1C’est une énigme qu’Éric Macé a entrepris de résoudre, celle de l’égalitarisme inégalitaire qui caractérise nos sociétés occidentales. Si, par un côté, le principe d’égalité entre les hommes et les femmes sous-tend une dynamique indéniable d’égalisation des conditions, par l’autre côté, il se trouve que nous continuons, collectivement, à fabriquer des inégalités et de la discrimination. Communément, ce hiatus est interprété comme le signe d’une permanence du schéma patriarcal par-delà les avancées de la cause féministe. Pour Éric Macé, et c’est un argument fort et convaincant de sa démonstration, les inégalités de genre ne peuvent être rapportées à la prégnance de la domination masculine, encore moins à la survivance supposée d’un patriarcat présenté comme universel et atemporel. Car c’est tout au contraire dans son historicité, c’est-à-dire aussi dans sa contingence et sa relativité, qu’il faut le saisir.
2Le patriarcat désigne une forme particulière d’arrangement de genre, soit un rapport social conférant un sens à la différence de sexe et à la sexualité. Fondé « sur la mise en asymétrie nécessaire et légitime du masculin et du féminin », il se traduit par la division et la hiérarchie genrée de l’organisation sociale et par la subordination des femmes (p. 21-22). Mais, derrière la généralité de la définition, il faut pouvoir repérer les diverses expressions de cet arrangement au cours de l’histoire. C’est ce dont rend compte Éric Macé en établissant une typologie tout à fait éclairante des patriarcats.
3Dans sa version traditionnelle, qui est aussi sa forme originelle, le schéma patriarcal s’enracine dans la justification cosmologique ou religieuse de l’infériorité féminine. Au sein des sociétés archaïques, rappelle l’auteur, ce système de relations entre les sexes « n’est pas considéré en soi comme oppressif » (p. 41), il renvoie au caractère à la fois nécessaire (l’échange des femmes permet d’éviter les unions consanguines) et légitime (toute la vie sociale s’organise selon ce principe) de la division sexuée du monde. On retrouve cette même légitimation par la nécessité dans le contexte occidental de la société féodale puis médiévale. En l’absence d’un « point d’appui égalitariste, typiquement moderne » (p. 41), et même si des formes d’autonomie féminine sont possibles (la sorcellerie par exemple), un changement d’arrangement de genre est quasiment impensable, le patriarcat étant solidement garanti par les cosmologies ou les théologies, précise l’auteur.
4L’avènement de la modernité au xvie siècle produit un premier infléchissement et débouche sur ce qu’Éric Macé caractérise comme la forme moderne du patriarcat. L’autonomisation du politique vis-à-vis du religieux se double, à l’échelle de la société, d’un processus de sécularisation et de rationalisation qui affecte tous les domaines de l’existence. Pour ce qui regarde l’arrangement de genre patriarcal, cela se traduit par une redéfinition de la hiérarchie entre les sexes sur de nouvelles bases. L’infériorité féminine est toujours rapportée à la nature procréatrice des femmes, mais elle se fonde désormais sur des arguments à la fois biologiques et philosophiques. Comme l’a montré Thomas Laqueur dans La fabrique du sexe [1990], c’est au xviiie siècle que l’on a inventé les deux sexes. En découvrant que le sexe féminin n’était pas une version mineure et imparfaite du sexe masculin mais qu’il possédait une physiologie et une biologie propres, on a renforcé l’assignation des femmes à la fonction maternelle et leur cantonnement dans la sphère privée.
5Restait à surmonter le défi que représente la conceptualisation du principe d’égalité. Éric Macé rappelle que si les femmes ne sont pas englobées dans la définition moderne de l’individu de droits, c’est que les théoriciens de la modernité, Jean-Jacques Rousseau au premier chef, les enferment dans la « petite société naturelle » qu’est la famille. Par ailleurs, peut-on ajouter, ils s’attachent à réévaluer la maternité en lui conférant une dignité sociale : les mères sont les éducatrices morales des futurs citoyens. De cette valorisation nouvelle, découle une conception passive de la citoyenneté au féminin qui renforce encore la justification de l’enfermement domestique. Voilà comment le schéma patriarcal se perpétue dans le monde moderne, sur la base d’un paradoxe qui se révélera bientôt intenable : le principe de l’égalité naturelle de tous les hommes ne s’applique pas aux femmes.
6Le démantèlement du patriarcat dans la modernité se fera au fur et à mesure de la délégitimation de ses justifications antérieures. L’enracinement du principe d’égalité lui fait perdre sa légitimité en droit, la distinction entre sexe biologique et genre construit lui ôte sa nécessité naturelle, le développement de l’individualisme et l’affaissement de la famille patriarcale le privent de sa nécessité sociale. Le patriarcat apparaît pleinement pour ce qu’il est, un régime d’oppression inégalitaire, et nous entrons alors dans l’ère de l’après-patriarcat (p. 74).
7Celle-ci se caractérise, nous dit Éric Macé, par la fin de la hiérarchie de genre et par l’égalisation des conditions entre les hommes et les femmes. Le point est rarement souligné, nous vivons dans un monde (occidental) où l’égalité en droit est quasi réalisée et où les politiques qui la promeuvent se multiplient. Cela n’empêche pas que subsistent des inégalités et des discriminations, soit des différences de position et des différences de traitement entre les femmes et les hommes. Plus encore, y insiste l’auteur dont c’est le cœur de la démonstration, il se trouve que nous continuons à fabriquer de nombreux régimes d’inégalité.
8La preuve nous en est donnée avec la permanence des identifications de genre dans nos sociétés. Pour Éric Macé, si les individus sont attachés à la binarité sexuée et à l’implicite d’hétérosexualité normale, c’est que c’est « bien commode pour vivre sa vie » (p. 83). Le différentialisme serait d’autant plus légitime, ajoute-t-il, qu’il permettrait l’intégration sociale. Derrière le confort et l’habitude, se dissimulerait donc une discrimination culturelle, celle qui assigne les filles et les garçons à leur genre et qui les soumet à des traitements différents. Le constat ne fait pas de doute, il renvoie à la prégnance, quand ce n’est pas à la reviviscence, des stéréotypes de genre. Tout notre environnement social, culturel et institutionnel est saturé d’indicateurs de l’asymétrie entre le masculin et le féminin.
9Là où l’interprétation d’Éric Macé prête davantage à discussion, c’est lorsqu’il évoque « un façonnage différentiel de l’estime de soi et du type de rapport au monde » qui se traduit par « un égocentrisme légitime qui encourage les garçons à se définir par leurs « projets » et « un altruisme obligatoire [qui incite les filles] à se définir par rapport aux autres ». On frôle ici la surinterprétation des effets de la socialisation genrée ou, à tout le moins, une estimation défectueuse des changements induits par l’égalisation des conditions. Les petites filles d’aujourd’hui peuvent grandir en s’imaginant un avenir placé sous le signe du projet et de la performance ; quant aux garçons, ils peuvent tout autant résister aux injonctions à la réussite et valoriser la rébellion Les lignes bougent, lentement et de façon plus ou moins rapide selon les milieux sociaux, mais en vertu d’une dynamique de convergence des genres qui nous paraît fermement enclenchée. Quoi qu’il en soit, pour Éric Macé, « l’utopie d’une égalité dans la différence loge en son sein une culture de la hiérarchisation stéréotypée du masculin et du féminin » (p. 91).
10Le schéma postpatriarcal demeure donc structuré par la classique division sexuée : l’organisation du travail est androcentrique, celle de la famille est gynocentrique. S’il est confirmé par de nombreux indicateurs statistiques, le constat passe aussi à côté de ce mouvement de fond que constitue la désexualisation des rôles sociaux autant que privés. Éric Macé semble assez peu sensible à un certain nombre d’évolutions qui signalent qu’en matière de normes genrées, les assignations s’assouplissent et les rôles s’homogénéisent. Il tend même à affirmer le contraire, dépeignant un devenir-femme ambivalent marqué par l’intranquillité et le manque d’estime de soi, et un devenir-homme ambigu, entre déclaration d’incompétence domestique et agacement face à l’autonomie féminine. On n’est pas très loin de la caricature…
11Évoquant le phénomène du burn out de genre, l’auteur touche cependant du doigt un point très juste et rarement repéré : « il y aurait un prix psychique à payer des normes et des inégalités de genre qui serait moins lié aux fragilités spécifiques de certains individus qu’à la somme d’injonctions normatives et contradictoires des rôles sociaux genrés » (p. 116). Ainsi qu’en témoigne la série d’illustrations littéraires qu’Éric Macé a fort opportunément jugé bon de proposer, le processus d’individuation ne va pas de soi dans un contexte d’égalitarisme inégalitaire. Le travail de sape des stéréotypes genrés mené par les mouvements queer traduirait ainsi une remise en question bénéfique des catégories binaires et hiérarchisées, « au nom de la singularité de chaque individu et de l’inventivité de l’humanité en la matière » (p. 120).
12Certes, mais pourquoi ne pas avoir associé les individus cisgenres à cet éloge ? Seraient-ils nécessairement conformistes, soumis aux injonctions sociales et incapables de réflexivité ? S’il est vrai que l’identification de genre est devenue une trajectoire personnelle, nous sommes toutes et tous partie prenante de ce vaste mouvement de réappropriation-réinvention des ressources du féminin et du masculin. Car, in fine, « on ne peut pas ne pas avoir de genre, mais rien n’impose que ces identifications soient limitées, contrôlées et hiérarchisées par des normes intangibles » (p. 156). L’ère qui succédera au postpatriarcat, annonce Éric Macé, sera ainsi marquée par la multiplication des identifications de genre (genres pour toutes et tous) au sein d’une société tendanciellement dégenrée (genre pour personne).