1À l’occasion de la fête des mères 2020, juste après le premier confinement, des militantes féministes ont présenté « la facture » qu’a représenté leur travail domestique durant la crise : « notre facture est celle que nous envoyons à l’État, qui s’est délesté de dépenses socialisées sur les femmes, comme l’école ou la prise en charge des dépendant·e·s. Notre facture est symbolique : nous voulons visibiliser le travail gratuit des femmes qui bénéficie aux hommes et à l’État [1]. » Sur la page du calculateur proposé en ligne on peut ainsi lire : « Mon travail n’est peut-être pas payé mais il a une valeur. Et la revalorisation du travail féminin, ça commence ici et maintenant : 20 euros de l’heure ira bien, merci. ». De même, en Allemagne, des femmes ont envoyé les factures aux Länder, du fait de la fermeture des écoles, avec le détail du travail effectué durant le confinement [2]. La question du travail domestique, de sa valeur et de sa non-rémunération, s’est donc retrouvée sous les projecteurs politiques et médiatiques pendant la crise sanitaire [3]. Elle est alors associée à celle, plus large, de la revalorisation du travail reproductif, du travail à la fois domestique et professionnel de reproduction de la vie, ce travail mal ou peu rémunéré, majoritairement pris en charge par les femmes et « essentiel » [Bhattacharya et al., 2020].
2Bien que posée de façon plus centrale à cette occasion, la question de la rémunération du travail domestique faisait déjà l’actualité en juin 2019, lorsque la presse quotidienne [4] et des sites internet de plusieurs magazines dits « féminins [5] » se faisaient l’écho de cette décision de la justice argentine du 10 juin 2019, présentée comme une première dans ce pays, condamnant un homme à verser à son ex-femme huit millions de pesos pour les tâches domestiques qu’elle a effectuées, sans rémunération, pendant leurs vingt-sept ans de mariage. Au même moment et là encore à l’occasion de la fête des mères, plusieurs journaux rendaient compte de cette étude réalisée par ProntoPro, une plateforme de services italienne qui vient de s’installer en France, estimant à 6 400 euros net par mois le salaire mérité par les femmes au foyer [6]. En Suisse c’est à l’occasion de la couverture de la grève féministe historique du 14 juin 2019 que la question de la rémunération du travail domestique a été régulièrement posée dans la presse [7].
3Cet engouement médiatique est sans aucun doute le produit de la nouvelle dynamique féministe mondiale et, en particulier, des grèves féministes massives qui ont rassemblé des millions de femmes, d’abord en Argentine, après le féminicide de Lucia Perez en 2016, puis dans l’État espagnol et en Suisse. Bien avant la pandémie, les grèves féministes internationales ont remis le projecteur sur le travail domestique, son invisibilité et sa dévalorisation [Federici et al., 2020]. « Nous nous mettons en grève pour valoriser le travail invisible que nous faisons », écrivaient ainsi les Argentines en grève en 2017 [8], s’inspirant notamment des ouvrages de Silvia Federici tout juste traduits et, au-delà, des théories de la reproduction sociale qui rencontrent aujourd’hui un certain succès [9].
Une revendication internationale, diverse et controversée dans les années 1970
4Cette question de la rémunération du travail domestique avait été largement posée et débattue scientifiquement et politiquement dans les années 1970. Elle l’avait été à l’échelle internationale, même si elle y prenait des formes et une ampleur différentes selon les pays. Le « mouvement international pour un salaire au travail ménager », porté notamment par Silvia Federici, Selma James et Maria Rosa della Costa par exemple, se développe alors principalement en Italie, aux États-Unis et au Canada et très peu en France [Toupin, 2014]. Mais en France, à la même époque, en Bretagne plus précisément, des « femmes au foyer » s’organisent pour être reconnues comme travailleuses à part entière et demandent à créer un syndicat [Porhel, 2009]. En 1978, le colloque « Femmes et classe ouvrière », organisé à Vincennes par Madeleine Rebérioux, consacre une de ses sections au « travail ménager » sur « lequel le débat féministe s’interrog[e] alors : f[aut]-il, ou non, rémunérer ce travail “gratuit” des femmes ? » [Perrot, 2005].
5Au niveau national comme international, cette revendication de rémunération du travail domestique a donné lieu à des propositions diverses et des débats contradictoires parmi les féministes. Le Wages for housework défend un « salaire au travail ménager » payé par l’État ; certaines féministes affirment que cette rémunération doit être versée par les hommes ; d’autres s’y opposent frontalement [10]. La revendication de la rémunération du travail domestique cristallise des oppositions importantes entre différents courants du féminisme (marxiste autonome, matérialiste radical, etc.), entre leur définition de l’exploitation subie par les femmes et leurs perspectives d’émancipations. Qu’elles l’aient envisagée comme une stratégie anticapitaliste visant à faire payer au capital le travail de reproduction qu’il s’appropriait gratuitement [Federici, 1975] ou comme une stratégie antipatriarcale consistant à « faire payer les hommes qui ne voudraient pas faire leur part, plutôt que ce soit la société qui paie » [Delphy, 2003], les féministes qui ont porté cette revendication l’ont envisagée comme une stratégie féministe, à même de subvertir un rapport social capitaliste et/ou patriarcal. Celles qui s’y sont opposées y voyaient pour leur part un risque de « maintenir le statu quo de la division sexuée du travail », voire de le renforcer [Lopate, 1974]. La position des militantes féministes des années 1970-1980 dans le « domestic labor debate » en général et celle concernant la rémunération du travail domestique en particulier constituent ainsi un axe important sur lequel s’ordonnent les divisions théoriques de l’époque. Il les nourrit tout autant qu’il permet de les saisir.
Actualité et contours de la revendication
6Comment comprendre et analyser le retour de cette revendication ? En quels termes spécifiques et dans quels espaces militants se pose-t-elle réellement aujourd’hui ? Et quel lien entretient-elle avec le socle théorique qui l’a construite ? Pour répondre à ces questions nous avons sollicité à la fois Silvia Federici et Christine Delphy, qui ont toutes deux amplement participé à ce domestic labor debate initial, ainsi que des contributeurs/rices qui réfléchissent aujourd’hui sous différents angles à la valeur du travail des femmes. Deux leçons peuvent être tirées de l’ensemble de ces contributions et de leur confrontation. La première c’est que si toutes les contributions s’accordent sur la nécessité de valoriser symboliquement le travail domestique, sa rémunération n’apparaît pas au centre des différentes propositions féministes défendues. À l’exception de l’Argentine où cette revendication semble au cœur des mobilisations féministes, à la fois dans leurs dimensions associatives et sous des formes plus institutionnalisées comme le met bien en lumière la contribution de Débora Gorban. Pour le reste, les différentes contributions insistent davantage sur d’autres formes de revalorisation. Rachel Silvera souligne qu’il est essentiel de le rendre visible et le mesurer pour promouvoir son partage, tandis que Fatima Ouassak entend revaloriser le rôle des mères dans l’espace public ou que Bernard Friot et Christine Jackse proposent plutôt d’intégrer le travail familial dans la valeur économique, comme ce fut le cas pour le travail de soins de santé dans les années 1960. Si aucun·e d’entre elles et eux ne sont favorables à une rémunération directe du travail domestique, c’est là encore pour différentes raisons. Rachel Silvera souligne les risques d’assignation des femmes au domestique, dans la lignée des critiques formulées au « salaire au travail manger » dans les années 1970, critiques sur lesquelles Silvia Federici revient d’ailleurs dans son texte. Christine Jackse et Bernard Friot soulignent que confirmer la dynamique d’attachement du salaire à la personne en reconnaissant la valeur économique du travail familial ne suffira pas en soi à sortir du patriarcat. Fatima Ouassak, quant à elle, pointe le contrôle institutionnel et étatique des habitant·e·s des quartiers populaires auquel cette rémunération pourrait conduire. « Il faudrait étudier une à une les contraintes qui pèsent sur les femmes plutôt que de vouloir tout réparer avec telle ou telle mesure », rappelle Christine Delphy en déplaçant en quelque sorte le débat. Dans les réflexions opposées qu’elles développent toutes deux dans leurs contributions, Christine Delphy comme Silvia Federici soulignent pourtant d’une seule voix que la rémunération du travail domestique ne pourrait être considérée comme une stratégie féministe que si elle était portée par le mouvement des femmes, or ce n’est actuellement pas le cas. Reste l’Argentine où les mobilisations en faveur d’une rémunération du travail communautaire rejoignent les récentes propositions faites par Silvia Federici et présentées ici autour d’une « politique des communs » visant à réorienter les ressources économiques pour les mettre au service de la reproduction et décider collectivement de leur orientation et de leur distribution. On passe ainsi de la revendication pour un salaire à une revendication pour un ensemble de ressources (salaires, terres, services sociaux, etc.), d’une mobilisation internationale pour un salaire au travail ménager [Toupin, 2014] à un ancrage local des échanges et des décisions, du foyer à la communauté. « Les réponses diffèrent mais la question reste la même », insiste la représentante du courant du « salaire au travail ménager », Silvia Federici.
7Pourtant, si le « Wages for Housework » n’apparaît plus aujourd’hui à l’ordre du jour, même chez les fondatrices de ce courant, pour résoudre le « domestic labor debat », il réapparaît comme slogan, presque comme étendard de nombreuses mobilisations. Du « Wages for Students » scandé par les jeunes stagiaires en grève dans les rues de Montréal, à la campagne « Wages for, Wages against » pour la rémunération des artistes en Suisse [11], en passant par le manifeste « Wages Against Facebook » [12] qui reprend en le détournant le célèbre poème en exergue du texte « Wages Against Housework » de Silvia Federici. Au « They say it is love. We say it is unwaged work. » répond ainsi, dans le contexte du capitalisme de plateforme, « They say it is friendship. We say it is unwaged work. ». «De plus en plus de travailleurs/ses reconnaissent aujourd’hui la similarité essentielle de leur condition de travail avec celle de la femme au foyer » déclarait en 2018 Silvia Federici au sujet de ces usages militants du « Wages for ». Ne faudrait-il pas voir là, dans cet héritage à la fois transgénérationnel, transectoriel, et transnational de lutte contre le travail invisible et gratuit et pour une autre définition du salaire, la grande réussite de la revendication de rémunération du travail domestique comme stratégie féministe ?
Notes
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[9]
Les théories de la reproduction sociale comprennent des textes visant à envisager la manière dont la force de travail se trouve reproduite. Elles consistent en une relecture de Marx avec la notion de travail reproductif. Il s’agit d’une appellation réalisée a posteriori, comprenant également des élaborations féministes des années 1970.
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[10]
« À propos du salaire ménager », Cahiers du féminisme, n° 2, p. 21.
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