CAIRN.INFO : Matières à réflexion
linkThis article is available in English on Cairn International

1Dans l’État de Veracruz, un des plus violents et corrompus du Mexique, on peut entendre très souvent les radios locales chanter les merveilles d’une flambante et nouvelle loi, conçue avec « une perspective de genre », qui garantirait à toutes les femmes « une vie sans violence » et un châtiment allant jusqu’à 70 ans de réclusion pour qui tuerait ou violenterait une femme « pour la simple raison d’être femme ».

2Entendre ce message de propagande officielle peut faire enrager tant on constate, par ailleurs, que les féminicides continuent à se perpétrer quasi impunément dans tout le pays. Le gouvernement et les institutions policières persistent à regarder dans une autre direction quand ils ne sont pas partie prenante d’un nouveau type de délinquance que l’on commence à nommer « nécropolitique ». C’est ainsi que l’on peut constater amèrement que ni la loi d’Accès des femmes à une vie libre de violence promulguée en 2007 ni les Alertes de violences de genre qui devaient guider les recherches policières, lorsque des disparitions de femmes étaient signalées, n’ont réussi à faire baisser le nombre très élevé de féminicides. L’organisation onu Femmes confirme qu’au Mexique, en 2018, se produisent 7,5 féminicides par jour.

3Selon les données de l’Observatoire national citoyen du féminicide du Mexique, seulement 30 % des féminicides se sont produits dans le domicile des victimes ou de leur partenaire, dans les années 2014-2017, alors que, dans les pays européens, il s’agit en majorité de crimes conjugaux. L’Observatoire national citoyen du féminicide dénonce le fait que, la plupart du temps, les autorités ne cherchent pas à établir la relation entre victime et bourreau, montrant ainsi le peu d’intérêt à retrouver réellement les agresseurs. Cet organisme, les mères de victimes, comme les organisations de la société civile, n’ont cessé de proclamer que ces délits ressortissaient de la responsabilité de l’État, que celui-ci, jusqu’à maintenant, n’a pas été en mesure d’enrayer ce phénomène. Les pratiques institutionnelles conduisent finalement à l’impunité en dépit des bonnes intentions de la nouvelle loi. Une loi qui, par ailleurs, ne s’applique pas de manière uniforme dans tout le pays. Amnesty International, pour sa part, a conclu que cette loi est inefficace en raison du manque de volonté des différents niveaux institutionnels pour la mettre en œuvre.

Les mortes de Juárez : entre reconnaissance et impunité

4Rappelons qu’il a fallu plus de dix ans et un nombre énorme et encore indéterminé de mal nommées « mortes de Juárez », pour qu’en 1993 le sujet fasse irruption dans la sphère publique. C’est à partir de ce moment-là que les familles des victimes, les organisations féministes et la société civile furent écoutées et que le monde, horrifié par ces sinistres crimes, exigea des autorités de faire face à ce terrible et urgent problème. Pour répondre à la forte pression internationale, les autorités de Ciudad Juárez minimisèrent ces crimes, persécutant et condamnant ceux qui, de leur côté, insistaient pour retrouver leurs disparues et obtenir justice.

5La journaliste étasunienne Diana Washington [2005] qui enquêtait sur les féminicides de Juárez reçut de terribles menaces de mort. Elle affirmait qu’il s’agissait d’un véritable modus operandi fondé sur l’argent et le pouvoir, car seulement un groupe bien organisé pouvait perpétrer des crimes si atroces et à une telle échelle durant tant d’années. Elle montra qu’un réseau de fonctionnaires de justice et de politiques corrompus, de chefs d’entreprise et de narcotrafiquants, avait permis que l’assassinat des jeunes femmes se transforme en un sport pour certains hommes, de là le nom de son livre, Safari dans le désert.

6Les meurtres de femmes, où qu’ils soient commis, ont beaucoup en commun : toutes sont jeunes, pauvres, morenitas[1], minces aux cheveux longs, sont étudiantes ou travaillent en usine. Toutes présentent des traces de violences extrêmes. Elles ont été séquestrées pendant plusieurs jours, torturées, violées, mutilées, souvent les bouts des seins arrachés par des morsures. Leurs dépouilles sont exposées dans le désert et disposées selon une sinistre et macabre mise en scène. Le tout, au milieu d’un vide institutionnel absolu. Dans pratiquement tous les cas, les autorités sont absentes, tant dans la préservation de la scène de crime, que dans la récupération des pièces à conviction qui « disparaissent ». Les avocat·e·s qui suivent ces cas et les journalistes menant des recherches parallèles sont menacé·e·s. Nombre d’entre eux sont morts de manière suspecte. Par ailleurs, presque toujours, les instances policières et judiciaires « fabriquent » des coupables. En réalité, les autorités font davantage d’efforts pour cacher leur incurie et les violations constantes des droits humains qu’elles perpètrent que pour exercer sereinement la justice. En outre, la police stigmatise ces jeunes femmes et leurs familles en utilisant des stéréotypes péjoratifs de genre qui criminalisent les victimes elles-mêmes.

7C’est seulement en 2009 que la Cour interaméricaine des droits de l’homme a promulgué une sentence historique contre le Mexique pour huit jeunes filles torturées, violées et assassinées avec une violence extrême, retrouvées dans un terrain vague de Ciudad Juárez, cas connu depuis comme celui du « Champ de coton ». La Cour concluait que les stéréotypes de genre, le contexte de permissivité sociale et d’impunité, la culture de discrimination générale envers les femmes, avaient influencé négativement la recherche sur ces crimes. Bien que la Cour ait admis seulement trois dossiers, ce procès réussit à sanctionner fortement le gouvernement mexicain, en l’obligeant à assumer sa responsabilité. Si plusieurs commissions pour éradiquer la violence envers les femmes et un procureur spécial furent nommés, aucun·e fonctionnaire coupable d’omissions ou négligences ne fut sanctionné·e.

8Néanmoins, cette affaire a permis de dévoiler l’ampleur de la violence de genre dans tout le territoire mexicain. Elle a servi de référence pour comparer les statistiques de féminicides perpétrés dans d’autres états, où ils étaient particulièrement nombreux, comme le Morelos, Guerrero, Michoacán, Guanajuato ou Veracruz. Ces comparatifs ont mis en évidence la prégnance de la criminalité de l’État de Mexico qui prit rapidement et définitivement la première place dans ce palmarès de l’horreur. La rivière de los Remedios qui le traverse ressemble à un véritable ossuaire.

Les féminicides, une lente prise en compte

9En 2004, la députée progressiste et anthropologue féministe Marcela Lagarde proposa une initiative de réforme du Code pénal fédéral pour faire disparaître de nombreux concepts misogynes et non scientifiques comme celui de « crime passionnel ». La violence sexuelle, le viol, le stupre, l’inceste, le harcèlement, la violence conjugale et familiale, les agressions dans les lieux publics et les autres formes de violence subies par les femmes en raison de leur sexe furent définis juridiquement comme faisant partie d’un même phénomène criminel : le féminicide. Ce néologisme fut créé pour le distinguer de celui qui s’utilisait dans le reste du monde, « fémicide », afin d’intégrer ce qui contribue à la permanence de ces crimes : l’inexistence de l’état de droit. On prétendait rappeler que l’inégalité de genre n’était pas seulement un exercice de domination sur le corps des femmes mais aussi une singulière police de la mort.

10Il a fallu attendre 2015 pour que la Cour suprême de justice de la Nation ordonne d’analyser toutes les morts violentes de femmes dans une perspective de genre. De fait, les mauvaises conditions d’enquête amenaient à confondre différents types de crimes. Les féminicides devenaient presque invisibles étant inclus dans la nébuleuse du trafic de personnes et de l’exploitation sexuelle, partie fondamentale de la dynamique criminelle du pays.

Le « mandat de la masculinité » légitime la violation des droits humains

11La violation systématique des droits humains au Mexique est le terreau qui a permis la constante disparition des femmes et les féminicides. La peur des parents des victimes étant que les meurtriers de leurs filles, lorsque par hasard on réussit à les arrêter, sortent libres peu de temps après. Un fait malheureusement appuyé par les statistiques. Le réseau des droits de l’enfance au Mexique, par exemple, nous informe que sur cent dossiers de police constitués pour cause de disparition ou meurtre de filles mineures, seulement trois vont jusqu’à leur terme judiciaire.

12Des féministes comme Laura Rita Segato [2013], Julia Estela Monárrez Fragoso [2002] soulignent qu’il est très important de lire l’ensemble des rituels qui se répètent dans ces crimes perpétrés dans tout le pays, comme un message. Elles affirment que les causes ne se trouvent pas seulement dans les caractéristiques pathologiques ou monstrueuses des criminels qui érotisent ainsi l’acte de tuer, mais aussi dans le statut social des victimes qui, en tant que marginalisées, vivent déjà soumises à l’inégalité sociale qui les rend encore plus vulnérables, les expose comme objets de rebut social et finalement les réduit à de simples « ordures », les basuriza.

13Pour cela, il est important de considérer le « mandat de la masculinité » comme un élément fondamental de la « culture latino-américaine » dans cette version néolibérale du capitalisme, que Sayek Valencia [2016] appelle « capitalisme gore », pour souligner que, dans cette étape de la globalisation où les êtres humains sont des marchandises, la profusion du sang, les cadavres, les corps mutilés, sont des dispositifs pour la reproduction du capital. Ce capitalisme gore a imposé un nouveau champ symbolique qui produit des subjectivités des plus féroces capables de réaliser, sans sourciller, ces monstrueuses cruautés. Cette production biopolitique est la conséquence des rapports entre la délinquance organisée et le monde du politique. Aujourd’hui, tuer est un business plus rentable pour ces hommes qui exhibent une virilité exigée par ce sinistre contexte et qui contribuent à soutenir le pouvoir de la masculinité hégémonique.

14Hommes pauvres et morenos mais aussi blancs et riches partagent la défense d’une virilité prédatrice, réaffirmant leur masculinité en commettant des crimes horribles qu’ils exercent sans aucun danger. Les mises en scènes macabres leur permettent de proclamer leurs messages moralisateurs et de renforcer leur pouvoir disciplinaire sur les autres femmes. Les mortes, elles, retrouvées après plusieurs jours, avec des traces de torture dans des terrains vagues, des canaux d’eaux usées, ou des décharges publiques, sont exposées à la vue de tou·te·s pour rappeler à l’ensemble de la société qui exerce le pouvoir.

15Semer la terreur est aussi destiné aux hommes d’autres clans mafieux, policiers ou politiques. Les corps mutilés de leurs concurrents, pendus sous les ponts, ou leurs têtes exposées sur la voie publique, sont la représentation manifeste de cette compétition masculine. En plus de détruire les corps, ces hommes participent à la disparition des liens communautaires et du tissu social, ils transposent dans leurs quartiers et lieux de vie cette cruauté et se transforment en agresseurs de leurs propres familles.

Une lueur d’espoir : le gouvernement de la quatrième transformation

16Lorsque j’ai commencé à rédiger ce texte, le 6 décembre 2018, la première page du Sin Embargo, quotidien électronique relativement indépendant et fiable, énonçait que, pour l’année 2018, le nombre de féminicides au Mexique avait battu tous les records. Connaître les chiffres exacts est toujours problématique, par exemple : le gouvernement fédéral en reconnaît 861, tandis que Maria Salguero, une activiste de la société civile, comptabilise 1 823 féminicides dans la même année. Et c’est précisément ce même mois de décembre, qu’animée de grands espoirs, la grande majorité des citoyens célébrait l’arrivée au pouvoir d’un président progressiste. Son discours d’investiture, très émouvant, s’articulait autour de l’idée de mettre des freins à l’insécurité générale, la violence extrême, les enlèvements de personnes. Il promettait, dans un même mouvement de rénovation, d’en finir avec la corruption et l’impunité des politiques qui avaient été jusque-là les axes structurants de la vie politique et sociale du pays.

17En dépit de ces bonnes intentions et d’un nouveau gouvernement auto-baptisé « de la quatrième transformation » comportant 50 % de femmes, les féministes affligées regrettent que le président n’ait jamais mentionné spécifiquement la « violence de genre » ni les féminicides. Certaines pensent que probablement ces crimes étaient inclus dans la catégorie plus générale d’homicide avec violences. Il ne faut pas oublier que les crimes d’hommes contre des hommes sont effectivement plus nombreux que ceux commis sur les femmes (quatre hommes pour une femme).

18Toutefois, aujourd’hui, la majorité des Mexicain.e.s entretiennent l’espoir qu’en mettant fin à l’impunité et à la violence généralisée, les actions promises par la « quatrième transformation » pourront faire baisser le niveau général de la violence, dont la violence de genre. Les disparitions forcées de jeunes femmes, les féminicides, devraient donc tendre à diminuer. La création d’une police nationale et générale, unifiée, appuyée sur l’armée, devrait conduire à ce que l’État cesse enfin de protéger « les intérêts du patriarcat » et que l’on poursuive et châtie réellement tous les assassins des hommes et des femmes.

Notes

  • [1]
    NDLR : Petite brune.

Références bibliographiques

  • González Rodríguez Sergio, 2002, Huesos en el desierto, Barcelona, Anagrama.
  • Lagarde y de los Ríos Marcela, 2006, « Introducción. Por la vida y la libertad de las mujeres. Fin al feminicidio », in Diana Russell et Roberta A. Harmes (dir.), Feminicidio : una perspectiva global, México, Universidad Nacional Autónoma de Mexico, p. 15-42.
  • En ligneMonárrez Fragoso Julia Estela, 2002, « Feminicidio sexual serial en Ciudad Juárez : 1993-2001 », Debate Feminista, 25 avril 2002, México.
  • Observatorio ciudadano nacional de feminicidio, 2018, Informe implementación del tipo penal de feminicidio en México : desafíos para acreditar las razones de Género, 2014-2017, México, Católicas por el Derecho a Decidir A.C.
  • Segato Rita Laura, 2013, La escritura en el cuerpo de las mujeres asesinadas en Ciudad Juárez. Territorio, soberanía y crímenes de segundo estado, Buenos Aires, Tinta Limón Editiones.
  • Valencia Sayek, 2016, Capitalismo Gore, Prólogo Marta Lamas, México, Paidós.
  • Washington Diana, 2005, Cosecha de mujeres. El safari mexicano, México, Océano.
Fernanda Núñez
Fernanda Núñez Becerra est antropologue et historienne mexicaine, Chercheuse titulaire à l’Instituto nacional de antropología e historia, à Xalapa-Veracruz. Ses thèmes de recherche sont : histoire des femmes au Mexique et prostitution, sexualité, usages du corps des femmes. Elle notamment publié Malinche, de la historia al mito, 1993, Instituto Nacional de Antropología e Historia, México, (3a. reimp., 2019) ; La prostitución y su represión en la ciudad de México, siglo xix. Prácticas y Representaciones, 2002, Gedisa, Barcelona ; (avec Rossina Spinoso) (coords.) 2008, Mujeres en Veracruz : fragmentos de una historia, vol 1, Xalapa, Editora del Gobierno del Estado de Veracruz, vol. 2 en 2010, vol. 3 en 2013.
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Mis en ligne sur Cairn.info le 30/03/2020
https://doi.org/10.3917/tgs.043.0173
Pour citer cet article
Distribution électronique Cairn.info pour La Découverte © La Découverte. Tous droits réservés pour tous pays. Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement le présent article, de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public sous quelque forme et de quelque manière que ce soit.
keyboard_arrow_up
Chargement
Chargement en cours.
Veuillez patienter...