CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Il y a en fait, dans l’ouvrage de Michel Lallement, deux livres : l’un concerne une dimension majeure de la pensée de Weber, puisqu’il s’agit de la place de ses théories dans l’histoire de idées économiques ; l’autre un aspect beaucoup plus mineur de son œuvre, puisqu’il porte sur sa conception de l’érotisme. Le premier intéressera les économistes ou, plus exactement, les spécialistes de l’histoire des idées et de l’économie comme discipline ; le second pourrait intéresser un lectorat plus large – historiens et sociologues de la culture, psychanalystes, spécialistes de la différence des sexes – s’il ne contenait beaucoup plus d’approximations que de révélations.

2Le seul point commun entre ces deux essais réside dans une même lecture de l’œuvre de Weber à la lumière de sa théorie de la rationalisation, en tant qu’elle mettrait en évidence non une évolution linéaire mais une série de « tensions ». Le problème est qu’on ne sait trop ce qui, dans ces tensions, relève de la réalité observée, de la grille d’interprétation wébérienne ou encore – plus probablement – d’une acception de la notion de « rationalité » si confuse et si peu analysée qu’elle en vient à porter plus de contradictions que de lumières.

Weber et l’érotisme

3Il ne sera ici question que de la seconde partie, consacrée à des activités que Weber lui-même rangea longtemps dans la catégorie des activités « irrationnelles » (p. 126). L’analyse aurait sans doute pu tenir en un article point trop fourni, compte tenu du peu de développements que Weber a pu leur consacrer dans son œuvre. L’on apprend donc qu’à ses yeux l’érotisme est avant tout « une forme cultivée de sexualité, une fulgurance sublimée de ce qui, à défaut de valeur associée, ne serait que l’expression d’instincts naturels et brutaux » (p. 201) ; et que le mariage n’est pas – contrairement aux théories libertaires ou anarchisantes qui s’étaient fait jour au début du siècle – une entrave au libre déploiement d’une sexualité synonyme de nature bienfaisante, mais plutôt une institution qui « tempère fortement le pouvoir brut et originel détenu par les hommes, pouvoir dont les femmes ont longtemps fait les frais » (p. 181). Jusque-là tout va bien et il n’y a pas lieu de s’extasier : rien que d’assez banal, et qui n’étonnera pas en tout cas les familiers de la pensée de Weber.

4La récolte a-t-elle paru trop maigre ? L’auteur – et c’est là que le bât blesse – a cru bon d’ajouter à cette analyse des considérations biographiques, laissant supposer que les conceptions de Weber sur ce point ont un rapport direct avec son intimité : on apprend ainsi qu’il fut très lié à sa mère, que sa vie sexuelle avec sa femme fut sans doute fort limitée, qu’il eut au moins deux liaisons avec des femmes plus jeunes et qu’il avait probablement des tendances masochistes. Mais le problème réside surtout dans l’intrépidité avec laquelle l’auteur s’est lancé dans des considérations sur « la question de la femme », autrement dit – en termes un peu moins surannés - sur le féminisme.

Androcentrisme et confusions

5Là commencent véritablement les problèmes, car les confusions abondent, trahissant une connaissance excessivement limitée des études sur le « genre » ou la différence des sexes, et sur la condition féminine. « L’érotisme a directement à voir avec la Frauenfrage (question de la femme) qui, au même moment, bouscule ces mêmes sociétés », est-il affirmé comme une évidence, dès la page 20. Mais comment l’auteur ne voit-il pas que lier, comme si cela allait de soi, « érotisme » et « féminité » relève du plus grossier androcentrisme ? La question féminine (voire féministe) est une chose, la sexualité en est une autre, qui concerne autant les hommes que les femmes. Assimiler érotisme et féminité trahit un point de vue totalement masculin, qui ne considère les femmes que comme objet et non comme sujet de désir – un point de vue si profondément ancré qu’il ne perçoit même pas son propre androcentrisme. Et celui-ci ne peut même pas être imputé à Weber lui-même, car ce n’est pas lui qui lie « érotisme » et « question féminine », mais son commentateur.

6Érotisme = femme = féminisme : sur la base de cette équation constamment mise en œuvre sans être jamais analysée, l’on glisse du registre sexuel au registre politique comme si rien ne les différenciait. Au fait, s’agit-il du « sexuel » ou de l’« érotique » ? Là encore, aucune réflexion sur ce petit problème terminologique, pourtant central s’agissant de ce qu’Elias aurait nommé la « civilisation des mœurs ». L’auteur utilise presque toujours le terme « érotisme » et lorsqu’arrive soudain celui de « sexualité » (p. 174) l’on ne sait pas bien pourquoi : peur des répétitions ? Il faut attendre la page 201, soit les deux tiers du livre, pour voir apparaître une différence entre les deux, avec l’érotisme comme « forme cultivée de sexualité ». Voilà d’ailleurs qui n’a rien de bien original – mais alors, le livre porte-t-il sur la conception wébérienne de la sexualité ou bien de l’érotisme ? L’emploi systématique de ce dernier terme – plus avenant certes – n’est jamais justifié.

7D’autres confusions viennent brouiller la lecture. Non, la pensée de l’épouse ne vaut pas pour celle de l’époux – or pourquoi avoir consacré quatre pages (pp. 146-150) aux conceptions de Marianne Weber ? Non, « inceste » et « complexe d’Œdipe » ne sont pas la même chose (à propos de « la thèse freudienne qui considère l’inceste comme le premier ferment de la libido », p. 157). Non, la neutralité axiologique n’est pas le refus de la subjectivité : « Parce qu’il est soucieux d’objectivité, dans ses écrits académiques, Max Weber n’évoque jamais, directement et explicitement, ses propres expériences » (p. 163) – mais c’est simplement parce que cela ne se fait pas dans le monde universitaire, et cela n’a rien à voir avec la suspension du jugement de valeur ! Et non, le goût de la nature ne peut être confondu avec la sexualisation, comme le fait l’auteur dans un long paragraphe (pp. 138-139) qui mêle, « sur fond d’industrialisation et d’urbanisation », un « retour à la nature » où l’on trouve les mouvements naturistes allemands qui « exaltent la nudité, le teint hâlé, la vie au grand air… au nom avant tout d’un refus de la civilisation industrielle » (mais on est là typiquement dans l’éthique protestante, qui n’a rien à voir avec l’érotisme !) aussi bien que, « dans l’univers urbain », le « divertissement de masse » avec « les bordels, les cabarets, les music-halls, les cafés-concerts, les baraques de foire », où « des femmes offrent leur nudité en spectacle ». La phrase suivante confond en outre les femmes à qui il est fait injonction « de faire preuve de pudeur pour mieux dissimuler leur intimité dans les plis du monde privé » et celles qui « font commerce de leur chair » dans « l’industrie des loisirs », « au plus grand plaisir du bourgeois » (au fait, les prolos ne fréquentent-ils donc jamais ni les bordels ni les fêtes foraines ?) : c’est dire que l’auteur ne fait pas la différence entre les « premières », épouses et mères, et les « secondes », femmes de mauvaise vie ; et, les mettant dans le même grand sac de « la femme », il ne peut donc voir là que paradoxes et contradictions.

8La phrase qui suit achève de tout confondre sous un habile « toujours est-il » : « Toujours est-il que, entre 1890 et 1910, l’érotisme chamboule l’ensemble des pays européens », alors qu’au xixe siècle il avait été « une force mauvaise ». « Et voilà », conclut le paragraphe, « que l’érotisme devenait sans transition une force vitale » – mais pour qui ? Pour quelques marginaux de bonne famille ? Pour les « bons bourgeois » abonnés aux bordels ? Ou pour les prostituées contraintes à s’exhiber à moitié nues ? L’on a d’autant moins de réponses que ces questions ne sont même pas posées – et l’on attend encore la démonstration.

Le fourre-tout de la rationalité

9Mais la confusion la plus problématique provient de l’usage que fait l’auteur de la notion de « rationalité », qui n’est jamais définie. Elle semble équivaloir parfois à « logique », parfois à « non contradictoire », parfois à « scientifique » (ou « positif » au sens de Comte), parfois à « civilisé » (au sens d’Elias)… La seule certitude, c’est qu’elle se trouve implicitement chargée d’une connotation normative favorable, qui en fait une valeur et non pas seulement un état de fait, sur le modèle du « tout ce qui est bon est rationnel et tout ce qui est rationnel est bon » – ambiguïté certes présente aussi dans la pensée de Weber, mais qu’il aurait au moins fallu expliciter. Il est dommage que l’auteur n’ait pas repris la suggestion de Paul Veyne consistant à articuler la notion de « rationalisation » avec celle de « dé-magification », façon plus adéquate de traduire « désenchantement » : les choses auraient été plus claires et l’extension sémantique autrement moins élastique.

10Ainsi, qualifier d’« irrationalité interne » le fait que « l’érotisme doit composer en son sein avec des forces contradictoires issues du même creuset : volonté de beauté et d’harmonie d’un côté, recherche de plaisir et de domination de l’autre » (p. 205), c’est réduire la rationalité à la non-contradiction logique – une réduction qui risque fort de condamner l’essentiel de l’expérience humaine à l’enfer de l’irrationalisme. Assimiler la « transformation de l’obéissance en une source de plaisir sensuel » avec le « renforcement de la rationalisation formelle » (p. 204), c’est opérer implicitement une équivalence entre plaisir et rationalité – ce qui là, au contraire, risque fort d’étendre la notion de rationalité à des zones de l’expérience que Weber lui-même n’aurait sans doute pas songé à associer au processus de rationalisation… Et lorsque l’auteur, dans la même phrase, affirme que Weber abandonne les « dualités rationnel/irrationnel, homme/femme » pour mettre en évidence « l’opposition entre le mariage – institution qui, dans les sociétés industrielles modernes, entretient une relation positive avec l’ascèse rationnelle intramondaine du Berufsmensch – et l’érotisme entendu comme un désir de communion et d’harmonie qui puise au plus profond dans le sous-sol des passions irrationnelles » (p. 205), l’on ne comprend plus où l’on en est de la dualité rationnel/irrationnel : abandonnée, ou pas abandonnée ? D’autant qu’à la page suivante, il parle d’une substitution, dans l’érotisme, de la « beauté » à la « nature », qui conforterait « l’élargissement de la problématique de la rationalisation » (p. 206), tandis que quelques pages plus loin il associe « beauté » et « réenchantement » (p. 212).

11Alors : rationnel ou irrationnel, l’érotisme ? Au terme de l’analyse, la conclusion est tout sauf claire. On en retient surtout que la notion de « rationalité » – qu’elle soit appliquée à l’économie ou à la sexualité – est une auberge espagnole où chacun apporte ce qui lui plaît, doublée d’une valeur implicite qui aboutit à ce sophisme : l’érotisme est une bonne chose, donc il est rationnel ; mais il est associé à la beauté, donc au réenchantement, donc il a sans doute aussi une part d’irrationalité. Peut-être aurait-il fallu commencer par se demander dans quelle mesure la problématique de la rationalité – à condition encore qu’elle ait été préalablement définie – est pertinente pour penser la question de la sexualité et/ou de la différence des sexes – à condition qu’elle(s) ai(en)t été, elle(s) aussi, préalablement définie(s) et délimitée(s). Et gageons que s’il y a contradiction, elle n’est pas dans la pensée de Weber mais dans le peu de rigueur dont fait preuve l’auteur dans son usage des concepts.

Nathalie Heinich
cnrs
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Mis en ligne sur Cairn.info le 11/04/2014
https://doi.org/10.3917/tgs.031.0218
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