), la baisse de treize points en trente-six années du temps consacré à ces tâches par les femmes s’explique surtout par le fait qu’elles s’y sont soustraites (- 1 heure 25 minutes), moins parce que les hommes y contribuent davantage [6] (+ 33 minutes). L’arrivée d’enfants dans le couple n’augmente pratiquement pas la contribution, minoritaire, du père au travail domestique mais amplifie celui des femmes [7].
8À question structurelle, réponse structurelle : les arrangements domestiques de « partage des tâches », les lois et les accords d’« égalité salariale femmes/hommes » laissent la situation inchangée. Cela parce que, tout comme il paraît incongru de demander à la classe des capitalistes de ne plus exploiter les salarié·e·s, il paraît incongru de demander à la classe des hommes de renoncer aux bénéfices du patriarcat. Nous examinons trois pistes, comme autant de questions ouvertes.
9Premièrement, si le salaire à la personne assure aux femmes un salaire et un statut politique égaux à celui des hommes, il ne garantit pas la fin de la ségrégation salariale dont elles font l’objet. Et si elles la subissent, c’est parce que ce sont des femmes. Cette discrimination patriarcale ne disparaîtra pas avec le salaire attribué à la personne. Il importe alors de réfléchir à une étape nouvelle dans la conquête du salaire à la personne : celle de son unicité. Si, dans une société en train de sortir du capitalisme, la qualification, entendue comme la reconnaissance d’une capacité et d’une responsabilité de chaque adulte dans la création de la valeur économique, devient un attribut de la citoyenneté, avec le salaire comme droit politique, qu’est-ce qui légitime sa différence de niveau d’une personne à l’autre ? Un statut de la personne ainsi enrichi d’un droit politique à la qualification et à la décision sur la production suppose la recherche d’autres institutions que la hiérarchie des salaires pour la bonne répartition des personnes dans la production de valeur. Un salaire unique supprimerait la disqualification dont les femmes sont victimes.
10Deuxièmement, si une sécurité sociale du travail domestique se met en place pour en décharger les femmes, la naturalisation de son caractère féminin est tellement enracinée que la question se pose de rendre obligatoire la parité de genre dans les professionnel·le·s, parité dans les effectifs, dans les tâches et dans les niveaux de responsabilité. D’autre part, il faudra s’assurer que le droit du travail s’appliquera pleinement à la partie de ce travail qui sera effectuée dans la sphère dite privée, car aujourd’hui, les contrôles du respect du droit du travail au domicile sont difficiles.
11Troisièmement, la généralisation du salaire à la personne présente une perspective intéressante pour assurer l’indépendance financière des femmes vis-à-vis des hommes. Il leur permet de décider de mettre fin à leur vie en couple sous le même toit, y compris en cas de violence conjugale. S’il y a des enfants, la décohabitation s’attaque bien sûr au travail gratuit des femmes au bénéfice des hommes. Sauf si la garde n’est pas partagée de manière égale, ce qui est le cas aujourd’hui et laisse quasiment toute la charge du travail domestique aux mères, les pères ne l’assumant que de temps en temps. Les décohabitations ne devraient-elles pas se faire exclusivement sur la base d’une égalité de temps de garde des enfants ?
Notes
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[1]
Nous reprenons la définition large du travail domestique proposé par Christine Delphy qui intègre, outre les tâches domestiques, notamment le travail des femmes pour leurs conjoints travailleurs indépendants.
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[2]
Le salaire à la personne se distingue du salaire au poste, à la tâche ou à la pièce, en ce qu’il est attribué à la personne du/de la salarié·e, quel que soit son travail, dans ou hors de l’emploi. Le salaire des soignant·es et le traitement des fonctionnaires en sont deux illustrations.
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[3]
Claude Didry, 2016, L’institution du travail-droit et salariat dans l’histoire, Paris, La Dispute.
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[4]
Envisageable avant 18 ans, dans la perspective de soustraire également les jeunes à l’exploitation domestique ? C’est une question ouverte.
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[5]
Nous renvoyons le lecteur et la lectrice au site de l’association d’éducation populaire Réseau salariat qui a travaillé ces questions <https://www.reseau-salariat.info/>, ainsi qu’à la rubrique « Groupe femmes » qui réfléchit aux thèses défendues ici sur la qualification personnelle dans une perspective féministe <https://www.reseau-salariat.info/groupes/femmes/>.
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[6]
Source : Insee, enquête Emploi du temps, 2010.
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[7]
Le temps hebdomadaire consacré par les femmes au travail domestique et éducatif (périmètre intermédiaire) est de 30,8 heures contre 17,1 pour les hommes avec un enfant, 32,6 heures contre 16,1 avec deux enfants, 37,9 heures contre 20,8 avec trois enfants ou plus (source : Delphine Roy, 2012, « Le travail domestique : 60 milliards d’heures en 2010 », Insee première, n° 1423, p. 3).