1Dans la mesure où il est impossible de se faire une idée du contenu de mon ouvrage à l’aide de la note rédigée par Nathalie Heinich, quelques mots de présentation du livre s’imposent avant toute autre considération. Dans Tensions majeures, j’ai regardé dans le détail l’analyse wébérienne de deux espaces d’activités sociales qu’a priori tout oppose : l’économie, souvent assimilée au royaume de la rationalité instrumentale, et l’érotisme que longtemps Max Weber a tenu pour une puissance irrationnelle. Tout en situant les textes dans leurs contextes historiques, biographiques et intellectuels, je montre que le sociologue allemand négocie un tournant intellectuel à partir des années 1910. Pour analyser l’économie et l’érotisme, ainsi que d’autres espaces comme le droit, la musique…, Max Weber dépasse la partition rationalité/irrationalité. Il fait le pari que deux forces antagoniques, la rationalisation formelle et la rationalisation matérielle, s’opposent sans jamais se confondre. Une même matrice est ainsi mobilisée pour diagnostiquer le changement dans une multiplicité de sphères sociales. Si on la prend au sérieux, cette manière de voir invalide la thèse du désenchantement du monde communément attribuée à Max Weber.
2Le lecteur de la note de Nathalie Heinich ne s’en rendra peut-être pas immédiatement compte, mais l’essentiel de son commentaire porte sur une dizaine de pages sur les deux cent soixante-trois que comporte le livre. En se concentrant sur un ensemble de propos consacrés à la contextualisation des écrits de Max Weber, Nathalie Heinich ne fait pas que biaiser la lecture et occulter la thèse du livre. Elle utilise aussi des techniques et des raccourcis contestables. Le débat est bien sûr une chose nécessaire dans notre travail collectif de production des connaissances. Encore faut-il pour cela que la discussion soit honnête. Malheureusement, les propos de Nathalie Heinich ne le sont pas.
3Nathalie Heinich use de quatre ficelles. La première consiste à ne prendre en considération que des morceaux de l’ouvrage sans jamais en présenter l’architecture, entrer un minimum dans le détail de la thèse, évoquer des éléments qui viendraient contredire ses accusations. Sans que l’on sache pourquoi (désintérêt ? désinvolture ?), Nathalie Heinich décide d’abord d’ignorer la première moitié du livre. Même opération de réduction, quelques paragraphes plus loin quand, espérant convaincre de mon androcentrisme, elle concentre l’essentiel de ses remarques aux pages 131 à 142 (j’y reviendrai). Mais pas un mot en revanche sur la mise en évidence dans l’ouvrage de la manière dont Ferdinand Tönnies et Georg Simmel ont pu forger des catégories sociologiques à visée universelle en s’adossant sur des représentations discutables du masculin et du féminin.
4Avec la seconde ficelle, il s’agit de faire dire à l’auteur le contraire de ce qu’il écrit et pense, ou encore de lui imputer frauduleusement des absences pour, à bon compte, aiguiser la critique. Un problème, affirme ainsi Nathalie Heinich, est que je laisserais supposer que les « conceptions de Weber sur ce point [l’érotisme] ont un rapport direct avec son intimité ». Cette affirmation est trompeuse si elle n’est pas agrémentée de commentaires détaillés. J’ai pris mes distances avec la thèse du rapport direct qui est défendue par d’autres que moi, Sam Whimster pour ne pas le nommer, en commençant par contester l’importance que ce dernier donne aux modifications opérées dans la version de 1920 de la « Considération intermédiaire » pour prouver, selon lui, que Max Weber aurait inclus le script de sa propre histoire dans son analyse (p. 186). Je défends une thèse différente qui, tout en prenant au sérieux le fond biographique, ne l’y réduit pas. Autre illustration : il aurait fallu, me dit-on, « articuler la notion de rationalisation avec celle de dé-magification, façon plus adéquate de traduire désenchantement : les choses auraient été plus claires, l’extension sémantique moins élastique. » Que lit-on à la page 33 de mon ouvrage ? « Aussi, une des conditions à la rationalisation des pratiques économiques, et donc à l’invention et l’affirmation de valeurs propres à cette sphère, est-elle la “démagification” (Entzauberung). » Une note, que je ne reproduis pas ici, discute de l’usage de ce terme et des conditions de son apparition dans le corpus wébérien. Quelques pages plus loin (pp. 37-38), je reviens à nouveau sur les rapports entre magie et rationalisation. Tout indique qu’effectivement Nathalie Heinich a fait l’impasse sur la première partie du livre…
5Continuons sur le même registre. Nathalie Heinich m’attribue une citation sur l’érotisme comme force vitale qui est en fait de Gertrud Baümer (comme l’indiquent les guillemets et la note de renvoi) (l’expression est reprise ensuite dans une autre citation de Martin Green). Après que m’ont été imputés des mots qui ne sont pas les miens, l’accusation tombe, implacable, à peine dissimulée par des points d’interrogations : l’auteur que je suis n’a évidemment aucune considération pour la condition prostituée, il est naturellement du côté des bons bourgeois. Veut-on un nouvel exemple de cette façon de procéder ? « La pensée de l’épouse ne vaut pour celle du mari » explique Nathalie Heinich à propos de la présentation du débat entre Marianne Weber et Georg Simmel sur les cultures masculines et féminines. Mais où Nathalie Heinich a-t-elle vu que je posais l’équivalence ? Je ne le fais nulle part.
6Le summum de la malhonnêteté dans ce domaine est atteint encore après. « La confusion la plus problématique, note Nathalie Heinich, provient de l’usage que fait l’auteur de la notion de “rationalité” qui n’est jamais définie. » Suit un long paragraphe où Nathalie Heinich croit pouvoir diagnostiquer une absence de rigueur. Le problème est que je ne m’intéresse pas tant à la rationalité (au singulier) qu’aux rationalisations (au pluriel), nuance qui, on l’aura compris, n’a rien de mineure. Tout le chapitre I est d’ailleurs consacré à la définition détaillée de ce que sont, pour Max Weber, rationalités et rationalisations formelles et matérielles, sans jamais occulter pour autant les difficultés à trouver dans le corpus wébérien une définition homogène de la rationalisation. J’ajoute que, contrairement à ce que peut laisser croire Nathalie Heinich en confondant allégrement rationalité et rationalisations, les rationalisations ne sont pas des états de fait, ce sont des processus. Et c’est précisément en les tenant pour tels que je propose de rendre raison de la sociologie wébérienne de l’économie et de l’érotisme. Eût-elle pris la peine de s’en apercevoir que Nathalie Heinich aurait évité le ridicule de jouer les Don Quichotte et de poser in fine une question absurde sur le caractère rationnel ou irrationnel de l’érotisme.
7Une troisième ficelle consiste à faire passer des affirmations péremptoires pour des évidences incontestables, le jeu consistant à ramasser en quelques mots à peine ce qui, pour faire réellement débat, eût mérité d’être soigneusement déplié et argumenté. Au détour d’une série de remarques, Nathalie Heinich explique par exemple que l’objectivité n’a rien à voir avec la suspension du jugement de valeur. Eût-elle relu l’Essai sur le sens de la neutralité axiologique de 1917, et en particulier, l’exigence à laquelle appelle Max Weber de soustraire sa propre personne et de réprimer ses propres goûts et impressions personnelles, qu’elle eût d’elle-même évité cette remarque fantaisiste. Au début de son texte, et sans même qu’elle y revienne ensuite, Nathalie Heinich estime également que le problème de l’argument développé dans le livre est que l’on ne sait trop ce qui, dans les tensions, relève de la réalité observée, de la grille d’interprétation wébérienne ou de ma confusion concernant la notion de « rationalité ». Il y aurait donc d’un côté la réalité observée et de l’autre les grilles d’interprétation ? Nous ne vivons décidément pas sur la même planète sociologique. Un peu plus loin, autre argumentaire du même calibre : comme Max Weber a peu écrit sur le sujet de l’érotisme, un « article point trop fourni » aurait suffi. Il faudrait donc proportionner les commentaires au volume réservé par un auteur à telle ou telle question ? Et dire que, sur la foi de la seule note de bas de page qu’Émile Durkheim consacre au suicide fataliste, certains se sont risqués à échafauder toute une théorie de l’intégration et de la régulation sociales…
8Il est dans la note de Nathalie Heinich d’autres remarques encore (sur Freud, le naturisme…) tout aussi vides, insipides que contestables. Je pense en particulier à cette injonction à définir l’érotisme a priori, au mépris de toutes les mises en garde des historiens sur les pièges du présentisme. Ma démarche vise tout au contraire à examiner comment Max Weber construit progressivement sa propre conception de l’érotisme en opposition à d’autres, comme celle d’Otto Gross par exemple. N’en déplaise à Nathalie Heinich, les mots ont une histoire. Mais je préfère me concentrer sur la quatrième ficelle, à savoir l’usage du paralogisme qui débouche sur un argumentum ad personam. En faisant le constat que le thème de l’érotisme prend de l’ampleur au moment où se pose avec acuité la question de la femme, je me serais lancé avec intrépidité « dans des considérations sur “la question de la femme”, autrement dit – en termes un peu moins surannés – sur le féminisme. » Le problème est qu’assimiler ainsi, comme le fait sans ciller Nathalie Heinich, question de la femme et féminisme est un non-sens absolu. Par comparaison, cela reviendrait à affirmer que la question sociale c’est le socialisme. Nathalie Heinich appuie plus généralement son raisonnement sur un postulat entièrement vicié, qui confond question de la femme, féminité et féminisme. C’est révéler là une ignorance aussi radicale que malheureuse de ce que fut la Frauenfrage. Non, la question de la femme ne concerne pas que les femmes, et encore moins une prétendue féminité au singulier. Non, la question de la femme n’est pas réductible au féminisme, et encore moins au féminisme au singulier. La Frauenfrage engage autant les femmes que les hommes, elle est même bien évidemment l’expression d’un rapport social fondamental qui, comme cela est explicitement mentionné à maintes reprises dans le livre, prend forme à travers de multiples dispositifs.
9Que reste-t-il au total des critiques de Nathalie Heinich ? Rien, j’en ai peur, si ce n’est une propension à la disqualification qui cache mal une lecture cursive et tronquée de l’ouvrage. Dans un essai qu’elle a consacré il y a quelques années à Pierre Bourdieu, Nathalie Heinich tance vertement son ancien directeur de thèse coupable, je cite, de « contradiction », de « double négation », de « duplication » ou encore de « contre-performativité, au sens où le discours fait ce qu’il dit qu’il ne faut pas faire ». Je ne sais si Pierre Bourdieu méritait d’être ainsi cloué au pilori. Je sais en revanche que, s’il est une moindre once de vérité dans ce type de dénonciation, alors indubitablement l’élève a dépassé le maître.