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1« Le salaire au travail ménager » est une revendication de courants féministes des années 1970, portée notamment par Mariarosa Dalla Costa et Selma James [1973] et Silvia Federici [1975]. Mais, dès le départ, ce projet a rencontré de fortes oppositions venant d’autres féministes – notamment en France. Peut-être que cette résistance française s’explique par notre passé politique : l’introduction de l’Allocation de mère au foyer en 1939, transformée en Allocation de salaire unique par le gouvernement de Vichy, visait à glorifier la mère au foyer et à favoriser la natalité. Dans les années 1980, les diverses allocations au congé parental, dénoncées par les féministes, ont eu une incidence sur le retrait d’activité d’une frange de mères, parmi les plus précaires. Ces allocations publiques se sont adressées aux mères, dans l’objectif de leur faire quitter le monde du travail, en échange d’un « salaire maternel » qui ne dit pas son nom. Enfin l’influence de Christine Delphy explique aussi cette spécificité française car elle n’a jamais défendu de façon explicite un salaire au travail domestique.

2Les critiques portées à l’époque contre le salaire au travail ménager sont à mon sens toujours d’actualité [Robert, 2014], même si le point de départ d’une telle revendication est juste, bien évidemment : l’invisibilité du travail domestique, le constat affligeant de son non-partage. Mais, pour autant, les solutions retenues par les « pro-salaire ménager » ne me convainquent pas, d’autres choix me semblent plus souhaitables.

Mesurer n’est pas rémunérer

3La mesure du travail domestique, en heures et en valeur monétaire, a été portée en France par Ann Chadau et Annie Fouquet dès les années 1980. Ces travaux ont contribué à valoriser le travail domestique, représentant en 2010, 60 milliards d’heures, soit l’équivalent de 33 % du produit intérieur brut (s’il était payé au smic) [Roy, 2012]. Mais cette valorisation ne signifie pas rémunération. Mesurer le travail domestique, montrer qu’il représente au moins 10 000 milliards de dollars dans le monde [Oxfam, 2020], vise à frapper les esprits, à dénoncer les inégalités de genre, sans pour autant envisager sa rémunération. Ainsi Oxfam prône, dans son rapport, le développement des services publics et des mesures en vue du partage des tâches mais non la rémunération de ces activités.

4Les risques de monétarisation du travail domestique et familial sont nombreux. Florence Jany-Catrice et Dominique Méda [2011] en ont exposé plusieurs : celui d’abord d’un retour à la théorie des deux rôles complémentaires entre les femmes et les hommes « voire une revendication d’une rémunération (du type “salaire maternel”) » (p. 158). Le second risque est celui de la « marchandisation ». Cela signifierait l’envahissement d’une conception utilitariste à propos d’activités situées au sein de la vie privée. Enfin, la plupart de ces évaluations déconsidèrent le travail domestique : en prenant généralement le smic horaire comme référence, on en arrive à nier toute la diversité de ces activités, à leur ôter tout contenu affectif et relationnel et à les niveler vers le bas, alors qu’elles relèvent de diverses compétences techniques.

Nous ne sommes pas toutes et avant tout des ménagères !

5Lorsque l’on se (re)plonge dans les textes sur le salaire ménager, on est saisi par une fixation sur le travail ménager : « Les femmes sont toutes et avant tout des ménagères » titrait le Collectif L’Insoumise [1977]. On peut contester cette approche : comme si inéluctablement, toute femme se définissait par un foyer, était en couple et avait des enfants. Même si c’est le cas de la majorité, l’assignation des femmes à la sphère domestique ne ferait que se renforcer avec un tel salaire ménager. Le risque de naturaliser les rôles sociaux est réel, même si ces féministes s’en défendent : ainsi Silvia Federici [1975] pense ce salaire « contre » le travail ménager, comme une arme aux mains des ménagères pour s’imposer dans une négociation et pouvoir refuser d’effectuer ces tâches. Mais, concrètement, où pourraient se jouer de telles négociations, qui en déterminerait les termes et le contenu ? N’y a-t-il pas au contraire un risque d’assigner encore davantage les femmes aux tâches domestiques ?

6Les recherches féministes françaises des années 1980 (notamment celles de Danièle Kergoat ou Margaret Maruani) sur le travail et le genre ont tout au contraire contribué à affranchir les femmes de leur seule assignation au domestique, en soulignant que leur appartenance au monde du travail ne relevait pas d’un choix, notamment pour les plus modestes d’entre elles.

Pourquoi un tel rejet du travail rémunéré ?

7En Italie – l’un des « foyers de cette insurrection » – ces luttes s’inscrivent dans un contexte où les femmes sont peu salariées mais restent avant tout des ménagères. Or, en France comme dans bon nombre de pays occidentaux, les femmes ont toujours travaillé et pas seulement pour assurer ces tâches domestiques (agriculture, artisanat, puis textile, etc., voir les travaux de Sylvie Schweitzer [2002] et ceux de Margaret Maruani et Monique Meron [2012]).

8En réalité, ces théories « pro-salaire ménager » visent à s’affranchir du travail salarié – surtout et seulement pour les femmes – plutôt que de le transformer. On peut lire dans Le Foyer de l’insurrection : « Vouloir être identiques aux hommes, éliminer la différence : voilà ce que signifie “droit au travail”. […] L’égalité au travail, on n’en veut pas et même cela nous horrifie » [Collectif l’Insoumise, 1977, p. 90]. Selon Louise Toupin [2014], ces théoriciennes critiquent le mouvement féministe qui se trompe quand il veut améliorer et favoriser le travail des femmes à l’extérieur et défendre des services publics comme les garderies. Cette approche gomme toute la diversité et la multiplicité des luttes des femmes dans le monde du travail, pourtant nombreuses et fort anciennes.

9Ce rejet du travail salarié se retrouve plus récemment dans les approches de « l’éthique du care » [Laugier et Molinier, 2018] qui dénoncent le « modèle viriliste du travail rémunéré ». Elles prônent une conception du travail élargi aux activités domestiques qui pourrait être reconnu via le revenu universel. Penser s’affranchir de cette façon du travail rémunéré, en valorisant le care, nie toute source d’émancipation et de lien social du travail rémunéré et renforce au contraire les inégalités entre les femmes et les hommes [Silvera, 2018].

Que faire ?

10Le partage du travail domestique et familial reste un combat pertinent et évident, qui n’efface pas la nécessité de défendre la place des femmes sur le marché du travail. Bien évidemment, les combats pour l’égalité au travail (rémunéré) entre les femmes et les hommes sont loin d’être aboutis (égalité salariale, revalorisation des professions féminisées, mixité des formations et métiers, lutte contre la précarité et le sous-emploi, etc.). Mais les deux dimensions de « la maudite conciliation » entre vie professionnelle et vie personnelle sont d’actualité et inséparables. D’ailleurs les appels de ces dernières années à la grève féministe, très suivie notamment en Suisse ou en Espagne, ne portent pas seulement sur la grève du travail domestique. Des millions de femmes ont cessé le travail professionnel, entravant ainsi le fonctionnement économique de leur pays, pour le partage des tâches domestiques, mais aussi l’égalité salariale, les conditions de travail et le droit à l’emploi.

11Pour aller plus loin, certaines revendications doivent être remises au goût du jour. En premier lieu, réaffirmer l’enjeu de la réduction du temps de travail (rémunéré et non rémunéré) pour tous et toutes est central, en limitant fortement les temps de travail longs des hommes et en combattant le temps partiel court des femmes. Certes, le passage aux 35 heures ne s’est pas traduit par un partage des tâches domestiques, mais on peut penser qu’une nouvelle campagne féministe en faveur de la réduction du temps de travail (rtt) pourrait mieux porter cette question. Réduire le temps consacré à certaines tâches ménagères fait également partie de la réponse : en Suède, nous rappellent François-Xavier Devetter et Sandrine Rousseau [2011], les temps domestiques sont plus faibles et les exigences moindres.

12À cela s’ajoute une refonte nécessaire de la politique familiale, pour qu’elle soit sans ambiguïté, véritablement féministe. Certes, notre politique familiale contribue en partie à un modèle égalitaire, en offrant par exemple des possibilités d’accueil d’enfants dès la fin des congés maternité. Mais cette politique est insuffisante et surtout contradictoire avec certains dispositifs, comme les congés parentaux incitant les femmes les plus précaires à se retirer du marché du travail. Ce congé parental doit être court, totalement partagé et rémunéré au prorata de la rémunération des parents. C’est aussi toute la politique sociale et fiscale qui doit être remise à plat, avec notamment l’individualisation de tous les droits sociaux (dont tous les minima sociaux) et la remise en cause du système de quotient conjugal qui est une prime aux couples mono-actifs, et s’apparente d’ailleurs à un salaire au travail ménager.

13Enfin, un véritable service public de prise en charge « du soin et du lien aux autres » est nécessaire. Un droit d’accueil pour chaque enfant et un véritable accompagnement des personnes en perte d’autonomie ou handicapées permettront d’accompagner les familles – et pas seulement les femmes –, ce serait un allègement conséquent des tâches domestiques. Comme le montrent François-Xavier Devetter et Sandrine Rousseau [2011], les différentes politiques en la matière ont favorisé la mise en place de « services de confort » destinés aux ménages les plus aisés et qui s’apparentent à de la domesticité (en exploitant d’autres femmes plus vulnérables, souvent immigrées pour réaliser les tâches ménagères). La réaffectation de ces fonds permettrait de financer ce service public et d’investir réellement dans la professionnalisation et la revalorisation des métiers du soin et du lien [Bonnel et Ruffin, 2020]. Contrairement à ce que certaines féministes ont mis en avant, ces professions ne sont pas un simple prolongement des tâches ménagères, elles font appel à de vraies compétences et d’importantes responsabilités qui doivent être reconnues pour leur technicité et objectivées.

14Finalement, le risque principal d’un tel salaire est, tout comme pour le revenu universel, celui d’accentuer encore l’existence d’une société à deux vitesses : d’un côté une frange de salariés ultra-qualifiés et bien rémunérés, en majorité des hommes et, de l’autre, les bénéficiaires d’un tel salaire au travail ménager (ou d’un revenu universel), centré·e·s sur le travail gratuit, et assigné·e·s au care, certes moins dépendantes d’un mari mais davantage encore de l’État. Est-ce bien la société que nous voulons ?

Références bibliographiques

  • Bonnel Bruno et Ruffin François, 2020, « Les métiers du lien », Rapport d’information de l’Assemblée nationale, n° 3126, 21 juin.
  • En ligneChadau Ann et Fouquet Annie, 1981, « Peut-on mesurer le travail domestique ? », Économie et Statistiques, n° 136, p. 29-42.
  • Collectif LInsoumise, 1977, Le foyer de l’insurrection. Textes sur le salaire pour le travail ménager, Genève, Collectif l’insoumise.
  • Dalla Costa Mariarosa et Selma James, 1973, Le pouvoir des femmes et la subversion sociale, Genève, Librairie L’Adversaire.
  • Devetter François-Xavier et Rousseau Sandrine, 2011, Du balai. Essai sur le ménage à domicile et le retour de la domesticité, Paris, Raisons d’agir.
  • En ligneJany-Catrice Florence et Méda Dominique, 2011, « Femmes et richesse : au-delà du pib », Travail, genre et sociétés, n° 26, p. 147-171.
  • Federici Silvia, 1975, « Le salaire contre le travail ménager » in Collectif L’insoumise, op.cit., p. 93-108.
  • En ligneLaugier Sandra et Molinier Pascale, 2018, « Intégrer le care dans la réflexion sur le revenu universel », Travail, genre et sociétés, n° 40, p. 157-162.
  • Maruani Margaret et Meron Monique, 2012, Un siècle de travail des femmes, Paris, La Découverte.
  • Oxfam, 2020, Celles qui comptent. Reconnaître la contribution considérable des femmes à l’économie pour combattre les inégalités, https://www.oxfam.org/fr/publications/celles-qui-comptent.
  • Robert Camille, 2014, « Le salaire au travail ménager : réflexion critique sur une lutte oubliée », Possibles, vol. 38, n˚ 1, p. 13-26.
  • Roy Delphine, 2012, « Le travail domestique : 60 milliards d’heures en 2010 », Insee Première, n° 1423, novembre.
  • Schweitzer Sylvie, 2002, Les femmes ont toujours travaillé, Paris, Odile Jacob.
  • En ligneSilvera Rachel, 2018, « Le revenu universel, quels risques pour les femmes ? », Travail, genre et sociétés, n °40, p. 163-168.
  • Toupin Louise, 2014, Le salaire au travail ménager, Montréal, Les Éditions du Remue-ménage.
Rachel Silvera
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Mis en ligne sur Cairn.info le 10/11/2021
https://doi.org/10.3917/tgs.046.0189
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