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1Les récentes affaires judiciaires, politiques et médiatiques, de même que les discussions actuelles au niveau international comme interne, font émerger de nouvelles interrogations et polémiques sur la nécessité, l’opportunité d’adapter le droit pénal français, à l’instar de certaines autres législations, afin de mieux prendre en compte la spécificité des violences de genre. En effet, le droit pénal français est neutre en ce qu’il ne fait pas de distinction entre les genres, sauf exceptions. Ainsi, le Code pénal comporte peu d’articles « sexués » : délit d’intervention volontaire de grossesse – ivg – réalisé « sans le consentement de l’intéressée » (C. pén., art. 223-10) ; de la « grossesse » en tant qu’élément constitutif d’une discrimination (C. pén., art. 225-1, al. 2) ou de l’état de vulnérabilité de la victime, circonstance aggravante de l’ensemble des infractions à l’intégrité corporelle (C. pén., art. 221-4, 3° pour le meurtre) ; du génocide en cas de « grossesse forcée » (C. pén., art. 212-1, 7°).

2Si la question de la consécration juridique en droit français de la notion de féminicide reste ouverte, l’accord sur la nécessité d’aggraver la répression et de donner leur plein essor aux mesures de prévention et de protection des victimes est unanime.

De l’opportunité de créer un concept juridique de féminicide

3La question se pose de savoir s’il est nécessaire de faire évoluer le droit pénal interne en intégrant le « féminicide » dans le Code pénal afin de permettre de qualifier et de réprimer de manière spécifique les violences commises sur des femmes parce qu’elles sont des femmes.

Les mots pour le dire

4Le concept qui commence à s’imposer dans l’espace public a été intégré dans certains dictionnaires de langue française et a fait l’objet en 2014 d’un avis de la Commission générale de terminologie et de néologie, ajoutant le terme de féminicide au vocabulaire du droit et des sciences humaines. La Commission nationale consultative des droits de l’homme (cncdh), dans un avis de 2016, en recommande l’usage « à la fois sur la scène internationale dans le langage diplomatique français, mais aussi dans le vocabulaire courant, en particulier dans les médias », et ceci, afin d’éviter la banalisation des violences domestiques, voire parfois leur justification au titre des « crimes passionnels ». Les magistrats restent très prudents avec ce terme qui ne figure pas dans le Code pénal. Un haut magistrat déclarait récemment sa réticence à utiliser le mot « féminicide », estimant dénuée de sens « cette idée de crime genré » et lui préférant celui d’homicide conjugal, plus neutre. À l’inverse, la procureure d’Auch, Charlotte Beluet, chargée de répondre à la presse le 21 août 2019 après le meurtre d’une femme, l’a qualifié de « probable féminicide » [1].

Au-delà des mots, le droit

5Dépassant le seul débat sémantique et la reconnaissance politique et sociologique du terme, plusieurs voix s’élèvent en faveur de la consécration juridique du féminicide en France, à l’instar de certains pays. Les partisans d’une pénalisation spécifique invoquent l’argument linguistique selon lequel, afin de penser de façon globale les meurtres dont sont victimes les femmes, il est nécessaire « d’avoir les bons mots ». Ainsi, il est avancé qu’« en refusant de reconnaître, par son usage, la spécificité de certains homicides sexistes » et en invoquant le caractère prétendument universel du vocable homicide, « on contribue à invisibiliser certains rapports sociaux de sexe et une construction sociale fondée sur le genre et qui est largement défavorable aux femmes » [2].

6Plusieurs arguments peuvent être avancés à l’encontre de l’intégration du féminicide dans le Code pénal en tant que qualification autonome [3]. D’abord, consacrer le terme de « féminicide » en droit français serait difficilement envisageable dans la mesure où le Code pénal de 1994 a choisi de ne plus désigner l’infraction en fonction de la victime, ce qui a entraîné la suppression du parricide et de l’infanticide en tant qu’incriminations spécifiques. Certes, le retour de la qualification d’inceste dans le Code pénal avec la loi du 14 mars 2016 (C. pén., art. 222-31-1) est un exemple récent mais controversé de la tendance du législateur à produire du « droit mou » [4], à seule valeur symbolique, c’est-à-dire sans conséquences contraignantes [5]. Ensuite, comme l’a souligné la Commission nationale consultative des droits de l’homme en 2016, cette introduction dans le Code pénal « comporterait le risque de porter atteinte à l’universalisme du droit et pourrait méconnaître le principe d’égalité de tous devant la loi pénale », dans la mesure où le concept viserait explicitement « l’identité féminine de la victime » [6]. À ce propos, surgiraient des difficultés probatoires afin de caractériser l’infraction, la preuve que l’infraction a été commise parce que la victime est une femme pouvant s’avérer complexe. Enfin, le terme « féminicide » ne pourrait être le pendant de celui d’homicide dans le Code pénal, ce dernier désignant seulement les atteintes involontaires à la vie [7]. Les atteintes volontaires sont désignées de manière asexuée sous les vocables de meurtre, d’assassinat ou d’empoisonnement. On peut rajouter que l’appel au droit comparé n’est pas convaincant dans la mesure où, à la différence de certains pays d’Amérique latine, la France ne connaît pas de meurtres massifs. Outre ces difficultés, la qualification juridique existe déjà et il n’est donc pas nécessaire ni utile d’en faire une catégorie juridique ou une infraction autonome. Ainsi, d’autres voies ont été choisies par le législateur français.

De la nécessité d’aggraver la répression tout en donnant leur plein essor à la prévention et à la protection

7Fidèle à sa tradition de neutralité, le législateur, par des dispositions asexuées, a dans un premier temps aggravé de manière importante les peines encourues pour les violences commises par l’un des membres du couple, pour ensuite faire de même pour celles comportant une motivation sexuelle ou sexiste.

Le renforcement de la répression des violences conjugales et à motif sexuel ou sexiste

8Pour répondre au phénomène des violences commises au sein du couple et visant principalement les femmes et les enfants, le législateur, par des lois successives, a choisi, parmi d’autres mesures destinées à traiter ce phénomène complexe et spécifique en raison des liens entre auteurs et victimes, de faire du lien affectif une circonstance aggravante des faits de violence. La loi du 4 avril 2006 renforçant la prévention et la répression des violences au sein du couple ou commises envers les mineurs a créé une circonstance aggravante autonome résultant de la qualité de conjoint, concubin ou partenaire d’un pacte civil de solidarité, de la victime (C. pén., art. 132-80). L’aggravation concerne également les « ex » dès lors que l’infraction est commise en raison des relations ayant existé entre l’auteur des faits et la victime et s’applique, depuis la loi du 3 août 2018, même en l’absence de cohabitation. Outre les victimes directes, les enfants peuvent être des victimes collatérales. Être témoin du meurtre de l’un de ses parents, dans un contexte de violences intrafamiliales, est considéré par les spécialistes comme « le traumatisme le plus grave pour un enfant qui l’expose à un risque de complications psychologiques et développementales majeures », nécessitant une prise en charge adaptée [8]. Ainsi, la circonstance qu’un mineur assiste aux violences conjugales commises par le conjoint ou le concubin de la victime ou le partenaire lié à la victime par un pacte civil de solidarité, aggrave les faits de violence depuis la loi du 3 août 2018 [9] (par ex., C. pén., art. 222-8).

9Dans le sillage du droit international, le droit pénal interne, dès 1975, a ajouté à la liste des comportements discriminatoires ceux fondés sur le sexe et a pénalisé les diffamations ou injures à caractère sexiste Poursuivant ce mouvement et à l’instar de plusieurs États, comme l’Espagne ou l’Italie, le législateur français a choisi, plutôt que de créer une incrimination autonome, de renforcer la répression par le biais d’une circonstance aggravante à l’encontre des auteurs de violences motivées par des considérations sexuelles ou sexistes en affinant, au fil des lois, les contours du mobile [10]. Ainsi, « lorsqu’un crime ou un délit est précédé, accompagné ou suivi de propos, écrits, images, objets ou actes de toute nature, qui soit portent atteinte à l’honneur ou à la considération de la victime ou d’un groupe de personnes dont fait partie la victime à raison de son sexe, son orientation sexuelle ou identité de genre vraie ou supposée, soit établissent que les faits ont été commis contre la victime pour l’une de ces raisons », l’article 132-77 instaure une échelle d’aggravation des sanctions. La circonstance aggravante « à raison du sexe » de la victime reste toutefois très difficile à prouver dans la mesure où, en droit, sauf exceptions, la charge de la preuve repose sur la victime.

La montée en puissance de la prévention et de la protection dans le domaine des violences faites aux femmes

10Le « tout pénal » n’était pas la solution unique à ce contentieux si spécifique, d’autres réponses à l’effectivité perfectible, ont été développées. Inspiré du modèle espagnol [11], le dispositif civil de l’ordonnance de protection, instauré par la loi du 9 juillet 2010 [12], permet au juge aux affaires familiales de prononcer en urgence un certain nombre de mesures, pour une durée maximale de six mois, lorsque les violences exercées au sein du couple ou par un ex-conjoint, partenaire, concubin mettent en danger la personne qui en est victime, un ou plusieurs enfants (C. civ., art. 515-9). Outre des mesures purement civiles, sont prévues des mesures de protection de la victime très variées, telles l’autorisation de dissimulation de son adresse et l’attribution de la jouissance du logement (C. civ., art. 515-11 à 515-13). Ce dispositif, malgré tout l’intérêt qu’il présente, reste peu utilisé au regard du nombre de procédures diligentées en matière de violences au sein du couple et est appliqué de manière inégale sur le territoire. Au-delà des poursuites, il faut privilégier l’éviction du conjoint, partenaire ou concubin violent, en l’accompagnant éventuellement d’un dispositif d’hébergement pour ce dernier. Pour empêcher les drames, devrait également être développée l’utilisation des « téléphones grave danger » [13] et rendu effectif le « dispositif électronique anti-rapprochement », déjà utilisé avec succès dans plusieurs pays européens.

11La révélation par la victime des faits de violence conjugale s’avère parfois complexe, celle-ci pouvant craindre des représailles de l’auteur et des conséquences dramatiques pour la cellule familiale. Ainsi, doit être poursuivi l’objectif de simplification des démarches, plaintes et dénonciations [14]. Les personnes qui portent plainte doivent également être orientées vers les associations d’aide aux victimes.

12* * *

13Le mot « féminicide » est très utile tant sociologiquement que politiquement en ce qu’il permet notamment le décompte des victimes et la prise de conscience de l’ampleur du phénomène. Pour autant, au regard du droit, introduire le terme dans le Code pénal n’améliorera pas la situation des femmes victimes et le débat peut paraître stérile, voire contre-productif. Même si la demande des proches est compréhensible, le féminicide, s’il était intégré par le droit pénal mélangerait plusieurs réalités et risquerait de mettre de côté les violences conjugales. La priorité aujourd’hui est de détecter les situations « à risque », de renforcer la protection des victimes, d’augmenter les moyens et de spécialiser des policiers et des magistrats à la spécificité de ce contentieux. Rappelons-nous le conseil de Montesquieu : « Il est parfois nécessaire de changer les lois mais le cas est rare, et lorsqu’il arrive, il ne faut y toucher que d’une main tremblante. » [15].

Notes

  • [1]
    Yann Bouchez, Lorraine de Foucher, « “Féminicide”, ce mot qui embarrasse les magistrats », Le Monde, 24 août 2019, p. 9.
  • [2]
    Diane Roman, « “Ce qui se conçoit bien s’énonce clairement. Et les mots pour le dire arrivent aisément” : la reconnaissance du terme de “féminicide” », Dalloz actualité, 17 oct. 2014.
  • [3]
    Leturmy Laurence, 2018, « Faut-il créer une infraction de féminicide dans le Code pénal ? », in Légalité, légitimité, licéité, Mélanges en l’honneur du professeur Jean-François Seuvic, Nancy, Presses universitaires de Nancy, p. 318.
  • [4]
    Ollard Romain, Rousseau François, 2011, Droit pénal spécial, Paris, Bréal, Coll. « Grand Amphi Droit », p. 130.
  • [5]
    Cette qualification pénale d’inceste n’est assortie d’aucune sanction particulière, sauf l’obligation pour le juge de se prononcer sur le retrait total ou partiel de l’autorité parentale en application des règles du Code civil : art. 222-31-2 et 2227-27-3.
  • [6]
    cncdh, Avis sur les violences contre les femmes et les féminicides, 26 mai 2016, p. 21.
  • [7]
    Leturmy Laurence, 2018, op.cit. p. 319.
  • [8]
    Broisin-Doutaz Frédérique, 2017, « Féminicide : violence ultime, le devenir des enfants… un protocole indispensable », Criminalistique, n° 1, p. 11-16.
  • [9]
    Selon les préconisations de la Convention d’Istanbul sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique, ratifiée par la France le 14 juillet 2018. La Chancellerie, dans la circulaire du 9 mai 2019, insiste pour que les parquets retiennent systématiquement cette circonstance aggravante quand un mineur a assisté aux faits.
  • [10]
    La loi du 18 mars 2003 a institué comme nouvelle circonstance aggravante générale des crimes et des délits l’orientation sexuelle de la victime (C. pén., art. 132-77) à laquelle la loi du 6 août 2012 a rajouté la référence à son identité sexuelle. Enfin, le texte a été réécrit par la loi du 27 janvier 2017 afin de prendre en considération le sexe, l’orientation sexuelle ou l’identité de genre de la victime vraie ou supposée.
  • [11]
    Loi organique espagnole 1/2004, du 28 décembre 2004, relative aux mesures de protection intégrale contre la violence de genre.
  • [12]
    Loi n° 2010-769 du 9 juillet 2010 relative aux violences faites spécifiquement aux femmes, aux violences au sein des couples et aux incidences de ces dernières sur les enfants, modifiée par la loi n° 2014-873 du 4 août 2014. Voir Solenne Jouanneau et Anna Matteoli, 2018, « Les violences au sein du couple au prisme de la justice familiale. Invention et mise en œuvre de l’ordonnance de protection », Droit et société, n° 2, p. 305-321.
  • [13]
    Selon la Chancellerie, en 2018, 837 téléphones ont été déployés dans les tribunaux, mais seuls 248 ont été attribués à une victime. Les forces de l’ordre sont intervenues plus de 400 fois, un chiffre en nette hausse.
  • [14]
    À partir du premier semestre 2020 (Loi du 23 mars 2019), il sera possible de déposer plainte en ligne pour ces faits (C. proc. pén., art. 15-3-1).
  • [15]
    Montesquieu, 1748, De l’esprit des lois.
Catherine Marie
Catherine Marie est Professeure émérite de droit privé et de sciences criminelles de La Rochelle Université et membre du Centre d’études juridiques et politiques (cejep – ea 3170). Ses thèmes de recherche sont : droit pénal, droit de la famille, droit des personnes, procédures. Elle a récemment publié : Manuel Droit de la famille, 2016 (avec Anne Cathelineau-Roulaud), Paris, Bréal, coll. « Grand Amphi Droit » (2ème éd., janv. 2020) ; « La simplification de la procédure pénale des mineurs : à rechercher ou à redouter ? », 2018, in La simplification de la procédure pénale, Aix-en-Provence, Presses universitaires Aix-Marseille, p 133-158.
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Mis en ligne sur Cairn.info le 30/03/2020
https://doi.org/10.3917/tgs.043.0161
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