CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Maints ouvrages évoquent la façon dont les femmes hystériques ont été le champ d’investigation de l’inventeur génial que fut Freud, ainsi que la manière dont leur corps et son langage inconscient ont donné les clés les plus précieuses de la théorie et de la pratique analytiques. Pourtant, contrairement à ce que dit la doxa de l’histoire de la psychanalyse, les femmes n’ont pas uniquement été l’objet de la psychanalyse : au temps de Freud, elles ont également exercé le métier de psychanalyste, elles l’ont théorisé, elles l’ont pensé. À l’époque, cela n’allait pas de soi. « Ce livre est né d’un constat, écrit Isabelle Mons, la psychanalyse reste aux yeux du public une affaire d’hommes […]. Or, les femmes aussi ont fait la psychanalyse. » (p. 9). Femmes de l’âme. Les pionnières de la psychanalyse est écrit pour un grand public curieux d’une histoire de la psychanalyse qui porte davantage un éclairage sur ses actrices et acteurs que sur ses concepts et son épistémologie. « Sans se lancer dans une querelle des genres », l’auteure pose très vite la méthode et les enjeux de l’affaire : « Notre approche n’est ni sociologique, ni scientifique, ni conduite dans un souci d’exhaustivité. En revanche, la rigueur et le plaisir ont été de précieux conseillers lors du choix cornélien que nous devions opérer entre les nombreuses actrices de la psychanalyse du xxe siècle. La rigueur fut celle d’une loi : pour être une pionnière, il faut avoir innové et découvert une matière enfouie en attente de son exploitation. » (p. 12).

2Quatorze visages en forme de kaléidoscope apparaissent dans le paysage de la psychanalyse naissante, quatorze femmes avançant progressivement dans le champ scientifique de l’époque freudienne, non sans mal et non sans rencontrer l’opposition de l’univers médical. Être une femme désireuse d’exercer la psychanalyse alors même que, pour les hommes non-médecins, cela restait difficile, était une gageure dont les sacrifices (les exils, les ruptures amoureuses, les humiliations, les souffrances) ne suffisaient pas à rompre l’élan. Pour exercer le métier de psychanalyste lorsqu’on était une femme au temps de Freud, il ne suffisait pas seulement de le vouloir, il fallait forcer une porte, celle des études de médecine parfois, il fallait inventer des pratiques, ouvrir des perspectives théoriques que le maître lui-même n’avait pas eu le temps d’explorer ou n’avait pas voulu exploiter.

3Ces femmes croisent, aiment et contestent Freud à Vienne, Jung à Zurich, Lacan à Paris. Afin d’éclairer les visages de ces quatorze femmes, Isabelle Mons procède en cinq chapitres.

4Parmi « les égéries russes », il y a Lou Andréas-Salomé (1861-1937) qui fut l’amie, entre autres, de Nietzsche, de Rilke, de Freud. Ce dernier voit en elle « le poète de la psychanalyse ». Lou Andréas-Salomé produisit des textes très marquants sur l’érotisme et la sexualité féminine (rappelons qu’Isabelle Mons est l’auteure de Lou-Andréas-Salomé. En toute liberté, en 2012). Il y a aussi Sabina Spielrein (1885-1942), qui ne fut pas seulement la patiente et l’amante fougueuse de Jung (qu’elle fait devenir analyste), mais une théoricienne et praticienne géniale de la psychanalyse. Elle donne à Freud les pistes pour penser la théorie de la pulsion de mort. Elle fut assassinée par les nazis. Tatiana Rosenthal (1885-1921), moins connue que ses consœurs russes, fut une figure tout à fait importante dans la volonté qu’elle a eue de s’engager à la fois dans le marxisme lors de la révolution russe de 1905, dans le freudisme et dans le féminisme. Elle écrit des essais sur Dostoïevski (en 1920) et Freud lui doit ses textes sur Dostoïevski et le parricide (en 1927, même s’il ne la cite pas). Elle se suicide à 36 ans.

5Le deuxième chapitre est consacré aux « partisanes en lutte ». Emma Eckstein (1865-1924), qui fut, dès 1892, la célèbre patiente de Freud dont son ami Fliess oublia lors de l’opération nasale qu’il lui prodigua une bande de gaze longue de cinquante centimètres. Elle sort défigurée de cette opération ratée. En 1897, elle devient la première femme psychanalyste et est l’auteure de plusieurs ouvrages : l’un condamne les conditions imposées aux femmes dans le monde du travail et un autre porte sur la sexualité des enfants qui, sans doute, inspira Freud. D’une certaine façon, Emma Eckstein ouvre la voie à l’exercice du métier de psychanalyste pour les femmes qui, de patientes deviennent praticiennes. Margarethe Hilferding (1871-1942) doit ses lettres de noblesse au fait d’avoir été l’une des premières femmes à soutenir une thèse de doctorat de médecine en 1903 et, sans être une patiente de Freud, à être une des premières aussi à être élue membre du cercle très fermé, exclusivement masculin, de l’association psychanalytique de Vienne. En 1905, elle devient la docteure Margarethe Hilferding et elle travaille à la dénaturalisation de l’instinct maternel. On ne naît pas mère, on le devient. Elle s’interroge également sur la légalisation de l’avortement. À l’époque, c’est la marque d’une très courageuse modernité. Elle fut, elle aussi, assassinée par les nazis.

6Le troisième chapitre est consacré aux deux figures les plus connues, « celles de l’ombre » : Emma Jung (1882-1955) et Anna Freud (1895-1982). Chacune a tenté de « se faire un prénom » alors qu’elles auraient pu être écrasées par le poids de leur nom. Emma Jung n’a pas seulement accompagné son mari connu, elle n’a pas uniquement consenti silencieusement à ses nombreuses relations adultères. Elle n’a pas seulement été l’épouse fidèle et soumise, comme le raconte l’histoire, elle l’a surtout inspiré par sa pensée et ses livres, notamment Animus Anima (que l’on attribue souvent à Carl-Gustav Jung) et La légende du Graal qui ont « forcé l’admiration de son mari ». Elle donne de nombreuses conférences et publie des textes importants sur la psychologie analytique. Elle exerce elle-même la psychologie analytique fidèle à la théorie que prône son mari, mais entretient de très bonnes relations avec Freud, ce qui lui ouvre un espace d’indépendance par rapport à Jung. Même si elle est considérée comme étant restée dans l’ombre de Jung, elle réalisa néanmoins une œuvre qu’il s’agirait de réhabiliter.

7Quant à Anna Freud, si elle veille à l’implantation internationale du temple freudien et prolonge l’œuvre du père, elle la transforme aussi, s’émancipant ainsi de sa tutelle. Anna Freud ouvre la voie aux analyses d’enfant, elle allie la pédagogie à la psychanalyse, infléchissant celle-ci du côté de l’éducation.

8C’est donc logiquement que s’ouvre le quatrième chapitre « les voix de l’enfance ». Hermine Von Hug-Hellmuth (1871-1924), Mélanie Klein (1882-1960), Sophie Morgenstern (1875-1940), Françoise Dolto (1908-1988) ont, avec des destins différents, donné à la théorie et à la pratique analytiques une extension considérable concernant la psychanalyse des enfants. Hermine Von Hug-Hellmuth est une des premières psychanalystes vouée aux enfants, elle fut assassinée par son neveu qu’elle avait comme patient. Mélanie Klein est l’une des plus créatives et inventives psychanalystes d’enfant, son œuvre est considérable et a fait école. Sophie Morgenstern, « l’oubliée », montre qu’il existait une neuropsychiatrie infantile à développer. Elle se suicide lorsque les nazis viennent la chercher en 1940. Son œuvre a inspiré Françoise Dolto qui reste en France l’une des plus connues psychanalystes d’enfants.

9L’ouvrage se termine avec « les conquérantes » : Eugénie Sokolnicka (1884-1934) et Marie Bonaparte (1882-1962). La première, polonaise, fut celle qui mena le combat pour faire entendre la psychanalyse à Paris dans les années 1930, la seconde fut celle qui sauva Freud des nazis lorsqu’ils vinrent le chercher à Vienne en 1938. Marie Bonaparte utilisa une partie de sa fortune pour organiser son exil à Londres et elle devint la gardienne des traductions en français de l’œuvre de Freud.

10Toutes ces femmes, pionnières à leur façon, ont ouvert des voies et fait entendre des voix nouvelles à la psychanalyse freudienne. Patientes d’analystes freudiens, elles se sont affranchies des méthodes classiques lorsqu’elles sont devenues elles-mêmes psychanalystes. Dans une Europe massacrée par les guerres, toutes ont courageusement circulé à travers les frontières, parlant plusieurs langues, s’appropriant une liberté dont les femmes de leur temps étaient encore privées. Leur courage et leur audace à désirer exercer un métier destiné aux hommes n’ont pas seulement produit une extension essentielle à l’invention de la psychanalyse freudienne, mais ont œuvré aussi au combat féministe de leur époque.

11Ce livre simple et agréable à lire redonne quelques traits aux visages de ces pionnières, pour certaines oubliées, pour d’autres restées dans l’ombre tutélaire des « grands » hommes. Espérons qu’il puisse donner l’envie de lire ces femmes auteures d’œuvres majeures pour l’histoire de la théorie et de la pratique analytiques.

Laurie Laufer
Université Paris Diderot
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Mis en ligne sur Cairn.info le 02/05/2017
https://doi.org/10.3917/tgs.037.0225
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