1Le vêtement de travail fait partie de ces objets triviaux en apparence, mais qui permettent d’analyser les logiques sociales à l’œuvre dans la manière dont l’individu « fait corps » avec son travail [1]. Le port du vêtement de travail constitue en effet à la fois l’indice et le support d’une socialisation professionnelle conçue comme le produit de la rencontre entre ce qui s’inculque – normes, valeurs, croyances, savoirs – et un mode d’investissement des travailleurs/euses – engagement ou retrait, adhésion ou résistance. Parmi les vêtements de travail, l’uniforme [2] occupe une place particulière. Imposé aux employé·e·s, porteur de significations sociales et genrées fortes mais polysémiques, il fournit aussi et surtout un support à des usages quotidiens qui permettent de saisir les modes pluriels d’adhésion pratique et symbolique des agent·e·s à leur travail. Cet article entend prolonger les acquis de la sociologie des vêtements de travail en s’intéressant à ce qu’elle a moins étudié. Il se penche sur les cas où, même au sein des « bastions masculins », l’uniforme porté par les hommes ne se résume pas à un levier de virilisation, mais induit des formes moins explorées de renégociation des identités masculines. Il montre en quoi ces renégociations ne peuvent se comprendre indépendamment des trajectoires sociales des hommes concernés.
2Les premiers courants théoriques qui se sont essayés à une sociologie des uniformes – la sémiologie structuraliste [Barthes, 1957], l’interactionnisme symbolique [Goffman, 1951 et 1963 ; Stone, 1962] et le structuro-fonctionnalisme [Davis, 1948] – apportent des éclairages et des précautions utiles. Mais ils négligent les propriétés de genre et de classe des porteurs/euses. Par exemple, les structuro-fonctionnalistes cantonnent la prise en compte de ces propriétés à la mention du dédain aristocrate pour l’uniforme, ou aux modalités particulières de son adoption par une minorité raciale ou sexuelle – les Noirs et les femmes [Joseph et Alex, 1972]. Plus récemment, la sociologie s’intéresse aux dimensions sociales et genrées des usages des vêtements de travail par leurs porteurs/euses. D’une activité à l’autre, elle montre que l’uniforme accentue ou au contraire subvertit les identités de genre [Barbier et al., 2016]. Concernant d’abord les métiers, traditionnellement masculins, de l’armée ou du maintien de l’ordre, les historien·ne·s décrivent l’uniforme comme le symbole du « modèle militaro-viril ». Il représente un « signe de virilité » [Houte, 2012] et porte le soldat au rang de modèle pour l’apprentissage des rôles masculins [Sohn, 2009]. Ces travaux présentent l’avantage de souligner que l’adoption de l’uniforme va de pair avec l’incorporation d’une « nouvelle culture somatique » [Roynette, 2000] : ils appréhendent l’uniforme militaire comme instrument de virilisation [3], car il discipline le corps. En corollaire, des travaux montrent que les femmes, par exemple dans la police, incorporent un modèle de virilité, voire le surjouent en gommant la féminité physique, dans un cadre de travail où l’absence d’expression virile devient faute professionnelle [Pruvost, 2007]. On trouve le même « effacement du féminin » chez les surveillantes de prison [Le Gendre, 2014] ou chez les militaires engagées dans la marine [Dufoulon, 2011]. Ensuite, les travaux qui s’intéressent aux métiers « féminins » de représentation à tenue imposée insistent surtout sur les contraintes qui pèsent sur les femmes pour incarner une féminité stéréotypée. L’uniforme y devient le support d’une surféminisation des travailleuses. Les hommes, qui cherchent dans ces métiers « féminins » à protéger symboliquement leur masculinité [Cross et Bagilhole, 2002], y bénéficient d’une moindre codification, de prescriptions plus légères et d’un contrôle moins sévère que pour elles [Louey et Schütz, 2015].
3Si les analyses de l’uniforme décrivent généralement les tentatives des hommes pour se conformer au modèle d’une virilité pensée comme univoque [Rasera et Renahy, 2013], qu’en est-il cependant de la possible adoption de modèles de masculinité plus complexes ? Quels sont notamment les effets des contraintes vestimentaires qui pèsent sur les hommes exerçant des métiers « masculins » de représentation ? Pour répondre à ces interrogations, cet article propose une contribution qui met en lumière la façon dont l’uniforme, même dans les « bastions masculins », peut remettre en question les codes de masculinité populaires des hommes qui le portent. Il se penche ainsi sur le cas des hommes employés dans des services « masculins » de l’hôtellerie de luxe : la conciergerie et les emplois du hall – voituriers, bagagistes, chasseurs et grooms [4]. Pour donner une mesure de la très faible féminisation numérique de ces métiers, rappelons que la première femme concierge en France arrive à son poste en 1986 et qu’au début des années 2010, seulement 10 % des concierges d’hôtel sont des femmes. Puisque les filières traditionnelles de recrutement sur le tas par les petits métiers du hall restent longtemps exclusivement masculines, la création d’un diplôme de concierge d’hôtel en 1984 facilite l’entrée des femmes dans le groupe professionnel. En ce qui concerne les origines sociales, toujours en se fondant sur la conciergerie d’hôtel, 79 % des concierges sont issu·e·s des classes populaires ou moyennes (questionnaire ad hoc [5]).
4Après avoir mis en évidence le statut ambivalent de l’uniforme hôtelier sur le plan du prestige, nous montrerons en quoi il fait l’objet d’une socialisation vestimentaire qui fait appel à des usages socialement situés et genrés. Enfin, nous nous efforcerons de voir en quoi ces usages sont susceptibles de remettre en cause les modèles de masculinité de ces travailleurs.
5L’enquête sur laquelle repose cet article, menée dans le cadre de ma thèse de sociologie, consiste d’abord en quatorze semaines d’observation participante à découvert comme concierge stagiaire dans la loge de trois hôtels 5 étoiles et d’un palace. J’ai aussi mené plusieurs séances d’observation non participante dans un lycée hôtelier délivrant un diplôme de concierge d’hôtel. J’ai conduit des entretiens approfondis avec des concierges et des travailleurs du hall (N=74) et passé un questionnaire ad hoc (N=164). S’y adjoignent l’exploitation de 80 ans d’archives d’une association professionnelle de concierges d’hôtels ainsi qu’un corpus d’environ 400 articles de presse sur la conciergerie d’hôtel parus entre 1934 et 2013.
Ambivalences d’un vêtement masculin de représentation
6Certaines caractéristiques contradictoires des uniformes masculins de l’hôtellerie de luxe leur confèrent une signification ambivalente quant aux positionnements social et genré auxquels ils renvoient. Les modèles traditionnels des masculinités populaires s’accommodent ainsi de façon variable de cet uniforme de travail particulier, qui suscite tantôt fierté et reconnaissance, tantôt honte et invisibilité.
De la livrée à l’uniforme : histoire d’une masculinité entre prestige et domination
7La filiation entre uniforme hôtelier masculin et livrée de domestique est suggérée par le fait que les premiers grands hôtels de luxe européens des années 1830 reproduisent la vie de château ; leurs employés hommes sont d’ailleurs d’abord appelés « domestiques d’hôtel » ou « employés en livrée ». Cette filiation fait courir aux travailleurs du hall le risque d’une dévirilisation symbolique qui contribue à expliquer l’ambiguïté des significations sociales attachées aux uniformes masculins de l’hôtellerie de luxe actuelle. En effet, historiquement, la qualité et le faste de la livrée rendent certes son prestige réel, mais sont surtout mis au service de la distinction de l’employeur, ce que Thorstein Veblen [1899] appelle la « consommation par procuration » [vicarious consumption]. De plus, la livrée, nommée ainsi parce qu’elle consiste à l’origine en un cadeau du seigneur à ses serviteurs marqué de ses armoiries, est un vêtement abandonné, parfois au sens littéral – quand le propriétaire s’en débarrasse – et toujours au sens figuré – il est d’une autre époque. C’est donc un vêtement de travail ambivalent, car à la fois prestigieux – il est de qualité, donc aimé comme honorable – et signe de la domination – il est imposé, donc haï comme « gage de soumission » – [Spencer, 1898]. De plus, même flambant neufs, les habits et accessoires de la domesticité et de l’hôtellerie – tricorne, culottes courtes, redingote, etc. – sont perpétuellement démodés [Laver, 1951]. Cette « circulation vers le bas » des « symboles contaminés » [Goffman, 1951], « cycle de consécration » court d’un « bien symbolique périssable » [Bourdieu et Delsaut, 1975], décrit le fait que ces vêtements servent toujours successivement à la distinction et donc au classement d’utilisateurs de moins en moins bien placés sur l’échelle sociale. C’est d’ailleurs avec l’imitation de la mode des maîtres par les domestiques que Georg Simmel [1904] illustre le fait que plus une classe sociale se rapproche d’une autre située plus haut sur l’échelle sociale, plus son désir d’imitation devient effréné. L’imposition d’un uniforme met un terme à ces tentatives d’imitation et permet d’éviter ainsi toute confusion [Forty, 1986, cité par Davis, 1989]. D’ailleurs, même dépourvu d’accessoires démodés, le vêtement ancillaire ou hôtelier peut continuer d’imposer délibérément, par sa composition même, des faux pas vestimentaires, en assemblant par exemple un frac de couleur unie avec un pantalon à rayures [Laver, 1951]. Enfin, dans les positionnements professionnels du xixe siècle, le militaire, qui fait figure de modèle de virilité absolue, trouve dans le domestique le repoussoir d’un contre-modèle féminin [Mihaely, 2007]. Livrée et uniforme hôtelier, exclus de la « grande renonciation » [Flügel, 1930] républicaine et virile à la couleur et aux ornements, dénotent dans l’imaginaire social une virilité mise en doute.
8Ces ambivalences se retrouvent aujourd’hui dans les uniformes masculins de l’hôtellerie de luxe. Ainsi, certains établissements actuels font encore porter à leurs voituriers des accessoires d’un autre temps, comme le tricorne (Grand Hôtel de Bordeaux) ou le haut-de-forme (Royal Monceau à Paris). La « redingote » des concierges semble elle aussi tributaire d’un cycle historique de déclassement : le mot francise le riding coat des aristocrates anglais. À l’échelle d’un même hôtel, le degré de détails passéistes ou folkloristes présents sur les uniformes des employés du hall augmente en raison inverse de leur place dans la hiérarchie : un vêtement de groom est plus décoré que celui d’un concierge. Mais il augmente aussi en raison croissante de la visibilité publique : voituriers, bagagistes et chasseurs, susceptibles d’être vus de l’extérieur, portent des uniformes plus décorés que ceux des garçons d’étage [6]. De même, les grooms placés à la porte de l’hôtel portent souvent des vêtements à boutons dorés et un tambourin.
Notre voiturier, c’était un homme bien bâti, avec ses brandebourgs, la casquette. […] C’est un métier avec des castes. Alors il y avait les aristocrates : c’est la réception, parce qu’ils étaient tous en pantalon rayé, veste noire. Le soir, ils mettaient souvent une redingote. Et le service de conciergerie, lui, était quelque chose d’à part. […] Le concierge avait lui aussi une coiffure : soit une casquette, soit un… ces espèces de… de hauts-de-forme, si on veut, ça dépendait de l’hôtel. Donc ce n’était pas quelque chose d’important, si on veut : on pouvait s’en passer ! […] La courbe normale, quand vous vouliez aller vers un poste de directeur, c’était : secrétaire de réception, chef de réception, sous-directeur, directeur. La voie hiérarchique, donc l’aristocratie ! On ne pouvait pas se mélanger avec les gens en uniforme ! Quand ils vous disaient : « Ah, les gens en uniforme ! », ils avaient tout dit : c’était rien ! [La tenue du soir des réceptionnaires], c’était une marque d’élévation. C’est la tenue de sortie dans l’armée, c’est quelque chose qui vous place. Surtout que ce n’était pas une redingote comme les concierges, c’était plus une queue-de-pie.
10Ce récit rétrospectif d’une expérience professionnelle de la fin des années 1940 mentionne ces accessoires à l’élégance dépassée – haut-de-forme, casquette, brandebourgs – qui reflètent le prestige contrasté de deux types distincts de carrière. De façon frappante, il évoque pour les réceptionnistes exactement le même assemblage frac uni/pantalon rayé des majordomes du xixe siècle décrits par James Laver [1951] et le prestige viril attaché aux militaires. Ce témoignage montre surtout comment varient, chez les travailleurs de l’hôtellerie de luxe, leurs perceptions de l’uniforme comme « avilissant à porter » [Pinna, 2018]. La tenue pourtant démodée des réceptionnistes est malgré tout perçue comme prestigieuse par cet enquêté. Elle ménage en effet une marge d’autonomie dans le choix du vêtement, autonomie que n’offre pas l’uniforme à brandebourgs imposé aux concierges. Chez d’autres, l’uniforme, même imposé, peut être pourtant perçu comme prestigieux.
L’uniforme-synecdoque : des hommes entre invisibilisation et reconnaissance
11Les effets de catégorisation du travailleur produits par l’uniforme s’apparentent à ce qu’en matière de figures de style on appelle une synecdoque restrictive. Autrement dit, l’ensemble de la personne du travailleur semble se résumer à son habit voire à l’une de ses parties saillantes et ses singularités sont reléguées au second plan. L’uniforme du groom l’illustre bien : souvent de couleur vive et immédiatement repérable, il comporte des accessoires et ornements pittoresques qui en font un stéréotype volontiers fétichisé. En témoignent le spencer rouge du personnage de Spirou ou, dans un autre registre, les productions pornographiques ayant pour cadre une chambre d’hôtel et dans lesquelles l’acteur ne garde que son tambourin sur la tête. On peut aussi objectiver cette fétichisation par le prix élevé auquel ont été dispersées les tenues de groom lors de la vente aux enchères des objets de l’Hôtel de Crillon avant sa rénovation [7].
12Signal visuel efficace, l’uniforme permet à la clientèle de repérer en un clin d’œil la position de l’employé en termes géographiques – dans le hall – et statutaires – dans la hiérarchie – et de le solliciter pour des services. L’uniforme rend donc très visible la fonction du travailleur, mais invisibilise paradoxalement sa personne. Celle-ci, en se glissant dans l’uniforme, ne fait que donner anonymement corps à une fonction et à l’image de l’entreprise. Les règlements intérieurs des hôtels ou les contrats de travail consacrent immanquablement une section à la tenue, qui doit être « correcte et de bon aloi », « compte tenu de la nécessité pour l’entreprise de conserver sa bonne image de marque » [8]. Mais ces règles de « grooming [9], que l’on retrouve dans les manuels professionnels de conciergerie, constituent aussi des tentatives d’effacement de la présence physique du travailleur. Elles n’autorisent ainsi que des couleurs de vêtement sobres (noir, blanc) et interdisent, pour la discrétion, les talonnettes métalliques. Elles tendent alors à gommer les singularités et caractéristiques sociales, revenant à une forme, certes très atténuée, du « dépouillement » opéré dans les institutions totales [Goffman, 1961]. Par exemple, les badges ne comportent que le prénom, tout ce qui dépasse ou déborde doit être jugulé, les cheveux doivent se porter court, barbe ou moustaches, rarement autorisées, doivent le cas échéant rester entretenues. Pour les travailleurs, ce sont des marqueurs de masculinité socialement situés auxquels il leur faut renoncer ou qu’il leur faut dissimuler. Par exemple, tatouages et piercings apparents ou « objets ostentatoires », à l’instar des gourmettes, sont proscrits [10] ce sont ainsi des éléments courants du « kit identitaire » [Goffman, 1961] masculin des classes populaires que le grooming interdit. Inversement, chez les concierges « parvenus », l’affichage trop ostentatoire de ce qu’un enquêté qualifie de « signes extérieurs de richesse » masculins (par exemple chaussures, montre de luxe ou chevalière) est condamné informellement comme une faute professionnelle [Menoux, 2015]. Il pourrait en effet porter ombrage à la clientèle, face à laquelle il faut signaler et figurer l’infériorité sociale.
13L’uniforme, véritable « seconde peau » [Francequin, 2008], peut pourtant devenir aussi source de reconnaissance sociale. Si l’uniforme a la propriété de synthétiser la position de son porteur, un changement de tenue symbolise dès lors, de façon elliptique, la mobilité professionnelle ascendante, comme chez ce concierge qui se souvient du jour mémorable où, alors jeune chasseur, il est convoqué par son chef concierge pour être promu assistant concierge :
Il ne me dit pas : « Demain vous commencez comme assistant concierge », il me dit : « Demain vous venez en costume. Vous êtes en tenue de la loge. ».
15En fonction de l’origine sociale sera accordé plus ou moins de prestige à l’uniforme, car cet attrait du vêtement reflète une projection possible dans un métier perçu comme destin social désirable. Chez les aspirants au métier de concierge qui sont issus des classes populaires, l’admiration pour les « grands concierges » passe souvent par l’admiration de leur allure en costume. L’uniforme est propre à faire naître progressivement, chez des hommes issus de milieux modestes, le sentiment de l’importance et du prestige de leur rôle, leur conférant statut et pouvoir virils dans des contextes spécifiques. Le chasseur d’un hôtel de station balnéaire (21 ans, père technicien, mère secrétaire), chargé de conduire la navette entre l’hôtel et le golf, m’explique ainsi qu’en voyant son uniforme rouge, les gendarmes ferment les yeux sur ses excès de vitesse. De même, un chef concierge se souvient avoir pris conscience, par les passe-droits auxquels son uniforme de chasseur à Courchevel donnait lieu chez les commerçants, de la renommée locale de son chef concierge d’alors et du prestige de son futur métier :
Là-bas [le chef concierge] était le roi du pétrole. […] Il y a des clients qui venaient le voir parce qu’ils n’arrivaient pas à trouver de billets de train. Il prenait le téléphone : « Allô, les chemins de fer français ? Voilà ce qu’il me faut : ça, ça, ça. Je vous envoie le chasseur. » Moi j’allais les voir, il y avait cinquante personnes devant le desk de la sncf. « Coucou ! Tu passes, rentre ! » J’arrivais derrière avec eux, ils sortaient les billets. « Merci Messieurs ! Hop ! ».
17L’uniforme affiche abruptement les qualités du travailleur [Craik, 2005]. Les jeunes concierges évoquent de façon parfois perplexe le changement radical de comportement de la clientèle à compter du jour où, cooptés dans la prestigieuse association professionnelle des concierges d’hôtels, ils peuvent épingler l’insigne en forme de clefs dorées sur leur revers – ce que le langage indigène appelle « se faire clédoriser [11].
Uniforme et socialisation vestimentaire
18La réaction des client·e·s [12] face à l’uniforme et aux accessoires que l’on porte est donc cruciale pour se reconnaître positivement dans ce travail. Mais si l’on veut rendre compte des ambivalences que suscite le port de l’uniforme, il faut également s’intéresser à ce que les agents font concrètement de ce vêtement de travail. Il faut donc dépasser l’approche purement objectiviste de l’uniforme comme symbole et rester attentif au contexte fin des usages socialement situés que ce type d’habit suscite. L’analyse genrée de ce que l’on propose d’appeler une socialisation vestimentaire permet de voir de quelle façon le vêtement se « met au travail » en transformant ses porteurs.
L’uniforme, vecteur d’une socialisation professionnelle à la docilité
19Un premier versant de la socialisation vestimentaire tient au fait que le métier s’apprend à travers le port de l’uniforme qui devient le support ou l’instrument de la socialisation professionnelle. Bien sûr, c’est d’abord parce qu’il exerce un très fort pouvoir de détermination des contenus du travail. En effet, un simple changement de tenue modifie instantanément la nature des tâches : si en stage j’enlève ma redingote, les client·e·s cessent dans l’instant de me demander des conseils touristiques pour me faire plutôt porter leurs valises. Les situations que l’uniforme suscite forgent donc une intériorisation des contraintes du métier.
20Mais si l’uniforme est vecteur de socialisation professionnelle, c’est aussi parce qu’il induit des usages spécifiques du corps masculin propres à mettre le travailleur dans les dispositions propices à la production du service de luxe. Comme l’a brillamment montré Sarah J. Weicksel [2014], à propos des esclaves noirs affranchis enrôlés comme soldats dans la guerre civile américaine, l’uniforme opère une « métamorphose extérieure et intérieure du sujet », un maintien à la fois matériel et symbolique. L’usage somatique de l’uniforme revient toujours, sinon à un dressage, du moins à un conditionnement qui produit une socialisation implicite par la nature et la forme même des vêtements portés. Le port de l’uniforme hôtelier aide alors somatiquement à composer une attitude masculine docile envers la clientèle bourgeoise, attitude qui réclame calme, discrétion, dignité et déférence. La veste cintrée incite ainsi à se tenir droit, sans voûter les épaules ni s’étirer ou faire des moulinets avec les bras. La cravate serrée et les chaussures de ville en cuir invitent à ne pas risquer de transpirer en courant dans les couloirs et la longueur de la redingote à ne pas mettre les mains dans les poches. C’est aussi la discipline et l’effort qui sont inculqués à travers l’uniforme. Les souvenirs, chez ce concierge retraité, de son emploi de groom à 14 ans dans un hôtel parisien à la fin des années 1940 témoignent de cet apprentissage parfois douloureux et qui marque le corps, ici au sens premier :
Quand on arrivait, toujours les gants blancs bien propres qu’on allait chercher à la loge, même deux fois par jour si on se salissait. Et puis le col raide, c’était une bande blanche amidonnée, alors quand il était neuf, ça allait, mais s’il y avait un petit fil qui était amidonné, ça irritait le cou. On la rentrait par une pression, ce qui fait qu’avec la transpiration, le bouton chromé faisait des marques, un peu comme un tatouage, à force. Ça me revient, tout ça ! Et puis donc on arrivait impeccables, il y avait le chef concierge qui arrivait, et puis alors : inspection ! Les chaussures, il ne fallait pas qu’elles soient un peu sales ! On avait tout ce qu’il fallait aux bagages pour astiquer : il fallait que ce soit impeccable !.
22Enfin, l’uniforme fournit aussi un support important dans les rituels qui, au vestiaire, inaugurent, rythment et clôturent la journée de travail. Des dispositifs matériels (miroirs, panonceaux) rappellent au travailleur l’entrée dans les « espaces client » et incitent à ralentir l’allure, se recoiffer, vérifier un faux pli ou son nœud de cravate et sourire. La mise en condition physique et mentale du travailleur par l’uniforme se perçoit lorsque les concierges se comparent volontiers à des artistes de scène. Une fois la redingote enfilée, ils disent devoir laisser de côté leurs problèmes personnels pour se consacrer entièrement aux client·e·s : endosser son uniforme, c’est se rendre complètement disponible.
« La redingote, c’est une armure. Sans elle, je n’aurais pas eu l’allant, l’audace, je n’aurais pas pu tenir mon rôle », confirme [un chef concierge]. […] Presque furtivement, il évoque la mort accidentelle d’un de ses fils, il y a une vingtaine d’années : « Le lendemain matin, j’étais à mon poste, derrière le desk. En redingote, bien sûr. Aucun client ne s’est douté de rien. Mais, je ne vous dis pas, à la fin de la journée, quand je l’ai enlevée ! ».
Apprendre à porter l’uniforme : la classe en redingote
24Le second versant de la socialisation vestimentaire consiste à apprendre à porter l’uniforme, vu ici comme l’indice des niveaux inégaux d’incorporation des normes de l’environnement professionnel du luxe. Que ce soit de façon implicite ou par la formulation explicite de règles de grooming, apprendre à porter l’uniforme est un conditionnement qui est, comme on l’a vu, disciplinaire, mais aussi technique. Il s’agit en effet de maîtriser des gestes précis comme l’ajustement de la longueur de sa cravate ou la réalisation du double nœud « Windsor », que l’on peut apprendre à ses débuts en reproduisant dans un miroir la gestuelle d’un collègue qui vous le montre (« Il faut refaire ton nœud, il est un peu riquiqui ! ») ou grâce à des tutoriels vidéos glanés sur Internet, ou parfois expressément préparés par l’hôtel [13].
25Or, cette socialisation vestimentaire secondaire vient se greffer sur un substrat préexistant, lié aux apprentissages familiaux des usages, toujours socialement situés, des vêtements. Aussi la socialisation vestimentaire relative à l’uniforme hôtelier ne représente-t-elle pas le même enjeu chez tous ces hommes. Cet enjeu varie en fonction des différences d’expériences antérieures – par exemple, avoir travaillé dans un métier au contact d’un public, comme la vente ou le service en salle –, mais aussi en fonction de la classe sociale d’origine. Un concierge issu d’une famille de la petite noblesse provinciale ayant fréquenté un rallye parisien dans sa jeunesse me confie à propos de ses parents :
Ce qu’ils m’ont apporté, et ce qui est énorme, c’est l’éducation, la présentation, mon côté où j’aime bien… porter un uniforme pour le boulot. Il paraît que je le porte bien !.
27Cet autre concierge d’un 5 étoiles de Londres (25 ans, père aristocrate gestionnaire dans l’immobilier, mère cadre supérieure) se souvient de son étonnement face à ses camarades de formation à la conciergerie en lycée hôtelier : « Ils ne savent pas faire un nœud de cravate, ils vont te mettre une chemise noire avec un costume noir, ou une chemise à carreaux et une cravate… Je me demandais ce qu’ils foutaient là et pourquoi ils voulaient aller bosser au George V ! » Aussi l’uniforme, malgré son nom, ne parvient-il jamais à effacer et niveler les différences de classe [Coton, 2017] qui s’expriment dans la façon de le porter et de réussir à « présenter bien ». Lors de l’observation des démarches des bagagistes dans les couloirs de l’hôtel, cette conformité qu’offre l’uniforme trahit d’autant mieux les différences sociales dans l’usage des techniques du corps : jambes plus ou moins arquées, balancement, etc. Le sens pratique qui informe le port de l’uniforme est déjà mobilisé en partie dans l’usage des autres vêtements courants. La plus ou moins grande capacité à « présenter bien » et à respecter les règles du grooming en uniforme est donc estimée à l’aune du port des vêtements « civils » lors des entretiens d’embauche avec les directeurs/trices des ressources humaines, des stages avec les chef·fe·s concierges ou encore des oraux d’admission à la formation diplômante au métier de concierge en lycée hôtelier, pendant lesquels l’attention est portée entre autres sur les « codes » vestimentaires de l’hôtellerie de luxe : « Vous avez capté qu’il avait un piercing sur la langue ? », « Sa cravate était froissée et un peu défaite ».
28Chez les hommes aux origines plus modestes pour qui le port de l’uniforme représente plus une nouveauté, son détournement offre des possibilités faciles de le tourner en dérision. La cravate est notamment souvent utilisée pour des gestuelles ironiques en back-office : la serrer exagérément, faire mine de se pendre avec en la tendant au-dessus de sa tête, l’envoyer d’un geste désinvolte par-dessus son épaule, l’enrouler en escargot et, bien sûr, la desserrer. L’uniforme fait aussi l’objet de jeux d’associations incongrues : un bagagiste poste ainsi des photos sur Facebook le montrant en uniforme dans les vestiaires portant sur la tête un entonnoir, une toque de chef ou un casque de chantier. Ces petites revanches humoristiques sur l’hôtel et la hiérarchie, réactions resingularisantes à l’uniformisation, représentent autant de modes sinon de résistance au moins de mise à distance de ces nouveaux codes masculins. L’Eigensinn [Lüdtke, 1995], (ré)appropriation, par l’indiscipline, de rapports sociaux aliénés, trouve ici une expression vestimentaire qui permet, par le détournement de l’uniforme, de réinvestir une forme de masculinité éloignée des prescriptions de calme, d’obéissance et de dignité.
29La socialisation vestimentaire par l’uniforme est souvent associée à une socialisation aux goûts des classes supérieures [Menoux, 2015 ; Beaumont, 2017], y compris à leurs goûts vestimentaires. Savoir décoder les vêtements des autres, voire conseiller en matière d’habillement [14], autrement dit exercer ce qu’Erving Goffman [1951] appelle le rôle de symbol curator, finit par faire partie des savoir-faire professionnels qui s’apprennent par le biais d’un travail :
Un client, il te dit : « Je cherche un costume Ermenegildo Zegna, ou Gianfranco Ferré », faut que tu saches ce que c’est. C’est des trucs que je ne connaissais pas avant. […] Tu vas sur Internet, tu prends le plan de Rodeo Drive à Beverly Hills, où tu as la concentration des plus grosses boutiques, tu le lis une fois et tu les as en tête !.
31La réappropriation et la réinterprétation des goûts de la clientèle et le « contact permanent avec une certaine norme de genre » [Gallot, 2013] favorisent l’apprentissage de nouvelles façons de choisir les vêtements : un jeune voiturier (21 ans, père technicien, mère secrétaire) utilise ainsi les 10 000 euros de pourboires qu’il a gagnés en cinq mois pour acheter notamment dix paires de chaussures, plus de vingt jeans et quatre montres : « Avec ma copine, quand on fait les courses de fringues, on va chacun de notre côté ! ». Mais l’apprentissage de nouvelles façons de porter les vêtements passe aussi en partie par le port de l’uniforme, qui est susceptible de modifier l’hexis corporelle, y compris en dehors du travail. Un bagagiste (26 ans, père électricien, mère sans profession) participe ainsi à une séance photo promotionnelle de La Redoute invitant les client·e·s à jouer les mannequins, ou organise des sorties avec de jeunes collègues du hall « en costume en civil » et cravate : « On se fait des virées un petit peu jet-set, on va claquer de la thune, faire les cakes, un peu. » Pour ceux d’entre eux qui aspirent à devenir concierges, on peut repérer ici la dimension vestimentaire d’une socialisation anticipatrice du futur métier et de l’ascension sociale à laquelle il peut donner lieu. Avoir « l’étoffe » d’un concierge, c’est en effet s’habituer à porter le costume-cravate et à consommer autrement.
L’uniforme et la recomposition des masculinités
32Les effets de cette socialisation professionnelle vestimentaire sont susceptibles d’affecter les identités de genre des travailleurs concernés. Autour de ces usages routiniers, toujours socialement situés, se cristallisent en effet des modèles de masculinité qui diffèrent parfois des modèles en vigueur dans le milieu social d’origine.
Des (pré)occupations masculines inédites
33Chez les hommes employés de la conciergerie et du hall, vêtement et apparence deviennent très tôt une préoccupation constante inédite, mais admise. Par exemple, une convention collective de travail pour la corporation des hôteliers de Paris et du département de la Seine, signée le 18 novembre 1936, décide que l’achat de sa livrée incombe au concierge. On retrouve dès lors la trace de ce souci vestimentaire dans les courriers échangés entre le bureau de l’association professionnelle des concierges d’hôtels et ses adhérents.
Il y a […] une chose qui me trouble, c’est la question d’avoir une redingote. Hélas !! À mon retour d’Allemagne je n’ai plus rien retrouvé. […] Peut-être voyez-vous encore une fois une porte de sortie à cette exigence toute naturelle, mais pour moi assez inquiétante.
Je suis toujours sans emploi pour cette saison. […] Je me trouve un peu contrarié, d’autant plus que je viens de me faire faire une livrée de toute beauté.
36Au détour des contrats de travail, des conventions collectives, des règlements intérieurs ou des revendications syndicales, il est dès lors possible de pister tout au long du xxe siècle les luttes discrètes mais réelles auxquelles participent aussi les hommes autour de l’enjeu professionnel vestimentaire. Leurs modalités évoquent en creux des emprunts, par les hommes, d’habitudes usuellement attribuées soit aux femmes, soit aux classes supérieures.
37L’enjeu du temps consacré à l’habillage dénote ainsi l’adoption d’une habitude étiquetée comme féminine, mais ici assumée par des hommes. Étant donné que l’enregistrement du temps de travail effectif « s’entend en uniforme sur le lieu de travail » et que « le port de l’uniforme est interdit à l’extérieur de l’entreprise » [15], le Code du travail oblige depuis janvier 2000 l’employeur à négocier des contreparties au « temps nécessaire aux opérations d’habillage et de déshabillage » (art. L3121-3). Dans un palace parisien, les syndicats ont ainsi obtenu douze minutes par jour de temps d’habillage se traduisant par l’octroi de trois jours de congé annuels dits « jours d’uniforme [16]. L’enjeu du blanchissage des uniformes introduit, lui, des emprunts de classe. La prise en charge par l’hôtel du blanchissage des uniformes, censée n’être obligatoire que pour les cuisiniers [17], est en réalité souvent élargie à tou·te·s. Les employé·e·s y tiennent ; les rares fois où, non encore socialisé à cet usage, j’ai voulu « ravoir » mes cols ou nettoyer moi-même ma veste, les lingères ont protesté : « Vous êtes stagiaire, vous êtes blanchi, un point c’est tout ! » ; « Il faut laisser ça aux professionnelles ! ». D’après la répartition traditionnelle des tâches domestiques au sein des foyers des classes moyennes ou populaires [Kaufmann, 1992], si le blanchissage des uniformes des employés hommes était laissé à leur charge, il reviendrait à leurs épouses. Sa délégation à des professionnelles, habitude de la bourgeoisie ou des cadres supérieurs familiers des femmes de ménages ou des teintureries, fait donc ici figure d’un emprunt de classe chez des employés aux statuts plus modestes.
38Ainsi, par l’uniforme, habillage et apparence prennent, dans la vie professionnelle de ces travailleurs de l’hôtellerie de luxe, une place qu’ils n’occupent pas dans les habitudes quotidiennes des hommes de leurs milieux sociaux d’origine. La sociologie de la consommation montre en effet que, sur le poste « habillement » des ménages, les dépenses des hommes sont moindres que celles des femmes. Le montant, la part, le nombre et la qualité de ces dépenses augmentent avec le revenu sur l’échelle sociale [Herpin, 1986]. D’ailleurs, les différences de consommation vestimentaire dues à la classe sociale sont plus marquées chez les hommes que chez les femmes [Bourdieu, 1979]. On comprend que la socialisation au port d’un uniforme, qui se rapproche, par sa coupe, ses accessoires (la cravate) et le type de tissu, des vêtements de la bourgeoisie ou du costume des cadres supérieurs, puisse souvent constituer, comme on l’a vu, une forme de socialisation secondaire.
39Celle-ci ne concerne pas tant le soin réellement consacré à l’apparence vestimentaire, puisque ce soin caractérise aussi les hommes des classes populaires : l’« uniforme » des « loubards » [Mauger, 2006] en atteste. Elle porte plutôt sur la banalisation au quotidien du port d’un vêtement réservé aux occasions exceptionnelles comme le mariage, et qui contraste avec les habitudes de jeunesse évoquées par certains concierges comme leurs « années blouson noir ». On peut dès lors repérer le produit de cette socialisation secondaire dans la cohabitation dissonante [Lahire, 2004] de diverses habitudes vestimentaires. Cette dissonance, caractéristique des parcours de transfuges et de ce que Pierre Bourdieu appelle les habitus clivés [Bourdieu, 1997], peut donner lieu à des tentatives de compartimentation. C’est ce qu’évoque avec humour ce chef concierge d’un 5 étoiles à Paris, fils d’ouvrier spécialisé, qui, collectionneur de Harley, s’est aussi acheté un scooter MP3 Piaggio auquel il réserve ses déplacements en costume-cravate :
Dans ma logique je ne peux pas me mettre en costume-cravate et monter en Harley. Ce n’est pas possible. Ça ne va pas avec, c’est incompatible ! […] Rien que d’y penser, ça me… Je ne peux pas ! C’est une barrière que je ne peux pas transgresser ! Peut-être que si j’en achète une neuve, avec tous les trucs de kakou… Et encore, je mettrais un manteau par-dessus pour qu’on ne voie pas que je suis en costume-cravate. Non, ce n’est pas possible, pas possible !.
Corporate fashion et informalisation
41Le corporate fashion désigne l’utilisation par les entreprises du vêtement de travail comme instrument de marketing et de communication [Henkel, 2007]. Dans l’hôtellerie, il se renforce depuis la fin des années 1990 avec une concentration du secteur qui déploie l’uniformisation de l’identité de l’entreprise à l’échelle d’une chaîne entière. Les choix opérés par le groupe Rosewood pour l’Hôtel de Crillon (voir encadré) caractérisent la tendance paradoxale du corporate fashion du haut de gamme à rechercher la distinction jusque dans la dénégation des aspects fonctionnels [Bourdieu, 1979] de l’uniforme. Celui-ci est conçu selon l’esthétique du prêt-à-porter de luxe, mais reste pourtant un vêtement de travail.
La nouvelle « garde-robe » de l’Hôtel de Crillon : une dénégation de l’uniforme
42Le processus d’informalisation [Wouters, 2007] éclaire cette évolution de l’uniforme : dans un contexte démocratique, ce qui dans le régime des mœurs sous-tend une expression trop brutale des barrières de classes devient illégitime. Le secteur de l’hôtellerie de luxe, lieu par excellence de confrontations sociales, c’est-à-dire de contacts, ici par le travail, entre classes sociales distantes, opère alors l’improbable dénégation symbolique de cette distance sociale. La devise de la chaîne Ritz-Carlton le dit bien : « We are Ladies and Gentlemen serving Ladies and Gentlemen. » Les vêtements de travail constituent un support en même temps qu’un indice de cette informalisation, qui passe par la suppression des ornementations kitch. Galons, soutaches, brandebourgs et boutons dorés disparaissent à mesure que l’on avance dans le temps – ce dont témoignent les portraits photographiques de concierges de l’après-guerre à aujourd’hui – ou que l’on monte dans le standing des hôtels – quand on passe des 3 étoiles aux palaces.
43En parallèle de l’atténuation des indices fonctionnels de l’uniforme, s’opère un effacement de ses signes trop marqués comme « féminins » ou « masculins ». À l’Hôtel de Crillon, cravate et nœud papillon laissent place aux foulards pour les femmes comme pour les hommes, et les femmes sont habillées en smoking, « hommage à Yves Saint-Laurent ». Chez les femmes concierges, à mesure qu’elles passent d’un « travail décoratif » [Gutek, 1995] qui exploite principalement leur esthétique physique à un travail de représentation à l’égal des hommes, le tailleur et la jupe laissent lentement place à la redingote. Dans les palaces, les employées en pantalon se voient ici et là [Bard, 2010]. Lisa Adkins [2001] définit la « féminisation culturelle » du travail comme le fait que l’apparence, l’image et le style ont pris de l’importance dans certains secteurs comme les services. Les démonstrations de féminité y deviendraient, pour les deux sexes, une ressource professionnelle précieuse. Pourtant, le décodage du « féminin » et du « masculin », loin de toute essentialisation, est toujours socialement situé. Les prétentions masculines excessives en matière de vêtement sont par exemple proscrites dans les modèles de masculinité populaires [Bourdieu, 1979].
44Ainsi, ces évolutions de l’uniforme hôtelier le rapprochent du vêtement « civil » bourgeois et de ses codes de raffinement et de masculinité, et le privent des supports visuels d’indication du statut du travailleur. Elles mettent dès lors à l’épreuve les modèles de masculinité des classes populaires au travail. En effet, « bien présenter » tout en tenant son rôle repose alors d’autant plus sur le maniement subtil de savoir-faire de classe et la familiarité avec les codes bourgeois. La dimension toujours classée et classante des codes masculins se lit notamment dans les interprétations indigènes du raffinement vestimentaire. Ainsi, les mésinterprétations en termes de classes du « raffinement » et de l’« élégance » de certains concierges gays indiquent une qualification populaire de ce raffinement vestimentaire comme étant bourgeois :
« Avant mon coming out, tous les collègues me prenaient pour un bourgeois ! ».
46Inversement, les rappels à l’ordre genré quant au style de vêtement porté peuvent se lire comme des formes de résistances à la menace de dévirilisation disqualifiante que représente un raffinement étranger aux dispositions de départ de certains de ces travailleurs. Ainsi, en stage, mon choix d’une cravate en satin gris très brillant me vaut le sarcasme d’un collègue (concierge stagiaire, 23 ans, père technicien, mère secrétaire) : « J’ai la même, mais pour homme ! ».
47* * *
Portée et limites d’une ethnographie vestimentaire
48Les usages que les travailleurs font de l’uniforme hôtelier de luxe se révèlent donc une entrée empirique efficace par laquelle saisir des modèles de masculinité qui ne renforcent pas nécessairement les stéréotypes de genre en exaltant une « virilité » univoque. L’analyse des formes de socialisation vestimentaire auxquelles l’uniforme hôtelier donne lieu chez les hommes qui le portent montre plutôt, d’une part, que le rapport à l’uniforme est fondamentalement ambivalent, faisant risquer l’identification au « larbin ». Il montre, d’autre part, que les travailleurs d’origine sociale plus modeste doivent composer avec une activité potentiellement dévirilisante et épouser des modèles de masculinité hybrides qui font écho à leur trajectoire sociale ascendante. Chez ces hommes qui connaissent souvent une ascension sociale par leur activité professionnelle, des dissonances entre modèles de masculinité hérités et modèles de masculinité imposés au travail sont repérables. Elles se lisent dans les résistances, les rappels à l’ordre genré ou encore les tentatives de compartimentation dont ces diverses identités masculines font l’objet. Tous ces travailleurs ne sont pas aussi bien armés pour tirer parti de l’effacement relatif des marqueurs traditionnels de genre qui caractérise leur univers professionnel. Bien d’autres secteurs du monde du travail sont concernés, à des degrés divers, par l’importance croissante de l’apparence ; y transposer une telle approche vestimentaire soucieuse d’une lecture en termes de classes sociales pourrait ainsi éclairer ces évolutions.
49L’analyse de la culture matérielle, dont le port de l’uniforme fournit un exemple, est toujours rendue difficile par le fait qu’elle échappe souvent au discours [Roynette, 2012]. Dans ce cadre, l’expérience directe de la socialisation au port de l’uniforme en tant qu’ethnographe en observation participante est, comme nous l’avons vu, une ressource intéressante. Ce que l’on peut appeler une ethnographie vestimentaire consiste pour le/la chercheur·e à se glisser lui/elle-même dans ces habits, à apprendre à les porter et à en expérimenter certains effets. Elle peut contribuer à lui faire comprendre de quelles façons les rôles professionnels rencontrent des travailleurs/euses qui leur sont plus ou moins heureusement ajusté·e·s. De ce point de vue, les erreurs de l’ethnographe – comme vouloir nettoyer soi-même son uniforme – se révèlent d’ailleurs des formes utiles d’ethnocentrisme. Elles montrent en creux tout ce que doit accomplir une socialisation vestimentaire dans le cadre d’un hôtel pour assurer l’adhésion au métier. Cependant, concernant cette ethnographie vestimentaire, la méfiance doit s’exercer à l’égard d’une observation participante qui miserait tout sur le port des mêmes habits que les enquêté·e·s. Sur le mode du garçon de café sartrien, elle reviendrait à penser illusoirement qu’il suffirait de jouer « à être un autre » [Kulick, 2006 ; Berliner, 2013] pour saisir le monde social.
Notes
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[1]
L’étymologie le dit : « s’investir » vient du latin investire (revêtir), et pour dire « occuper un poste » l’allemand dit einen Post bekleiden (revêtir un poste). Pour leur aide précieuse, je remercie Lise Bernard, Fanny Darbus et les relecteur.trice.s anonymes de Travail, genre et sociétés.
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[2]
Il faudrait distinguer l’uniforme (habit officiel, par exemple militaire, à la standardisation sanctionnée légalement), du quasi-uniforme des organisations bureaucratisées (habit dont la standardisation repose sur des conventions) [Joseph, 1986]. Même si cet article décrit des quasi-uniformes, nous gardons ici, par commodité de langage, le terme indigène d’uniforme.
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[3]
Deux exceptions notables s’intéressent aux apprentissages par les hommes d’habitudes traditionnellement féminines dont l’entretien de l’uniforme militaire est l’occasion. Ils sont décrits tantôt comme une « expérience sinon dévirilisante, du moins fortement déstabilisante » [Roynette, 2012] tantôt comme une ressource [Marly, 2018].
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[4]
Chasseurs et grooms sont des sortes de coursiers respectivement externes et internes de l’hôtel : le chasseur court acheter un médicament à la pharmacie et le groom monte le livrer en chambre. Les concierges sont chargés de diriger les équipes du hall et de fournir aux client·e·s tous les services extérieurs et conseils touristiques dont ils/elles auraient besoin.
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[5]
Pour des chiffres plus précis, voir Thibaut Menoux [2014].
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[6]
Selon Erving Goffman [1959], les gatekeepers des « régions antérieures » dans le champ visuel du public doivent maintenir et concrétiser certaines normes de décorum.
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[7]
Les uniformes de concierge ont été vendus en moyenne 520 €, ceux de voiturier 690 €, et ceux de groom 812 € (jusqu’à 1039 € pour un uniforme d’été). Vente n° 2379 du 22 avril 2013, dix-sept lots numérotés de 2462 à 2478, mes calculs. <https://www.artcurial.com/fr/vente-2379-le-crillon-55> (consulté le 18 juin 2018).
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[8]
Contrat de travail d’un concierge d’un 5 étoiles parisien, 2001.
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[9]
Mot d’origine anglaise, difficilement traduisible, du verbe to groom, signifiant à la fois toiletter, préparer, coiffer, tailler, entretenir. Il désigne donc à la fois les pratiques de préparation de l’apparence physique du travailleur, leur résultat et les règles qui les régissent.
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[10]
Règlement intérieur d’un palace parisien, 2004.
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[11]
Dans les services de police new-yorkais, la promotion de l’uniforme gris probatoire à l’uniforme bleu avec port d’une arme à feu se dit « moving up to the blues » [Joseph et Alex, 1972].
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[12]
Inversement, le décodage des uniformes hôteliers fait partie des savoir-faire que doit acquérir la clientèle du palace, que l’uniforme ne doit pas intimider.
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[13]
En 2017, l’Hôtel de Crillon fournit ainsi à ses employé·e·s des vidéos lisibles sur téléphone portable qui montrent comment nouer le foulard.
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[14]
Il s’agit le plus souvent d’indiquer à la clientèle où se trouvent les boutiques de vêtements. Plus ponctuellement, il peut s’agir de la renseigner sur le type de tenue attendue dans tel restaurant ou de lui déconseiller l’exhibition de vêtements, bijoux ou montres de luxe lors d’excursions dans certains quartiers.
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[15]
Règlement intérieur d’un palace parisien, 2004.
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[16]
Les postiers n’obtiennent que six minutes (Cour d’appel de Toulouse, 4 mars 2010).
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[17]
Convention collective du 20 novembre 1969, Syndicat général de l’industrie hôtelière.
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[18]
Extraits de l’interview réalisée par Bénédicte Burguet pour Vanity Fair, en ligne <https://www.vanityfair.fr/style/mode/videos/rencontre-avec-hugo-matha-createur-des-uniformes-de-lhotel-de-crillon/31116> ; de Charlotte Roudaut, « La pièce fétiche : le vestibule d’Hugo Matha », Grazia, 9 avril 2018, en ligne <https://www.grazia.fr/lifestyle/deco/la-piece-fetiche-le-vestibule-d-hugo-matha-885078> et de Lily Templeton, « Meet the Young French Designer Dressing the Hôtel de Crillon », Women’s Wear Daily, 27 juin 2017, en ligne <http://wwd.com/fashion-news/fashion-scoops/meet-the-young-french-designer-dressing-the-hotel-de-crillon-10932123/> [liens consultés le 1er juin 2018].