1Le cannabis est, de loin, la drogue illicite la plus consommée en France et en Europe, en particulier chez les jeunes, malgré l’inflexion récente des niveaux d’usage après dix années de hausse continue. Dans la plupart des États de l’Union européenne, les hommes sont plus nombreux parmi les usagers de drogue, en particulier s’agissant des usages fréquents, intensifs et problématiques. Il existe toutefois quelques pays où cet écart est faible et parfois non significatif, tels que l’Irlande et les pays nordiques [Bloomfield, Allamani et Beck, 2005]. Dans la majorité des pays européens cependant, les écarts entre niveaux d’usage féminins et masculins sont importants, chez les adultes comme chez les adolescents, en particulier lorsqu’il s’agit du cannabis : c’est le cas de la France qui se place par ailleurs, dans le tableau européen, parmi les pays où les prévalences d’usage sont les plus élevées à la fois au cours de la vie, de l’année et du mois écoulés [Beck, Legleye et Spilka, 2007a ; oedt, 2009]. À 15-16 ans par exemple, 19 % des adolescents européens ont déjà fumé du cannabis (22 % des garçons contre 16 % des filles) : en France, ils sont 31 % au même âge (35 % parmi les garçons, 27 % parmi les filles) [Hibell et al., 2009].
2La surreprésentation masculine parmi les usagers de cannabis apparaît plus marquée en France que dans les autres pays européens, à niveaux d’usage comparables (République tchèque, Royaume-Uni). Ainsi, dans la population des 18-64 ans, 38 % des hommes et 23 % des femmes ont expérimenté le cannabis et 4,2 % et 1,2 %, respectivement, en sont usagers réguliers [1] [Beck, Guilbert et Gautier, 2007b]. L’écart entre les sexes semble cependant se réduire depuis quelques années, à tous les âges [Degenhardt et al., 2008] mais plus rapidement parmi les plus jeunes, ce qui soulève des questions concernant l’impact probable sur les futurs taux d’usage de drogues [oedt, 2006]. On relève déjà que, dans certains États membres, les jeunes filles rattrapent les garçons sur l’expérimentation du cannabis à 15-16 ans (République tchèque, Danemark, Estonie, Irlande, Lettonie, Pologne, Slovaquie et Norvège) [2]. Bien que la tendance soit moins nette en France, on assiste à un rapprochement des comportements d’usage, qu’il s’agisse du tabac ou de l’alcool [Beck, De Peretti et Legleye, 2006], ou encore des drogues illicites [Beck, Legleye et Spilka, 2007a] [3]. On assiste notamment à une « féminisation » des usages les plus réguliers de cannabis dans les populations jeunes (moins de 25 ans). Certes, la prédominance masculine demeure, et elle s’avère plus affirmée à mesure que s’élève la fréquence d’usage. Mais des évolutions de comportements semblent bien en cours : entre 2000 et 2008, le sex ratio a diminué de 2,8 à 2,4 parmi les usagers réguliers de cannabis à 17 ans, alors qu’il est resté stable parmi les expérimentateurs [Legleye et al., 2009]. La « féminisation » des usages de cannabis concerne donc, au premier chef, les plus jeunes et elle affecte davantage les pratiques de consommation régulière que les processus d’entrée en consommation.
3Face à ces évolutions, les recherches sociologiques prenant pour objet les conduites addictives féminines demeurent peu nombreuses en France, à l’exception de travaux anciens sur « l’alcoolisme féminin » ou plus récents, sur les conséquences des addictions pour l’enfant à naître [Lejeune et al., 2006]. Dans la littérature existante, les usages des femmes sont principalement décrits en lien avec deux rôles sociaux singuliers : la maternité [Simmat-Durand, 2009a] et la prostitution [Pryen, 1999 ; Cagliero et Lagrange, 2004], pour des raisons historiques datant de l’entre-deux-guerres où profils d’usage féminins et positions de marginalité sociale étaient fortement associés [Retaillaud-Bajac, 2009]. Quelques études montrent par ailleurs que les mêmes comportements d’usage ont des significations différenciées selon le sexe, avec par exemple une représentation sociale de l’ivresse qui est toujours plus pénalisante pour les femmes que pour les hommes [Beck et Brossard, 2004]. Elles soulignent également que l’« effet de genre » est modulé par le milieu culturel, économique et social [Beck et al., 2009]. Toutefois, par comparaison avec les recherches anglo-saxonnes, suisses ou canadiennes [Nadeau, 1994 ; Powis et al., 1996 ; Bertrand et Nadeau, 2007], les travaux français envisageant, par exemple, le développement de comportements d’usage de drogues comme conduite sociale reflétant un mode d’identification à un rôle sexué, sont rares [Simmat-Durand, 2009b]. Peu d’études s’intéressent en outre aux modes féminins de consommation ou d’entrée en consommation et aux conditions d’accès des femmes aux traitements [oedt, 2006].
4Afin de mieux appréhender ces différences de genre, nous avons choisi d’observer les caractéristiques du public féminin des « Consultations jeunes consommateurs » (cjc), mises en place en 2004 pour accueillir les jeunes usagers de drogues et leurs familles. Baptisées « consultations cannabis » à leur lancement, les cjc constituent un terrain d’observation privilégié pour éprouver l’hypothèse selon laquelle, dans un contexte de féminisation des usages de cannabis, les consommatrices accéderaient moins facilement que les hommes, et selon des modalités différentes, aux dispositifs de prise en charge mis en place par les pouvoirs publics. En proposant une analyse par les usages et les modes de recours à ce dispositif d’aide fléché, nous entendons caractériser les spécificités féminines observables en matière de pratiques d’usage de drogues et de recours aux dispositifs d’aide, avant de les interpréter au regard des hypothèses relevées dans la littérature internationale sur les addictions féminines. Ces spécificités s’avèrent en effet peu prises en compte dans les débats existants sur l’efficacité du repérage ou de la prise en charge thérapeutique : dès en amont, les femmes sont absentes des réflexions sur la validité clinique des critères de dépendance [Desplanques, 2003], en particulier pour le cannabis [Agrawal et Lynskey, 2007]. Qu’en est-il, dans ce cadre, de la convergence des profils d’usagers entre les sexes, en particulier au sein de la composante la plus jeune du public ? Les spécificités féminines doivent-elles être interprétées en termes d’asymétrie des motifs d’usage de drogues ? En suivant le fil de cette double interrogation, il s’agira d’identifier les rôles sociaux et les attentes attachés aux différentes figures de consommateurs, qui se déclinent de façon distincte selon l’âge et le sexe. Cet article vise ainsi à compléter les connaissances générales sur les usages féminins de cannabis, tout en alimentant la réflexion sur la détermination par le genre du rapport au risque, au corps, aux soins et à la santé.
Des consultations ciblees … qui attirent toutefois un public plus large
5Depuis son lancement en 2004, le dispositif des Consultations jeunes consommateurs propose un accompagnement aux jeunes usagers de cannabis ou d’autres substances psychoactives ainsi qu’à leurs familles. Au cours des deux premières années d’activité, il a ainsi accueilli 45 000 usagers de produits et 26 000 personnes de leur entourage en métropole et dans les départements d’Outre-mer [4]. L’objectif des trois cents points de consultation aujourd’hui recensés en France est d’intervenir auprès des usagers de drogues à la manière d’une plate-forme d’orientation, en assurant une prestation adaptée à divers profils de publics : information sur les effets du produit, évaluation de la gravité de l’usage dès les premiers stades de la consommation (usage sans complications sanitaires ni troubles du comportement, ou usage jugé « nocif » s’il provoque des dommages physiques, affectifs, psychologiques ou sociaux), prise en charge brève ou, le cas échéant, orientation vers une structure spécialisée. Bien qu’elles aient d’abord été centrées sur un produit, au point d’être baptisées « consultations cannabis », les Consultations jeunes consommateurs sont supposées prendre en compte toutes les formes d’addictions (avec ou sans drogues).
6Ce mode d’identification d’un public-cible témoigne d’une tendance plus générale des pouvoirs publics à fonder leur action sur des approches populationnelles (à l’image du Plan santé jeunes ou du Plan pour l’amélioration de la qualité de vie des personnes atteintes de maladies chroniques) ou des approches par grand facteur de risque (Plan addictions, Plan nutrition santé, etc.). Dans le cas présent, ces deux approches se combinent et s’objectivent sous la forme d’un dispositif revendiquant une spécialisation fonctionnelle tout en élargissant au maximum, dans ses textes d’application [5], le spectre des populations éligibles et des réponses offertes. Les consultations sont ainsi chargées d’offrir une réponse multiforme, adaptée à chaque demande : évaluation de la situation médico-psycho-sociale du consommateur et repérage d’un éventuel usage nocif ; information personnalisée, voire prise en charge brève en cas d’usage à risque ; accompagnement ou orientation en cas de dépendance avérée, etc.
7En outre, les Consultations jeunes consommateurs s’adressent en priorité aux « jeunes », sans pour autant totalement exclure des patients plus âgés. Le fléchage prévu a été contredit par l’hétérogénéité des publics reçus dès la première année de fonctionnement du dispositif [Obradovic, 2007] : la part des plus de 25 ans, par exemple, a, dès le lancement des Consultations, avoisiné les 15 % pour continuer à augmenter ensuite. En particulier, c’est dans la population la moins jeune qu’on retrouvait, en 2007, les plus fortes proportions de consultantes féminines, qui se distinguent par un âge moyen plus élevé que les consultants masculins (24,2 ans contre 23,0 ans).
Méthode et contexte de l’enquête mobilisée
Ainsi, 84 % des 262 Consultations jeunes consommateurs recensées en France en 2007 ont participé à l’enquête en retournant un questionnaire pour chaque consultant rencontré au cours de la période d’enquête (16 % de non-répondants et 2 % de refus). L’échantillon effectif comprend 214 Consultations jeunes consommateurs, réparties dans 90 départements (métropole et Dom). La population décrite, sur la base de 3 098 questionnaires exploitables, représente 3 788 personnes, dont 2 938 consommateurs (2 382 hommes et 556 femmes), les autres étant des personnes de l’entourage. Le détail de la méthode a été présenté dans une publication antérieure [Obradovic, 2009].
Des modes d’entrée dans le dispositif fortement sexués
Un recours aux soins différencié selon le genre
8Les femmes, minoritaires (19 %) au sein du dispositif, sont, on l’a évoqué, plus âgées en moyenne. Cet âge moyen traduit une structure d’âge plus dispersée que chez les hommes : les mineurs d’une part, mais surtout les plus de 25 ans, sont plus fortement représentés dans le public féminin (respectivement 20 % et 32 %, contre 16 % et 25 % du public masculin). Chez les hommes, à l’inverse, le public est majoritairement constitué de jeunes majeurs (près de 60 % des consultants ont entre 18 et 25 ans).
9Hommes et femmes viennent dans les Consultations jeunes consommateurs avec des attentes distinctes et par des biais différents, ce qui induit, presque mécaniquement, des profils sociodémographiques, des pratiques d’usage et des motivations à consommer dissemblables. La moitié des consultants viennent par la voie judiciaire [6] (48 %), qui concerne très majoritairement des hommes. Le public justiciable comprend en effet quatre fois plus d’hommes que de femmes, ce qui reproduit à grands traits le déséquilibre au sein de la structure des interpellations pour usage de cannabis : 93 % des 133 160 personnes interpellées pour un usage de cannabis en 2008 sont, en effet, des hommes [ocrtis, 2009]. Le premier constat frappant est donc celui de la prédominance des orientations judiciaires et de son caractère majoritairement masculin, à l’inverse des démarches spontanées, plus courantes parmi les femmes. La part féminine au sein du public venu de manière spontanée est d’un tiers environ : elle est deux fois supérieure à celle observée parmi les autres motifs de recours. Les femmes sont aussi, plus souvent que les hommes, orientées par l’Éducation nationale (chez les mineurs) ou par un professionnel de santé (chez les majeurs) : elles représentent un tiers des consultants orientés par un professionnel de santé, contre moins de 10 % du public orienté par la justice. Les motifs de recours les plus féminisés sont ceux qui sont associés aux consultants plus âgés (démarches spontanées ou consécutives à une orientation médicale). Le public féminin, composé à un tiers de consultantes âgées de plus de 25 ans, doit donc être appréhendé en relation avec des motifs de recours au dispositif plus souvent spontanés ou suggérés par un professionnel de santé, qui se trouvent associés à l’âge.
10À l’image de ces disparités initiales de profil, la nature des demandes est fortement différenciée par sexe à l’entrée dans le dispositif. La demande féminine est, par exemple, moins exclusivement centrée sur le cannabis et davantage liée à une consommation de cannabis associée à un ou plusieurs autres produit(s) (14,7 % contre 10,5 % chez les hommes), en particulier parmi les consultantes plus âgées. Elles sont aussi plus nombreuses à s’adresser aux Consultations jeunes consommateurs pour un problème d’usage spécifiquement lié à un autre produit : héroïne, alcool, cocaïne, autre drogue illicite (12,3 % contre 7,1 %). Les femmes ont donc davantage tendance à recourir au dispositif des Consultations pour « contourner » les structures spécialisées de soins aux toxicomanes, qui seraient théoriquement plus directement compétentes pour offrir une prise en charge adaptée à de tels profils.
11On mesure donc bien, en observant la distribution du public accueilli, l’effet des logiques de « sélection des statistiques de clientèles » [Padieu, 1994] qui pèsent, en amont de l’entrée dans le dispositif, au stade de l’interpellation policière, sur l’offre de soins. Ce constat rappelle qu’il ne faut pas confondre les usagers de cannabis « traités » dans le cadre du dispositif des Consultations jeunes consommateurs et les usagers tels qu’observés en population générale.
Types d’usages de drogues parmi les hommes et les femmes accueillis en consultation
12Parmi les femmes qui s’adressent aux Consultations jeunes consommateurs, 62 % présentent une consommation au moins régulière de cannabis, contre 57 % des hommes, qui se distinguent par de plus fortes proportions d’usagers occasionnels. Ces femmes apparaissent plus enclines que les hommes non seulement aux usages réguliers de cannabis mais aussi aux consommations régulières d’alcool : elles sont aussi plus familières de la plupart des drogues illicites, à l’inverse de ce qui est observé en population générale (cf. tableau 1 en annexe). Ainsi, alors qu’en population générale, on compte environ trois usagers réguliers de cannabis ou d’alcool masculins pour une femme, dans les Consultations jeunes consommateurs, les usages réguliers de cannabis et d’alcool sont aussi nombreux chez les femmes que chez les hommes. De même, pour l’expérimentation de cocaïne et d’ecstasy, les sex ratio s’inversent en faveur des femmes, dans le public des Consultations jeunes consommateurs par rapport à la population générale. Pour l’usage de médicaments psychotropes, en revanche, la surexpérimentation féminine reproduit un phénomène bien connu en population générale : 14 % des femmes ont recours aux médicaments psychotropes hors cadre de prescription (contre 7 % des hommes).
Des comportements d’usage féminins plus intensifs
13À fréquence d’usage égale, les femmes qui se déplacent en consultation pour un problème lié au cannabis révèlent des comportements d’usage plus intensifs : en dehors de celles qui n’ont pas fumé de cannabis dans le dernier mois, les consultantes féminines fument des quantités plus importantes de joints, en moyenne, que les garçons, et ce à tous les âges. Parmi les jeunes majeurs (18-25 ans), par ailleurs usagers quotidiens de cannabis, par exemple, le nombre moyen de joints fumés par jour est de 3,1 chez les femmes, contre 2,8 chez les hommes. Parmi les usagers réguliers âgés de 25 ans à la date de l’enquête, les consultantes féminines déclarent un âge d’initiation moyen au cannabis plus précoce : 14,3 ans contre 16,6 ans.
14Par ailleurs, pour les consultantes les plus âgées et pour des fréquences d’usage du cannabis au moins régulières, les modes d’usage féminins se révèlent plus intensifs. À partir de 18 ans, les quantités consommées se différencient de plus en plus nettement en fonction du sexe des consultants, à mesure que les fréquences d’usage de cannabis s’accroissent : au-delà du seuil d’un ou deux épisodes de consommation dans le mois passé, les femmes dépassent les hommes quant au nombre moyen de joints fumés lors d’une occasion. Il en résulte que, à fréquence d’usage égale, un diagnostic d’usage problématique est plus souvent prononcé pour les consultantes, qui déclarent de plus fortes quantités de consommation. Elles font par ailleurs plus souvent état d’une double problématique de consommation, avec le cannabis mais aussi avec un autre produit. Ces résultats sont congruents avec les études qui montrent que les femmes qui font la démarche volontaire de s’adresser aux centres de soins spécialisés pour un problème d’usage de drogues (opiacés ou cocaïne) sont jugées dans un état de plus sévère dépendance que les hommes qui font la même démarche [Arfken, Klein et Di Menza, 2001 ; Acharyya et Zhang, 2003 ; Wechsberg, Craddock et Hubbard, 1998]. Tout se passe comme si, en pratique, les femmes ne consultaient qu’au-delà d’un certain niveau de sévérité clinique, se traduisant par des conséquences plus lourdes.
Un signe de durcissement des pratiques d’usage féminines ?
Les profils à l’entrée dans le dispositif
15Les profils masculins et féminins à l’entrée dans le dispositif se différencient encore par la situation socio-professionnelle, elle-même très variable selon l’âge. Avant 18 ans, la plupart des consultants sont scolarisés, dans des proportions moindres cependant qu’en population générale (91 % contre 96 % à 16 ans, 88 % contre 91 % à 17 ans) [depp, 2009]. Comme c’est le cas pour la population générale, les filles sont plus souvent scolarisées que les garçons (96 % contre 86 % des garçons, à 17 ans, p < 0.001), ces derniers étant plus fréquemment en situation d’activité professionnelle ou de chômage par suite d’un abandon scolaire. Le profil scolaire des mineurs scolarisés reçus en Consultations jeunes consommateurs diffère toutefois fortement de ceux de la population générale. Tout d’abord, filles et garçons sont nettement moins souvent scolarisés en filière générale et plus souvent en filière professionnelle ou d’apprentissage : 41 % à 17 ans, contre 12 % en population générale [Legleye et al., 2007]. Les taux d’apprentissage des consultants sont donc beaucoup plus élevés qu’en population générale, surtout chez les filles (34 % contre 7 % ; 43 % contre 16 % chez les garçons) qui se rapprochent de ceux des garçons en population générale. Deuxièmement, l’examen des caractéristiques scolaires des femmes accueillies dans le dispositif et qui sont inscrites en filière générale montre qu’elles sont, plus souvent qu’en population générale, en situation de retard scolaire à 18 ans : 61 % d’entre elles sont inscrites en 4e, 3e, 2nd ou 1ère générales à cet âge. Cette proportion est encore plus élevée parmi les garçons (68%) mais c’est surtout avant 18 ans que les garçons sont nettement plus nombreux à être sortis du système scolaire (66% contre 34% de filles, ce qui confirme les données montrant que les garçons sortent plus souvent du système scolaire en étant moins diplômés que les filles, en particulier dans les classes précédant les baccalauréats professionnel et général [Trancart et Mathey-Pierre, 2008]. Sans doute en lien avec leur usage plus intensif et diversifié de drogues, le profil scolaire des filles reçues en Consultations jeunes consommateurs est ainsi plus proche des caractéristiques masculines qu’il ne l’est en population générale.
16La situation au regard de l’emploi est elle aussi différenciée selon le genre, en particulier entre 18 et 25 ans. Dans cette classe d’âge, les garçons sont plus souvent des actifs occupés, bien insérés (35 % travaillent, contre 23 % des femmes). À l’inverse, les femmes qui consultent le dispositif sont, plus fréquemment que les hommes de cette classe d’âge, en situation de poursuite d’études, soit dans l’enseignement secondaire, soit en cours d’études universitaires. Parmi les consultants âgés de plus de 25 ans en revanche, les différences de profil par sexe ne sont pas significatives : quel que soit leur sexe, ils se répartissent entre actifs occupés et chômeurs ou personnes sans activité.
Le poids de l’origine du recours
17La prédominance masculine au sein du public reçu dans les dispositifs de soins spécialisés aux usagers de drogues est indéniable. Celle-ci est généralement expliquée par le fait que les usagers de substances psychoactives sont effectivement plus souvent des hommes, mais aussi par des facteurs d’offre, notamment l’inadaptation des structures mixtes aux besoins présumés spécifiques du public féminin et l’absence en nombre suffisant de structures de soins dédiées aux femmes [Stocco et al., 2002]. Dans le cas des Consultations jeunes consommateurs cependant, la prédominance des hommes s’explique surtout par la forte proportion de publics orientés par la justice, tandis que les femmes sont plus enclines à s’adresser spontanément aux Consultations jeunes consommateurs. Les hommes présentent de fait une plus forte probabilité d’être interpellés en situation d’usage de drogues que les femmes. La comparaison des statistiques d’interpellation et des statistiques de prévalence d’usage illustre bien cet effet de « filtrage » des populations : elle montre que la structure des usagers interpellés sur-représente certaines catégories d’usagers de drogues observées en population générale, notamment les usagers masculins. Ainsi les femmes représentent-elles 38% [Beck, Legleye et Spilka, 2007a] des personnes ayant consommé du cannabis au moins une fois au cours de l’année précédente, alors qu’elles comptent pour moins de 8% des usagers de drogue interpellés par les services de police et de gendarmerie.
18Une des pistes envisagées pour expliquer ce différentiel dans les interpellations au profit d’une sur-représentation masculine, consiste à supposer que les modes d’usage masculins, plus collectifs, les exposeraient davantage aux interpellations, lorsque les usages féminins seraient dominés par une préférence (au sens sociologique) pour des formes d’usage moins visibles et plus solitaires. Nombre de travaux confirment en effet que les usagers de drogues les plus exposés au risque d’interpellation sont des garçons, en particulier ceux qui déclarent un usage régulier de cannabis, de fréquents achats du produit, des usages de cannabis en solitaire ou avant midi [Beck et Legleye, 2003].
19Ces modèles sexués d’usage de cannabis observés au sein du public peuvent traduire des rapports au risque sexuellement différenciés, surtout à l’adolescence, où les filles prennent plus souvent leur propre corps comme support de marquage pour exprimer une sensation de mal-être, à l’image des tentatives de suicide, des mutilations ou des comportements anorexiques et boulimiques plus fréquents chez les adolescentes [Aït El Cadi, 2003]. Les usagers « pris » dans la filière pénale sont plus souvent des hommes [Soullez, Rizk, 2006], jeunes, sortis du système scolaire ou au chômage, qui cumulent des sorties très fréquentes (en particulier dans la rue ou dans d’autres lieux publics ouverts) et des styles de vie mêlant sociabilité de groupe, épisodes de consommation de cannabis dans des lieux publics et « prises de risque délibérées » [Peretti-Watel, 2003 ; Peretti-Watel, Legleye et Beck, 2004 ; Le Breton, 1995]. Dans le contexte particulier de l’adolescence, les garçons seraient en outre davantage portés à « mettre en scène » leurs conduites à risque en privilégiant les conduites de provocation et de transgression [Le Breton, 2000] guidées par le souci de se distinguer parmi les pairs : « tenir » l’alcool ou le cannabis serait ainsi une épreuve « transitionnelle » permettant de s’affirmer au sein du groupe, dont la perte d’estime représenterait un risque plus important que le risque judiciaire [Aquatias, 1999 ; Guionnet et Neveu, 2009]. Corroborant ces observations, les usagers orientés par la justice vers les Consultations jeunes consommateurs déclarent, plus souvent que les autres consultants, des usages occasionnels et récréatifs de cannabis, associés à un contexte festif et convivial.
20Au-delà de l’explication par des modalités de recours distinctes, la différenciation du public des Consultations, selon le genre, semble ainsi liée à une diversité des modes d’usage du cannabis.
Une asymétrie des motifs de l’usage de drogues
Des usages auto-thérapeutiques plus répandus chez les consultantes féminines
21Au-delà de ces distinctions de profil à l’entrée dans le dispositif, les motivations à consommer du cannabis apparaissent fortement différenciées selon le genre : près de sept femmes sur dix accueillies en Consultations jeunes consommateurs déclarent consommer du cannabis pour lutter contre l’angoisse et le stress, pour mieux dormir ou pour tenir le coup, contre la moitié des hommes. Les hommes qui s’adressent au dispositif sont moins enclins que les femmes à déclarer un usage à visée « auto-thérapeutique », dans le sens où il viserait à faire disparaître une souffrance ou un stress. Ils sont significativement plus nombreux en revanche à déclarer rechercher du plaisir, de la convivialité et du partage dans la consommation. Cette prévalence des usages « festifs » parmi les consultants masculins, centrés sur la quête d’une sociabilité de groupe et la détente collective, est particulièrement manifeste avant 25 ans. Néanmoins, le sentiment de dépendance au produit apparaît également ressenti par les hommes et les femmes, sans différence notable selon le sexe, après contrôle des effets de l’âge et de la fréquence d’usage de cannabis.
22L’usage auto-thérapeutique de cannabis est d’autant plus souvent invoqué que les personnes accueillies en consultation sont âgées. Les jeunes consommatrices de cannabis se distinguent toutefois moins des consultantes plus âgées que ne le font les jeunes consultants masculins de leurs aînés : quel que soit l’âge, les femmes accueillies dans le dispositif expliquent majoritairement leur usage de cannabis par des motivations de régulation d’un ordre sociopsychologique. Ces constats font écho aux résultats en population générale qui montrent que les filles consomment davantage de soins pour des problèmes de gestion émotionnelle (malaise psychologique, suivi médical pour un problème de santé psychologique, consultation psychologique) et déclarent plus volontiers de tels problèmes que les garçons [Beck et al., 2009].
23Chez les adultes, c’est parmi les actifs occupés que les motivations à consommer sont le plus sexuellement différenciées : les femmes qui travaillent sont beaucoup plus nombreuses à déclarer consommer du cannabis « pour lutter contre l’angoisse et le stress, pour mieux dormir ou pour tenir le coup » (75 % contre 45 %), tandis que les consultants adultes masculins en situation d’emploi déclarent davantage des usages occasionnels et récréatifs de cannabis.
Motivations d’usage et contextes de consommation
24L’analyse des raisons invoquées par les personnes reçues en Consultations jeunes consommateurs pour expliquer leur « entrée en consommation » montre que, parmi les femmes, 55 % expliquent le fait d’avoir expérimenté le cannabis par un contexte particulier marqué par la combinaison de difficultés personnelles et familiales, alors que ces motifs d’entrée en consommation ne sont revendiqués que par 41 % des hommes. À l’inverse, les hommes tendent à associer au souvenir de leur entrée en consommation des « fréquentations particulières » (26 % contre 15 %), une sociabilité adolescente et un sentiment d’intégration à un réseau de pairs. La fonction « régulatrice » assignée aux usages de cannabis est ici différente chez les hommes et chez les femmes. On sait par ailleurs, grâce à des études spécifiquement menées auprès des femmes consommatrices de drogues, que celles-ci ont tendance à tenir plus fréquemment leur consommation secrète lorsqu’elles travaillent [Coppel, 2004] et donc probablement, à moins consulter que les hommes pour ce genre de problèmes. Ce sont donc aussi les motivations à consommer et les contextes de consommation – par ailleurs différemment structurés selon l’âge – qui pèsent sur les profils d’usage observés et, tout particulièrement, sur leur différenciation sexuée.
« Fumons cachées » : des conduites d’autorégulation des consommations plus fréquentes chez les femmes
25La surreprésentation des motivations d’usage auto-thérapeutiques parmi les femmes accueillies, qui semble aller avec des contextes de consommation plus « solitaires », illustre un certain tropisme féminin vers des conduites d’autorégulation des consommations problématiques, que le dispositif des Consultations jeunes consommateurs aurait contribué à canaliser en « captant » cette population. L’enjeu sous-jacent du « succès » de ce dispositif aurait donc à voir avec la capacité des populations concernées par l’usage de cannabis à rechercher et à exprimer une demande de soins ou, tout au moins, une demande d’écoute, d’information ou de prise en charge (psychosociale ou médicale). Sur ce point, l’observation du public des Consultations jeunes consommateurs confirme la littérature existante qui fait état d’une relative désaffection féminine au sein des dispositifs de soins spécialisés [United Nations, 2004 ; Stocco, Llopis Llacer et Defazio, 2000 ; Stocco et al., 2002]. Les femmes auraient tendance à se tourner vers leur généraliste, voire à préférer se débrouiller seules, sans cure ni traitement [Covington, 2006]. Ainsi, une hypothèse expliquant la plus forte prévalence de profils complexes de consommation parmi les consultantes féminines pourrait être que les femmes confrontées à des problèmes d’usage plus « légers » ne consultent pas du tout (ce qui les rendrait socialement invisibles) ou qu’elles consultent ailleurs que dans les Consultations jeunes consommateurs, par exemple auprès de leur médecin généraliste. On peut donc se demander par quelles caractéristiques les femmes qui recourent aux Consultations se distinguent de celles qui seraient « éligibles » à ce type d’intervention mais n’y ont pas recours. Il s’agit ici de s’interroger sur la manière dont les problématiques de genre influencent l’existence ou non d’une demande de soins et, le cas échéant, la nature de la demande de soins.
Une demande de soins typiquement féminine ?
26Un certain nombre d’études établissent que la recherche et le suivi d’un traitement diffèrent selon le genre. Nous l’avons signalé, l’accès aux services de santé est davantage le fait des femmes, qui se distinguent également par une consommation de soins plus élevée, concernant en particulier les psychotropes ou les antalgiques [Allonier, Dourgnon et Rochereau, 2008]. Ces différences s’expliquent en partie par un effet de structure d’âge – les femmes vivant plus longtemps – et par des recours plus nombreux aux soins spécifiques (gynécologie-obstétrique, optique, etc.). D’autres éléments d’explication sont cependant à rechercher dans les préoccupations de santé et le besoin de soins ressenti. Ainsi, le recours à des informations sur la santé, à travers les médias par exemple, s’avère plutôt féminin : sept femmes sur dix (contre un homme sur deux) suivent des émissions sur la santé à la télévision ou à la radio [Aliaga, 2002].
27Le type de demande à l’entrée dans le dispositif est lui aussi genré : les consultantes féminines sont ainsi plus nombreuses que les hommes à exprimer une demande d’aide à l’arrêt ou à la réduction de la consommation (63 % contre 57 % chez les hommes), ce qui est évidemment à mettre en lien avec la prédominance des recours spontanés parmi les femmes. Néanmoins, les consultantes féminines se distinguent ici par leur désir d’évoquer leur consommation de produit au sein d’une structure spécialisée où elles se présentent avec une demande précise et réfléchie. Les hommes, majoritairement orientés par la justice, sont contraints à une obligation de visite, si bien qu’une part non négligeable d’entre eux, reçue en consultation, déclare n’avoir aucune demande (28 % contre 12 %). À l’évidence, les questions du consentement et de l’adhésion thérapeutique – définie comme un processus actif durant lequel le patient œuvre à maintenir sa santé en collaboration avec les professionnels de soins [Sabate, 2003] – se posent donc différemment pour les publics féminin et masculin.
Une meilleure efficacité des prises en charge chez les femmes ?
28Les traits des consultants masculins et féminins continuent de se différencier pendant la durée de leur parcours au sein du dispositif. En particulier, le taux de décrochage des femmes est de 26 % après la première séance, contre 31 % chez les hommes. Une analyse par régression logistique menée par ailleurs a confirmé que les hommes présentent un sur-risque de décrochage [Obradovic, 2009].
29Sur la question du décrochage en cours de suivi de traitement médical, les résultats des études sont contradictoires : certains travaux mettent en évidence des taux de décrochage plus importants chez les femmes [European Association for the Treatment of Addiction, 2003 ; Arfken, Klein et Menza, 2001], d’autres soulignent la sur-représentation masculine parmi les sujets qui décrochent en cours de suivi [Mertens et Weisner, 2000] mais la plupart des études ne relèvent pas de différence significative selon le seul facteur du sexe [Callaghan et Cunningham, 2002 ; Grella, 2003 ; Stewart et al., 2003]. Certains auteurs ont mis en évidence les facteurs de protection contre le décrochage parmi les femmes : la qualité de l’accueil, l’existence de quelques règles claires de suivi du traitement, une intervention individuelle, un espace réservé aux femmes, la possibilité de faire garder ses enfants au sein de la structure [Swift et al., 1995 ; Covington, 2006], les trois premiers facteurs étant assez courants au sein des Consultations jeunes consommateurs.
30Dans le cas présent, on peut interpréter la plus grande « fidélité » au dispositif des consultantes par les motifs de leur démarche, qui procèdent plus souvent de l’expression volontaire d’une demande de service que d’une injonction judiciaire. Toutefois, en contrôlant l’effet du motif de recours, parmi une série d’autres variables d’intérêt dans un modèle logistique [Obradovic, 2009], la différence entre les sexes persiste, en termes de chances de décrochage, ce qui ouvre des perspectives de recherche ultérieures quant à la différenciation par le genre des processus d’adhésion thérapeutique.
31* * *
32L’uniformisation des modes de vie et des pratiques entre les sexes affecte-t-elle désormais les consommations de drogues illicites ? Ces dernières années, on a pu observer, en population générale, un rapprochement des comportements d’usage de cannabis, en particulier au sein des jeunes générations, bien que des différences persistent : les écarts entre les hommes et les femmes sont modulés par l’âge, la situation face à l’emploi et le niveau d’étude. Globalement, les écarts concernant la consommation de cannabis diminuent avec l’élévation du niveau de diplôme et de la situation sociale. Si les différences par sexe s’atténuent par rapport à la fin des années 1990, l’installation dans un usage régulier de cannabis reste bien plus fréquente parmi les hommes en population générale. Au-delà des différences de prévalence d’usage en population générale, les populations de consommateurs de drogues accueillis dans les dispositifs d’aide se distinguent assez nettement selon le sexe. L’analyse du public des Consultations jeunes consommateurs montre que les usages de ces consultations spécialisées sont fortement sexués, renvoyant à une différenciation dans les contextes et les motivations d’usage du cannabis.
33On observe ainsi une relative sous-représentation féminine au sein du dispositif, qui traduit, pour partie, des effets de sélection de clientèle par auto-disqualification. Ces logiques d’autocensure sont bien connues des chercheurs en sciences sociales à propos, par exemple, des processus d’auto-disqualification gouvernant le rapport des femmes aux objets et aux pratiques « politiques », réputés « masculins ». À l’instar des femmes qui expriment plus volontiers leurs jugements et analyses politiques en famille qu’au travail ou entre amis [Sineau, 2001], les femmes pourraient être moins disertes que les hommes sur leurs consommations de drogues illicites et se montrer plus réticentes que les hommes à s’adresser à des dispositifs spécialisés dans la prise en charge d’usagers de drogues. Ceci pourrait expliquer l’absence relative, au sein de ce dispositif, de jeunes femmes ayant une consommation plus modérée de cannabis (mais pas forcément exempte de tout problème associé à l’usage). La prédominance féminine parmi les recours spontanés doit toutefois être nuancée, compte tenu du caractère massivement masculin du public orienté par la justice, qui, par son importance quantitative (50 % des recours), masque les autres voies de recours. La structure du public accueilli dans le dispositif des Consultations jeunes consommateurs semble donc traduire des logiques de sélection de clientèles qui accentuent le « recrutement » des usagers masculins de cannabis, par le truchement des orientations judiciaires.
34Compte tenu de la dynamique de renouvellement du public de ce dispositif, essentiellement par des recours judiciaires, majoritairement masculins [Obradovic, 2009], la prédominance masculine au sein du public semble s’être renforcée au cours des dernières années. Parallèlement, la baisse, constatée entre 2005 et 2007, de la part des recours spontanés plus « féminins », pourrait aggraver les difficultés de régénération de la file active [7] du dispositif – les demandeurs spontanés étant la sous-population d’usagers la plus régulière dans le suivi et la moins sujette au décrochage – tout autant que les difficultés de recrutement d’un public féminin. Du point de vue de l’évaluation des dispositifs publics, ces constats invitent à reposer la question des vecteurs les plus efficaces de renouvellement de l’offre de prévention destinée aux jeunes usagers de cannabis en général, et à sa composante féminine en particulier.
35Plus généralement, les hypothèses expliquant le rapprochement des comportements d’usage de drogues entre hommes et femmes, constaté sur le terrain des usages de tabac [Ernster, 2001 ; Greaves et Hemsing, 2009], sont diverses et étroitement entremêlées. Une importante étude européenne a montré que le respect de l’égalité des sexes va de pair avec l’indifférenciation par le genre des usages d’alcool : plus l’égalité des sexes, mesurée par un indicateur de parité politique, économique et sociale, est effective dans un pays donné, moins les différences de genre sur l’alcoolisation sont marquées, à l’image de ce qui est observé dans les pays nordiques [Bloomfield, Allamani et Beck, 2005]. S’agissant d’usages de drogues illicites, la question de la féminisation mérite sans doute d’être posée dans des termes plus spécifiques.
36D’un point de vue général, la féminisation doit être comprise comme un processus complexe et multiforme, qui peut être interprété de différentes manières [Zaidman, 1986]. Elle peut renvoyer à une inversion quantitative du nombre d’hommes et de femmes concernés par une pratique, et parfois, aller de pair avec une dévalorisation sociale de l’activité concernée [Cacouault-Bitaud, 2001]. Ce schéma semble peu adapté pour analyser le cas des usages de drogues. La féminisation peut aussi subvertir la « hiérarchie » entre les genres et contribuer à redéfinir les rôles sociaux « féminins » et « masculins » : elle fait alors référence à des changements de pratiques chez les femmes qui, progressivement, contribuent à transformer « en retour » les représentations et les comportements masculins.
37Notre contribution à la réflexion sur les rôles sociaux associés aux usages de drogues a été ici de montrer que les motivations à consommer du cannabis sont à interpréter au prisme du genre, associé à des motifs de recours et à des styles de vie différents : les femmes, qui consultent plus souvent spontanément, sont plus enclines à faire état d’usages de cannabis solitaires, visant à lutter contre l’angoisse ; elles expliquent plus souvent leur entrée en consommation par des difficultés personnelles et familiales et sont par ailleurs surexpérimentatrices de médicaments psychotropes mais aussi de cocaïne et d’ecstasy. Ces modes d’usage féminins s’accompagnent de signes de souffrance psychologique beaucoup plus présents et/ou assumés que chez les usagers masculins.
38Nos résultats invitent donc à approfondir la question des rôles sociaux sexués attachés aux usages de drogues, en particulier illégales. La question de la « visibilité » du public féminin dans les dispositifs institutionnels de prise en charge des usagers de drogues doit en effet être mise en lien avec « l’image sociale » conférée aux usages féminins de drogues illicites. Si les travaux existants concluent, de manière convergente, à une plus grande clandestinité des pratiques addictives féminines [Berthelot et al., 1984 ; Coppel, 2004], généralement imputée à une plus forte stigmatisation des femmes pour leurs addictions [Canadian Women’s Health Network, 2006 ; United Nations, 2004], il apparaît aussi légitime de se demander si cette dichotomie restera encore longtemps d’actualité.
Consommations de produits psychoactifs selon le sexe parmi les personnes âgées de 18 à 64 ans, en population générale et dans le public consultant

Consommations de produits psychoactifs selon le sexe parmi les personnes âgées de 18 à 64 ans, en population générale et dans le public consultant
Lecture :Usages réguliers : au moins dix consommations de cannabis dans le mois, au moins dix épisodes de consommation d’alcool dans le mois, tabagisme quotidien.
La prévalence d’usage vie entière (ou expérimentation) correspond à la proportion de personnes qui ont, au moins une fois au cours de leur vie, consommé une substance : cette notion mesure la diffusion d’une pratique, sans préjuger des suites données (ou non) à cette première expérience.
Note : les *** signalent une différence entre les sexes significative (p<0.001) et les ns indiquent une différence non significative.
Notes
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[1]
Au moins dix usages dans le dernier mois.
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[2]
Sachant que dans trois pays – Irlande, Finlande et Norvège – le nombre d’élèves de sexe masculin et de sexe féminin déclarant avoir consommé cette drogue au moins une fois est à peu près équivalent, voir <http://www.espad.org/index.html>.
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[3]
L’analyse menée dans le Baromètre Santé 2005 montre ainsi que, en recourant aux odds ratios plutôt qu’au sex ratio pour mesurer les écarts significatifs, après contrôle des facteurs sociodémographiques, les usages de produits qui apparaissent les moins majoritairement masculins sont les amphétamines, le cannabis et les produits inhalés tels que colles, solvants, poppers [Beck et al., 2009].
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[4]
Source : données du recueil mensuel d’activité, ofdt (mars 2005-décembre 2007).
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[5]
Circulaire n° dgs/dhos/dgas/ 2004/464 du 23 septembre 2004 relative à la mise en place de consultations destinées aux jeunes consommateurs de cannabis et autres substances psychoactives et leur famille (nor : sanp0430495C) ; circulaire n° dgs/mc2/2008/79 du 28 février 2008 relative à la mise en place des Centres de soins d’accompagnement et de prévention en addictologie) et à la mise en place des schémas régionaux médico-sociaux d’addictologie csapa (nor : sjsp0830130c).
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[6]
L’orientation judiciaire prend en général la forme d’une mesure alternative aux poursuites, dont l’exécution entraîne une suspension des poursuites : classement sous condition avec orientation sociosanitaire, injonction thérapeutique ou rappel à la loi ; un quart des consultants orientés par la justice relèvent à l’inverse du statut de condamnés, astreints à une obligation de soins : mesure alternative à l’incarcération, le non-respect de l’obligation de soins expose à une mise en détention immédiate. Dans les 8 % de cas restants, la mesure judiciaire est une obligation de visite (3 %), une réparation pénale (1 %), un contrôle judiciaire (1 %) ou, dans respectivement moins de 1 % des cas, une composition pénale, un sursis avec mise à l’épreuve, une action éducative (AEMO), une consultation sur le conseil d’un avocat, une ordonnance judiciaire ou un suivi dans le cadre d’une peine aménagée.
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[7]
La file active correspond au nombre de personnes différentes reçues dans les Consultations jeunes consommateurs. Fréquemment utilisée en épidémiologie, la notion de « file active », permet d’évaluer l’effectif des nouveaux patients, c’est-à-dire ceux vus « au moins une fois » au sein de la Consultation, qu’ils la sollicitent à nouveau, ou non, par la suite.