1Dans les années 1968, 1970, je faisais partie du mlf (Mouvement de libération des femmes) et jamais la question de la rémunération du travail domestique ne s’est posée. La rémunération du travail domestique, c’était la position italienne, celle de Silvia Federici, de Selma James et de son ouvrage qui est sorti en 1972 [2]. Cela n’a jamais été repris par le mouvement français et c’est très bien. Je ne comprends même pas le fond de cette proposition. Qui rémunérerait ce travail ? L’État comme « représentant du capital » ? Mais d’abord l‘État n’est pas le représentant du capital, même s’il le soutient. Et je ne vois pas comment on arriverait à faire payer l’État pour cela alors que l’on n’arrive même pas à faire payer les capitalistes. Et puis l’idée que le travail domestique profite au capitalisme c’est une idée qui à mon avis n’a pas de raison d’être. Ce n’est pas le capitalisme qui profite du travail domestique, ce sont les hommes.
2Alors oui, si jamais quelqu’un doit payer ce travail, ce sont les hommes, et j’avais évoqué cela dans « Par où attaquer le “partage inégal” du “travail ménager [3]” ? » J’avais proposé, pour les couples déjà cohabitants, de faire payer les hommes qui ne voudraient pas faire leur part au lieu que ce soit la société qui paie et, à ce titre, de supprimer tous les avantages – salariaux, sociaux et fiscaux – des hommes ayant une femme au foyer : « Pour l’instant, non seulement les hommes ne paient pas le travail de leur femme, qu’ils l’utilisent comme travail ménager ou comme travail professionnel, mais l’État leur paie une bonne partie du coût d’entretien de cette femme ». J’avais ainsi suggéré que toutes les femmes « inactives » devraient être salariées par leur mari ou concubin et que cette obligation de salarier une épouse « inactive » devrait évidemment être associée à l’éradication de l’aide de l’État : « Sans cette aide, la plupart des maris ne pourront salarier leur femme. Ceci ne garantira pas qu’ils fassent leur part du travail ménager, mais garantira que, s’ils ne peuvent salarier leur femme, ils ne puissent pas la “garder à la maison [4]”. »
3Parce que le problème majeur, en effet, c’est que les hommes ne font pas leur part, ce qui devrait être leur part. Mais pour pouvoir dire qu’ils devraient payer, il faudrait déjà arriver à prouver que ce sont les hommes qui en profitent et pour l’instant on est loin de cela. Contrairement à ce que beaucoup de gens voudraient, on ne peut pas aller ainsi, et aussi vite, d’une situation à une solution. Plutôt que de sauter par-dessus les barrières, il faut, au contraire, y aller, barrière par barrière. Il faut étudier chacune des contraintes qui pèsent sur les femmes, avant de vouloir tout réparer avec telle ou telle mesure. Et telle ou telle mesure, qui est-ce qui l’imposerait si ce n’est les femmes elles-mêmes ? Or on n’en est pas là… On n’en est pas là du tout. Regardez le temps qu’on a pris pour vraiment lutter contre les violences sexuelles ? Aujourd’hui il y a 1 % des violeurs qui sont condamnés. 1 % ! Et déjà c’est une grosse lutte. Alors pour ce qui est de remettre en cause le travail ménager… Parce que ce l’on remettrait en cause alors ce ne serait pas juste le travail ménager fait par les femmes, ce serait le mariage lui-même, la cohabitation même tout simplement.
4En réalité, il faudrait prendre barrière après barrière et étudier chacune des incitations à entrer et à rester dans un mariage, c’est-à-dire, pour une femme, à cohabiter avec un homme, qui gagne probablement entre un tiers et la moitié de plus qu’elle – et encore, si cette femme a un travail extérieur. Il y a beaucoup de raisons qui poussent les femmes vers ce genre de cohabitation. Il n’y a pas que l’amour, il y a aussi la respectabilité sociale, avoir des enfants, partager les revenus du mari, etc. Et quand les femmes ont réussi cette cohabitation, si jamais elles en sortent, elles perdent beaucoup sur tous les plans.
5Les femmes sont tout à fait conscientes qu’elles sont exploitées par leur mari. Dans de nombreux textes elles disent : « Moi j’ai essayé de lui dire que ce serait bien s’il faisait ceci, s’il faisait la vaisselle, s’il faisait la cuisine aussi » et puis elles n’y arrivent pas. Elles n’y arrivent pas et la question qu’elles se posent ensuite c’est : « Qu’est-ce que je fais ? Est-ce que je laisse tomber mon mari ? » Et ça, c’est une décision très difficile à prendre, parce qu’en général ces femmes ont beaucoup de raisons de ne pas vouloir divorcer de leur mari. D’abord parce que, si elles divorcent, c’est sur elles que va retomber tout le travail qui régule la vie des enfants. C’est un des gros problèmes. Si elles veulent divorcer, elles vont essayer de se battre pour avoir la garde des enfants et avoir la garde des enfants cela veut dire les nourrir, les entretenir, etc. C’est tirer sur un salaire qui n’est pas toujours là et qui est souvent très faible par rapport à celui du mari. Ceci avec la mauvaise volonté de toutes les juridictions, les magistratures, etc., qui font que les femmes qui divorcent n’obtiennent pas de contribution du mari, même quand elle est décidée par les tribunaux, parce que les hommes se mettent en état de non-paiement. Le débat ne se situe donc pas seulement entre continuer à faire le travail ménager, y compris la part que le mari ne fait pas, ou partir. Les femmes qui prennent ce chemin-là, et il y en a, sont terriblement perdantes. Et, cela, c’est une entrave, non seulement à la possibilité que l’homme contribue au travail ménager, mais aussi tout simplement à la vie de ces femmes. Elles sont perdantes, parce que le mari gagne toujours plus que la femme. Les hommes gagnent plus que les femmes et même, chose que la plupart des gens ne savent pas, pourtant c’est dans les statistiques : les hommes mariés gagnent plus que les hommes célibataires. Et pourquoi ? Il n’y a aucune raison à cela. Donc c’est bien qu’il y a un appui de tout le système économique, je ne dirai même pas le système capitaliste parce que capitaliste ou non, c’est l’ensemble du système et l’ensemble de l’État – c’est quand même un gros morceau l’État ! – qui favorisent cela. Voilà donc des femmes qui, pour cesser d’être avec un mari qu’elles veulent quitter (pour des raisons qui sont d’ailleurs diverses et non pas juste qu’il ne fait pas le travail ménager) se retrouvent dans la pauvreté. C’est un « choix de la pauvreté ». Evidemment il y a très peu de femmes qui vont faire ce choix. Elles ne sont pas folles quand même.
6Au lieu de demander que la société paie à la place des hommes, il faudrait donc poursuivre ces analyses et montrer comment la société aide les hommes et pas les femmes. Il faudrait par exemple montrer comment des patrons vont, à capacité égale, à diplômes égaux, payer plus les hommes mariés que les hommes célibataires, et bien sûr plus que les femmes. Il faudrait montrer que l’État se refuse à faire que les femmes soient payées à égalité avec les hommes. Et d’ailleurs « à égalité » qu’est-ce que cela veut dire puisque les femmes ne sont pas des hommes et que les hommes ne sont pas des femmes ? Qu’est-ce que veut dire l’égalité dans un système de caste ? Cela ne veut rien dire du tout. Ou alors il faudrait s’attaquer directement à la caste ou à la classe, et en l’occurrence aux classes des hommes et des femmes, étant comprises comme ce qu’elles sont c’est-à-dire des classes. Non, il ne suffit pas de changer de lunettes pour voir les choses autrement. Ce n’est pas ainsi que cela se passe. C’est tout un système complexe – l’État, les prestations sociales et puis le patronat – qui permet de favoriser les hommes, de les payer plus, etc. Tout cela constitue une force considérable et c’est à cela qu’il faudrait s’attaquer. Il faudrait le montrer plutôt que de se plaindre que les femmes ne sont pas autant payées que les hommes… Mais comment les femmes pourraient-elles être autant payées que les hommes alors que la catégorie « homme » existe justement parce qu’il s’agit de gens mieux payés que les autres ? Et ce n’est qu’un de leurs avantages.
7Il faudrait continuer à étudier de façon empirique et à mettre en cause tous ces éléments qui poussent les femmes dans ce genre de contrat avec les hommes, toutes ces contraintes qui pèsent sur les femmes. Il faut étudier les raisons pour lesquelles les femmes se mettent en couple, ont des enfants, comment le travail domestique devient absolument indispensable parce que, sinon, elles ne profitent pas d’une part du salaire supérieur du mari, elles perdent beaucoup de choses si elles sortent de la cohabitation. Et pour chacune de ces contraintes, chacune de ces barrières, il faudrait étudier la lutte qui est nécessaire et ensuite parvenir à relier ce problème à tous les autres.
Notes
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[1]
Texte issu d’un entretien avec les coordinatrices de la controverse.
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[2]
Selma James, Mariarosa Dalla Costa, The Power of Women and the Subversion of Community, Bristol, Falling Wall Press, 1972.
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[3]
Christine Delphy, 2003, « Par où attaquer le “partage inégal” du “travail ménager” ? », Nouvelles questions féministes, n° 22, p. 47-71 <https://www.cairn.info/revue-nouvelles-questions-feministes-2003-3-page-47.htm>.
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[4]
Ibidem.