1En France, depuis 1994, l’extension de l’Allocation parentale d’éducation (ape) aux parents de deux enfants a provoqué une chute brutale de l’activité des mères concernées. Ce type de dispositif entre fortement en contradiction avec les politiques de l’emploi les plus récentes qui, au contraire, visent à accroître le taux d’activité, jugé trop faible et particulièrement pour les femmes. En 2002, il s’élevait à 74,5 % pour les hommes contre seulement 62,1 % pour les femmes. Cette contradiction entre la volonté d’accroître le taux d’activité des femmes et des mesures de politiques familiales, comme l’ape, qui le diminuent considérablement, est gérée péniblement ex post par la mis en œuvre de politiques incitatives comme l’araf (Aide à la reprise d’activité des femmes) visant à réinsérer les mères dans l’emploi à la sortie de l’ape.
2Au contraire, la Suède est unanimement présentée comme un modèle évitant l’écueil d’une contradiction entre politique familiale et activité des femmes. Les congés parentaux introduits en Suède en 1974, en remplacement des congés maternités, semblent avoir fortement contribué aux transformations des comportements féminins sur le marché du travail. Les taux d’activité des hommes et des femmes sont élevés et très proches (79,8 % pour les hommes et 76,1 % pour les femmes en 2002).
3Faut-il s’inspirer du modèle suédois pour éviter les conflits d’intérêt entre politique familiale et politique de l’emploi ?
4Cette question doit être traitée avec prudence car les deux pays n’appartiennent pas au même « modèle de contrat social de genre » (Fouquet et alii, 1999). Mais si la Suède est bien représentative du modèle nordique quelle que soit la typologie retenue, la France, habituellement rattachée au modèle continental au sens de Gosta Esping Andersen (1990), présente une structure hybride lorsqu’on prend en compte la dimension du genre. Les fondements de son système de protection sociale (financement par cotisations et modes d’accès aux droits) la situent plutôt dans le modèle continental. Mais, par son régime d’activité professionnelle des femmes et la forte intervention de l’État sur l’articulation entre vies familiale et professionnelle, elle s’apparente au modèle nordique. La France pourrait donc se rapprocher davantage de la Suède, réputée comme plus égalitaire.
5Toutefois, la réalité suédoise est peut-être différente de ce que laisse entrevoir le « modèle ». Comme le souligne Françoise Milewski (2004), « toute classification de pays, aussi nécessaire soit-elle, ne peut rendre compte de la réalité des inégalités dont les femmes font l’objet. Ceci tient au fait que l’on se situe dans un domaine où les champs des déterminants sont multiples : il faut intégrer les dimensions historique, politique, économique, sociale, juridique, etc… jusqu’aux données institutionnelles » (p. 25). Pour compléter le diagnostic issu des typologies, des analyses institutionnelles et statistiques comparatives s’avèrent nécessaires.
6Dans cette optique, nous essaierons d’évaluer la pertinence des mesures visant à articuler travail et famille en France et en Suède, en examinant plus particulièrement leurs effets sur l’emploi des mères. Afin de comparer les effets de la politique familiale nous examinerons, dans un premier temps, les structures institutionnelles concernant les congés parentaux et la garde des jeunes enfants. Puis, nous proposerons une analyse statistique basée sur l’exploitation de données françaises et suédoises du recours au travail à temps partiel et de son influence sur la ségrégation professionnelle des mères.
Les enjeux des politiques familiales
7Il ne s’agit pas de présenter de manière exhaustive les politiques familiales et les structures d’accueil de la petite enfance dans les deux pays [1], mais simplement de mettre en avant les éléments essentiels de la politique familiale qui peuvent influencer le comportement d’activité des mères.
8Un congé parental rémunéré a été introduit en Suède en 1974. C’était une mesure très novatrice puisque, pour la première fois les hommes et les femmes obtenaient exactement les mêmes droits à la naissance d’un enfant s’ils choisissaient de suspendre leur activité professionnelle pour les garder. Ses objectifs étaient multiples. Il s’agissait d’abord de soutenir financièrement les parents, pendant le congé, grâce à l’allocation parentale et après, grâce à la garantie de retour à l’emploi. Il s’agissait aussi de permettre une plus grande égalité entre les sexes aussi bien dans la vie familiale que professionnelle. Il s’agissait surtout de veiller au bien-être de l’enfant, en lui permettant d’être gardé par un de ses parents.
9Depuis sa création, le congé parental a été plusieurs fois réformé ; en particulier, sa durée a été prolongée et le dispositif est devenu de plus en plus souple. Dans sa version actuelle, le congé parental, généreux et flexible, vise explicitement à permettre aux parents d’articuler plus facilement leurs vies familiale et professionnelle (cf. Encadré 1, en annexe). Cette mesure a de fait changé la vie des jeunes enfants suédois qui sont tous, au moins jusqu’à un an, gardés par un de leurs parents, le plus souvent leur mère. En effet, bien que la proportion de pères parmi les bénéficiaires de l’allocation parentale ne cesse d’augmenter, pour atteindre 40 % en 2001, la durée du congé qu’ils prennent reste très faible. En effet, début 2002, 14 % seulement des jours de congé étaient pris par les pères. De plus, les pères ont bénéficié en moyenne de 53 jours d’allocation parentale (concernant les enfants nés en 1991 [2]), sur les 450 jours disponibles alors. Le congé parental concerne donc essentiellement les mères : elles prennent 86 % des jours de congé disponibles et sur des périodes de plus en plus longues [3].
10Il est révélateur qu’un congé de paternité ait été maintenu en Suède alors que le congé de maternité a été supprimé. Malgré toutes les mesures prises pour inciter les pères à prendre une part plus grande du congé parental, tout se passe dans les faits comme si on actait que ce dernier restait un congé de maternité.
11On ne trouve pas en France de congé parental équivalent à celui de la Suède. Le congé parental prévu par le droit du travail français assure bien, sous certaines conditions [4], une garantie de retour à l’emploi mais ne prévoit aucune compensation financière. Au contraire, l’ape (cf. Encadré 2, en annexe) prévoit bien une compensation financière à l’arrêt d’activité mais ne présente a priori aucune garantie de retour à l’emploi (sauf si elle se cumule avec un congé parental).
12Bien que des conditions d’emploi préalables soient requises, l’ape ressemble beaucoup plus à un salaire maternel (plus de 98 % des bénéficiaires sont des mères) et a fortement contribué à la baisse de l’activité des mères de deux enfants (leur taux d’activité a diminué de 15 % entre 1994 et 1997, suite à l’extension de l’ape aux parents de deux enfants) [5].
13Il est plus pertinent de comparer le congé parental suédois, qui concerne essentiellement les mères, au congé de maternité français puisque ce dernier associe la garantie de retour à l’emploi et la compensation financière. Comparé au congé parental suédois, le congé de maternité en France est beaucoup plus court, bien moins généreux et ne présente aucune souplesse (cf. Encadré 3, en annexe). Il existe également en France depuis le 1er janvier 2002 un congé de paternité de onze jours rémunéré à 80 % du salaire, accessible à tous les pères avant les 4 mois de l’enfant.
14Concernant les structures d’accueil de la petite enfance, les différences entre les deux pays sont également importantes. Depuis l’instauration du congé parental, aucune structure d’accueil n’est prévue pour les enfants suédois de moins d’un an. Cela correspond à un choix de société : on considère que l’épanouissement du petit enfant suppose la présence d’un de ses parents. C’est aussi un choix économique : les allocations parentales sont moins coûteuses que les équipements collectifs d’accueil de la petite enfance. Les structures d’accueil préscolaires publiques sont donc destinées aux enfants de 1 à 5 ans, mais l’offre publique de garde est réellement effective pour tous les enfants âgés d’un an et demi [6]. Ces « crèches » communales sont payantes : le coût dépend du revenu des parents et de la durée de présence de l’enfant. Néanmoins, la proportion d’enfants de 1 à 5 ans gardés par un parent, le plus souvent la mère, reste élevée (20 %).
15En France, les structures d’accueil publiques [7] ne représentent environ que 30 % de l’offre de garde des enfants endessous de 2 ans. Mais les crèches (collectives, familiales ou parentales) accueillent les enfants dès l’âge de deux mois. Le coût dépend du revenu des parents et la prise en charge de l’enfant à temps partiel est impossible [8]. Elles restent en nombre très insuffisant et concentrées dans les agglomérations. Jusqu’au milieu des années 1980, l’accent avait été mis sur le développement des équipements et services (crèches, haltes-garderies) mais, depuis, la France a fait le choix d’aider et encourager les systèmes de garde privée. Les parents ont recours à différents systèmes de garde et des aides sont disponibles selon le mode de garde choisi [9] : l’aide à la garde d’enfant à domicile (aged) et l’aide à la famille pour l’emploi d’une assistante maternelle agréée (afeama).
16La scolarité est obligatoire en France dès l’âge de 6 ans. Mais l’école maternelle propose une prise en charge gratuite de tous les enfants âgés de trois ans (de fait, presque 100 % des enfants de 3 ans sont scolarisés et en 1998, c’était aussi le cas de 35 % des enfants de 2 ans). En Suède, l’âge scolaire est beaucoup plus tardif : l’école primaire obligatoire ne prend en charge gratuitement les enfants qu’à partir de 7 ans. Il existe cependant une forme de scolarité facultative, la classe préparatoire, que suit presque la totalité des enfants. On peut donc considérer que, en Suède, l’âge effectif de la scolarité gratuite est 6 ans.
17Quelles conclusions peut-on tirer de ce bilan institutionnel des congés parentaux et systèmes de garde dans les deux pays ?
18En France, l’articulation entre vie familiale et professionnelle semble plus difficile pour les mères. La durée du congé de maternité suppose, pour ne pas le perdre, un retour très rapide des mères à l’emploi. Les pères n’ont droit qu’à un congé de onze jours. De plus, l’organisation de la garde du petit enfant soulève souvent des difficultés : les places en crèches sont insuffisantes et les autres systèmes de garde restent, malgré les aides, très coûteux. Même si l’école maternelle accueille les enfants au plus tard à 3 ans, ce n’est que jusqu’à 16h30 et elle est fermée le mercredi [10]. La répartition des tâches domestiques entre les hommes et les femmes, en particulier celle du temps passé à s’occuper des enfants, est plus inégalitaire en France qu’en Suède (Anxo, Flooe et Kocoglu, 2002). Pourtant, le taux d’activité des femmes françaises reste très élevé, mais avec un taux de chômage important. Elles souhaitent continuer à travailler après la naissance de leurs enfants même si cela les conduit à mener de front deux journées de travail, professionnelle et domestique. D’ailleurs, d’après l’étude de Dominique Anxo et alii (2002), en France lorsque les femmes travaillent, la répartition des tâches domestiques est plus égalitaire, mais la contribution des pères français aux activités parentales restent toujours moins élevée que celle des pères suédois.
19Les mères françaises peuvent néanmoins avoir recours à l’ape si elles souhaitent se retirer du marché du travail plus longtemps pour élever leurs enfants. Mais celles qui font ce choix sont pour la plupart des femmes occupant préalablement des emplois précaires peu rémunérés ou ayant connu des périodes de chômage (Afsa, 1996). En effet, la dégradation de l’emploi et les mauvaises conditions de travail en France ont largement contribué au succès inattendu de la prestation (Marc, 2004). Les conditions d’emploi semblent d’ailleurs être une préoccupation partagée par une grande partie des femmes qui ont arrêté de travailler à la naissance d’un enfant : selon Dominique Méda et alii (2003), plus de la moitié d’entre elles (57 %) aurait souhaité continuer à travailler si les conditions d’exercice de leur emploi avaient été différentes. Ainsi, le choix de s’arrêter de travailler, pour s’occuper à plein temps de leurs enfants, est également pour les mères françaises fortement dépendant de leur situation sur le marché du travail.
20En Suède, même si le congé parental permet aux mères de s’arrêter de travailler sans renoncer à leur emploi, il influence fortement leurs comportements sur le marché du travail. Les valeurs véhiculées par la structure du congé parental et les modes d’accueil de la petite enfance conduisent à un schéma simple pour la vie de l’enfant et de la mère. Puisqu’aucune structure de garde n’est prévue et que les prolongations successives du congé parental le permettent, l’enfant est gardé par un parent, essentiellement par la mère [11], en moyenne jusqu’à un an et demi. Les mères sont donc de fait obligées d’arrêter de travailler au moins pendant un an. Ensuite, l’enfant est gardé dans une structure collective, mais souvent à temps partiel [12]. Les mères reprennent leur emploi à l’issue de leur congé, mais elles sont souvent contraintes de travailler à temps partiel. La loi le leur permet puisque pour mieux pouvoir articuler vies familiale et professionnelle, les parents d’enfants de moins de huit ans ont le droit de réduire leur temps de travail de deux heures par jour sans compensation financière. Ce sont là encore surtout les mères qui en bénéficient [13].
21La réussite du modèle suédois en termes de taux d’activité des femmes repose bien sur le congé parental mais, combiné avec les modes de garde, il contraint les femmes à moduler leur temps de travail pour articuler vie professionnelle et vie familiale. La clef de voûte du système est donc le temps partiel.
Les caractéristiques de l’emploi des mères
22Le temps partiel, même lorsqu’il est, comme en Suède, choisi pour des raisons familiales, peut avoir pour les mères des conséquences fortes en termes de trajectoires professionnelles. Pour les étudier, nous procéderons à une analyse statistique comparative du recours au temps partiel et de son influence sur la ségrégation professionnelle entre les deux pays.
23Pour comparer les caractéristiques de l’emploi des mères dans les deux pays [14] en 2001, nous utiliserons pour les données françaises l’enquête « Emploi » et pour la Suède, les données individuelles longitudinales (Linda).
Le recours au temps partiel
24Au niveau international, aucune définition statistique uniforme du travail à temps partiel n’est disponible. Les comparaisons entre pays sur ce point doivent donc rester prudentes [15]. Nous avons retenu pour la France la variable temps partiel (tp) de l’Enquête Emploi et considéré pour la Suède que toute réduction de la durée habituelle du travail [16] de plus de 20 % correspondait à du travail à temps partiel. Nos résultats sont proches des chiffres fournis par Eurostat.
25Parmi les femmes salariées en 2001, 31 % des Françaises et 34 % des Suédoises travaillent à temps partiel. Cette similitude entre les deux pays correspond à deux évolutions très différentes. Le temps partiel des femmes, comme aménagement du temps de travail et non pas comme forme précaire d’emploi, a toujours été élevé en Suède et a été conçu comme un moyen de faciliter leur mise au travail. Il se réduit pour l’ensemble des femmes depuis la crise des années 1990. Au contraire, l’insertion professionnelle des femmes françaises s’est réalisée, à temps plein, sur le modèle de celle des hommes. Le temps partiel s’est relativement accru, depuis une date récente à la suite des mesures prises pour lutter contre le chômage [17].
26Dans les deux pays, les mères travaillent beaucoup plus souvent à temps partiel que les femmes sans enfant : 40,4 % en Suède et 37,3 % en France. Lorsque l’on analyse le recours au temps partiel des femmes uniquement en fonction du nombre d’enfants (cf. Tableau 1), il n’existe pas de grande différence entre les deux pays. Toutefois, le recours au temps partiel est plus élevé en Suède dès le premier enfant alors qu’en France, il augmente plus fortement à partir du deuxième.
Travail à temps partiel des femmes en fonction du nombre d’enfants (en %)

Travail à temps partiel des femmes en fonction du nombre d’enfants (en %)
27Les différences se précisent lorsque l’on prend en compte l’âge du plus jeune enfant (cf. Tableaux 2 et 3). En effet, en Suède, quel que soit le nombre d’enfants, les mères, dont le plus jeune a moins de 6 ans, sont presque la moitié à travailler à temps partiel, ce qui s’explique par l’absence de structure d’accueil gratuite et à plein-temps avant cet âge. Au contraire, le recours au temps partiel des mères françaises est moins sensible à l’âge du plus jeune enfant qu’au nombre d’enfants. Ceci est lié en partie à la possibilité d’obtenir l’ape à taux réduit à partir du deuxième enfant et en partie à la pénurie et au coût important des modes de garde.
Travail à temps partiel des mères en Suède selon le nombre d’enfants et l’âge du plus jeune (en %)

Travail à temps partiel des mères en Suède selon le nombre d’enfants et l’âge du plus jeune (en %)
Travail à temps partiel des mères en France selon le nombre d’enfants et l’âge du plus jeune (en %)

Travail à temps partiel des mères en France selon le nombre d’enfants et l’âge du plus jeune (en %)
28Si dans les deux pays, la régulation des charges familiales et professionnelles se fait par la diminution de la durée du travail rémunéré des mères, cette régulation est plus automatique pour les mères suédoises en fonction de l’âge des enfants. Ceci est confirmé par une analyse logistique permettant de séparer l’influence de chaque facteur susceptible de peser sur la décision d’exercer une activité à temps partiel dans les deux pays [18].
29En Suède, la probabilité de travailler à temps partiel pour une mère dont le plus jeune enfant a moins de 3 ans est presque trois fois plus grande que pour celle dont le plus jeune enfant a plus de 12 ans ; elle reste deux fois plus élevée lorsque le plus jeune enfant a entre 3 et 5 ans. On peut donc confirmer le profil du comportement d’activité des mères suédoises esquissé précédemment. Elles s’arrêtent de travailler pendant la première année de leur enfant puis travaillent à temps partiel jusqu’à ses 6 ans. Elles retournent progressivement à l’activité à temps plein, même si la probabilité d’être à temps plein reste de 41 % plus faible lorsque l’enfant a de 6 à 11 ans que lorsqu’il est plus grand. En France, le profil du comportement d’activité est plus stable : quel que soit l’âge du plus jeune enfant (de 1 à 11 ans), la probabilité des mères d’être à temps plein reste de 30 % inférieure à celles dont les enfants sont au collège.
30Inversement, le nombre d’enfants joue considérablement plus en France. Par rapport aux femmes qui n’ont qu’un seul enfant, la probabilité d’être à temps partiel est 60 % plus élevée en France et 19 % en Suède lorsqu’elles ont deux enfants et de 126 % en France et 51 % en Suède quand elles en ont trois. Cette différence n’est pas étonnante : d’une part, le recours au temps partiel est plus fréquent en Suède dès le premier enfant (cf. Tableau 1) ; d’autre part, en France, L’ape à taux réduit, qui crée une incitation à travailler à temps partiel, n’était accessible jusqu’en 2004 qu’à partir du deuxième enfant.
31Ainsi, la majorité des mères suédoises semblent travailler à temps partiel exclusivement pour des motifs familiaux. Le congé parental et le système de garde influencent le comportement d’activité des mères suédoises, qui peuvent moduler leur temps de travail en fonction de l’âge de leurs enfants. Cela est d’autant plus facile qu’elles sont nombreuses à travailler dans le secteur public. En effet, le fait de travailler dans le secteur public augmente la probabilité d’être à temps partiel de 62 %. Cet effet est beaucoup plus faible en France (9 %).
32Évidemment, les politiques familiales des deux pays s’inscrivent dans des contextes macroéconomiques très différents. En France, le chômage est bien plus élevé qu’en Suède et les femmes françaises y sont plus exposées que les femmes suédoises [19]. Corrélativement, l’emploi à temps partiel des femmes a considérablement augmenté dans les années 1990 en France, en particulier le temps partiel subi (qui concerne plus d’un tiers des femmes à temps partiel en 1999) tandis qu’en Suède, il a tendance à diminuer. Nous disposons de peu de variables caractérisant de manière homogène les marchés du travail suédois et français. On a néanmoins étudié les effets des variations du salaire horaire et du niveau de qualification sur le recours au temps partiel.
33Dans les deux pays, plus le salaire horaire est élevé, plus la probabilité de travailler à temps partiel est faible, ce qui résulte essentiellement de la nature des emplois à temps partiel, le plus souvent moins qualifiés et donc en moyenne moins bien rémunérés.
34En revanche, le niveau de qualification joue uniquement en France où les mères ont une probabilité d’autant plus forte de travailler à temps partiel que leur niveau de formation est faible. En effet, les femmes les moins qualifiées sont, indépendamment de leur situation de mères, les plus touchées par le chômage et souvent contraintes de travailler à temps partiel.
35Ainsi, en France, le temps partiel renvoie bien à deux logiques différentes [20] : une logique d’articulation entre vies familiale et professionnelle comme en Suède, mais aussi une logique de régulation du marché du travail. Le travail à temps partiel concerne deux groupes distincts de femmes. D’un côté, des femmes peu qualifiées, qui souhaiteraient travailler davantage, mais sont cantonnées dans de mauvais emplois, le plus souvent à mi-temps et rémunérés au SMIC. D’un autre côté, des femmes plus qualifiées qui peuvent opter pour un temps partiel long de type scolaire, tout en conservant une rémunération relativement élevée.
36En Suède, le temps partiel des femmes est apparemment choisi mais ce choix semble en partie être celui de la société puisqu’il est souvent inévitable pour les mères d’enfants en bas âge. Les longues périodes d’arrêt de travail, suivies d’un travail à temps partiel, qui accompagnent la naissance des enfants, peuvent créer des obstacles à l’accès des mères suédoises à certaines professions.
La ségrégation professionnelle
37La ségrégation professionnelle est l’un des facteurs les plus importants d’inégalité entre les hommes et les femmes sur le marché du travail. La ségrégation est qualifiée de verticale lorsque les femmes n’accèdent pas aux mêmes positions hiérarchiques que les hommes. Ce « plafond de verre » est souvent expliqué par une moindre qualification des femmes [21]. Néanmoins, il a été mis en évidence que même à niveau de formation identique, les femmes ont une probabilité moindre que les hommes d’occuper certaines fonctions [22]. Cette forme de ségrégation contribue à maintenir des inégalités salariales entre les sexes. De nombreux travaux montrent une forte ségrégation verticale en Suède, pourtant réputée comme étant le pays le plus égalitaire (Melkas et Anker, 1997 et Albrecht et alii, 2001).
38Nous nous concentrerons ici sur la ségrégation horizontale, caractérisée par une forte concentration de femmes dans un petit nombre de professions dans lesquelles peu d’hommes sont employés. Des professions, typiquement occupées par des hommes ou typiquement occupées par des femmes, ont toujours existé, même si elles ont changé au cours de l’histoire (Anker, 1997). Le plus souvent, les professions occupées majoritairement par les femmes sont moins valorisées et moins bien rémunérées que celles occupées par les hommes. En outre, une forte ségrégation horizontale peut masquer l’importance de la ségrégation verticale et des inégalités salariales puisque toute analyse des inégalités de positions hiérarchiques ou salariales s’avère biaisée lorsque l’on considère des professions majoritairement composées de femmes. Ces « murs de verre » ont donc doublement des répercussions sur l’inégalité entre les sexes sur le marché du travail.
39Afin d’obtenir une bonne comparabilité entre les deux pays, nous avons utilisé la classification internationale standard des professions (isco). Si nous regroupons certaines pour plus de cohérence, nous disposons de 55 professions.
40Dans les deux pays, onze professions seulement (identiques à l’exception d’une) emploient 70 % des mères (cf. Tableau 4) ; mais la concentration professionnelle est plus importante en Suède : trois professions seulement emploient la moitié des mères en Suède (six professions en France). De plus, la première profession (personnels soignants et assimilés) concerne 30 % des mères en Suède mais seulement 14 % en France. Toutefois, les mères françaises sont plus souvent employées de bureau ou secrétaires (19 %) que les mères suédoises (seulement 5 % pour ces deux professions).
Les professions les plus fréquentes pour les mères (en %)

Les professions les plus fréquentes pour les mères (en %)
41Le secteur public est plus important en Suède qu’en France, mais indépendamment de cet effet de structure, la répartition des mères entre les secteurs privé et public diffère fortement entre les deux pays. En effet, en Suède presque les trois quarts des mères travaillent dans le secteur public contre 40 % des pères tandis qu’en France elles sont seulement un peu plus d’un tiers (24 % de pères).
42Si l’on analyse à présent les professions à plus de 60 % occupées par les femmes (cf. Tableau 5), l’on retrouve sans surprise la majorité des professions les plus fréquentes pour les mères. À l’exception de deux professions, ce sont les mêmes dans les deux pays. Toutefois, sur ces seize professions, le pourcentage de femmes est pour quatorze d’entre elles plus élevé en Suède qu’en France.
Les professions occupées majoritairement par les femmes (à plus de 60 %)

Les professions occupées majoritairement par les femmes (à plus de 60 %)
43La part de femmes concernées, par rapport à la population totale des mères, influence les conclusions que l’on peut tirer de ce tableau. Par exemple, le personnel soignant est une profession qui, dans les deux pays, est à plus de 90 % occupée par des femmes, mais elle emploie 29 % des mères suédoises et seulement 14 % des mères françaises. Par ailleurs, l’analyse est sensible au choix du seuil à partir duquel on considère qu’une profession est majoritairement occupée par les femmes (Melkas et Anker, 1997). Nous conserverons donc par la suite quatre seuils de ségrégation : 60 %, 70 %, 80 % et 90 %.
44L’analyse des professions, où la répartition par sexe est relativement égalitaire (entre 40 et 60 % de mères), ne permet pas d’exhiber de grandes différences entre les deux pays. Les mères françaises sont légèrement plus nombreuses à être dans des professions égalitaires : 12 % en France contre 10,8 % en Suède. En revanche, l’analyse de l’emploi des mères dans les professions les plus féminisées révèle des différences importantes (cf. Tableau 6).
Proportion de mères dans les professions occupées majoritairement par les femmes (en %)

Proportion de mères dans les professions occupées majoritairement par les femmes (en %)
45La ségrégation horizontale des mères est incontestablement plus marquée en Suède qu’en France. Quel que soit le seuil choisi (60, 70, 80 ou 90 %), la proportion de mères suédoises employées dans des professions majoritairement occupées par des femmes est toujours plus élevée que la proportion de mères françaises. En outre, la différence entre les deux pays se creuse au fur et à mesure que l’on augmente le seuil : elle passe de 4 points (à 60 %) à 13 points (à 70 %), puis 21 points (à 80 %).
46Une analyse logistique permet de mettre en exergue l’influence propre du temps partiel sur la ségrégation professionnelle [23]. Elle confirme qu’en Suède, la ségrégation horizontale est fortement liée au recours au temps partiel : une mère à temps partiel a une probabilité plus de 60 % supérieure de travailler dans une profession occupée à 80 % par des femmes qu’une mère à temps complet. Au contraire, en France, la ségrégation professionnelle n’est pas corrélée au recours au temps partiel.
47De plus, être employé dans le secteur public influence beaucoup plus fortement la ségrégation horizontale en Suède qu’en France. Lorsqu’une mère suédoise travaille dans le secteur public, sa probabilité d’être dans une profession ségréguée est presque 6 fois plus grande que dans le secteur privé, alors qu’elle est à peine deux fois plus élevée pour une mère française.
48Cette ségrégation horizontale est d’autant plus source d’inégalités entre les sexes qu’elle contribue également à maintenir des différences salariales. En effet, les professions où les femmes sont surreprésentées, comme le care, sont moins valorisées et les salaires dans ce type de professions (santé, éducation) ont connu en Suède une baisse relative dans les années 1990 (Daune-Richard et Nyberg 2003) [24].
49* * *
50En France, les contradictions de la politique familiale contribuent à accroître les inégalités entre les mères. D’un côté, celles qui sont bien intégrées sur le marché du travail peuvent faire garder leurs enfants et mener des carrières en adoptant la norme d’emploi à plein-temps des hommes (mais souvent en faisant face à une double journée de travail). Certaines d’entre elles optent pour un temps partiel long, réellement choisi. Mais de l’autre côté, celles qui sont peu qualifiées et plus exposées au chômage sont souvent contraintes de travailler à temps partiel. Celles-ci sont plus enclines à s’arrêter de travailler pour élever leurs enfants en profitant de l’ape mais n’ont aucune garantie de retour à l’emploi.
51Au contraire, la politique familiale suédoise vise explicitement à faciliter l’articulation entre les vies familiale et professionnelle des parents et permet de maintenir un fort taux d’emploi des mères (Orloff, 2006). Mais la durée du congé parental, qui reste une affaire de femmes, et le recours important des mères au temps partiel contribuent à maintenir des inégalités dans l’emploi entre les sexes.
52En Suède, le temps partiel des mères n’est pas comme en France contraint par des tensions sur le marché du travail mais il n’est pas pour autant « choisi ». Dès qu’elle a des enfants, la femme doit moduler son temps de travail pour pouvoir s’en occuper dans la sphère familiale. Le congé parental le lui permet et la structure des modes de garde l’y oblige. Quand le congé parental était plus court, les enfants pouvaient, dès six mois, être accueillis dans des crèches. Comme le souligne Sara Brachet (2000), « les normes sociales relatives à la parentalité et à la petite enfance en Suède semblent, en grande partie, régies par le système du congé parental, et ont eu pour résultat une homogénéisation des comportements parentaux, laissant peu de place pour des choix individuels (…). Les parents estiment que l’âge idéal pour commencer la crèche est de deux ans. On peut alors se demander si ces principes éducatifs ne sont pas entièrement construits et véhiculés par le régime de congé parental » (p. 11).
53Ce choix sociétal, en allongeant le temps passé hors travail, a des conséquences importantes sur les carrières des mères : elles exercent plus souvent qu’en France des métiers majoritairement occupés par les femmes. Tant qu’il ne concernera que les mères, le congé parental restera une source d’inégalité professionnelle entre les hommes et les femmes.
Encadré 1 : le congé parental en Suède
L’allocation parentale est versée au parent qui garde l’enfant. En 2002, sa durée totale est de 480 jours, que les parents peuvent partager. Sur les 240 jours auxquels chacun a droit, 180 jours seulement peuvent être transférés à l’autre parent, 60 jours étant exclusivement réservés à chacun des deux. Cette non transférabilité de certains jours de congés rémunérés a été établie en 1995 afin d’inciter les pères à prendre au moins une partie du congé parental (il s’agissait avant 2002 de 30 jours, qualifiés de « mois des pères »).
Le niveau de l’allocation parentale est proportionnel au salaire (80 % du revenu brut depuis 1999 ; 90 % auparavant) pendant 390 jours. Une indemnité journalière fixe de 6,50 € est versée pour les 90 jours restant. Les parents sans revenu avant la naissance de l’enfant perçoivent une indemnité journalière de 16,30 € pendant 390 jours puis de 6,50 €, les 90 jours restant. L’allocation est imposable et donne droit aux congés et aux points retraites.
En plus du congé parental, le père a droit à un congé de dix jours, qui doit être pris dans les soixante jours qui suivent la naissance de l’enfant, rémunéré à 80 % du plafond du congé maladie.
Enfin, chaque parent ou une autre personne assurée, peut aussi bénéficier d’un congé parental temporaire rémunéré (pouvant aller jusqu’à 60 jours par enfant et par an) lorsqu’un enfant est malade, et ce jusqu’aux douze ans de l’enfant.
Encadré 2 : l’Allocation parentale d’éducation en France
En 1994, la loi sur la famille étend l’éligibilité de l’ape aux familles de deux enfants à charge. La condition d’activité antérieure est de deux ans d’activité au cours des cinq dernières années, excluant de fait les mères n’ayant jamais travaillé. La notion « d’activité » inclut aussi bien l’emploi que les périodes de chômage indemnisé. Il existe également la possibilité de percevoir une ape à taux réduit au cas où le parent conserverait un emploi à temps partiel. Au 31 décembre 2002, le montant forfaitaire de l’ape à taux plein (cessation totale d’activité) est d’environ 485 euros par mois.
À compter des enfants nés à partir du 1er janvier 2004, le complément retrait d’activité se substitue à l’ape dans le cadre du complément libre choix prévu par la Prestation d’accueil du jeune enfant (paje). L’éligibilité est étendue aux familles d’un enfant, cf. François Legendre et alii (2004).
Encadré 3 : le congé de maternité en France
Notes
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[1]
Pour plus de précisions, l’on pourra se référer par exemple à Sara Brachet (2001, 2002), Anne-Marie Daune-Richard et Anita Nyberg (2003), Marie-Thérèse Letablier (2003) et Hélène Périvier (2003).
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[2]
Ce nombre de jours ne peut être calculé effectivement que lorsque le congé parental est terminé, donc 8 ans après la naissance.
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[3]
En moyenne, les mères sont en congé onze mois, tandis que les pères le sont deux mois (toujours pour les enfants nés en 1991). En prenant en compte le fait que la moitié des pères n’ont pas du tout pris de congé parental, on peut considérer que 10 % des jours seulement sont pris par les pères (cf. Sara Brachet 2002).
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[4]
En France, le congé parental est un droit dès qu’une personne dispose d’un an d’ancienneté dans son emploi. Il est accessible jusqu’aux trois ans de l’enfant pour une durée d’un an, renouvelable deux fois. Le contrat de travail est alors provisoirement interrompu.
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[5]
Cf. Laurence Allain et Béatrice Sédillot (1999).
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[6]
Les trois quarts des enfants entre 1 et 5 ans sont accueillis dans une structure publique.
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[7]
Pour plus de détails sur les modes de garde des enfants en France, voir Hélène Périvier (2003).
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[8]
Des haltes-garderies sont accessibles de manière occasionnelle.
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[9]
Depuis le 1er janvier 2004, ces prestations ont été intégrées dans la Prestation d’accueil du jeune enfant (paje). C’est un mécanisme « à deux étages », avec une allocation de base, à laquelle s’ajoute un complément de « libre choix » qui dépend du type de garde de l’enfant. Si les parents n’optent pas pour le complément « retrait d’activité » (qui remplace et modifie l’ape), ils peuvent bénéficier du complément « mode de garde » résultant de la fusion de l’afeama et de l’aged. Nous avons choisi de présenter la législation antérieure car c’était celle en vigueur en 2001, année des données utilisées et la PAJE ne s’applique que pour les enfants nés après le 1er janvier 2004.
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[10]
Il existe toutefois des garderies au sein de la structure scolaire jusqu’à 18h et le mercredi.
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[11]
100 % des enfants sont allaités et le plus souvent jusqu’à un an.
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[12]
Selon Sara Brachet (2000), la majorité des enfants quittent la crèche avant 16h.
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[13]
En outre, les deux premiers enfants sont souvent rapprochés, ce qui contribue un peu plus à perturber la carrière des mères. En effet, elles ont intérêt à avoir leur deuxième enfant dans les deux ans et demi qui suivent la naissance du premier, car l’indemnité reste alors calculée à partir du salaire (plus probablement à pleintemps) précédant la première naissance.
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[14]
Nous avons sélectionné les femmes salariées âgées de 18 à 65 ans dans chacune des bases de données. Les échantillons sont composés de 26 990 femmes dont 13 023 mères en France et de 99 767 femmes dont 61 602 mères en Suède. Les enfants pris en compte sont des célibataires de moins de 18 ans, vivant dans le ménage.
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[15]
Pour une réflexion sur les problèmes méthodologiques que posent les comparaisons internationales du recours au temps partiel, voir Georges Lemaître, Pascal Marianna et Alois Bastelaer (1997) ; Patrick Bollé (1997).
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[16]
Cette durée habituelle correspond à 41 heures par semaine. En 2001, la durée légale de travail en France était de 39 heures.
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[17]
Toutefois, depuis 2002, le passage aux 35 heures en France peut réduire au moins momentanément le temps partiel.
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[18]
Pour plus de détails sur ce modèle Logit, voir Céline Marc et Hélène Zajdela (2005).
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[19]
En 2002, selon Eurostat, le taux de chômage en France est de 8,7 % pour les actifs de 15-64 ans (9,8 % pour les femmes) contre 5,1 % (4,4 % pour les femmes) en Suède.
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[20]
Voir Bénédicte Galtier (1999).
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[21]
Voir par exemple Eva Meyerson, Trond Petersen et Vemund Snartland (1998).
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[22]
Voir notamment Inga Persson et Eskil Wadensjo (2000).
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[23]
Nous nous sommes limitées aux professions féminisées à plus de 80 % car sur ce point les résultats ne variaient que peu en fonction du seuil retenu Pour plus de détails sur ce modèle Logit voir Céline Marc et Hélène Zajdela (2005).
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[24]
Par ailleurs, comme le montre Christèle Meilland (2001) dans le cas du Danemark, les mères sont perçues par les entreprises comme une main-d’œuvre instable, ce qui se répercute également sur le niveau de leurs salaires.