CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Double je propose une synthèse théorique des travaux menés par François de Singly sur l’identité personnelle depuis le début des années 1990. Il reprend en les adaptant plusieurs textes publiés sur l’ensemble de la période, et parfois peu visibles, qu’il mêle à des chapitres originaux. L’ouvrage est constitué de cinq chapitres, d’une conclusion et d’une longue postface. L’auteur présente le modèle dualiste de l’identité qui s’est imposé progressivement en Occident, est devenu dominant au milieu du xxe siècle et dont la formule la plus emblématique se retrouve chez Montaigne : « Le maire et Montaigne sommes deux, d’une séparation bien claire » (livre iii, chap. 10 des Essais). D’un côté, l’identité liée aux statuts sociaux, assignés ou choisis, ou identité statutaire et de l’autre l’identité personnelle, celle de l’individu dépouillé de ses statuts. Cette deuxième dimension a un sens qui s’est lui aussi progressivement imposé (si l’on suit Charles Taylor dans Les Sources du moi), celui de l’individu dans sa singularité, dans sa profondeur. L’explicitation de ce modèle identitaire dual et de ses tensions contemporaines constitue le cœur de l’ouvrage.

2Le premier chapitre, dont une première version a été publiée dans la revue Le débat en 1990, pose le problème de la réduction par la sociologie de l’individu à une dimension, celui d’un être porteur de capitaux, de statuts. Il peut être lu comme une autocritique dans la mesure où c’était le modèle assumé dans Fortune et infortune de la femme mariée où les femmes étaient porteuses de capitaux sociaux (le diplôme notamment) et de statuts (mariée, célibataire, divorcée). C’est aussi le présupposé fréquent d’une sociologie objectiviste dans laquelle François de Singly a été socialisé en tant que jeune sociologue (sa thèse a été réalisée sous la direction de Jean-Claude Passeron).

3Or, l’individu dans la société contemporaine revendique la part non statutaire de son identité sous deux formes :

  • l’humanité de chaque individu, qui impose un même respect quel que soit son capital ou ses statuts, qui puise ses sources dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen.
  • la personne et ses caractéristiques individuelles. François de Singly développe de façon très intéressante le cas du cadeau de Noël qui doit répondre à la fois aux exigences du statut (il doit être proportionnel à la proximité des statuts familiaux), et aux exigences d’une reconnaissance personnelle (il doit exprimer quelque chose du donneur, ou bien refléter un goût personnel du receveur). Un cadeau cher peut être décevant car s’il rappelle l’obligation de donner à Noël, il peut montrer que le donneur ne connaît pas la personne.

4Un malentendu fréquent doit être levé : réaffirmer la logique personnelle ou humanitaire ne signifie pas éliminer le poids des capitaux ou des statuts, mais c’est l’articulation entre ces deux dimensions qui est intéressante, comme on le voit dans le cas des cadeaux.

5Dans le chapitre ii, François de Singly examine les différentes façons pour les individus de faire exister, d’affirmer, de faire reconnaître leur identité personnelle à certains moments de leur vie : en se dépouillant de ses statuts (en changeant de vie par exemple comme Saint François d’Assise), par l’assouplissement des statuts ou le renoncement temporaire aux statuts (par les vacances, une pause professionnelle), par l’ouverture de fenêtres sur l’identité personnelle (lors de confidence, d’une cure psychanalytique). Ces trois modalités permettent d’articuler de différentes manières les identités statutaires et personnelles. Elles constituent aussi un risque pour l’individu, toujours vulnérable aux jugements négatifs et aux blessures symboliques.

6Le chapitre iii analyse des tensions entre l’identité statutaire et l’identité personnelle avec la question de l’écrasement de cette dernière par des identités statutaires trop fortes. Un regard des autres trop réducteur (cas d’individus stigmatisés), la dissociation ou l’écart entre les deux identités dus à une modification de capital ou de prestige (par un accident, par le cas de l’alcoolisme, par une hausse subite de son statut social) peuvent faire disparaître la personne. Être réduit à ses statuts produit une « fatigue de ne pas être soi », détournement d’un titre de livre célèbre d’Alain Ehrenberg.

7François de Singly s’interroge ensuite sur les conditions qui permettent une coexistence sans tension entre les deux dimensions de l’identité et prend l’exemple des adolescents. Les activités personnelles, négociées avec les parents, les signes personnels (comme les vêtements), les rêveries d’un ailleurs sont des formes de production de l’identité personnelle.

8Le chapitre iv questionne un des présupposés de l’énoncé de Montaigne, celui de la séparation bien claire entre les deux dimensions de l’identité. Or, parfois le codage n’est pas clair car il est en partie défini par les individus. Il ouvre un nouveau front de questions autour de la façon dont les statuts peuvent devenir des éléments de l’identité personnelle. Dire que le codage est aussi du ressort des individus c’est supposer que ceux-ci ont un certain pouvoir de coder les éléments statutaires comme statutaire ou personnel et le pouvoir de changer ce codage au fil du temps. À partir d’une enquête menée sur les enfants qui ont la même profession que leurs parents, François de Singly montre combien les situations les plus héritées peuvent être construites comme « personnelles ». Le monde des indépendants connaît donc aussi cette construction identitaire et les lourds patrimoines n’écrasent pas nécessairement l’identité personnelle de l’individu.

9Le chapitre V marque une rupture dans l’analyse car il propose des formes de construction de soi alternatives au modèle de l’identité personnelle vue comme une richesse intérieure, une « profondeur » de soi. Partant de la notion d’acte gratuit dans les romans d’André Gide, il présente un modèle d’individualisme libertaire. L’individu manifeste sa liberté par un acte non-conventionnel, arbitraire ou étrange. L’auteur prend des exemples parmi les artistes comme Morellet qui fabrique des œuvres qui semblent détachées de tout contenu psychologique, toute intention, toute référence à la personnalité ou à l’intériorité de l’artiste. Les surréalistes également en littérature faisaient disparaître le moi par le procédé de l’écriture automatique.

10Cet individualisme libertaire est donc une autre façon pour l’individu d’exister, de s’affirmer, ici dans une expression assez impersonnelle. Cette « expression » libertaire se manifeste dans nombre de faits sociaux (artistes, hikikomori, communautés libertariennes), elle a des racines historiques plus récentes que l’individualisme psychologique de Taylor (début du xxe siècle pour Gide et Palante, mais xixe pour l’anarchisme). Il aurait été intéressant de comprendre comment cette forme d’individualisme est née et comment elle s’est développée en marge d’un modèle de l’individualisme expressif de Taylor affirmé comme dominant.

11En fin d’ouvrage, François de Singly tire des conclusions partielles de ses analyses précédentes. Il pointe les choses qu’on peut raisonnablement assumer et celles qui sont encore à penser (et on voit celles qui ne trouvent pas encore de place dans le modèle, comme l’individualisme libertaire). L’auteur montre son goût pour la proposition de pistes, qui permettent d’ouvrir des nouveaux terrains de recherche, et moins pour la systématisation. Des pistes qui doivent être retravaillées et pas assumées comme des propositions définitives et gravées dans le marbre. Le livre est un bilan d’étape, un « work in progress ».

12Ici deux éléments sont mis en avant : les faiblesses du modèle de Montaigne avec des présupposés trop forts et des tensions dans l’identité qui ne sont pas explicables par ce modèle. La question du genre ne trouve pas de place claire dans l’analyse précédente. Le genre, comme les autres statuts sociaux, doit être considéré comme mixte ou transversal (à la fois statutaire et personnel, élément d’affirmation d’un soi personnel). François de Singly propose un modèle genré d’identité : les femmes insistent plus sur l’identité personnelle que les hommes.

13Une postface clôt l’ouvrage. Ce texte apporte un regard critique sur la théorie de la légitimité et de la domination à partir d’une lecture du livre de Bernard Lahire, La culture des individus. Cette théorie construit l’individu à partir de ses statuts, de ses capitaux (même s’ils sont multiples) et réduit, ce faisant, l’individu à la dimension statutaire. François de Singly estime que les « dissonances culturelles » sont bien souvent les échos de cette dimension personnelle de l’individu, oubliée par la sociologie, et des fonctions multiples (mais toujours mises de côté) de la culture pour les individus. Il propose un projet d’analyse complète des individus. François de Singly invite les sociologues à travailler sur l’articulation entre les deux dimensions de l’identité et redonner un vrai statut scientifique à la conscience et donc à la capacité d’agir, de réfléchir, de s’opposer des individus.

14L’analyse de François de Singly est singulière dans la sociologie contemporaine car elle propose une perspective théorique sur une dimension de l’identité individuelle, occultée par la tradition sociologique. Si la société construit aujourd’hui davantage l’individu comme une personne, la sociologie doit se donner les moyens empiriques adaptés et faire évoluer son modèle théorique d’individu contemporain. Ce modèle est résolument sociologique dans la mesure où il défend l’idée d’une construction sociale et historique de l’individu, de sa conscience, de sa réflexivité. À la différence de la psychanalyse, il rejette toute force inconsciente autre que sociale.

15L’écriture de l’auteur, toujours fluide, limpide, propose des illustrations concrètes extrêmement variées pour un propos très théorique. François de Singly montre un intérêt très vaste pour un grand nombre de domaines sociaux : la famille, la culture et tout particulièrement la lecture, la méthode, les arts constituent ses domaines de prédilection, travaillés tout au long de sa carrière. Il s’appuie sur de nombreux supports empiriques, avec des matériaux variés qui sont utilisés de façon très libre : grands auteurs de la philosophie, sociologie ou littérature, auteurs plus confidentiels, roman-photo, faits divers, enquêtes réalisées par lui-même ou des doctorants. Ces matériaux montrent un sociologue attaché à faire de la sociologie en toute occasion. La personne se devine à travers tous ces matériaux et leur usage tout au long du texte. Double je est de ce point de vue un formidable livre, humaniste et sociologique.

Christophe Giraud
Université de Paris – Cerlis
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Mis en ligne sur Cairn.info le 27/10/2020
https://doi.org/10.3917/tgs.044.0177
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