Face au désastre, elles affirment la vie
[N]ous ne sommes ni faibles, ni douces ; nous sommes très, très en colère, en notre nom et au nom de la planète Terre.
On devrait mesurer notre succès à l’aune de notre force, accrue ou diminuée, une fois que l’action aura pris fin.
3Le début des années 1980 fut une période sombre. La récession s’était emparée des pays occidentaux, avec un taux de chômage élevé et l’explosion des déficits nationaux. Pluies acides, déforestation massive, diminution de la couche d’ozone, extinction d’espèces animales, déchets industriels, marées noires étaient devenus monnaie courante. Avec le rapport du Club de Rome et la crise pétrolière du début des années 1970, penser que progrès consumériste et politique keynésienne sauveraient l’humanité n’avait plus de sens. Et voilà qu’on percevait déjà les signes avant-coureurs de terribles famines : bientôt, les images d’Éthiopiens faméliques et de centaines de milliers de victimes, mortes de famine, seraient imprimées dans le cerveau de chacun. On ne pouvait plus ignorer ces problèmes structurels.
4Le début des années 1980 apporta son lot de peurs. Une nouvelle génération d’armes nucléaires – les missiles Cruise et Pershing II de l’otan (Organisaton du traité de l’Atlantique nord) – fut déployée à travers l’Europe. Des dirigeant·e·s autoritaires et belliqueux·ses furent élu·e·s : Margaret Thatcher au Royaume-Uni (1979) et Ronald Reagan aux États-Unis (1981). La guerre nucléaire figurait à présent au programme des gouvernements. Ainsi, au Royaume-Uni en 1980, la campagne « Protect and Survive » (protéger et survivre) donnait des instructions à chaque foyer – d’abord par le biais de dépliants, puis à la radio et la télévision – pour s’organiser face à cette éventualité : comment chauler les vitres, enlever les portes de leurs gonds et se réfugier dans un lieu confiné avec des boîtes de conserve, beaucoup d’eau et un poste de radio, avant de ressortir dans un paysage de désolation post-nucléaire.
5Une militante se souvient du moment où elle prit conscience de la menace nucléaire : « “Protect and Survive” n’eut pas pour effet de nous rassurer sur l’engagement du gouvernement pour notre sécurité, mais nous fit comprendre à quel point la menace d’une guerre nucléaire était réelle » [Roseneil, 2000, p. 41]. Les militantes constataient : « D’après les sondages nationaux, les Américain·e·s pensent à présent connaître une guerre nucléaire de leur vivant. […] Nous sommes nombreux·ses à avoir le sentiment qu’il est peu probable que le monde survive jusqu’au xxie siècle, à moins que les tendances actuelles ne soient radicalement inversées » [White et Van Soest, 1984, p. i]. Il est vrai que la rhétorique était inquiétante : Reagan évoquait l’Armageddon pour sa génération et utilisait des expressions tirées de la Guerre des étoiles.
6L’époque était apocalyptique comme en témoignent Threads ou La bombe, deux documentaires-fiction produits par la bbc sur le sujet de la guerre nucléaire et de ses conséquences effroyables. Dans les écoles, clubs et centres locaux, on visionnait Si cette planète vous tient à cœur, court-métrage documentaire d’Helen Caldicott sur l’impact de la guerre nucléaire tel qu’il fut vécu par les survivant·es d’Hiroshima et de Nagasaki. D’autres icônes contemporaines sur le thème de l’apocalypse incluent des films tels que Mad Max et Le jour d’après ainsi que des chansons engagées contre la Guerre froide ou l’arsenal nucléaire comme 99 Luftballons de Nena, Enola Gay d’Orchestral Manœuvres in the Dark et Russians de Sting, pour ne citer que quelques-unes des œuvres nous rappelant aujourd’hui la peur ressentie alors. La période était sombre, la destruction de la planète, palpable.
7Ainsi naquit l’écoféminisme, entouré de ces menaces, de cette peur et à cause d’elles, afin de résister à la fin du monde et de mettre en marche un changement de civilisation qui, pour ces femmes, signifiait concrètement qu’il fallait travailler l’état d’esprit c’est-à-dire l’étoffe psycho-affective et ainsi changer les manières de résister.
8Tout commença à Amherst, dans l’État du Massachusetts, où une dizaine de femmes se faisant appeler « Women and Life on Earth » (les femmes et la vie sur la Terre) appelèrent à un rassemblement sur trois jours auquel assistèrent six cents femmes : « L’écoféminisme et les années 1980 ». L’accident nucléaire de Three Mile Island – précurseur de Tchernobyl et Fukushima – fut l’élément déclencheur. Le programme de la conférence allait néanmoins bien au-delà. Il englobait le militarisme, les essais nucléaires, le déversement de produits chimiques, les déchets toxiques, l’industrie agroalimentaire, l’agriculture industrielle, la santé à deux vitesses et l’oppression des femmes. Il présentait des outils parmi lesquels figuraient, en plus du lobbying et de l’analyse, projets artistiques collaboratifs, réévaluation collective des valeurs et pratiques du soin, expression du vécu des femmes, aussi bien que récits de mythes, rituels de femmes et spiritualité de la terre.
9Certains de ces outils furent mis en œuvre, avec succès semble-t-il. Une participante rapporte : « [Le projet artistique] est essentiel ; il diverge du logocentrisme terne des rassemblements politiques ; il prouve la justesse de l’intégrité et de la tendresse que nous les femmes cherchons à apporter à tout ce que nous entreprenons » (gtu Sp 1-1a). En effet, les écoféministes ne faisaient pas seulement apparaître le lien entre l’oppression de la femme et celle de la nature – prémisse de l’écoféminisme – en mettant en évidence des racines communes dans la logique du capitalisme et de la science moderne, elles mettaient aussi en avant une approche plus joyeuse et transformatrice de la pratique politique. Elles la nommèrent « style » politique et, aux yeux de beaucoup, ce style était centré sur l’affirmation de la vie.
10Le contenu et les effets de ce « style » est ce que nous souhaitons étudier plus avant. Quel type de politique les écoféministes inventèrent-elles ? Dans quelle mesure l’écoféminisme était-il différent d’autres mouvements ? Quelles leçons pouvons-nous en tirer d’un point de vue pratique pour nous aider à façonner notre état d’esprit et nos moyens d’action alors que nous sommes confronté·e·s, aujourd’hui, aux périls planétaires environnementaux ? En somme, comment pouvons-nous relayer leur action ?
11À vrai dire, l’analyse de leur « style » et de ce qu’elles nous ont légué d’un point de vue pratique trahit déjà la position adoptée dans cet article. Nous nous inspirerons de la démarche de deux écoféministes, Ynestra King et Gwyn Kirk, pour qui l’écoféminisme était avant tout un moyen d’action, une manière de s’engager en politique. Pour elles, afin de rester d’actualité, l’écoféminisme ne devait ni devenir une abstraction éthique, ni une théorie programmatique et il fallait se méfier de l’institutionnalisation et de la rigidification qu’entraînerait nécessairement l’entrée à l’université [2]. Il nous semble que le danger a été bien perçu par Ynestra King et Gwyn Kirk. L’écoféminisme risque toujours – l’histoire se répète – de devenir un ensemble d’idées morales, de revendications et d’arguments auto-satisfaits, sans qu’on n’y trouve plus guère d’outils concrets pour contrer l’impuissance et le fatalisme ambiants. C’est pourquoi nous avons pris le parti de raviver la mémoire des actions clefs écoféministes du début des années 1980 et d’analyser de plus près leur style affirmatif.
12Nous nous pencherons sur les défilés de commémoration de l’accident de Three Mile Island en 1980, l’Action au Pentagone menée à Washington D.C. en 1980 et 1981, relayée à San Francisco en 1981, et les camps des femmes pour la paix de Greenham Common près de Newbury, en Angleterre (1981-1987), de Puget Sound près de Kent, dans l’État de Washington, et de Seneca, près de Romulus, dans l’État de New York (1983). Ces actions et occupations peuvent être qualifiées d’écoféministes non pas parce que les activistes ressentaient le besoin de revendiquer une identité écoféministe, mais parce que toutes postulaient le rôle central des femmes et des manières alternatives, joyeuses, bienveillantes, de pratiquer la politique afin de faire face à la destruction de l’humanité et de la planète. Elles se disaient faire partie d’un nouveau mouvement que certaines qualifiaient d’écoféministe, d’autres pas, mais que toutes vivaient comme un nouveau départ dans leur vie et leurs engagements (politiques).
13On pourrait dire que cet article cherche à mettre au jour les racines de l’écoféminisme états-unien et britannique, quand ce terme était synonyme d’action politique, mais sa visée n’est pas tant généalogique que stratégique. Il y sera question de la force résidant dans la joie, la célébration, et dans les pratiques capables de susciter celles-ci. Il y sera question d’héritages, de sororités et de comment se laisser inspirer par les actions passées. Les années 1980 seront alors évoquées non par souci historiographique, mais afin de souligner l’importance des textures et atmosphères politiques : ce sont les temps sombres, imprégnés de fatalité, qui déclenchèrent les actions écoféministes. La joie est actée et réinventée en ces temps-là. Nous nous plongerons donc dans une période sombre, où le climat apocalyptique ambiant était source de bien des peurs et des colères, sentiments sans lesquels de nombreuses femmes n’auraient pas agi.
L’incorporation théâtrale comme nécessité
Il nous faut plaider, haranguer, protester, exiger – tous les moyens sont bons ! […] en faire toute une histoire (honte à nous !), tout un plat, toute une montagne.
Notre manière de procéder portait en elle le mot « avenir ».
16Lors du premier rassemblement à Amherst, on évoqua les actions et stratégies à venir. On parla beaucoup d’« oppositions créatives » (gtu Sp 1-1a), expression renvoyant aux tactiques inhabituelles adoptées par les manifestantes antinucléaires comme les « Vermont Spinsters » qui avaient tissé une toile représentant la vie aux portes de la centrale nucléaire de Yankee Nuclear Plant ou les « Women Strike for Peace » dans les années 1960, dont les participantes avaient envoyé au Sénat les dents de lait de leurs enfants et encerclé le Pentagone en scandant leur dégoût face à la politique radioactive. Il apparut clairement aux femmes rassemblées à Amherst qu’actions et stratégies demanderaient une bonne dose d’opiniâtreté et d’intransigeance, ainsi que la confiance en leurs émotions qui se révélaient être d’excellents analyseurs de situation. C’est là ce qu’avaient argumenté les militantes du « Women Strike for Peace », mais aussi de l’affaire « Love Canal », également présentes au rassemblement.
17Concrètement, se montrer intransigeante, agitée et déraisonnable signifiait : traduire le jargon officiel en termes tangibles. Des expressions telles que « rapport coût-profit » ou encore « risques acceptables » devaient être remplacées par une description physique des malformations, des vies perdues et de la maladie. De même, le mépris des experts ne devait plus jamais décourager une femme de s’approprier les sciences, tout en sachant faire confiance à son intuition lorsqu’il lui semblait qu’une situation tournait vraiment mal – c’était bien ce que les mères impliquées dans le « Love Canal » avaient appris aux écoféministes. Enfin, on devait refuser la logique compensatoire, car toutes les causes étaient liées.
Une des choses les plus encourageantes dans le rassemblement était la supposition que, bien sûr, il s’agissait d’une transformation énorme. Personne ne voulait aller vers un monde sans réacteurs nucléaires mais peuplé d’hommes violents, ou sans violence masculine mais aux dépends des populations du tiers-monde, ou sans racisme mais où pauvreté et partage inégal des ressources subsisteraient.
19En d’autres termes, à Amherst, on opposait à la version de la réalité donnée par le gouvernement une version plus concrète et connectée. Les organisatrices l’exprimaient ainsi :
Nous sommes ici pour prononcer le mot écologie et annoncer que pour nous, féministes, c’est un mot politique – il s’oppose à une économie destructrice et à la haine raciste, maladive. C’est une manière d’être comprenant qu’il existe des connexions entre tous les êtres vivants et que nous les femmes sommes la chair et la réalité de cette connectivité.
21C’est cette autre version du réel, incarnée et expérientielle, qui conféra sa créativité aux actions écoféministes. L’idée était de donner corps aux expériences des femmes, de « parler vrai au pouvoir », devise quaker signifiant ici que les manifestations mettraient en action (enact) les pratiques écoféministes. Et c’est ce qu’elles firent. Les défilés pour commémorer le premier anniversaire de l’accident de Three Mile Island, quelques semaines seulement après Amherst, et l’Action au Pentagone en novembre 1980 – deux événements planifiés à Amherst – furent centrés sur la connectivité.
22Le défilé commémoratif de Three Mile Island à San Francisco – le seul dont j’aie pu trouver trace – prit la forme d’une représentation de théâtre de rue à laquelle cinq mille personnes participèrent. Le premier acte présentait des survivant·e·s d’Hiroshima, des Amérindien·ne·s opposé·e·s aux mines d’uranium et des femmes en deuil, tou·te·s psalmodiant et pleurant. À leur suite venaient des experts de la question nucléaire, une tour de refroidissement dévorant la vie (on y jetait des poupées) et une charrette des mort·e·s de la peste au Moyen-Âge, prête à charger de nouvelles victimes. À la différence du premier, le deuxième acte était exaltant. Il était introduit par une bannière arc-en-ciel sur laquelle figuraient des paysages et des représentations de la connectivité écologique. Mascottes et croquis, dragons et déesses représentant l’eau, l’air, le feu et la terre venaient ensuite. À la fin du défilé, la tour de refroidissement fut détruite. Tandis que certain·e·s piétinaient les restes, les autres scandaient le début d’une nouvelle ère.
23Il n’y eut pas de discours. Seule une brochure contenant des informations sur l’énergie nucléaire fut distribuée. Une des organisatrices se souvient : « La parade s’exprimait dans le langage des choses, elle faisait passer son message de manière sensible, créative et drôle » [Starhawk, 2015, p. 254]. On retrouve une démarche semblable en novembre quand les militantes de l’Action au Pentagone prirent soin d’éviter les discours, la seule exception étant leur déclaration d’unité. Celle-ci avait été élaborée collectivement et sa formulation était pour le moins marquante. Les femmes y exprimaient leur désespoir face aux politiques guerrières des États-Unis et sommaient le gouvernement : « Nous sommes venues pour pleurer nos morts et dire notre rage et défier le Pentagone ! » (gtu Sp 1-1a). Elles formulaient leur douleur ainsi que leur désir d’un monde meilleur. Mais, en dehors de cela, elles parlèrent à peine, préférant mettre en scène « un théâtre de peine, de rage et de défi, fort de deux mille femmes » [Paley, 1998, p. 127].
24D’abord, les femmes traversèrent en silence le cimetière militaire, puis, arrivées au Pentagone, elles érigèrent un autre cimetière pour les victimes d’oppression. Toutes les participantes pouvaient placer une pierre tombale. L’une d’elles se souvient :
La pierre tombale la plus marquante avait été apportée par une femme au foyer venue de Californie qui n’avait jamais pris part à une action politique de sa vie. Elle avait voyagé seule depuis la Californie avec sa pierre tombale sur laquelle elle avait écrit, « Pour les trois femmes vietnamiennes tuées par mon fils ».
26Puis vinrent quatre processions, une mascotte géante à leur tête : la noire, figure de deuil, suivie de pleureuses chantant une mélopée funèbre ; la rouge, figure de rage, accompagnée de femmes criant en jouant du tambour ; la dorée, figure d’émancipation, et son cortège de femmes agitant des foulards en encerclant le bâtiment ; la dernière, figure de défi, devant des femmes chantant en fermant les portes du Pentagone.
27L’Action au Pentagone ne passa pas inaperçue. Revues de gauche et revues féministes débattirent de cette nouvelle esthétique politique. Des manifestantes racontèrent leur expérience – même celle de la prison (cent trente-neuf femmes furent arrêtées) – avec tendresse : « Certains des moments les plus émouvants furent ceux où l’on redynamisa le groupe en entonnant des chants d’amour et de protestation de femmes » [Dejanikus et Dawson, 1981, p. 29]. La déclaration d’unité ne tarda pas à être traduite en espagnol, en français, en allemand, en italien et en néerlandais, attirant de nombreuses européennes par la suite. L’année d’après, l’Action au Pentagone doubla son effectif – de deux mille à quatre mille participantes – et trouva son pendant sur la côte Ouest où, le même jour, à San Francisco, trois cents femmes tissèrent une toile et placèrent des pierres tombales devant la façade d’un club masculin très sélect impliqué dans la prise de décisions militaires. Là aussi, l’ambiance était animée ; une manifestante se souvient : « Quelle intensité sonore avec les chants et les tambours alors que nous tissions la toile. » (gtu St 16-15b).
28Que nous ont-elles légué ? En quoi ce renouveau est-il fascinant ? Ces actions nous montrent la force de l’incorporation. Elles nous montrent que la politique peut passer par le biais de la performance et du théâtre et qu’il ne s’agit pas de simples artifices. En effet, dans toutes ces actions, l’iconographie devait ramener les femmes à la vie. Le chagrin et la colère, mais aussi l’exultation et l’allégresse devaient envahir l’espace public « subvertissant ainsi l’ordre trompeur du quotidien (business as usual) » [King, 2016, p. 117, expression anglaise ajoutée]. Toutes ces émotions faisaient partie de la vitalité incorporée face à un lieu mortifère. Les manifestantes évoluaient sur une scène où elles pouvaient affirmer leur désir de vie collectivement, à travers leur corps, et affronter ainsi les désastres de l’époque là-même où ils avaient été planifiés et coordonnés. Pour ces femmes, l’affirmation de la vie n’était pas juste un thème mais une nécessité. Elles devaient surmonter un désespoir écrasant. Comme l’explique l’une d’elles juste après son arrestation : « C’est comme vivre au bord d’un précipice. Je me sens menacée à un niveau très fondamental. » [Dejanikus et Dawson, 1981, p. 3]. La présence du désespoir et le besoin d’une iconographie vitaliste, ainsi que l’intuition qu’il faudrait à la fois chants et rage, célébration et critique pour ramener à la vie, furent le terreau commun pour toutes les actions écoféministes du début des années 1980. « Nous affrontons nos peurs », disaient les femmes de Seneca [Cataldo et al., 1987, p. 65].
29C’est pourquoi lorsque les médias finirent par s’intéresser à l’écoféminisme, dressant avec bienveillance le portrait de ses activistes décrites comme des ventriloques enjouées, gentilles fidèles d’une déesse, ils n’auraient pas pu être plus loin de la réalité. Car ils omettaient la notion de nécessité. « Nous sommes ici pour une question de survie, pas pour faire joli ! » (gtu St 3-13c) s’exclame une militante face à la presse. En d’autres termes, les écoféministes utilisaient les marionnettes et les déesses comme outils de performance et d’incorporation, c’est-à-dire pour les aider à changer les esprits, à faire adopter leur point de vue, au sein de l’hostilité ambiante. Elles canalisaient leur peur dans l’action, donnant libre cours à leur colère, et se revitalisaient par là même.
30En Angleterre, la situation à Greenham n’était aucunement différente. Le point de départ du camp pour la paix fut un accès de colère. L’instigatrice de la marche était chez elle, en train de ranger des coupures de presse dans un dossier :
Ce jour-là, après le énième « Le ministre refuse les résultats de l’enquête » et « On dément une fuite radioactive », j’ai pété un câble et je crois que je me suis mise à crier. Je me suis dirigée vers le placard sous les marches, j’ai sorti des rouleaux de vieux papier peint blanc, je les ai déroulés sur le sol de la cuisine et j’ai pris un feutre noir. J’ai dû écrire un truc du style « L’énergie nucléaire empoisonne l’environnement – de plus en plus d’armes nucléaires tous les ans » et puis « Cela ne peut pas continuer. Il faut que cela cesse » en grosses lettres, comme un journal chinois placardé sur un mur. Et j’ai fait plusieurs rouleaux de ce type.
32Elle afficha ensuite la banderole au magasin du coin dans son village gallois et, avec la commerçante, elles décidèrent d’organiser une réunion. Ainsi fut lancé le mouvement.
33À partir de 1981, dans les camps des femmes pour la paix à Greenham Common, à Seneca, à Puget Sound et ailleurs, d’autres banderoles furent créées, d’autres mascottes furent portées. On tissa des toiles, on chanta des mélopées, on ferma des grilles et on découpa des clôtures. Les femmes faisaient des die-in antinucléaires où elles simulaient la mort, tombant à terre dans les rues, bloquant la circulation pendant quelques minutes. Ou encore, à la manière de projets d’art collaboratifs, elles transformaient les barrières militaires en mémorial pour les vivants en plaçant des effets personnels de leurs proches dans le grillage ou en y tissant des paysages colorés. Elles contenaient l’agressivité ambiante grâce à des miroirs servant à renvoyer dans la base militaire le reflet de l’humeur sombre. Elles organisaient de joyeux enterrements de missiles, des sit-in dans des laveries, etc. La réanimation prit des formes multiples et toutes s’avérèrent plus efficaces les unes que les autres.
34Nombre de femmes éprouvaient de la joie à sortir activement de leur torpeur, à ne plus devoir supporter la folie nucléaire des hommes. Le pouvoir de la théâtralité leur redonnait des forces comme l’une d’elles – présente au Pentagone et à Greenham par la suite – le raconte par le biais d’une anecdote :
Une femme se présenta, une grande mascotte à la main : il s’agissait d’une énorme tête de femme aux longs cheveux roux, portant des vêtements de couleur vive, peints à la main.
– C’est la Déesse, dit-elle.
– OK, répondit [une autre femme], marchons sur Newbury.
Nous nous mîmes [toutes] en route ; la Déesse ouvrait le cortège, tache de couleur se détachant contre les branches enneigées et la clarté du ciel.
36Mascottes, déesses, miroirs et autres soi-disant symboles étaient porteurs de l’optimisme qui jaillissait de l’agir. Les femmes éprouvaient de la joie à sortir du domaine cérébral des mots et des arguments pour entrer dans celui plus corporel de la peine, de la colère et de la célébration : « C’est un moyen d’expression sans mots, sans avoir besoin de se lancer dans l’argumentation, les faits et les chiffres, les tenants et aboutissants. Il suffit d’exprimer ce que vous ressentez. » [Jayne Burton, in Cook et Kirk (2016, p. 125)]. Dans la performance, les femmes pouvaient se réapproprier joie et espoir quant à l’avenir, alors qu’auparavant tout leur avait semblé perdu.
Susciter le pouvoir des femmes contre l’emprise mentale du nucléaire
J’ai l’impression que je devrais être à l’écoute de ces rêves d’une façon particulière, mais je ne sais pas laquelle.
Toutes [nos] actions témoignent de la valeur de l’expérience personnelle, des sentiments et des idées. Elles impliquent de partir de là où nous sommes au moment présent, et de construire à partir de ce que nous sommes capables de faire.
39Quand on passe en revue les traces laissées par le mouvement, un point ne manque pas d’attirer l’attention : les visions et cauchemars nucléaires. Nombre de femmes impliquées dans la politique vivifiante du début des années 1980 souffraient de visions comme de rêves récurrents d’annihilation complète qui les obsédaient et les paralysaient. Lorsqu’elles partageaient leur inquiétude avec les hommes, elles se trouvaient confrontées à des moqueries systématiques. Ces visions et cauchemars avaient commencé pour certaines femmes lors de leur grossesse. Une femme de Greenham raconte : « Cela peut paraître excessif. Ça l’est autant que les images suivantes : une mère pleurant seule dans une chambre parce qu’elle prend soudain profondément conscience qu’elle ne pourra peut-être pas protéger son enfant d’une mort nucléaire atroce. » [Liz Knight in Cook et Kirk, (2016, p. 152)]. Et cette image puise dans de nombreuses sources à la fois ; bien sûr, l’esprit sombre de l’époque, mais aussi le cafard de la femme au foyer et l’inquiétude maternelle. Ainsi, nous détectons un autre motif des actions écoféministes, motif en lien avec des préoccupations qui, à l’époque, étaient principalement aux mains des femmes, c’est-à-dire le soin, la protection et l’émancipation.
40C’est ainsi que des mères poules, entre autres, lancèrent Greenham Common. À la fin de l’été 1981, quelque trente femmes sous le nom de Women for Life on Earth – groupe qui fusionnerait sous peu avec le réseau anglo-américain Women and Life on Earth – partirent de Cardiff pour rejoindre Newbury à pied, avec poussettes et enfants, ainsi qu’une poignée d’hommes sympathisants, pour protester contre la guerre nucléaire. Elles s’inspiraient de l’autre marche pour la paix, qui avait rassemblé bien plus de manifestant·es, entre Copenhague et Paris la même année. Elles distribuaient des tracts et faisaient des discours. Leur cri de ralliement attira l’attention localement : « Les femmes s’investissent dans les autres – et ressentent la responsabilité particulière de leur offrir un avenir – pas un monde dévasté, contaminé, et une mort épouvantable! » [Roseneil, 2000, p. 44-45]. Mais la presse nationale ne s’intéressa pas à cette marche, même lorsqu’elle arriva à Newbury. Quelques femmes, s’inspirant des suffragettes, décidèrent alors de s’enchaîner au grillage autour de la base militaire, exigeant un entretien avec le ministre de la Défense. Lorsqu’il ne se présenta pas, elles restèrent sur place.
41Ce qui aurait dû être une marche de courte durée se mua en un camp pour la paix sans précédent. Greenham Common fut une source d’inspiration à travers l’Europe et les États-Unis où des dizaines de camps émergèrent. Sa taille fut considérable jusqu’à ce que le Traité sur les forces nucléaires à portée intermédiaire soit signé en 1987, puis le nombre d’occupantes diminua jusqu’à ce que la base de Newbury soit enfin démantelée en 2000. Bien entendu, la longévité du camp ne peut être attribuée uniquement aux Women and Life on Earth. La nouvelle avait circulé rapidement. Les marcheuses restées sur place avaient été rejointes par bien d’autres femmes, dont certaines avaient pris part à l’Action au Pentagone ; d’autres appartenaient au mouvement pacifiste ; d’autres encore, sans expérience politique, avaient été attirées par la nature du camp, maternelle, rebelle, pleine de bon sens. Les participantes elles-mêmes disaient venir d’horizons différents, mais s’être rencontrées grâce à une « réaction viscérale » [Lesley Boulton in Cook et Kirk (2016, p. 147)]. En effet, ces femmes étaient liées par une prémonition. Dévastation écologique, injustice sociale, guerre globale, pour ne nommer que leurs préoccupations premières, les inquiétaient et nourrissaient leur colère. Elles n’avaient pas de réponses toutes faites, mais elles savaient deux choses.
42Premièrement, les femmes de Greenham, Seneca, Puget et d’autres camps, savaient que c’était le système tout entier qui devait changer et que ce changement viendrait en cultivant les puissances régénératrices du soin et de la transmission. Comme l’explique l’une d’elles en évoquant la raison de sa présence dans le camp :
« [Avant de venir] tout autour de moi, je pouvais ressentir cet état d’esprit malsain dont la motivation n’était pas le caractère sacré de la vie mais la peur qui nourrissait la course aux armements. »
44Deuxièmement, ces femmes savaient qu’il fallait une autre manière de pratiquer la politique, plus attentive à l’implication des petits groupes, à la promotion d’initiatives locales, à la libre prise de parole de toutes, à la prise en compte du vécu des femmes. C’est pourquoi les camps mirent en place des délibérations, une présidence tournante et un « point sur les émotions ». On partageait ses peurs et ses espoirs, mais aussi ses visions, cauchemars et fixations. Un de ces cauchemars, rapporté dans le carnet de bord du camp, est particulièrement intriguant :
Je traversais en jeep un paysage dévasté. On aurait dit un désert mais je savais qu’une guerre nucléaire avait eu lieu longtemps avant. J’étais à la recherche d’un endroit plus sûr. […] La jeep marchait mal et il paraissait probable que nous n’atteindrions pas notre destination […] Mon ami·e conduisait et je serrais entre mes genoux un énorme bloc de glace. Dans ce bloc il y avait un poisson, le dernier poisson, et je devais atteindre Londres, le dernier endroit où il y avait encore un peu d’eau non contaminée où le poisson pourrait survivre. […] La chaleur dégagée par le moteur commençait à faire fondre la glace, je devais constamment la changer de place, tout en essayant de m’orienter aux étoiles absentes. Quand je me suis réveillée – toujours en route – je me sentis très calme.
46C’était très probablement parce qu’elle prenait le problème à bras-le-corps, en étant dans le camp, que Noa se sentait calme. Plus globalement, les camps des femmes remédiaient à ce qu’on pourrait appeler une déformation ou une torsion mentale due au nucléaire. Ils desserraient l’emprise de la peur, rompaient le sort apocalyptique. C’est là l’une des grandes réussites des actions écoféministes du début des années 1980 : les femmes sortaient de la paralysie face à la fin du monde, elles cessaient une course contre la montre et se mettaient à l’œuvre pour un changement durable, c’est-à-dire sur le long terme.
47Comment s’y prirent-elles ? Comment rompirent-elles le sort ? Difficile de dire en raison des méandres de la causalité collective, mais les rituels jouèrent certainement un rôle majeur. En effet, dans les camps, on mettait en place toutes sortes de rituels, avec pour but d’instaurer les pouvoirs régénérateurs et constructifs des femmes contre la destruction de la planète. Il s’agissait là d’un véritable tour de force. Car le rituel est exigeant : il faut un lieu qui lui soit consacré, une cosmologie et une communauté qui lui soient propres et qui soient, si ce n’est authentiques, du moins efficaces. En présence de ces prérequis, les rituels pouvaient alors effectivement rompre le sort.
48L’importance de ces prérequis avait bien été comprise par les femmes de Seneca. À l’été 1983, l’inauguration du camp fut accompagnée de ces mots : « Nous prêtons allégeance à la terre et à la vie qu’elle donne, une planète interconnectée, avec beauté et paix pour tou·tes » [Cataldo et al., 1987, p. 21]. Puis, elles se réapproprièrent la terre autour du dépôt d’armes nucléaires en plantant des rosiers et en décorant le grillage de marques de la beauté de la vie. Enfin, elles déclarèrent leurs liens avec les femmes iroquoises qui s’étaient réunies à Seneca Falls en 1590 pour mettre fin à la guerre et avec les femmes impliquées dans la Déclaration des sentiments qui, en 1848, s’étaient rassemblées là pour exiger l’égalité des droits et la fin de l’esclavage. La chanson du camp répétait le motif :« Nous sommes les anciennes femmes [3], nous sommes les nouvelles femmes, nous sommes les mêmes femmes, plus fortes qu’avant. » [Linton, 1989, p. 242]. Une participante, organisatrice d’Amherst, se souvient : dès le début, le camp s’inscrivait dans l’« herstory » [Paley, 1998, p. 149].
49Il en allait de même pour les autres camps. À Greenham Common, les femmes consacraient beaucoup de temps et d’efforts à construire des passés collectifs. On y évoquait les suffragettes ou encore Trois guinées de Woolf – essai féministe de 1938 sur les femmes face à la Seconde Guerre mondiale à venir – qui permettaient de tisser des liens entre jeunes et moins jeunes. Nombre de participantes lisaient des récits historiques féministes comme Gyn/ecology de Mary Daly, ou encore Sorcières, sages-femmes et infirmières de Barbara Ehrenreich et Deirdre English et, par ce biais, se connectaient aux communautés agrariennes révolues, ainsi qu’aux sorcières persécutées en Europe, ce qui les conduisait d’ailleurs à s’intéresser aux religions païennes de la terre. En outre, les femmes de Greenham avaient des racines socialistes et marxistes ; elles faisaient le lien entre leur lutte, le mouvement pour les droits civils, pour les droits des gays et lesbiennes et le front de libération des femmes, entre autres. Bref, leurs généalogies étaient plurielles, leur rassemblement affichait de multiples facettes et elles ne considéraient pas cela comme un défaut.
50En prêtant allégeance, en consacrant des espaces et en racontant des histoires, les femmes ne cherchaient pas à prendre une position univoque, mais plutôt à nourrir la pensée et l’imaginaire du camp. Elles ouvraient un autre cadre temporel civilisationnel, loin de l’apocalypse planétaire, ancré dans l’herstory, et redevenaient ainsi actrices de l’histoire. L’une d’elles observe : « Nous ne pouvons pas changer le cours des événements si nous sommes paralysées par la peur. » [Julia Park in Coll. (1985, p. 112)]. Dans un tel cadre temporel pouvaient se tenir toutes sortes de rituels. Célébrations païennes des saisons, commémorations des sorcières et des mort·e·s, blocus de femmes et rassemblements de lesbiennes, danses en spirale et chaînes humaines, fêtes pour Halloween et le 4 juillet, rondes de nuit et rites de colère, etc. Chacun de ces rituels augmentait le pouvoir des femmes et leur emprise sur les événements. « L’énergie ainsi produite était phénoménale », se rappelle l’une d’elles en évoquant la manière dont les femmes de Puget tapèrent du pied jusqu’à la fin d’un meeting de Reagan à Seattle [Cynthia Nelson in Coll (1985, p. 79)].
51On pourrait décrire de nombreux rituels ainsi. Mais deux d’entre eux sortent du lot : ils produisirent une puissance telle que leur rayonnement fut international. Tous deux se tinrent à Greenham Common pendant l’hiver 1982-1983, l’un sous le nom « Enlace la base » et l’autre sous celui de « Danse du silo ».
52Le 12 décembre 1982, 30 000 femmes encerclèrent le périmètre de la base long de quatorze kilomètres. Elles décorèrent le grillage d’effets personnels des vivants, enfants et petits-enfants, et à heure fixe, en se tenant la main, entonnaient des chansons apprises par cœur. « J’eus l’impression que nous nous réappropriions la vie [It felt like a reclamation of life]. » [Liz Knight in Cook et Kirk (1983, p. 152, traduction modifiée)]. Une autre femme se souvient de la manière dont le rituel alla au-delà du donné :
Je n’oublierai jamais cette sensation ; je la porterai en moi jusqu’à la fin de mes jours. Cette sensation délicieuse en accrochant les objets et en se tenant la main en marchant. C’était encore plus fort que de tenir son bébé dans ses bras pour la première fois après l’avoir mis au monde – et c’est pourtant là une des sensations les plus merveilleuses qu’il nous soit donné d’éprouver. Quand on nous met le bébé dans les bras et qu’on le serre contre soi. Parce que c’est un être à part entière – et c’est bien égoïste en réalité, un égoïsme partagé avec son mari, non ? Ce bébé. Alors que Greenham, c’était pour les femmes, c’était pour la paix, c’était pour le monde, c’était pour la Grande-Bretagne, c’était pour nous, c’était pour plus.
54Trois semaines plus tard, pour le réveillon du nouvel an, à minuit, quarante-quatre femmes grimpèrent sur un silo à missiles. Elles dansèrent pendant plus d’une heure. La police mit longtemps à réagir et la presse, invitée en secret, eut largement le temps de prendre des photos. Ces images firent le tour du monde, forçant l’admiration de tou·te·s. Des femmes avaient osé défier le pouvoir militaire dans ce qui semblait à l’époque être un acte quasi suicidaire. L’une d’elles se souvient :
Dans mon esprit, je les voyais [les silos] comme des chaudrons odieux construits par l’homme sur la surface de la terre, remplis de mal. Je voulais laisser s’exprimer tous les sentiments que j’éprouve quant à la menace nucléaire – la peur et l’angoisse. Et je voulais me concentrer sur l’avenir, me sentir optimiste, reprendre des forces et espérer que nous pouvons arrêter cela. J’avais toujours en tête de célébrer la vie. Et c’est effectivement ce qui s’est passé. Lorsque nous sommes arrivées sur les silos, malgré l’excitation, je suis restée debout quelques minutes, les yeux fermés, et j’ai laissé tout cela me submerger. Après, je ne pensais plus qu’au fait que j’étais vivante !
56Les femmes de Greenham et les autres participantes des camps marquèrent l’histoire. Margaret Thatcher les maudit plus d’une fois. Mikhaïl Gorbatchev salua leur influence. Quand certaines d’entre elles se rendirent en urss, elles créèrent des tensions dans les relations internationales. Elles avaient réussi à faire des histoires et à embêter le monde. Au Royaume-Uni, une fois la base de Newbury démantelée, la terre fut rendue à l’usage commun – victoire des plus rares. Aux États-Unis, les manifestations antinucléaires – dont certaines étaient écoféministes – à la suite de l’accident de Three Mile Island menèrent le pays à cesser de construire des centrales nucléaires pendant des années.
57Ces victoires étaient fondées sur l’idée que des temps exceptionnels appellent des actions exceptionnelles, y compris la création de rituels et de sororités inhabituels, et que la fin du monde doit impérativement être remplacée par un travail sur le long terme. Comme l’explique une écoféministe : « Nous n’avons pas besoin d’un nouveau paradis et d’une nouvelle planète Terre. Nous avons cette planète, ce ciel, cette eau qu’il nous faut régénérer. » [Keller, 1990, p. 263]. Pour le dire autrement, les actions écoféministes du début des années 1980 créaient un lieu de récits et de rituels grâce auxquels les femmes prenaient conscience de leur puissance et de leur capacité à changer effectivement les choses.
Un flot continu de femmes en quête de grâce
Pour celles d’entre nous qui tentent de créer cette nouvelle politique, c’est comme une quête perpétuelle de la grâce.
Je cherche un groupe de personnes prêtes à sauter dans le vide, dans l’inconnu, à se battre pour de nouvelles manières de créer du réel, d’être dans l’univers.
60Il semble clair à ce stade que les activistes écoféministes du début des années 1980 n’étaient ni des martyres, ni des imbéciles. Elles ne se sacrifiaient pas, mais en retiraient joie et pouvoir. Elles contraient la possibilité bien réelle de guerre mondiale et desserraient l’emprise du nucléaire. On devrait donc définir leurs camps et défilés à tout le moins comme des lieux où se retrouvaient des Cassandre (n’oublions pas que la Cassandre mythique avait raison !). Les militantes étaient liées entre elles par le sentiment d’être comprises. Une femme se souvient de son arrivée au camp :
Rien qu’en parlant aux femmes ce jour-là et en écoutant la manière dont elles parlaient, je les comprenais parce qu’elles parlaient avec autant de passion que moi, alors que personne ne me comprenait là où j’avais passé les neuf mois précédents. Elles me comprenaient tout simplement et on n’était pas prise pour une folle quand on exprimait le désespoir qu’on éprouvait. Et les femmes disaient oui, je sais ce que tu ressens. Et c’était un tel soulagement. Et rien ne fut plus pareil ensuite.
62De plus, on devrait définir les camps et les défilés comme des lieux de subjectivation. La plupart des femmes y participaient car elles s’en trouvaient changées. Elles revenaient parce qu’elles y sentaient accroître leur confiance en elles, notamment parce qu’elles y avaient appris à connaître et à apprécier d’autres femmes. C’est dire si l’amour féminin et les revendications lesbiennes eurent un impact. Les femmes libérèrent un sens du moi plus sensuel, le libérant parfois de façon rituelle, et se le réapproprièrent. Ainsi, évoquant une danse en spirale en prison après un blocus antinucléaire au Diablo Canyon en 1981, Starhawk raconte : « Nous dansons car, après tout c’est ce pour quoi nous nous battons : pour que continuent, pour que l’emportent cette vie, ces corps, ces seins, ces ventres, cette odeur de la chair, cette joie, cette liberté. » [Starhawk, 2015 p. 232]. En d’autres termes, réitérant les conclusions de Ynestra King et Gwyn Kirk, les actions écoféministes du début des années 1980 faisaient partie d’une nouvelle « politique transformatrice » [Kirk, 1989, p. 274], d’une « politique libidinale », et Ynestra King précise, « j’entends par là l’émergence spontanée d’un amour de la vie au sein de l’arène publique. » [King in Hache (2016, p. 106-107)].
63Ces constats nous renvoient au début de l’article et aux revendications d’Amherst : à une version corporelle et connectée du réel, à une manière d’être incarnée et écologique. Mais la boucle n’est pas encore bouclée. Il manque un élément : comment tout cela fut-il possible ? Comment 30 000 femmes entreprirent-elles d’enlacer la base, comment des milliers mirent en scène des pièces, des centaines s’installèrent dans des camps alors qu’elles avaient une vie à l’extérieur dont elles devaient s’occuper ? La réponse statique est une liste de faits démographiques : de nombreuses militantes étaient à la retraite ou au chômage, étudiantes profitant de leurs longues vacances, femmes au foyer qui pouvaient s’absenter un bref moment, mères accompagnées de leurs enfants pendant les vacances. La réponse dynamique est alors qu’elles se relayaient sans cesse. Le degré d’implication variait grandement, allant de la rédaction d’une déclaration à l’installation de pierres tombales au Pentagone, d’une marche de neuf jours à l’hébergement des marcheurs/ses lors d’une étape sur la route de Newbury, ou encore de la tenue d’un carnet de bord à l’organisation de rituels à part entière. L’effort se répartissait parmi la foule et cette foule n’était pas toujours la même.
64Pourtant, la réponse se dérobe à nous. Comment les femmes se mirent-elles en mouvement, franchirent-elles le seuil de l’engagement politique et en vinrent-elles ainsi à changer plus ou moins durablement leur vie ?
65Selon nous, il faut analyser de près la simplicité de l’appel véhiculé et regarder du côté des courroies de transmission comme les chaînes de lettres, les carnets d’adresses, les petites annonces, etc. Ainsi, l’une des marcheuses et donc fondatrices de Greenham, une adolescente, s’impliqua après avoir lu une annonce dans le magazine Cosmopolitan : tout ce qu’on lui demandait, c’était de marcher avec les autres qui, comme elle, en avaient assez de la course aux armements et, de manière plus générale, de la violence sociétale. La même chose se produisit pour « Enlace la base », résultat d’une chaîne de lettres envoyées par Women for Life on Earth quelques semaines auparavant, déclarant : « Nous deviendrons des rivières qui convergeront le 12 décembre pour devenir l’océan de la puissance des femmes. Soyez convaincue que cela fonctionnera et cela fonctionnera. » [Cook et Kirk 2016, p. 178]. À Puget, elles trouvèrent une autre formulation : « Ce n’est qu’en se comportant comme si on a le choix qu’on l’aura. » [Coll, 1985, p. 86]. En d’autres termes, en demandant des choses simples sur un terrain d’entente modeste, en réalité, les femmes se rendaient capables d’y croire et de faire ainsi le grand saut (sans en avoir l’air).
66L’horizon de l’engagement politique n’est alors plus celui de réunions interminables, de débats polémiques et de dilemmes quant à l’adhésion ou non aux institutions mobilisatrices, mais celui d’une action menée ici et maintenant et ce à partir d’affects partagés tels que la colère, la tristesse ou le dégoût qu’inspirent les politiques menées. Ces appels simples et modestes permettaient de s’engager facilement : les femmes n’avaient besoin d’autre légitimité que la volonté de faire quelque chose face aux désastres en cours ; elles n’avaient pas besoin d’un terrain d’entente autre que de penser qu’une approche non violente et solidaire faisait sens en ces temps troubles. Bien des femmes répondant volontiers à une invitation si directe.
67En outre, très souvent, l’appel incitait les manifestantes à venir avec des amies ou camarades, en petits cercles, ou le cas échéant à créer un groupe d’affinités, c’est-à-dire une poignée de personnes qui, à l’échelle locale, sans hiérarchie, se réuniraient régulièrement pour réfléchir et planifier l’action. De nombreuses femmes ne venaient donc pas seules et, à y regarder de plus près, plusieurs groupes d’affinités étaient eux-mêmes le résultat de réponses données à des appels modestes et variés. Ainsi, pour ne citer que quelques groupes ayant participé à Greenham Common : Babies against the Bomb fut formé par une femme grâce à une petite annonce placée dans la vitrine d’un marchand de journaux, demandant à ce qu’on la contacte si on partageait sa peur face à la course aux armements ; Isle of Wight Women appartenait à l’origine au National Housewives Register qui organisait des débats à la maison pour se tenir informé·e et s’impliquer dans des questions de société (et on peut dire qu’elles s’impliquèrent après avoir invité un expert sur le nucléaire qui leur mentit sans vergogne !) ; Chester Women for Peace fut créé grâce à une invitation lancée par une mère à d’autres mères de l’école du quartier afin de parler du futur de leurs enfants ; d’autres groupes virent le jour dans des salons ou des clubs locaux après avoir visionné le film de Caldicott et ainsi de suite. Bref, le mouvement prenait appui sur un entrelacs d’appels et de cercles circonstanciels.
68Les groupes d’affinité furent essentiels à la réussite des camps et des défilés. Ils préparaient le terrain. Ils fournissaient une structure sous-jacente, préexistante, pour organiser les actions. Cette dimension organisationnelle clorera la réponse apportée à la question « comment tout cela fut-il possible ? » Elle apportera la touche finale pour comprendre comment ces manifestations exceptionnelles furent rendues possibles.
69Il est utile de rappeler que les groupes d’affinité étaient un héritage des années 1970 et, en Grande-Bretagne, du mouvement féministe qui préconisait « de petits groupes de sensibilisation exclusivement féminins se démarquant nettement de la structure formelle des partis politiques » [Liddington, 1989, p. 198]. Aux États-Unis, ils trouvaient leur origine dans le mouvement de désobéissance civile et, comme mode opératoire, avaient été adoptés par les groupes pacifistes, d’entraide, antinucléaires, écologiques, etc., leur donnant le choix d’organiser des actions de façon démocratique. Quand notre récit commence, au début des années 1980, les groupes d’affinité étaient donc un outil organisationnel disponible pour qui souhaitait entreprendre toute forme de protestation.
70Ainsi, la Déclaration d’unité déclamée devant le Penta-gone fut le fruit d’une rédaction collaborative menée par un groupe d’affinité créé pour l’occasion. Pendant des semaines, lors de réunions ou par téléphone, le texte ne cessa d’être modifié. Grace Paley, rédactrice, organisatrice d’Amherst, soumit des dizaines de versions à des femmes vivant en majorité sur la côte nord-est des États-Unis. Elles étaient nombreuses à faire partie d’organisations politiques, souvent concurrentes, mais en tant que groupe de rédactrices, à travers leur collaboration, elles surent donner forme à une nouvelle cohérence. Inversement, nous pourrions dire que la présence de toutes était nécessaire pour traiter et faire le lien entre les différents enjeux que sont l’écologie, le patriarcat, le militarisme, le capitalisme et le racisme, tout en s’assurant que la compréhension de ces liens conserve sa base féministe. Le résultat fut spectaculaire. Comme le firent remarquer deux journalistes au Pentagone après s’être entretenues avec les manifestantes : « De nombreuses femmes parlent de la manière dont la Déclaration les a poussées à rejoindre l’action. “C’était comme une ampoule qui s’allume soudain” » [Dejanikus et Dawson, 1981, p. 3].
71Les groupes d’affinité s’avérèrent également utiles au camp pour la paix de Seneca, notamment lors des blocus. Les groupes se divisaient alors entre première et deuxième ligne : les premières faisaient le blocus tandis que les deuxièmes s’assuraient d’une couverture médiatique, se chargeaient des contacts avec la police et les avocat·e·s et, en cas de mise en détention, géraient les affaires domestiques et professionnelles des premières. De manière plus générale, la vie du camp reposait sur le sens d’initiative des groupes d’affinité : « On voulait laisser le temps et la place à l’imprévu. » [Linton, 1989, p. 248]. Bien des actions, plus ou moins spontanées, furent menées par des groupes parfois minuscules : on peignait le tarmac, on parlait aux passant·e·s, on apprenait des techniques d’auto-défense, on faisait face aux militaires, etc.
72Mais peut-être faut-il lire le courrier que s’échangeaient les femmes pour saisir à quel point les groupes d’affinité furent importants pour elles et à quel point ils furent mouvants.
Je reviens juste d’un week-end passé au [camp de Seneca] et je me sens encore forte. Je vous écris pour partager avec vous mon sentiment sur l’avenir du camp. J’ai 33 ans, je suis mariée depuis 12 ans, j’ai trois enfants, cela fait 8 ans que je suis féministe. C’était là mon vécu lorsque je suis arrivée au camp. Je suis rentrée chez moi depuis et à présent j’aime les femmes, je me sens aliénée par la culture qui m’entoure, mais aussi émancipée, déprimée, tourmentée. Le retour à mon ancienne vie est impossible, alors je me démène pour trouver ma propre culture. C’est un étrange défi, douloureux et solitaire. Je suis entourée d’un groupe d’amies proches, elles étaient pour beaucoup au camp cet été aussi. Mon groupe d’affinité. Elles sont ma survie, mon espoir.
Je voulais toutes vous remercier pour la spiritualité qu’il m’a été donné de vivre ici [au camp de Puget Sound], énergie positive, visualisation. […] J’ai fait un burn out après mon engagement dans le mouvement pacifiste en Allemagne. On passe son temps à « organiser », « refuser », « résister » et… C’EST ÉPUISANT ! Avec votre « communauté vivante », toutes ces « petites » choses sont tellement importantes ! Les étreintes, le partage, les larmes, les conflits, les cercles, le fait de faire le point sur les émotions… J’ai retrouvé le chemin vers mes racines, mon énergie positive – notre énergie positive, nos racines. J’ai tout absorbé profondément ! Et je ne sais pas comment rapporter tout ça dans mon pays, dans mon quotidien. J’espère que j’en serai capable et que je pourrai ressusciter tout cela grâce aux cercles, aux « points sur les émotions »… avec les miens chez moi !?
75Les difficultés auxquelles les femmes se sont trouvées confrontées lorsqu’elles ont quitté les camps de la paix ne sont pas le sujet de cet article [4]. Nous voudrions plutôt souligner que toutes les actions écoféministes du début des années 1980, camps comme défilés, étaient organisées par de grands, petits, voire minuscules cercles. Toutes reposaient sur des groupes d’affinité dont on peut dire, sans exagération, qu’ils étaient la source de cette vitalité tellement typique des actions écoféministes de l’époque. Ces groupes maintenaient l’optimisme de l’action. Ils ponctuaient chaque défilé, occupation, blocus d’un sentiment du moins partiel de réussite. Ce qui explique probablement qu’en tant que groupes d’entraide pratique, ils permirent d’éviter le burn out classique des militant·e·s.
76En outre, ces groupes brisaient le carcan de la famille nucléaire en apportant un maillage de liens de parenté (kinship) plus extensibles, peut-être plus existentiels, ou du moins plus ouverts sur le monde. Dans et à travers ces petits cercles, les femmes n’étaient pas juste connectées à d’autres femmes qu’elles avaient appris à aimer, mais aussi à un mouvement plus large et à l’histoire en cours. La presse, les observateurs/trices, les messages et lettres de soutien ou de critique, ainsi que les aller-retour entre les divers camps et manifestations, le leur rappelaient. Peut-être est-ce là ce qu’on peut appeler la grâce : un sentiment de connexion à un monde en mutation. Peut-être est-ce là la raison pour laquelle les femmes ne cessaient de revenir, encore et encore. Elles avaient trouvé une partie de la politique, emplie de grâce, qu’elles ne souhaitaient pas abandonner.
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79Pour conclure, donc, les actions écoféministes du début des années 1980 sont fascinantes car elles furent un lieu de subjectivation, comprenant que l’individu et le soi sont une extension des autres, du monde et de ses mutations. Il y a beaucoup à en apprendre : l’importance de la joie et du pouvoir, du jeu et des rituels, du maillage existentiel et de la réappropriation du temps long. Ces activistes nous apprennent qu’il vaut mieux se méfier des accusations essentialistes car toutes les facettes de l’expérience – être mère, femme au foyer, sœur, lesbienne ou autre – peuvent être reconstruites, fabulées et étendues de manière phénoménale. Qu’en est-il des herstories ? Des révoltes des soignantes, des sorcières et des amantes ? De la sensualité et de l’amour retrouvés à travers la danse ? L’engagement devient alors aussi une question de sensibilité et de réceptivité. La prise en considération des affects et la création de cercles restreints font partie de ce à quoi nous pourrions prêter attention si nous souhaitons commencer à être, à devenir réceptives à des appels simples de ras-le-bol.
Notes
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[*]
Traduction du texte anglais par Hélène Windish.
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[1]
Cet article est paru dans Interface: a Journal for and about Social Movements, en 2014 (vol. 6, n° 2, pp. 244-270), en anglais sous le titre : « Planetary Destruction, Ecofeminists and Transformative Politics in the Early 1980s ». À l’exception de deux passages qui ont été adaptés pour un public francophone, la traduction est complète et fidèle. Pour les photos publiées dans l’article premier ainsi que la bibliographie complète, voir la version anglaise en ligne : <http://www.interfacejournal.net/wordpress/wp-content/uploads/2015/01/Issue-6_2-Zitouni.pdf>. Plus généralement, cet article s’appuie sur des recherches menées dans les centres d’archives suivants : Glamorgan Archives & Women’s Archives of Wales à Cardiff, ainsi que la Graduate Theological Union à Berkeley. Les recherches ont été financées par le Fonds National de la Recherche scientifique en Belgique (fnrs) et le Belgian American Educational Foundation (baef). L’auteure remercie Vinciane Despret, Isabelle Stengers et Lionel Devlieger pour les échanges et leurs remarques pertinentes ; elle souhaite dédier cet article à Alice Cook, Ynestra King et Gwyn Kirk qui ont su exprimer avec tant d’éloquence l’importance du mouvement écoféministe.
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[2]
Voir la conférence fondatrice « Ecofeminist Perspective » (perspective écoféministe), organisée par l’University of Southern California à Los Angeles en 1987, dont les contributions furent publiées dans Irene Diamond et Gloria Orenstein [1990] ; Judith Plant [1989].
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[3]
En anglais, le terme wimmyn est employé. Il s’agit d’un néologisme utilisé par certaines féministes pour éviter la terminaison – man (homme) dans woman (femme).
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[4]
Un site web sur la vie et les souvenirs des femmes de Greenham laisse penser que ces femmes retournèrent chez elles fortes de leur expérience et n’y renoncèrent pas <http://www.yourgreenham.co.uk/>.