1Autrice de La puissance des mères, pour un nouveau sujet révolutionnaire, Fatima Ouassak est politologue et militante des quartiers populaires. Elle a fondé le Front de mères, syndicat de parents des quartiers populaires
2Peux-tu revenir sur la création du Front de mères ?
3Le féminisme en France a longtemps dissocié femmes et mères, et a eu tendance à ne pas reconnaître les mères comme force politique, voire à mépriser leur point de vue : être mère est souvent considéré comme aliénant. Mon ambition est de contribuer à faire des mères une force de rupture et d’émancipation, à redonner de la puissance politique aux mères en général, et en particulier à celles qui vivent dans les quartiers populaires [1]. C’est pour cette raison que nous avons créé le Front de mères. Au départ, c’est lié à une difficulté à laquelle nous avons été confrontées à l’école, à propos de la nourriture à la cantine : la viande est imposée dans les assiettes et, du même coup, les parents se trouvent dépossédés de ce que mange leur enfant au sein de l’institution. Si cela ne nous convient pas, on nous explique qu’on peut venir récupérer l’enfant le midi, alors que nous sommes nombreuses à avoir un travail salarié. Au départ, c’est au sein de la Fédération des conseils de parents d’élèves (fcpe) que je propose la solution que pourrait être l’alternative végétarienne à la cantine mais ça n’est pas entendu : on me reproche d’instrumentaliser l’association de parents d’élèves à des fins en -iste, « islamiste », « fondamentaliste ». On me reproche de faire de l’entrisme pour y imposer mes idées « racialistes ». Très concrètement, c’est parce que la fcpe a refusé de nous considérer comme parents légitimes qu’on a dû fonder le Front de mères ; c’est donc une organisation née d’une rupture avec cette dépossession de notre rôle de mère, précisément le rôle que l’on pourrait jouer dans la décision politique concernant l’éducation, la transmission, les enfants.
4Dans les années 1970, bell hooks [2] écrivait que, si pour les classes moyennes, il s’agissait de sortir du foyer, cette question se posait différemment pour les femmes des classes populaires et/ou non blanches dans la mesure où elles travaillent depuis longtemps hors du foyer. L’investissement dans le foyer de ces dernières pouvait devenir un instrument de résistance à l’ordre raciste, l’espace domestique n’étant pas systématiquement synonyme d’aliénation, pouvant être un refuge. Qu’en penses-tu ?
5De mon côté, j’utilise plutôt la notion de « famille-ressource » lorsqu’il est question des familles de l’immigration post-coloniale vivant dans les quartiers populaires en France, étant donné le contexte hostile qu’est la société française et d’autant plus quand il y a des injonctions de la part des institutions à la rupture familiale. Mais il me semble que le foyer ne constitue pas un refuge pour autant, il y a un vrai enjeu à sortir, pour s’organiser et résister. Lorsque j’étais petite, je passais tout mon temps dehors, il n’y avait pas de place dans l’appartement. À l’époque, le refuge, c’était le quartier, c’était dehors. Aujourd’hui, je ne laisse pas ma fille de 7 ans sortir seule, et ce, d’autant qu’on habite au-dessus d’un commissariat : il y a un travail de réappropriation de nos territoires à faire, car on n’est pas considérés comme étant chez nous en dehors de nos appartements exigus.
6Le Front de mères porte-t-il la revendication de la rémunération du travail domestique ?
7En tant que militante du Front de mères, je ne me sens pas concernée par la question de la rémunération du travail domestique, je ne pense pas que cela réponde réellement à nos besoins, cette question me semble trop technique. Fondamentalement, je pense que la question de la rétribution du travail domestique nous passe un peu « au-dessus », c’est une question qui me paraît « décalée ». Pendant le confinement en mars 2020, une camarade du Front de mères à qui la journaliste demandait qui s’occupait de la lessive dans le couple, avait répondu : « On s’en fout de la lessive, elle s’accumule, qu’elle meurt la lessive, la question c’est que vont devenir mes enfants qui eux accumulent du retard scolaire… ». Ce dispositif, la rétribution du travail domestique, paraît répondre à des besoins très situés socialement. Un peu comme l’action militante qui consiste à arrêter le travail professionnel plus tôt dans l’après-midi pour dénoncer les inégalités de salaire, de fait dans les secteurs d’activité où travaillent plutôt des femmes blanches de classes moyennes et supérieures. Ça ne répond pas aux problématiques des femmes de classes populaires ou du moins, celles qui s’impliquent dans le Front de mères. D’ailleurs, durant la crise sanitaire, une journaliste d’un magazine écologiste m’a demandé comment le travail domestique était régulé dans les quartiers populaires et la question m’avait semblé totalement décalée. Pourquoi s’inquiète-t-on des relations entre racisé·e·s alors même qu’on ne questionne pas les relations entre blanches et racisées, lorsque les tâches leur sont déléguées. Évidemment il y a une forme de méfiance lorsqu’on nous interroge sur le rapport que l’on a à nos frères et conjoints, étant donné le haut degré d’instrumentalisation de ces questions par les pouvoirs publics en France.
8Et au fond, je crois que la rémunération pourrait induire un contrôle, d’une manière ou d’une autre : c’est aussi pourquoi je ne suis pas convaincue. En effet, parmi les stéréotypes répandus, il y a l’idée selon laquelle les femmes de classes populaires, racisées en particulier, font des enfants sans réfléchir, « c’est comme ça chez les Noirs et les Arabes, ils font des enfants pour les allocations familiales ». Moi, j’avais sept frères et sœurs et il n’y avait jamais assez de place sur la fiche à remplir à la rentrée. Ça m’obligeait à écrire dans la marge, comme pour mieux me signifier que ma famille n’était pas normale, trop d’enfants. On considérait que nos parents étaient venus profiter du système des allocations. Aujourd’hui, certains hommes politiques affirment qu’on détourne l’argent qu’on nous alloue à la rentrée scolaire. D’autres menacent de nous retirer les allocations familiales dès que nos enfants expriment dans l’espace public leur colère face aux injustices : des voitures ont brûlé cette nuit, retirons les allocations aux parents démissionnaires. Dans ce contexte raciste, une rétribution du travail domestique ne deviendrait-elle pas un instrument de contrôle supplémentaire ?
9Pourtant, il me semble que tu prônes une revalorisation du « travail de mères » en quelque sorte ? Comment l’envisages-tu ?
10Effectivement, je ne suis pas non plus d’accord avec l’idée longtemps portée par des féministes blanches selon laquelle l’émancipation des femmes et des mères ne peut se faire que dans le travail professionnel, en dehors du foyer. Aujourd’hui, les classes moyennes voire supérieures font davantage à manger chez elles que les classes populaires qui n’ont plus le temps de cuisiner. Souvent, certaines femmes qui vivent dans les quartiers populaires aimeraient avoir le temps de cuisiner, ça devient un luxe d’avoir le temps de s’occuper de son foyer, de ses enfants, sans stress, en prenant le temps justement, notamment pour celles qui doivent aller cuisiner et faire le ménage pour d’autres, en échange d’un salaire de misère. Le problème pour moi est davantage lié à des horaires pas adaptés, à la fatigue, etc. plutôt qu’à la non-rétribution de ce travail. C’est le problème plus général de l’organisation du travail, de nos conditions matérielles d’existence ; on occupe souvent un sous-marché du travail à très faible valeur sociale, en intérim et autres contrats à durée déterminée, avec horaires hachés et santé mentale bousillée, on vit dans des tout petits espaces humides, mal isolés, vétustes, toujours trop petits. Comment s’organise-t-on pour avoir le temps d’apprendre à nos filles et à nos garçons à faire à manger ? Dans le groupe du Front de mères de Bagnolet, on discute beaucoup du fait d’être obligées d’acheter des surgelés, de la nourriture industrielle. Je n’ai jamais entendu une femme habitant les quartiers populaires dire qu’elle voulait être payée par l’État pour son travail à la maison ; je pense que notre rapport au travail domestique n’est pas le même que pour certaines femmes blanches de classes moyennes et supérieures. D’ailleurs, je ne vois pas les choses de la même façon que beaucoup de féministes lorsqu’elles dévalorisent la notion de « sacrifice », avec cette idée qu’il faut faire des choses pour soi et non pour ses enfants et qu’il n’est pas question de « se sacrifier » pour eux. C’est très différent dans la classe populaire, en particulier dans l’immigration, je pense que c’est lié à l’exil. Je me souviens que ma mère voulait qu’on ajoute neuf mois à notre âge pour compter le temps de grossesse. Depuis que mes enfants sont nés, je leur dis que je les ai portés neuf mois et que je les ai allaités deux ans, c’est valorisé. Chez les immigré·e·s, dans les quartiers populaires, c’est très valorisé et valorisant de se sacrifier, d’être prêt·e à tout pour ses enfants, il y a là pour moi des perspectives en termes de stratégie politique à explorer. On n’envisage pas le soin aux enfants de la même façon et d’ailleurs, on ne se pose pas la question de la répartition de ce travail domestique de la même manière.
11En d’autres termes, le travail d’éducation et de transmission a peu de valeur sociale et politique et c’est à nous de lui en donner, sans forcément le convertir en euros. La priorité pour les personnes qui en sont dépossédées, et c’est le cas des femmes et des mères habitant les quartiers populaires, c’est de reprendre le pouvoir politique et l’espace public confisqués. Au Front de mères, nous ne considérons pas forcément qu’être mère, c’est aliénant, que de s’occuper de ses enfants, c’est aliénant, la priorité pour moi c’est d’exister politiquement en tant que femme et mère habitant les quartiers populaires, avoir nous aussi nos espaces, pour, nous aussi, poser ces questions : quels sont nos besoins réels ? Quels sont les besoins réels de nos enfants ?