1 Cette première traduction en français [1] d’un ouvrage de Jeffrey Weeks offre la possibilité de se familiariser avec les travaux du sociologue et historien britannique, dont les recherches nourrissent, depuis plus de trente ans, les réflexions sur la sexualité. Le volume, originellement publié en 1986, mais régulièrement enrichi et mis à jour jusqu’en 2010, est en outre augmenté d’une courte préface de l’auteur (dans laquelle il revient en particulier sur la légalisation récente du mariage entre personnes de même sexe en France) et surtout d’une très éclairante « Introduction à l’œuvre de Jeffrey Weeks » par Rommel Mendes-Leite. Sexualité est non seulement une présentation efficace de ses recherches et de celles de nombreux autres universitaires du champ, mais c’est aussi un manifeste en faveur d’une « éthique sexuelle » fondée sur la diversité.
2 La question qui parcourt l’ouvrage est celle de la « nature » de la sexualité ou, pour reprendre, comme le fait Jeffrey Weeks le terme de Foucault [2], la « vérité » de celle-ci. C’est ce à quoi s’attachent en particulier les deux premiers chapitres. Jeffrey Weeks revient d’abord sur le développement d’une « démocratie populaire de la parole sexuelle », qui fait de cette thématique « le catalyseur idéal pour toutes sortes d’influences culturelles » et qui « la place au cœur des conflits sociaux, culturels et politiques » (p. 10). La question de la « véritable sexualité » apparaît donc comme un enjeu contemporain majeur et la versatilité de sa définition (activité, catégorie de personnes, genre, etc.) en fait le lieu de conflits normatifs multiples. Si l’auteur souligne l’évolution des représentations sociales vers plus de tolérance, il note aussi que « la vision traditionnelle de ce qu’est le sexe et de ce que sont les sexes fait toujours partie de notre culture, forme notre arrière-plan idéologique » (p. 16) et propose donc, dans une perspective constructionniste qui s’est depuis largement développée dans les sciences sociales, de considérer « les sexualités » comme le produit de facteurs sociaux et historiques plutôt que comme des formes naturelles.
3 Jeffrey Weeks s’intéresse ensuite à l’émergence du champ des recherches sur la sexualité, dont il a lui-même été l’un des acteurs en Grande-Bretagne. Il a ainsi vu la sexualité, thématique « bizarre ou marginale », devenir un « champ d’étude respectable, dont les spécialistes sont reconnus et estimés et auquel s’intéresse un public nombreux et passionné » (p. 27), et ce particulièrement à partir de l’apparition des questions autour du vih/sida. Naissent alors des questions sur les conditions d’émergence de la sexualité telle que nous la connaissons, mais aussi sur les raisons de son importance dans nos sociétés et de son lien avec la notion de pouvoir. Sans remettre en cause le biologique, mais en le considérant comme un « champ de potentialités » plutôt que comme un état de fait immuable, Jeffrey Weeks énumère des principes fondamentaux pour définir la sexualité : ne pas la penser comme un « domaine autonome et naturel » donc, mais aussi constater l’existence de « cultures sexuelles distinctes » et, enfin, avoir « la certitude que la sexualité et son histoire ne peuvent se comprendre à partir d’une dichotomie entre contrainte et délivrance, entre répression et libération » (pp. 37-38). Il entreprend de la saisir de manière plus complexe, en particulier à partir de ce qu’il identifie comme les cinq domaines principaux autour desquels elle s’organise : les liens de parenté et les structures familiales, les systèmes économiques et sociaux, le contrôle social, le rôle de la politique et le développement de « cultures de résistance ». S’appuyant sur des exemples empruntés à l’histoire ou l’anthropologie, l’auteur souligne ainsi les évolutions et la diversité des sexualités, comme en témoigne la naissance au xix e siècle de la figure de « l’homosexuel-le », sur laquelle Jeffrey Weeks revient longuement et à plusieurs reprises dans l’ouvrage [3].
4 Toujours dans la perspective foucaldienne d’un rejet de « l’hypothèse répressive » et afin de mettre plutôt en lumière « les véritables mécanismes de pouvoir à l’œuvre » (p. 64), Jeffrey Weeks s’intéresse ensuite à trois « vecteurs clés » du pouvoir en particulier : la classe sociale, le genre et la race, dont il souligne d’ailleurs les intersections, ces catégories étant « inextricablement liées dans le vécu » (p. 73). Cette esquisse d’approche intersectionnelle, quoique frustrante par sa taille réduite, est à souligner, même si on ne la retrouve que rarement mise en œuvre dans le reste de l’ouvrage.
5 Toujours dans une optique constructionniste, l’auteur s’attarde ensuite sur « les significations de la différence sexuelle ». Interrogeant la naturalisation du sexe biologique et l’essentialisation d’un « instinct sexuel » genré, il souligne leur dangerosité en tant qu’elles peuvent servir de base à une justification de la domination masculine. Il revient de manière plus précise sur les trois arguments principaux des défenseur-e-s du déterminisme biologique : l’argumentation par l’analogie (« nous sommes comme les animaux »), le recours systématique aux moyennes et, enfin, ce qu’il appelle « l’hypothèse du trou noir », à savoir le fait que « s’il existe des effets mystérieux, c’est qu’il existe quelque part quelque chose d’inconnu mais de précis qui permet de les expliquer » (p. 89). Ainsi, l’homosexualité a-t-elle nécessairement une explication biologique qui reste à découvrir. S’éloignant ensuite de la biologie, il revient sur le pouvoir explicatif de la sociologie pour dénoncer le caractère réducteur des théories qui attribuent à chaque « société » une volonté et un pouvoir conscient et qui, de ce fait, ignorent les individus. Il souligne enfin l’apport de la psychanalyse, qui a théorisé la relation entre l’inconscient, les désirs et l’identité sexuelle. Finalement, le « social » et l’« inconscient » permettent de remettre en cause de manière heuristique le déterminisme biologique ; ce qui le conduit à la conclusion que si « la sexualité genrée reste un domaine de violences épouvantables », elle est aussi devenue un « foyer d’autres possibles » (p. 114), et qu’il n’y a pas de fatalité des inégalités.
6 C’est justement sur ces « autres possibles » que se concentre le chapitre suivant, qui cherche à témoigner du « défi de la diversité » en matière de sexualité. Jeffrey Weeks ouvre sa réflexion en mettant en regard ce terme de « diversité » avec celui de « perversité », soulignant la normativité du second, qui sous-entend une hiérarchie, par rapport au premier. Il propose une histoire de ce concept de « perversion », en insistant plus particulièrement sur son application à l’homosexualité. Il s’attarde ensuite sur l’émergence du concept de diversité, en documentant par exemple le passage de « sodomite » à « homosexuel » puis « gay » et « queer », et souligne l’importance de l’apparition de sous-cultures spécifiques liées à ces sexualités marginalisées. Différentes études de cas (l’a priori hétérosexuel, la question transgenre, le sadomasochisme ou encore la question du consentement avec le cas de la pédophilie) permettent d’illustrer cette « diversité sexuelle » et la question des relations de pouvoir en son sein.
7 Le sociologue s’éloigne ensuite de la question des pratiques sexuelles pour s’intéresser aux liens entre « l’intime et le politique », et ce en particulier dans le contexte de l’émergence de « politiques sexuelles ». L’apparition de celles-ci s’inscrit dans le cadre de l’« effondrement » de la tradition lié à la « sécularisation de la sexualité », au développement de la science et à celui de la technologie, qui ont mené en particulier à une multiplication de « flux » sexuels (positifs comme négatifs). L’auteur souligne le poids de ces flux dans le parcours vers une libéralisation des comportements, tout du moins dans les pays occidentaux industrialisés et dans certains pays du sud. Cependant, et malgré une libéralisation de la parole des « dissidents » sexuels, Jeffrey Weeks souligne la persistance de comportements traditionnels : « aujourd’hui, la norme n’est pas la multiplication des relations ni la promiscuité sexuelle, mais une succession de relations monogames » (p. 170). Il s’intéresse ensuite à la question du vih/sida, qui vient rappeler que les risques liés à la sexualité sont loin d’avoir disparu. Relatant la « panique morale » suscitée par le début de l’épidémie, il souligne aussi à quel point le virus a mis au jour des inégalités structurelles entre les pays et les populations. Face à de tels risques, trois attitudes de régulation de la sexualité sont possibles : la position absolutiste (régulation stricte face à une sexualité perçue comme intrinsèquement dangereuse), la position libertaire, et un entre-deux qu’il nomme « position libérale, ou libérale-pluraliste » (p. 181). Jeffrey Weeks souligne que la première et la seconde s’appuient sur des visions essentialistes de la sexualité, vue comme une « force » opposée à la société. Une étude de l’évolution des législations américaine et britannique en matière de sexualité permet finalement d’aboutir à la notion de « citoyenneté sexuelle ou intime » (p. 190), qui vise à conquérir des droits dans le domaine de la sexualité (et qui s’illustre par exemple via les mouvements féministes ou lgbt) ; il prend l’exemple, particulièrement frappant en France, des combats pour la légalisation des unions entre personnes de même sexe. Enfin, se situant pour terminer à une échelle globale, il revient sur les effets de la mondialisation en termes de « flux » liés à la sexualité : flux migratoires, flux d’images, flux de tourisme sexuel, flux de consommation d’objets sexuels, flux de mouvements sociaux, flux de produits contraceptifs, etc. Ces flux forment le contexte normatif de développement de nouvelles subjectivités sexuelles, mais mettent aussi en évidence les injustices dans ce domaine.
8 Le dernier chapitre cherche à poser les bases d’une « éthique sexuelle » qu’il souhaite « pleinement pluraliste [et] fondée sur l’accentuation de la diversité des goûts » (p. 217). En cherchant à redéfinir la diversité comme une norme, il vise à mettre l’accent sur l’importance des droits et des choix. L’auteur aboutit ici à l’idée de « démocratie sexuelle », mettant finement en évidence les ambivalences qui vont de pair avec la question des choix (qui peuvent être antinomiques) et de droits (dont certains sont irréconciliables, comme ceux de la femme enceinte voulant avorter et de « l’enfant à naître »). L’ouvrage s’achève cependant sur une note d’optimisme, en soulignant que les nouveaux schémas d’intimité vont plutôt dans le sens d’une recomposition de la réciprocité et non de sa disparition.
9 Cet ouvrage représente donc une excellente introduction au travail de Jeffrey Weeks : il permettra aux lecteurs et lectrices de découvrir ses influences et ses concepts principaux, mais aussi, grâce à l’« Introduction » de Rommel Mendes-Leite, de comprendre son parcours personnel, académique, et surtout ses autres travaux. Les exemples historiques, anthropologiques ou encore politiques illustrent et appuient efficacement les réflexions du chercheur, même si l’on peut déplorer que relativement peu de travaux de sociologie empirique soient mobilisés. On peut signaler, enfin, que l’ouvrage comprend une bibliographie des travaux de Jeffrey Weeks qui permettra à chacun-e d’aller chercher plus avant selon ses centres d’intérêt, et qui conclut avec profit ce premier ouvrage traduit en français.
Notes
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[1]
Comme le note Rommel Mendes-Leite, qui est à l’origine de cette traduction (p. 253), seuls quatre articles ou extraits d’ouvrage avaient jusqu’ici été publiés en français.
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[2]
Qui évoque la constitution du sexe comme un « enjeu de vérité » [Foucault, 1976, p. 76].
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[3]
Voir aussi Jeffrey Weeks [2011].