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1Les organismes internationaux utilisent maintenant le mot féminicide pour désigner les meurtres de femmes perpétrés en raison de leur sexe. Toutefois, cette terminologie connaît des fluctuations de sens. Si quelques pays sont dotés de dispositifs d’observation et de mesure du phénomène, à ce jour très peu de législations incluent ce terme dans leur Code pénal.

2En France, 2014 est une année charnière : le mot féminicide est ajouté au vocabulaire du droit et des sciences humaines par la Commission générale de terminologie et de néologie, et se déroule la première campagne de l’association « Osez le féminisme » pour la reconnaissance du féminicide. Ce crime est entré dans le champ du droit et un rapport parlementaire de 2016, sur les « violences faites aux femmes », y consacre un chapitre entier. Si l’ensemble des acteurs de terrain, les médias, les parlementaires, la Secrétaire d’État à l’Égalité entre les femmes et les hommes (lors de déclarations publiques) utilisent le terme féminicide pour désigner les meurtres de femmes par un partenaire intime, les statistiques, les textes et déclarations officielles, y compris celles émanant du Secrétariat d’État à l’Égalité, recourent à l’expression « morts violentes au sein du couple », la notion de couple étant depuis 2016 élargie aux couples « non officiels » (petits amis, amants, relations épisodiques, etc.).

3Depuis 2007 les statistiques officielles des « morts violentes au sein du couple » sont publiées par la Délégation aux victimes (dav) du ministère de l’Intérieur. Le premier chiffre fut diffusé dans un style journalistique : « Une femme meurt tous les trois jours sous les coups de son compagnon ; un homme décède tous les treize jours, victime de sa compagne ». Cette formulation qui a marqué l’opinion, pérennisée jusqu’à nos jours, focalise le débat public sur les violences conjugales et sur la dénonciation des meurtres. Jusqu’en 2012, ont été comptabilisés, chaque année, environ 160 décès de femmes victimes au sein de couples « officiels » (époux, concubins ou « ex »). Depuis 2013, ce nombre diminue, de 121 à 109 en 2016 et 2017. Depuis 2016 est également connu le nombre de meurtres dans les couples « non officiels », ce qui porte à 130 en 2016 et 2017, et 121 en 2018, le nombre de femmes tuées par un partenaire intime, autrement dit victimes de féminicides, terminologie qui semble faire consensus dans la société française. En 2019, les associations ont comptabilisé 149 féminicides. Les statistiques officielles ne sont pas encore publiées, mais en appliquant les critères de 2018, le nombre de féminicides est estimé à 122, soit un bilan très proche de celui de 2018. C’est donc moins l’augmentation du phénomène que sa mise en évidence par tous les segments de la société qui caractérise l’année 2019.

4L’usage du terme féminicide, ses frontières et surtout son inclusion dans le Code pénal français font encore débat. Si l’on part de la définition de meurtre perpétré sur des femmes en raison de leur sexe, se pose néanmoins la question du spectre des meurtres concernés (conjugaux au sens large, publics, institutionnels). Au regard des approches de genre, un débat contradictoire sur la valeur heuristique et symbolique du concept et de l’impact d’une législation spécifique n’a pas encore été diligenté. La revue Travail, genre et sociétés souhaite, dans un tel contexte, mettre au jour et analyser les enjeux de ce débat, comme les réponses proposées aux faits incriminés, que ces réponses soient juridiques ou dépassent le domaine du droit (s’il s’agit de prévenir le crime et d’analyser ses causes en relation avec d’autres phénomènes sociaux, économiques et culturels). Pour ce faire, nous avons réuni des historien·ne·s, des sociologues, une anthropologue et des juristes.

5En effet la première question qu’il est nécessaire de poser est celle de l’historicité du phénomène : ce qu’on entend aujourd’hui par féminicide est-il nouveau ? Est-il propre à des époques et à des aires géographiques déterminées ?

6Lydie Bodiou et Frédéric Chauvaud, auteur·e·s d’ouvrages collectifs sur le féminicide, ouvrent cette controverse par une mise en perspective historique qui vise à faire sortir de l’ombre des pratiques oubliées ou méconnues. Considérant de leur côté que le dévoilement des tueries perpétrées à Cuidad Juarez (Mexique) a pu être un élément déclencheur de la prise de conscience mondiale de l’impunité des féminicides, les sociologues Marylène Lapalus et Mariana Rojas Mora qui mènent des travaux dans une perspective de genre, la première sur le Mexique, la seconde sur le Guatemala, analysent les enjeux politiques des usages des catégories « féminicide » ou « fémicide » à partir de leurs terrains respectifs. Fernanda Núñez, anthropologue mexicaine vivant au Mexique, donne à voir de l’intérieur, quant à elle, la monstruosité et l’impunité des féminicides, en dépit d’une législation intégrant les rapports de genre, ce qui la conduit à interroger l’utilité même de l’arsenal législatif.

7L’aspect juridique est abordé dans cette controverse par deux juristes dont les points de vue sont divergents, tout en restant nuancés. Catherine Marie, spécialiste de droit privé et sciences criminelles, développe un argumentaire en faveur de la prévention et de la protection des violences conjugales, plutôt que de l’inclusion dans le droit d’une catégorie juridique spécifique comme le féminicide. Diane Roman, dont les travaux portent sur le traitement juridique des questions sociales notamment celle de l’égalité entre femmes et hommes, apparaît plus favorable à la création d’une catégorie spécifique qui aurait pour effet de rendre visible l’ampleur des féminicides, tout en reconnaissant que l’universalité de la rédaction française permet d’éviter le confinement dans une « essence féminine par nature victime ». Les contributions, dans leur ensemble, reflètent le souci des auteur·e·s d’appréhender un phénomène complexe et, pour ce faire, de nuancer leurs analyses, à l’exception du texte de la chercheuse mexicaine, qui laisse transparaître l’émotion ressentie dans un environnement où la violence envers les femmes atteint des paroxysmes.

Marlaine Cacouault-Bitaud
Marlaine Cacouault-Bitaud est sociologue, Professeure émérite à l’Université de Poitiers, membre du laboratoire gresco. Ses recherches portent sur : la féminisation des professions, approche sociohistorique ; les personnels de l’Éducation nationale : genre, carrières et inégalités. Elle a dernièrement publié : « Des femmes à la direction des lycées : exigences de l’administration et stratégies des actrices, entre permanence et changement (1930-1990) » in Jean-François Condette (dir.), 2015, Les chefs d’établissement. Diriger une institution scolaire ou universitaire xviie-xxe siècle, Rennes, Presses universitaires de Rennes, p. 259-275 ; Le genre entre transmission et transgression (sous la direction de Lydie Bodiou, Marlaine Cacouault-Bitaud et Ludovic Gaussot), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2013.
Maryse Jaspard
Maryse Jaspard, socio-démographe, est Maîtresse de Conférences honoraire à l’Université Paris1 Panthéon-Sorbonne, chercheure associée à l’Institut national d’études démographiques, co-responsable de l’unité de recherche Genre, Démographie et Sociétés (2000-2009). Ses recherches sont ancrées dans les études féministes : maîtrise de la procréation sexualité, prévention du sida, violences contre les femmes. Maryse Jaspard est en outre responsable de l’Enquête nationale sur les violences envers les femmes en France métropolitaine (Enveff). Elle a récemment publié : Les violences contre les femmes, Paris, La Découverte, coll. « Repères », 2011 (2e éd.) ; Je suis à toi, tu es à moi – violence et passion conjugales, Paris, Payot, 2015 ; Sociologie des comportements sexuels, Paris, La Découverte, coll. « Repères », 2017 (3e éd.).
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Mis en ligne sur Cairn.info le 30/03/2020
https://doi.org/10.3917/tgs.043.0145
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