1Durant une grande partie du xxe siècle en Grande-Bretagne, les policières furent étroitement associées à l’espace urbain, bien qu’elles exerçaient également des activités en milieu rural [Jackson, 2006] [2]. Au cours de cette période, leur identité professionnelle s’est construite non seulement en termes de genre, de statut et de classe sociale mais aussi en lien avec les perceptions et expériences de l’espace urbain et de ses habitants. Cet article examine le rôle des policières, en tant que figures d’autorité dans la surveillance urbaine. Il appréhende le vêtement comme une technologie jouant un rôle clef dans l’expression et la construction de l’identité des agents de police et du public surveillé par la police. Il s’intéresse aussi aux possibilités que la surveillance et l’uniforme policier ouvrirent aux femmes, en leur permettant de traverser les espaces de la modernité [Parsons, 2000]. Comme Philippa Levine l’a montré dans son étude sur les patrouilles de policières durant la Première Guerre mondiale, la présence très visible des femmes dans la rue « remit en question des frontières importantes et symboliques [... en] affirmant l’autorité des femmes dans l’arène publique. » [Levine, 1994, p. 62]. Les femmes en uniforme de police étaient à la fois des spectatrices officielles et des participantes du spectacle urbain : elles étaient là pour voir et être vues.
2L’étude de Philippa Levine s’intéresse aux patrouilles en uniforme, mais il est fructueux de comparer cette forme très visible d’activité policière avec le rôle des femmes dans des opérations de police clandestines : en tenues de ville, elles servaient d’appâts, de chaperons et de détectives en civil. Ces pratiques relevaient d’un registre symbolique et d’un type de mise en scène différents. Matt Houlbrook [2000] et Frank Mort [1999] ont tous les deux souligné le rôle des policiers en civil dans le contrôle de l’homosexualité et la surveillance des urinoirs publics londoniens dans les années 1950. Ce rôle, qui impliquait de prendre part à certaines activités sexuelles, générait beaucoup d’anxiété car le policier « hétérosexuel » et « masculin » « franchissait momentanément […] la ligne entre normalité et altérité sexuelle » [Mort, 1999, p. 104]. Les policières, quant à elles, n’avaient pas à interagir sexuellement. Mais pour leurs missions en civil, elles devaient être capables de se faire passer pour « autres » qu’elles n’étaient. Comment parvenaient-elles à garder leurs distances avec la « femme de la rue » pour laquelle elles devaient, à l’occasion, se faire passer ?
3L’article se concentre sur la Metropolitan Police de Londres (la Met). Durant toute la période, celle-ci comptait, de loin, le plus grand contingent de policières et une abondance de sources documente leur travail. J’ai complété l’étude des mémoires publiées, des publications officielles, des rapports de police, des articles de revues et de journaux par des entretiens d’histoire orale menés avec des femmes entrées dans la police entre 1939 et 1958 [3]. Au cours de la Première Guerre mondiale, à Londres, des femmes avaient servi bénévolement (sans rémunération), et à temps partiel, dans des patrouilles, coordonnées par la National Union of Women Workers [Bland, 1985 ; Woodeson, 1993 ; Levine, 1994]. Mais c’est en février 1919 que les vingt-cinq premières femmes employées officiellement par la police londonienne quittèrent l’école de formation, pour devenir « patrouilles féminines de la Metropolitan Police ». En 1923, les policières prêtèrent serment pour la première fois et furent officiellement dotées du pouvoir d’effectuer des arrestations, comme leurs collègues masculins, même si leurs missions demeuraient genrées : leur travail policier était en lien avec les femmes, les adolescentes et les enfants. De 1930 à 1946, la commissaire (superintendant) Dorothy Peto supervisa l’expansion de ce qui était devenu le Women Police Department, la section de la police composée de femmes, passant de 51 à 152 agentes. Entre 1946 et 1969, sous la conduite de la commissaire principale (chief superintendant) Elizabeth Bather, elle passa à 438 policières [Jackson, 2006, p. 24]. Ces deux femmes contribuèrent à la création d’une culture et d’une identité professionnelles pour les policières de la Met, qui étaient incarnées par leur vêtement.
Missions en uniforme
4Si les policières en uniforme de 1919 avaient l’impression d’être « l’une des attractions de Londres, avec la Tour et l’abbaye de Westminster » [Wyles, 1952], celles des années 1950 restaient une nouveauté frappante et se faisaient régulièrement prendre en photo par les touristes [Condor, 1960]. Les femmes vêtues d’uniformes militaires variés étaient devenues un spectacle commun durant les deux guerres mondiales. Mais l’uniforme de police avait une signification particulière, puisqu’il signalait que les femmes qui le portaient étaient des agentes du maintien de l’ordre, chargées de faire appliquer la loi : des représentantes de l’État chargées de missions de surveillance et dotées du pouvoir d’arrêter et de placer en détention des individus. Les policières avaient acquis un statut jusque-là réservé aux hommes, avant même que les femmes aient obtenu un droit de vote égal à celui des hommes [4].
5Une nouveauté tenait aussi à la présence manifeste des policières dans l’espace public : parfois de nuit, elles patrouillaient dans les rues, les gares, les docks, entrant dans les pubs et les boîtes de nuit, au-delà des territoires généralement associés à une féminité « respectable ». Les contradictions inhérentes à cette position furent résolues de diverses manières selon les époques. Initialement conçu d’après celui des hommes, avec pour seul changement la substitution d’une jupe longue au pantalon, l’uniforme des policières visait moins à masquer leur sexe qu’à les masculiniser. Durant les années 1930 et 1940, en revanche, l’image des policières de la Met se féminisa nettement. Cela tint en partie au mécontentement des femmes elles-mêmes vis-à-vis de l’uniforme « désagréable » de 1919 : les lourdes bottes à lacets, la veste à col haut et le casque serré qui (pour citer l’une des femmes qui le portait) « ressemblait à une assiette à soupe renversée sur la tête » [Wyles, 1952, p. 45]. Critiqué par la presse durant les années 1920 et 1930, l’uniforme des policières fut de plus en plus perçu comme un obstacle au recrutement [Source 10, 1936-1939]. La féminisation de l’uniforme résulta aussi de l’évolution de la dynamique de genre dans la Metropolitan Police. En 1919, les policières avaient dû prouver qu’elles étaient des personnes endurantes et sérieuses et non des femmes « hystériques », face à l’hostilité marquée de leurs collègues masculins. C’est cependant en s’appuyant sur une division des rôles de genre que leur place dans la police fut confortée. L’image de la commissaire Dorothy Peto demeura androgyne : des photographies de 1930, en civil, la montrent avec des cheveux courts, une cravate et un feutre [Peto, 1993]. Elle réussit néanmoins à inventer un rôle important pour ses policières, qui devinrent des « spécialistes » travaillant avec les femmes et les enfants, maintenant ainsi le lien étroit entre féminité et travail social, établi depuis le xixe siècle. L’uniforme fut adapté en conséquence, pour refléter l’assurance « féminine » et attirer de nouvelles recrues : « Maintenant qu’elles étaient dans l’ensemble acceptées dans cette fonction, les femmes plus jeunes, et le public aussi, je pense, appréciaient une tenue plus facile à porter et moins stylisée » [Peto, 1993, p. 68]. Les jupes raccourcirent, les vestes rallongèrent et furent portées avec une chemise blanche et une cravate noire, les bottes inconfortables furent remplacées par des chaussures avec des talons de cinq centimètres, et un chapeau en feutre dur se substitua au casque. Dès sa prise de poste en 1946, l’une des premières décisions d’Elizabeth Bather fut d’introduire des casquettes à visière à la mode et des vestes semblables à celles portées par les femmes de l’armée.
6La féminité des policières était donc de plus en plus mise en évidence et définie par leur vêtement. Les policières recrutées par Elizabeth Bather (qui avait auparavant occupé un poste important au sein de la Réserve féminine de l’Air Force) pensent que celle-ci cherchait à recruter un profil particulier : « Je sais qu’elle voulait féminiser la police, parce qu’avant son arrivée la plupart des femmes qui y entraient étaient plutôt viriles, tandis qu’elle voulait attirer des “dames” (“ladies”). » [Source 15, 2001]. Cette remarque montre que la sexualité des policières était une source d’anxiété pour le public comme pour la police. Le nouvel uniforme exhibait et réaffirmait l’hétérosexualité et la féminité de celles qui le portaient. Une autre policière, recrutée en 1949, explique :
« Les femmes riaient et disaient “Oh ! c’est une mannequin de Miss Bather.” Elles mesuraient généralement entre 1,70 m et 1,75 m, étaient sveltes et séduisantes, se tenaient bien et parlaient assez bien. Elle ne recrutait jamais de femmes en surpoids même léger, ou qui ne s’exprimaient pas bien. »
8Une autre policière se souvenait avoir reçu des instructions spécifiques concernant son rôle lorsqu’elle fit partie du comité de sélection :
« Miss Bather entra dans une salle de classe et nous fit un discours pour nous dire que nous n’étions pas là pour singer les hommes mais que nous étions là en tant que femmes exerçant un métier de femmes. »
10L’uniforme, qui devait être porté soigneusement et correctement en toutes circonstances, en vint à représenter une idée particulière de l’autorité et de la respectabilité féminines. Les policières devaient avoir une apparence parfaitement ordonnée pour contrer toute association avec le désordre de la rue. Elles continuèrent ainsi de porter la jupe longtemps après que les conductrices de tram et les postières eurent été autorisées à porter le pantalon. Les femmes étaient souvent appelées la « face douce de la loi » et, bien qu’elles aient été entraînées à l’autodéfense, leur présence et leur uniforme passaient pour avoir un effet pacificateur sur les rencontres violentes qui pouvaient avoir lieu dans la rue.
11Les mémoires de Joan Lock [1968] (qui servit dans la police de 1954 à 1960) et de Stella Condor [1960] (1951-1956) décrivent les missions de patrouille dans les quartiers de Soho, Piccadilly et Mayfair. Stella Condor et Joan Lock, issues des catégories supérieures de la classe ouvrière, étaient représentatives, par ces origines sociales, de nombreuses femmes de la Met. Elles travaillaient en tant que dactylographe et infirmière avant d’entrer dans la police, qui, selon elles, offrait un salaire décent et la possibilité d’« aider les gens [5] ». Toutes les deux étaient parfaitement conscientes du rôle de l’uniforme, qui était à la fois un moyen de défense et une protection contre l’impression initiale d’incompétence et de vulnérabilité. Stella Condor raconte sa prise de conscience du rôle de l’uniforme, lorsqu’en 1952, elle dut faire, tout en manquant d’assurance, sa première arrestation de trois jeunes femmes qui se battaient :
« “Je vous arrête pour conduite outrageante”, leur ai-je dit, espérant que ma voix ne trahirait pas ma fébrilité […] “Montez ces marches !”, ai-je ordonné. À ma grande surprise, mes ordres furent aussitôt suivis d’effet. Ce fut ma première expérience de l’immense autorité procurée par l’uniforme de police. »
13Elle fut surprise de lire que l’arrestation avait été mentionnée dans un journal sous le titre « La beauté bataille », selon une représentation typique à cette époque des policières, vues comme « jolies mais coriaces » [ibid. ; Lock, 1968]. Joan Lock et Stella Condor reconnurent qu’elles étaient anxieuses la première fois qu’elles durent témoigner au tribunal. Ces rôles-là devaient s’apprendre, il fallait s’exprimer avec assurance et aplomb. L’uniforme pouvait aussi être très inconfortable par temps chaud. Comme l’écrit Joan Lock :
« Les trottoirs réfléchissent la chaleur, ma jupe en serge est pesante, mes pieds sont brûlants et collants. Mais nous avons de la chance de pouvoir porter des manches courtes […] En réalité, nous nous sentions vulnérables sans l’armure additionnelle fournie par nos vestes, et guère élégantes. »
15Comme ce témoignage l’indique, l’uniforme complet, composé de la jupe, de la veste et du couvre-chef, procurait un sentiment de sécurité. En théorie, conformément au sens du mot « uniforme », la personne portant l’uniforme est censée être un agent anonyme, sans allégeance personnelle. Si l’uniforme de police était bien visible, l’individu qui le portait devenait invisible mais capable de tout voir. Les mouvements des femmes dans l’espace public s’étaient considérablement étendus au début du xxe siècle mais il ne faut pas pour autant supposer que les femmes en tenue civile pouvaient traverser les espaces sociaux et géographiques à l’égal des hommes. En outre, alors que les femmes en uniforme (infirmières, conductrices de tramways, etc.) traversaient ostensiblement les espaces publics en circulant de A à B, il n’en allait pas de même pour les policières, qui devaient s’attarder, traîner et s’arrêter. Lorsqu’une femme « respectable » traînait au coin d’une rue, ses mouvements étaient considérés comme suspects ; et elle-même aurait eu l’impression d’attirer l’attention. Une policière en uniforme pouvait au contraire « stationner un moment devant une vitrine de magasin, et tout voir », observant en silence les apparences physiques et les comportements, à la recherche de signes révélateurs :
« Cette fille qui se tient au bord du trottoir et regarde les hommes qui passent avec un air de défi gêné, qui porte des chaussures aux talons usés et dont le cou n’est pas lavé, est de toute évidence une novice, qui dort dans la rue, et qu’il faut prendre à part et interroger. »
17Alors que les policiers participaient à la surveillance urbaine, ils faisaient eux-mêmes l’objet d’un traitement panoptique. Ils devaient suivre des itinéraires prédéterminés, atteindre des points fixes à des heures précises et rester en contact régulier depuis les cabines de police [Brogden, 1991]. Néanmoins, la patrouille policière de cette époque avait peu à voir avec le regard anonyme de la machine bureaucratique moderne. D’autres modèles coexistaient dans le répertoire des patrouilles et pouvaient être utilisés à différents moments. Outre le « stationnement » qui permettait de se rendre invisible, la patrouille comprenait aussi un travail ciblant les personnalités locales, fondé sur la discrétion et l’indépendance, impliquant de créer et de maintenir des contacts avec les commerçants et ceux que Joan Lock [1968] a qualifiés de « club de la chaussée » : les portiers d’hôtel, chauffeurs, vendeurs de rue et balayeurs. Pour Dorothy Peto, la connaissance du terrain était essentielle au travail policier :
« C’est en patrouillant que l’on apprend à connaître les gens qui vivent ou travaillent là, et les vendeurs de rue, les badauds, les clients ; le caractère et les habitudes de chaque pub, club, café, dancing ; et grâce à l’uniforme, et non pas malgré lui, on est accepté et l’on en vient à faire partie du décor de ce flux et reflux de la vie humaine. »
19La rue pouvait être un melting pot des différentes classes sociales : « Elle n’était jamais assez ivre pour qu’on l’arrête, mais elle n’arrêtait pas de me parler et de souffler sur moi son haleine empestant le gin. Nous avions de brèves conversations, “Comment allez-vous ?” et ainsi de suite […] J’ai découvert par la suite qu’elle était l’Honorable Madame X. » [Source 16]. Si la presse aimait décrire la lutte de la police contre les « purs et durs de la pègre » [Source 1, 1950], les policières, quant à elles, devinrent de plus en plus conscientes que le milieu londonien gagnait à être vu, plutôt qu’en noir et blanc, comme une échelle de gris.
20Les patrouilles féminines durant la Première Guerre mondiale avaient œuvré en fonction d’un objectif à maints égards spécifiquement moral : il s’agissait de « sauver » les filles confrontées à un danger sexuel et de disperser les prostituées « occasionnelles » et « professionnelles » qui tentaient de capturer dans leurs rets les vulnérables militaires [Bland, 1985 ; Woodeson, 1993 ; Levine, 1994]. Au début de la Seconde Guerre mondiale, une panique morale et sanitaire se déclencha de nouveau, face au risque de propagation des maladies sexuellement transmissibles, et du mélange des groupes sociaux et ethnoraciaux dans la rue et dans les abris anti-aériens lors des phases de black-out. Les policières devaient vider les rues associées à un danger sexuel. Décrivant leur rôle durant les deux guerres, Lilian Wyles (qui se porta volontaire pour patrouiller en 1918, et qui servit dans la Met de 1919 à 1949) décrit les prostituées comme une plèbe formant un tout : « les femmes les plus misérables, exclues de toute société convenable », une menace parce qu’elles étaient « atteintes de maladies et contaminées par des affections vénériennes » [Wyles, 1952]. Pour elle, leur chute résultait de leur hérédité, d’une éducation et d’un cadre déficients, même si la conscience de partager la condition de femme avec ces prostituées la portait à se demander : « Si j’étais née et avais été élevée dans le même milieu que ces filles, aurais-je été différente d’elles ? Sans prétention aucune je murmurais “Sans la grâce de Dieu, j’y serais moi aussi”. » [Wyles, 1952, p. 67]. Ailleurs, elle les qualifie de « troupe amicale » et considère qu’il est de son devoir de les réhabiliter et de les éduquer [Wyles, 1952, p. 77].
21En patrouille dans le West End pendant les années 1950, Joan Lock et Stella Condor cherchaient aussi à dissuader les enfants et les jeunes filles de traîner dans la rue, en faisant la chasse aux absentéistes, aux disparus et aux individus « vulnérables ». Elles avaient construit une relation beaucoup plus pragmatique avec les prostituées plus âgées du West End, en dialoguant quotidiennement avec leurs propres « habituées ». Peut-être aussi parce qu’elles côtoyaient leurs collègues hommes, et baignaient dans une culture masculine, les policières avaient abandonné leur approche résolument morale et adopté l’argot des policiers, qui appelaient les prostituées des « poules » ou des « putains ». Dans leurs mémoires, les deux anciennes policières sont éminemment conscientes de la commune humanité et, aussi, de la féminité, qu’elles partagent avec les prostituées – elles les décrivent souvent comme des êtres « au grand cœur et généreux » – et du fait qu’elles partagent le même espace : les unes et les autres « patrouillent » et ont leurs « terrains de chasse » ; elles sont, à leur manière, des « filles des rues ». Avant la loi sur les délits de rue de 1959, les femmes prises en train de racoler se voyaient infliger par la justice une petite amende. Les policières expliquent que ces femmes résistaient rarement à leur arrestation car elles y voyaient une manière de « payer leurs dettes » : « la plupart disaient « Cela vous dérange-t-il si je prends un taxi ? » […] car elles ne voulaient pas être vues dans la rue avec la police » [Source 16, 2001]. Les policiers et les prostituées du West End parvenaient souvent à des accords tacites sur l’identité des personnes arrêtées et les dates des arrestations : « Ils lui disaient : “Mary, sept heures et demie mardi prochain”, et elle répondait “D’accord Bob” et le mardi suivant à sept heures et demie, elle se retrouvait à West End Central et […] elle payait ses deux livres le lendemain au tribunal de Bow Street. » [Source 19, 2001]. Les policières n’étaient pas toujours d’accord avec cette manière de procéder, certaines évitaient les situations obligeant à arrêter des prostituées, tandis que d’autres suivaient la loi à la lettre [Source 11, 1954-1959, questions 379-440].
22Stella Condor était fascinée par la « psychologie » des prostituées et souhaitait comprendre leurs motivations alors que l’État-providence offrait à chacun, croyait-elle, des ressources de base ; leur travail l’attirait et la révulsait simultanément. Les policières recouraient donc à des stratégies pour prendre leurs distances tout en reconnaissant leur commune identité, dans un exercice d’équilibrisme. Joan Lock et Stella Condor divisaient les « poules » et les « putains » en plusieurs classes au lieu de toutes les englober dans une plèbe unique, en distinguant les prostituées de haut vol « souvent bien éduquées » et « cette pauvre lie de l’humanité, souvent trop prompte à satisfaire un monsieur pour le prix d’un verre de bière » [Condor, 1960, p. 46]. Différentes « classes » de prostituées étaient associées à différents quartiers de la ville [Source 16, 2001]. La prostituée qui parlait et était vêtue vulgairement, qui était sale et qui injuriait une policière, était, de ce fait, culturellement différente ; elle était facilement étiquetée comme étant abjecte ou « autre ». La « femme belle et charmante, féminine, à la voix douce » était beaucoup plus désarmante : « Les personnes comme elle sont beaucoup plus perturbantes pour les valeurs auxquelles je crois », écrit Joan Lock [1968, p. 104]. Le vêtement, le comportement, le langage et même l’odeur étaient des signes contradictoires de respectabilité. La prostituée élégante et charmante remettait en question des idées jusque-là stéréotypées sur les bas-fonds criminels et brouillait la notion de féminité « respectable ».
23De même, d’anciennes policières que j’ai interrogées parlent d’une prise de conscience lorsqu’elles comprirent que les « poules » n’étaient peut-être pas si différentes d’elles :
« Nous avons fait une descente dans un bordel, une nuit, mais c’était un bordel haut de gamme, sur Wilton Crescent, près de Knightsbridge […] et la tenancière de ce bordel a été arrêtée […] cette fille était absolument superbe : vraiment, vraiment magnifique. Vous voyez à quoi ressemble Marilyn Monroe, eh bien cette fille était deux fois plus belle que Marilyn Monroe. Et je me souviens lui avoir dit “Bon sang, mais pourquoi fais-tu cela ?”, et elle m’a répondu “C’est mon boulot. Je gagne beaucoup d’argent, et c’est mon boulot. Tu fais ton boulot, et moi le mien” […] Si vous l’aviez croisée dans la rue, vous auriez cru que c’était une femme très distinguée, rien de vulgaire. Mais elles n’étaient pas toutes comme cela […] Je n’étais pas là pour leur faire la morale sur leurs motivations et leurs manières de procéder ou […] ça ne me regardait pas. Ce qui me regardait, en revanche, en tant que policière, c’est qu’elles racolaient et c’était illégal […] Je n’ai jamais eu de problèmes avec les prostituées locales, jamais. Bon, nous n’en étions pas à un stade amical. C’était plutôt une distance respectueuse entre nous. »
25Certaines policières admettent qu’elles étaient naïves : « Je n’avais jamais rencontré de prostituée […] Je m’attendais à ce qu’elles soient toutes très maquillées, avec de petits chiens, en manteau de fourrure et ainsi de suite, dans mon esprit, mais en fait elles étaient juste des personnes ordinaires » [Source 18, 2001]. Ces récits reflètent peut-être les a priori ou les préjugés des policières avant qu’elles n’entrent dans la police, et que leur travail quotidien ne bouleverse leurs idées reçues. Il se peut aussi que ces récits aient été enjolivés au fil du temps, à mesure que les histoires étaient répétées et partagées, avec des collègues de la police, femmes et hommes, et avec des proches et des amis, extérieurs à la police. Ce qui m’intéresse ici, c’est moins la généalogie ou l’authenticité du récit de ce « moment de la reconnaissance » que le fait qu’il soit partagé, dans une culture commune de l’identité fondée sur le genre. La notion de glamour, évidente dans la référence à l’actrice hollywoodienne Marilyn Monroe, imprègne les descriptions de la « très belle » prostituée, présentée comme un idéal suprême de féminité et d’hétérosexualité. Une autre policière décrit très précisément la rencontre :
« Je me souviens avoir été dans un taxi avec cette prostituée très bien habillée, et elle portait le parfum le plus divin. Je lui ai dit “ton parfum sent très bon”, et elle m’a répondu que c’était “Piquant”, je crois. Pendant que nous attendions, je lui ai dit “Tu baisses les prix quand ils sont beaux ?” et elle m’a regardé et m’a dit : “Quelle différence ça fait ?” On comprend alors que c’est juste un moyen de gagner de l’argent. Et elles gagnaient beaucoup d’argent, même à cette époque […] Elle m’a demandé “Combien tu gagnes ?”, “6 livres par semaine.” “J’en gagne 200 par nuit. Que ferais-tu ?” »
27Si les prostituées n’étaient pas le comble de l’altérité mais une version amplifiée d’une féminité désirable, élégamment vêtue et parfumée, la notion de « distance respectueuse » était clef dans la préservation de frontières personnelles et professionnelles.
28Les policières se préoccupaient de plus en plus des risques et des violences physiques qui menaçaient les prostituées plutôt que des dangers moraux qu’elles encouraient par leur activité : « Je leur disais : “Est-ce que vous mesurez le danger qui vous menace avec certaines de ces personnes ? Pas juste le danger de maladies vénériennes […] ces hommes peuvent être très violents” » [ibid.]. Dans un « tableau des patrouilles dans Piccadilly dans les années 1930 et 1940 », Dorothy Peto décrit l’évolution du point de vue de l’une de ses agentes, l’inspectrice Lilian Butcher (que l’on pourrait lire comme l’évolution du point de vue de Dorothy Peto elle-même) :
« Lorsque l’inspectrice Butcher était une agente, elle désirait ardemment nettoyer les rues, faire adopter des lois plus sévères, sauver toutes les prostituées de leur vie de péché […] Mais elle avait compris depuis longtemps qu’on ne peut pas forcer les gens à être moraux par une loi du Parlement, et que moins l’État contrôlera la prostitution, plus vite les hommes comprendront que c’est à eux d’apprendre à se contrôler. En attendant, l’inspectrice formait ses policières à faire scrupuleusement preuve d’équité dans leurs interactions avec les prostituées, tout en menant un combat vigilant en faveur de la protection des jeunes. »
30Ce changement de perspective au fil du temps est caractéristique de l’ensemble du Women Police Department. Stella Condor et Joan Lock estimaient toutes les deux qu’elles avaient développé des relations avec les prostituées parce qu’elles avaient passé du temps avec des prisonnières, même si le désir d’entendre l’histoire de « l’autre » comportait aussi une part de voyeurisme. Chargée d’accompagner une femme souffrant de problèmes mentaux, Stella Condor écrit : « Tout au long de la journée nous n’étions pas une policière et sa prisonnière mais deux personnes apprenant à se connaître. » Le fin mot de l’histoire se trouve toutefois quelques paragraphes plus loin, lorsque sa collègue fait remarquer : « Ils ne t’ont pas envoyé seule, dis-moi […] elle n’est pas juste folle, elle est violente. » [Condor, 1960, pp. 61-62]. L’ordre est restauré et la frontière entre police et personnes à contrôler fermement rétablie. Cette frontière était moins nette lorsque les policières étaient en civil et menaient des missions secrètes. Elles ne se distinguaient plus par leur uniforme et devaient parfois même jouer le rôle de filles des rues ou de prostituées, en imitant leurs goûts, leurs vêtements, leur coiffure, leur attitude et leur langage.
Surveillance clandestine
31La plupart des policières accomplissaient leurs missions en uniforme, mais certaines, rattachées au département des Enquêtes criminelles (Criminal Investigation Department, cid), travaillaient en civil ou, tout en officiant en uniforme, étaient employées par le cid pour aider dans des opérations de leurre, d’observation et de surveillance clandestine. Lilian Wyles évoque une policière, « une fille séduisante, aux cheveux sombres, avec un teint ivoire délicat et de beaux yeux », qui se fit passer pour une prostituée au début des années 1920 afin d’infiltrer le trafic de cocaïne qui se déroulait à proximité de vastes toilettes publiques souterraines. Le portrait que dresse Lilian Wyles de cette « belle fille », en insistant sur sa « délicatesse », permet de souligner qu’elle était différente des femmes qu’elle infiltrait, tout en mettant en valeur son art de la simulation :
« Pendant de nombreuses semaines, elle a quasiment vécu dans les toilettes de Piccadilly, de Leicester Square et de Charing Cross. Ces grands espaces souterrains sont les loges des prostituées. C’est là qu’elles se retirent pour se laver et se baigner, et souvent changer entièrement leurs sous-vêtements. Elles passent des heures à se maquiller le visage, à se coiffer et à se faire belles […] Prises toutes ensemble, elles forment une troupe amicale, prête à se rendre service, à échanger des habits, et même à prêter de petites sommes d’argent à une rivale qui n’a pas eu de chance […] Comme elles sont naturellement méfiantes vis-à-vis des nouvelles venues, l’agente de police a mis du temps à gagner la confiance de ces femmes. Elle a joué son rôle avec beaucoup d’aplomb. »
33Le nom de la policière n’est pas précisé, mais Annie Matthews et Annie Pomeroy reçurent une décoration pour avoir aidé deux détectives à arrêter trois trafiquants de cocaïne [Fido et Skinner, 2000]. Dorothy Peto mentionne aussi dans ses mémoires que Violet Butcher et Lilian Dawes avaient mené des missions « en civil pour repérer du trafic de drogue » alors qu’elles faisaient encore partie des patrouilles féminines, en 1918 [Peto, 1993]. Dans son intervention devant la Commission royale sur les pouvoirs et les méthodes de la police, qui rendit son rapport en 1929, le directeur du cid de l’époque, le major général Wyndham Childs, plaida contre une extension du rôle des femmes, au motif qu’elles « n’avaient pas le bon profil pour le travail habituel du cid » puisqu’elles « n’étaient pas spécialement séduisantes ». Il déclara devant la commission : « Nous utilisons d’autres femmes, qui non seulement ont le bon profil pour le rôle mais qui l’incarnent déjà. » [Source 8, 1929, questions 1799-1801]. Après avoir entendu les témoignages d’autres départements de la police, la commission conclut que « les femmes […] possèdent un avantage sur les hommes en raison de la facilité avec laquelle elles peuvent modifier leur apparence » [Source 9, 1929, s. 253]. Les femmes étaient non seulement capables d’avoir l’air de correspondre au rôle, mais de l’incarner plus efficacement que les hommes.
34La surveillance en civil de possibles maisons closes, de cercles de jeux, de salles de paris et de débits de boisson clandestins devint une activité de plus en fréquente pour les policières durant les années 1930, au plus grand désarroi de Dorothy Peto. Dans son rapport annuel pour 1934, elle note : « Je souhaite une nouvelle fois signaler que ce type de travail n’est pas du tout sain pour les femmes, et à n’en pas douter pour les hommes non plus ; il implique de passer de longues périodes sans discipline, il encourage à boire, à jouer et à faire de mauvaises rencontres. » [Source 12, 1934]. En 1935, les femmes de la Met conduisirent 534 missions d’observation dans de supposées maisons closes, 554 dans des boîtes de nuit et des cafés, et 391 dans des lieux clandestins où l’on pariait et jouait. Dorothy Peto était forcée d’admettre que les femmes excellaient à ces tâches : « Dans deux affaires, les femmes réussirent à entrer dans les boîtes de nuit seules et à mener des observations alors que les hommes avaient échoué à le faire. » [Source 13, 1936]. Elles jouaient aussi un rôle précieux lors des descentes dans les maisons closes car elles pouvaient s’occuper des jeunes filles trouvées sur les lieux.
35Le recours très fréquent aux patrouilles de policiers en civil au début du xixe siècle avait suscité des plaintes, arguant que la police se comportait comme un service secret [Source 2, 1830]. Avec la création du cid, les tenues civiles devinrent la prérogative d’une section particulière de la police ; mais comme on savait localement qui participait aux missions de police et comme les hommes du cid en vinrent à s’habiller de manière reconnaissable, les tenues en civil ne garantissaient plus l’anonymat et ce n’était d’ailleurs pas leur objet. Dick Hobbs a analysé la visibilité vestimentaire des agents en civil du cid, vêtus d’un costume, d’un chapeau et d’un imperméable élégants : « La tenue en civil au rôle essentiellement symbolique est souvent perçue par la partie opposée, le public surveillé par la police, comme un uniforme, même lorsqu’il prend la forme d’une tenue de combat très camouflée. » [Hobbs, 1988, p. 207]. Les mémoires de policiers indiquent que le « déguisement », qu’il s’agisse des tenues d’employés travaillant en ville ou de marins miteux, fut utilisé avec beaucoup de succès par des auxiliaires masculins du cid dans les années 1920 [Beveridge, 1957]. La surveillance policière de l’activité homosexuelle bénéficiait de l’assistance de « jolis garçons » qui travaillaient clandestinement, comme Matt Houlbrook l’a montré [2000]. Mais la taille (un minimum requis), la posture (des exercices de style militaire disciplinaient le corps et affectaient la posture), les mains douces (les hommes du cid maniaient plus la paperasse que la brique) et la coupe de cheveux courte étaient des traits distinctifs qu’il était beaucoup plus difficile de camoufler.
36L’inquiétude du public concernant le secret et l’impossibilité de savoir revint sur le devant de la scène à propos des femmes en civil, difficiles à distinguer. Comme le quotidien le Daily Mail le disait en septembre 1936 :
« Pour l’observation des maisons de petite vertu et le travail confidentiel de prévention auprès de jeunes filles qui peuvent être sans amis, une policière en civil attire beaucoup moins l’attention et inquiète beaucoup moins qu’un homme […] la policière est redoutée des night-clubs clandestins parce qu’elle est presque indétectable. Elle s’y rend en robe du soir (qu’elle doit s’acheter elle-même malgré un salaire peu extensif) et accompagnée. »
38Au cours des années 1930, la presse aimait peindre des portraits flatteurs des missions des policières en civil, en mettant en avant les attributs féminins et en évoquant « le rouge à lèvres et la poudre à Scotland Yard ». La facilité avec laquelle les détectives masculins pouvaient se faire repérer dans les night-clubs était de nouveau soulignée : « Jusqu’ici, il n’était guère difficile pour un portier astucieux de reconnaître un agent de police “déguisé”. À l’avenir, il sera accompagné d’une jeune femme séduisante en habit correspondant à sa mission. » [Source 4, 1931]. Pendant la Seconde Guerre mondiale, l’utilisation d’agents masculins en civil était problématique : tout homme qui ne portait pas l’uniforme attirait immédiatement l’attention sur lui. En 1940, la presse annonçait que des « Decoy Doras [6] et des « Détectives de charme » allaient être utilisées pour lutter contre les escrocs qui sévissaient dans des hôtels du West End, les « maisons du vice » qui proliféraient à Piccadilly, et les « fêtes arrosées » de Soho. Les attributs féminins de la « détective de charme », qui la plaçaient au-dessus de tout soupçon, étaient vantés :
« Le succès de l’opération dépend du recours à des femmes séduisantes que personne dans une foule ne remarquerait en raison de leurs traits sévères, de leur coupe de cheveux masculine, de leurs grands pieds ou de tous les détails habituellement associés à l’image commune (mais souvent fausse) de la policière. »
40Les criminologues féministes Jennifer Brown et Frances Heidensohn [2000] ont montré que, dans les articles de presse des années 1930 et 1940, les femmes détectives en civil étaient représentées comme des « tentatrices ». Selon ces auteures, il s’agissait d’un processus négatif de « sexualisation », qui sapait le professionnalisme des femmes. Mais ce qui m’intéresse davantage ici ce sont les effets potentiellement transgressifs de ces rôles féminins pour les policières, qui leur permettaient de se faire passer pour autres qu’elles n’étaient et de masquer leur identité policière. La presse populaire se passionnait pour la manière dont la policière en civil pouvait, apparemment, passer du « beau monde » au « demi-monde » : « Aimeriez-vous ce genre de métier : obtenir des informations sur les escrocs en fréquentant les cafés de la pègre dissimulée sous un costume ? » [Source 6, 1934]. Malgré les récits de la presse, la Met rechignait à diffuser largement l’information selon laquelle elle utilisait des policières en civil. En 1946, Elizabeth Bather refusa d’autoriser un film publicitaire à montrer le rôle des femmes dans la surveillance des boîtes de nuit et des pubs « car ce serait en révéler trop » [Source 14, 1947].
41Les articles de presse sur les missions clandestines des policières reflètent une perception courante en vertu de laquelle les policières parviendraient davantage que les policiers à se faire passer pour « autres », parce qu’il était plus difficile de « lire » les corps féminins. Était-ce vraiment le cas ? Il n’est pas facile de le savoir, même si les agents de police évoquaient souvent eux-mêmes les succès des femmes dans des situations compliquées. Les mémoires de Robert Fabian [1950] décrivent une tentative pour prévenir une supposée campagne de bombardements par l’ira, en 1939 :
« La réunion avait lieu dans un café. Nous devions les suivre depuis ce café jusqu’à leur nouveau repaire, ce qui n’allait pas être tâche facile tant ils pouvaient soupçonner un détective même déguisé. “Laissez-moi y aller, ils ne me soupçonneront pas”, dit une jeune et belle policière au regard intelligent. »
43Les préjugés sur les rôles sociaux de sexe, et notamment l’association de la masculinité à la sphère politique, signifient que l’on n’allait pas s’interroger sur l’identité de cette jeune femme. Les policières étaient aussi au-dessus de tout soupçon lorsqu’elles ôtaient leur uniforme pour réoccuper une position féminine dans la culture de la surveillance urbaine. Étant elles-mêmes les objets de l’attention masculine, et donc observées, les femmes pouvaient très facilement exploiter le préjugé commun selon lequel elles étaient là pour être vues plutôt que pour voir. Leur visibilité en tant que femmes les rendait invisibles lorsqu’elles étaient des policières en civil. Leur féminité était une couverture idéale.
44Mais au-delà du genre, les attributs associés à la classe sociale et au statut étaient aussi des éléments cruciaux pour avoir « la bonne apparence ». Les femmes que j’ai interrogées ont souligné leur capacité à revêtir des tenues chics pour les missions dans les night-clubs ou à porter des tenues quelconques pour traîner aux coins des rues. Et ces deux types de tenues vestimentaires n’avaient rien à voir avec les élégants costumes et chapeaux portés pour se rendre au tribunal ou escorter les détenues dans les années 1940 et 1950 : « Pour toutes sortes de raisons, nous avions des tenues de ville au poste, parfois plusieurs tenues, parfois même des tenues assez provocantes. » [Source 16, 2001]. Un grand nombre des femmes interrogées avait participé à des missions d’observation des maisons closes :
« On arpentait la rue, mais on ne pouvait pas rester là longtemps car on vous aurait vite repérée. Donc il fallait se relayer, et ensuite y retourner avec une tenue différente. Et le meilleur déguisement de tous est souvent un vieil imper crasseux ; on se fondait dans le décor, avec un vieil imper crasseux, une vieille paire de chaussures crasseuses, un foulard sur la tête, on avait l’air de n’importe qui. Puis on enlevait le foulard et on mettait une autre sorte de manteau […] parce que les gens qui tiennent les maisons closes surveillaient pour voir si personne ne s’attardait [ibid.]. »
46En jouant sur les codes vestimentaires, et en exploitant les distinctions sociales associées à l’apparence et à la présentation de soi, les policières pouvaient traverser en tout anonymat les espaces géographiques et sociaux. Le foulard et le vieil imper crasseux – qui masquait la classe et le statut – ouvraient aux femmes des perspectives que le costume bien coupé, associé à la respectabilité féminine, était incapable de leur offrir. Ce sont cette souplesse et cette fluidité des apparences – et donc d’une identité d’emprunt – qui inquiétaient les journalistes, les propriétaires de night-clubs et les tenancières de maisons closes.
47Malgré tout, les rôles qu’elles pouvaient jouer n’étaient pas infinis puisque les comportements et postures du corps sont autant le produit de la socialisation et de l’acculturation que d’un choix. Le corps pouvait trahir. Si n’importe qui pouvait courber son dos ou revêtir un foulard pour une durée limitée, certaines apparences étaient plus difficiles à imiter. Durant toute la période, les femmes furent utilisées en tant que leurres pour capturer les exhibitionnistes et les violeurs, et certaines se mettaient en grand danger. Parfois sélectionnées en raison de leur grande taille et entraînées à l’école de police à marcher avec assurance et autorité, comme les hommes de la police, certaines femmes avaient du mal à paraître vulnérables : « J’étais nulle. Je suis trop grande. Eux [les exhibitionnistes] vont choisir quelqu’un de plus petit, de plus frêle, de plus impressionnable. Ils me dépassaient et je savais qui c’était, mais ils se comportaient en parfaits citoyens modèles. » [Source 15, 2001]. Les femmes étaient parfois utilisées de manière indiscriminée mais certaines opérations requéraient une apparence spécifique :
« Une fille nommée Sheila […] très très séduisante, avec de beaux cheveux noirs et brillants, parfaitement maquillée, qui savait bien s’exprimer. Elle allait dans les boîtes de nuit du West End avec une autre agente charmante, en civil, et elles faisaient la tournée des boîtes […] Sheila, on l’appelait “flash-eyes” parce qu’elle avait de très longs cils – elle était très efficace. »
49Il pouvait être difficile de conserver une identité d’emprunt pendant une longue période. « Il faut se dire “Lor’, je dois faire attention à ce que je dis, je dois être quelqu’un d’autre maintenant” […] Les gens peuvent très vite comprendre que c’est la police, il me semble, donc c’est à vous de faire en sorte que ça ne leur traverse pas l’esprit. » [Source 21, 2001]. Cette policière avait été choisie pour des missions d’observations dans les boîtes de nuit non-blanches (« coloured clubs ») à la fin des années 1950, dont on supposait que les propriétaires enfreignaient les lois sur la vente d’alcool, à cause de son accent londonien et de sa connaissance des environs. Les codes vestimentaires étaient devenus plus informels à cette époque, mais il restait primordial de ne pas adopter l’attitude typique des agents de police : « J’étais assez mince à l’époque, et de petite taille, si bien que je n’avais pas l’air d’une policière […] Je ne me souviens pas m’être déguisée […] mais il faut se fondre dans la foule. » [ibid.]
50Les femmes reconnaissaient la nécessité de cette mobilité géographique et sociale, mais certaines étaient très gênées par les identités qu’elles devaient endosser. À l’approche de l’entrée en vigueur de la loi sur les délits de rue de 1959, les panneaux d’affichage des marchands de journaux virent affluer les annonces de recrutement de masseuses et de prostituées. Joan Lock reçut comme mission de visiter ces boutiques, en se faisant passer pour une prostituée, afin de vérifier le tarif des annonces. Soupçonnant qu’elle avait été choisie à cause d’une « coloration rousse » catastrophique, elle raconte son embarras lorsqu’elle déclara devant toutes les personnes de la boutique qu’elle était « une mannequin » : « c’était un honneur douteux d’avoir été choisie pour représenter le plus vieux métier du monde » [Lock, 1968, p. 19].
51L’obsession de l’école de formation pour les uniformes impeccables (toutes les chaussures devaient être parfaitement cirées, et les ceintures et boutons de col correctement attachés) habituait les policières à se soucier de leur apparence. L’air négligé, crasseux ou miteux était un anathème pour certains rôles professionnels. Stella Condor, comme de nombreuses policières, fut chargée d’observer les bookmakers :
« Nous nous déguisions avec les impers et les salopettes les plus crasseux, des chaussures usées et nous attachions nos cheveux dans des turbans, en laissant dépasser deux bigoudis. Une fois, je me suis même enduit les jambes et le visage de charbon, pour avoir l’air encore plus authentique et, à cette occasion, mes chaussures étaient tellement usées que je pouvais à peine marcher […] Notre apparence n’attira pas l’attention, ce qui en dit long sur le type de quartier […] Une fois un inspecteur nous a dit d’un ton accusateur à la cantine : “Je vous ai vues toutes les deux en train de faire des achats pendant votre service.” Il ne lui était apparemment pas venu à l’esprit que nous n’avions pas pour habitude de déambuler dans une tenue aussi sale. »
53Parce que l’apparence est étroitement liée au statut, à la position sociale et à l’identité personnelle, toute transgression autre que temporaire n’aurait été ni possible ni souhaitable. Tout en déchiffrant et en interprétant l’apparence et l’accoutrement des jeunes prostituées ou de celles qui s’étaient enfuies des maisons de correction – chaussures éraflées, cou crasseux – en mobilisant un cadre symbolique préconçu, les policières subvertissaient également ces significations, en distinguant l’apparence extérieure et l’intériorité, afin de mieux se déguiser et simuler.
54* * *
55L’uniforme et la tenue en civil procuraient aux policières des technologies de surveillance différentes mais liées. Dans les deux cas, les femmes étaient capables de s’attarder dans l’espace public, de traîner aux coins des rues. Les patrouilles en uniforme transformaient l’autorité en spectacle : les policières s’exhibaient comme la « face douce de la justice ». La transformation progressive de leurs uniformes féminisa le spectacle de la patrouille, remettant ainsi en question les préconceptions traditionnelles sur l’occupation de l’espace urbain et la distribution des regards en fonction des rôles sociaux de sexe. Il est important de souligner que les significations, codes et effets de l’uniforme étaient souples et parfois contradictoires. Malgré son potentiel dans le spectacle urbain, l’uniforme pouvait aussi rendre l’autorité et la féminité moins visibles puisque l’une et l’autre se neutralisaient. Dans le « flux et reflux » de la vie urbaine, la policière n’était plus qu’un uniforme, disparaissant dans l’ombre des immeubles ; les policières pouvaient s’attarder ou traîner dans des lieux où la circulation des autres « femmes respectables » était circonscrite. Les policières étaient capables de jouer sur les deux tableaux quant aux significations et aux effets de l’uniforme dans le répertoire tactique de la ronde quotidienne en uniforme. Le travail en civil permettait de se fondre plus encore dans la foule, grâce à une autre forme d’anonymat et à la possibilité d’une invisibilité totale de l’autorité. Les opérations de surveillance en civil étaient d’autant plus discrètes qu’elles étaient féminisées puisque les femmes étaient devenues historiquement des objets plutôt que des sujets du regard. En changeant de classe et de statut grâce aux vêtements, les femmes devenaient aussi plus mobiles, puisque la policière passait du « beau monde » au « demi-monde ». La manipulation de l’identité était temporaire, instable et en fin de compte limitée, en raison des tensions inhérentes entre des modèles d’une féminité « professionnelle » et d’une féminité « respectable », et parce que les dispositions physiques étaient autant acquises que générées. Les espaces de la féminité étaient néanmoins négociés, contestés et peut-être subvertis, lorsqu’une jeune policière d’un milieu aisé se faisait passer pour un autre type de femme travaillant dans la rue.
Notes
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[1]
Cet article est une version remaniée d’un article antérieur, Louise A. Jackson, « “Lady Cops” and “Decoy Doras”: Gender, Surveillance and the Construction of Urban Knowledge 1919–59 », The London Journal, n° 27, p. 63-83, copyright © The London Journal Trust ; il est republié avec la permission de Taylor & Francis Ltd, <http://www.tandfonline.com> pour le compte de The London Journal Trust.
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[*]
Texte traduit de l’anglais par Hélène Tronc.
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[2]
En septembre 1939, il n’y avait que 246 policières en Angleterre (et aucune au Pays de Galles), dont la moitié étaient employées à Londres, par la Metropolitan Police [source 7, 1939].
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[3]
Ces entretiens, avec dix femmes entrées dans la Metropolitan Police dans les années 1940 et 1950, ont été menés en 2001 par l’auteure, dans le cadre d’un projet de plus grande ampleur sur les femmes dans la police au Royaume-Uni, comprenant des entretiens avec quarante-deux femmes entrées dans la police avant 1970 ; les enregistrements et les retranscriptions des entretiens ont été confiés à la Women’s Library de la London School of Economics.
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[4]
Au Royaume-Uni, les femmes de plus de 30 ans qui étaient propriétaires, ou les épouses de propriétaires, obtinrent le droit de vote en 1918 ; leur droit de vote s’aligna sur celui des hommes en 1928.
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[5]
Les femmes de la Met provenaient de diverses classes sociales dans les années 1920 et 1930, même si les classes moyennes étaient sans aucun doute surreprésentées. Après la Seconde Guerre mondiale, le métier de policière devint un métier respectable pour les femmes de la classe ouvrière, et l’origine sociale des policières ne différait guère de celle de leurs collègues masculins [Jackson, 2006].
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[6]
Il n’existe pas de traduction littérale de l’expression « Decoy Dora » pour désigner les policières en civil. Dora était un prénom féminin relativement courant, tandis que le terme « decoy » peut se traduire par « leurre ».