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1Parler de féminicide ne va pas de soi. Est-ce une notion heuristique ou un mot attrape-tout, sans réelle pertinence, qu’il convient de circonscrire et dont l’usage serait réservé à certaines situations ou circonstances ? Dans un contexte marqué à la fois par l’essor récent du mouvement #MeeToo et par le déploiement de courants masculinistes et antiféministes qui se pavanent sur les réseaux sociaux et dans la presse, proposer une mise au point s’impose. Car si le mot semble redécouvert, voire découvert, ce qu’il recouvre n’est pas nouveau.

L’archéologie d’un phénomène sans nom

2Le féminicide existe avant le mot. Le passé regorge de femmes assassinées seulement en raison de leur sexe. Le crime n’était pas saisi dans sa singularité, mais il convient de replacer le phénomène en perspective. Si des femmes ont été brutalisées, violées, réduites en esclavage, torturées, tuées depuis des siècles, les logiques de leur mise à mort sont spécifiques : elles ne sont pas tuées de la même manière que les hommes, ni avec la même intensité ni avec une ampleur similaire.

3Les cités antiques pratiquaient une élimination préférentielle des filles à la naissance – au même titre que les enfants difformes ou estropiés – considérant qu’elles étaient un investissement sans fond puisque, lorsqu’elles se mariaient, il convenait de les doter pour s’en débarrasser ou alors, en cas d’absence de fils, elles captaient l’héritage paternel pour en faire bénéficier la famille de leur époux. Dans une étude démographique menée sur des familles immigrantes en Asie Mineure à la fin du iiie et au iie siècles av. J.-C. Pierre Brulé [1990] a attesté cette pratique malthusienne dissimulée. En effet, une fille sur deux manque à l’appel à l’âge de la puberté, ce qui permet d’imaginer l’ampleur de l’exposition des filles à la naissance. Cette « tuerie silencieuse » aux conséquences démographiques dramatiques n’est pas seulement une pratique archaïque (les « filles manquantes » [Aravamudan, 2007]). Elle est aujourd’hui développée à grande échelle dans nombre de pays d’Asie et du continent indien et amplifiée par les progrès de la médecine gynécologique dont un usage détourné (échographie, amniocentèse) est fait, permettant le fœticide féminin [Manier, 2006 ; Attané, 2005].

4À la fin du Moyen-Âge et au début de l’époque moderne, les bûchers dressés en Europe contre les sorcières attestent d’une vaste campagne morbide dirigée contre des femmes. Au xixe siècle, l’assassinat de la duchesse de Praslin, tuée par son mari, pair de France, à coups de couteau a sidéré l’opinion publique et, selon certains observateurs, aurait été à l’origine de la révolution de 1848. Même au plus haut niveau de la société, des hommes tuent leur épouse et l’ensemble de l’édifice social se trouve ainsi menacé. Un peu plus tard, la société découvre en France l’existence de tueurs de femmes. Avec Martin Dumollard sous le Second Empire ou Henri Vidal, au début de la iiie République, leurs victimes sont toutes de sexe féminin. Ainsi, avant la Première Guerre mondiale, le « féminicide » s’apparentait soit au crime conjugal, soit à l’assassinat systématique de femmes.

L’invention du mot : un tournant linguistique et sociétal

5S’il a toujours existé un traitement différencié du corps et de la vie des femmes, il n’a pas été pensé en tant que tel. Au-delà des grilles de lecture, des sensibilités individuelles et collectives et des idéologies, les femmes, dans les massacres d’ampleur comme dans la vie conjugale, ne sont pas traitées de la même manière que les hommes. Pour qualifier de tels comportements meurtriers, il ne suffit pas de constater les violences spécifiques commises contre des femmes, il faut aussi les traduire en mots. Le premier dictionnaire français à avoir inscrit « féminicide » dans ses rubriques est le Petit Robert, en 2015 : « Meurtre d’une femme, d’une fille, en fonction de son sexe. » L’Oxford Dictionary en ligne en donne une brève définition : « The killing of a woman or of girl, in particular by a man and on account of her gender. » [1]. On doit le mot à Jill Radford et Diana Russell, dans un livre non traduit en français, publié en 1992 : Femicide. The Politics of Woman Killing. L’ouvrage collectif met en évidence l’existence d’un « continuum des violences masculines contre les femmes », nommé alors fémicide. Si le mot ne fit pas l’effet d’une déflagration, il chemina à un rythme inégal en fonction des aires culturelles et politiques. L’exemple le plus médiatisé reste celui de Ciudad Juárez, ville du Mexique, à la frontière du Texas, où le nombre de « femmes disparues » depuis 1993 est de l’ordre de 1500, sans qu’il soit possible d’en faire une comptabilité précise. Plus personne ne conteste qu’il existe bien, dans certaines parties du monde, mais aussi près de chez soi, une violence spécifique commise contre des femmes parce que ce sont des femmes.

En Amérique latine : un mot pour désigner les violences faites aux femmes

6En Amérique latine, il y eut un impact presque immédiat qui réveilla des fantômes. En effet, le 25 novembre 1960 est la date de l’assassinat, maquillé en accident de la route, en République dominicaine, des sœurs Mirabal : Patria, Maria Teresa et Minerva, et de leur chauffeur. C’était un assassinat politique ordonné par le dictateur Trujillo, puisque Minerva Mirabal était, avec son époux, à l’initiative d’un mouvement de résistance depuis de nombreuses années. Ce despote, au pouvoir de 1930 à 1961, a mis en œuvre une politique sanguinaire, massacrant ses opposants et plusieurs dizaines de milliers d’immigrants haïtiens. Mais les sœurs Mirabal sont aussi des victimes de violence de genre et leur assassinat est un féminicide. Toutes trois venaient d’une famille privilégiée, elles étaient éduquées dans un pays qui n’instruisait pas ou peu les filles, deux d’entre elles étaient allées à l’université : Minerva était avocate et Maria Teresa ingénieure. Et puis elles étaient belles. Trujillo exerçait un pouvoir sans partage et il était aussi un séducteur brutal. À plusieurs reprises, il avait tenté d’obtenir les faveurs de Minerva qui refusa publiquement de céder à ses avances, humiliant le despote. À partir de ce moment, elle fut empêchée d’exercer sa profession, persécutée, jetée en prison à trois reprises, contrainte à résidence. Son assassinat suscita effroi et stupeur et fut considéré comme le crime de trop. Certes il possède une dimension politique mais, pour sa fille qui mène une carrière politique à son tour, nul doute qu’il s’agit bien d’un féminicide. La date du 25 novembre est devenue celle de la Journée internationale contre les violences faites aux femmes, adoptée par l’Assemblée générale des Nations unies en 1993.

7Au Mexique et en Amérique latine, Marcela Lagarde popularisa la notion de féminicide qui devient feminiciado en espagnol à partir de 2001, puis lui donna une dimension particulière en 2005 : le féminicide devenait la violence systémique commise contre des femmes, violence associée à l’impunité. Elle fut aussi présidente d’une commission d’enquête qui travailla de 2003 à 2006 sur la violence contre les femmes au Mexique et en particulier à Ciudad Juárez. Le terme « féminicide » entrait de manière officielle dans les textes législatifs mexicains.

Faits divers/faits de société/faits de vocabulaire

8Les faits divers, devenus faits de société, ne sont jamais anecdotiques. Ils sont les révélateurs d’une société à une époque donnée, des tensions et des rapports de force qui la traversent. La tuerie de l’École polytechnique à Montréal, le 6 décembre 1989, l’illustre. Un jeune homme, âgé de 25 ans, fit irruption dans le bâtiment en déclarant : « J’hais les féministes » ; il tua quatorze étudiantes puis retourna l’arme contre lui. Très tôt, l’épisode sanglant donna lieu à un combat d’interprétation, devenu depuis un enjeu mémoriel. Pour les un·e·s, il s’agit d’un massacre de la jeunesse, oubliant que seules des femmes se trouvaient parmi les victimes. Pour d’autres il s’agit bien de féminicides. Ce n’est pas l’œuvre d’un fou mais d’un homme dont la conduite a pu être qualifiée d’« attentat terroriste anti-féministe ».

Les instances internationales adoptent le féminicide

9Sur la scène internationale, les violences de genre ont précédé le féminicide. Le 20 décembre 1993, l’onu (Organisation des Nations unies) adopta un texte sur « les violences contre les femmes » qui eut un énorme retentissement. En Amérique Latine, mobilisée depuis les années 1960, fut rédigée, au Brésil, la Convention Belém do Parà, traitant de la prévention, de la sanction et de l’élimination de « la violence contre la femme », qui compte aujourd’hui trente-trois États signataires. Ce qu’il est convenu d’appeler la Convention d’Istanbul, adoptée par le Conseil de l’Europe en 2011, donne explicitement les contours des « actes de violence fondés sur le genre ». Et, dans la dernière partie de l’article 3, il est précisé que le « terme “violence à l’égard des femmes fondées sur le genre” désigne toute violence faite à l’égard d’une femme parce qu’elle est une femme […] ». Il faut attendre la création de l’onu Femmes en 2010 pour que, deux ans plus tard, le féminicide soit adopté. De manière emblématique, le 12 mars 2013, Michelle Bachelet, ancienne présidente du Chili, devenue directrice exécutive de l’onu Femmes, prononce un discours important. À son auditoire, elle indique : « Nous sommes ici pour discuter de la plus extrême manifestation de violence à l’égard des femmes : les meurtres motivés par des préjugés basés sur le genre, également appelés “fémicides”. Nous sommes ici pour discuter des meurtres de femmes commis simplement parce qu’elles sont des femmes. » Dans ces circonstances, il convient de punir les auteurs de violence afin de donner un message clair sur l’impunité et aussi d’effectuer un travail gigantesque de prévention et d’éducation. Pour l’onu, comme pour l’oms (Organisation mondiale de la santé), pour ne retenir que ces deux grandes organisations, le féminicide ou le fémicide est un concept-outil permettant de sensibiliser l’opinion publique internationale et de faire advenir une prise de conscience collective.

10La comptabilité macabre, dont les chiffres ne varient guère en France d’une année à l’autre, montre que le féminicide, à notre porte, sur notre palier, est un crime de propriétaire. Le féminicide ne se réduit pas à la seule dimension psychologique d’individus, il relève de phénomènes sociétaux dans lesquels les auteurs d’exaction ne sont pas inquiétés. L’introduire dans les législations, soit comme catégorie particulière, soit comme circonstance aggravante, permet de mettre un mot sur un crime. Les sociétés contemporaines ont longtemps banalisé les féminicides qui sont enfin en passe d’être reconnus comme des crimes à caractère sexiste. Le mot lui-même, en fonction des situations, des instances et associations, peut recouvrer les avortements sexués, les fœticides féminins, les crimes d’honneur, les infanticides de sélection, le meurtre par un parent proche (mari, compagnon, père, frère, cousin, etc.) pour des raisons affectives ou économiques (dot ou relations sexuelles avant mariage), sans bien sûr oublier le meurtre systématique en contexte armé, souvent précédé de violences sexuelles, déployé pour terroriser, humilier, anéantir jusque dans les mémoires une ethnie ou un peuple entier. Nommer, c’est reconnaître.

Notes

  • [1]
    ndlr : « Le meurtre d’une femme ou d’une fille, en particulier par un homme et en raison de son sexe. »

Références bibliographiques

  • Aravamudan Gita, 2007, Disappearing Daughters. The Tragedy of Female Foeticid, Delhi, Penguin Books.
  • Attané Isabelle, 2005, Une Chine sans femme ?, Paris, Perrin.
  • Bodiou Lydie et Chauvaud Frédéric, 2018, « Féminicide : naissance d’un crime », L’Histoire, n° 445, p. 18-19.
  • Bodiou Lydie, Chauvaud Frédéric, Gaussot Ludovic, Grihom Marie-José et Laufer Laurie (dir.), 2019, On tue une femme. Le féminicide. Histoire et actualités, Paris, Hermann.
  • En ligneBrulé Pierre, 1990, « Enquête démographique sur la famille grecque antique. Étude de listes de politographie d’Asie Mineure hellénistique », Revue des études anciennes, n° 3-4, p. 233-258.
  • Lagarde y de los Ríos Marcela, 2006, « Introducción. Por la vida y la libertad de las mujeres. Fin al feminicidio », in Diana Russell et Roberta A. Harmes (dir.), Feminicidio : una perspectiva global, México, Universidad Nacional Autónoma de Mexico, p. 15-42.
  • Manier Bénédicte, 2006, Quand les femmes auront disparu. L’élimination des filles en Inde et en Asie, Paris, La Découverte, coll. « Cahiers libres ».
  • Radford Jill et Russell Diana, 1992, Femicide. The Politics of Woman Killing, New York, Twayne Publishers & Macmillan ; Buckingham, Open University Press.
  • Russell Diana et Roberta Harmes (dir.), 2001, Femicide in Global Perspective, New York, Teachers’ College Press, coll. « Athe S. », traduit en espagnol en 2006 avec pour titre Feminicidio : una perspectiva global.
Lydie Bodiou
Lydie Bodiou est Maîtresse de conférences d’histoire grecque à l’Université de Poitiers. Ses travaux portent sur l’histoire des femmes et du genre dans l’Antiquité, l’histoire du corps et des violences. Elle a récemment publié, en collaboration, Le corps en lambeaux. Violences sexuelles et sexuées faites aux femmes, pur, Rennes, 2016 ; L’Antiquité écarlate. Le sang des Anciens, avec V. Mehl (dir.), Rennes, pur, 2017 et elle a dirigé le Dictionnaire du corps dans l’Antiquité, Rennes, pur, 2019.
Frédéric Chauvaud
Frédéric Chauvaud, Professeur d’histoire contemporaine à l’Université de Poitiers, est spécialiste de l’histoire de la justice, du crime, de la violence et du corps. Membre du Comité de rédaction de Sociétés & Représentations, et de Beccaria, il a récemment publié L’affaire Pranzini. Aventurier, Don Juan… et tueur de femmes ?, Genève, Georg éditeur, 2018 ; (codir.), Corps défaillant, Paris, Imago, 2018 ; (codir.) De la pleureuse à la veuve joyeuse, Paris, S&R, éditions de la Sorbonne, 2018.
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Mis en ligne sur Cairn.info le 30/03/2020
https://doi.org/10.3917/tgs.043.0149
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