CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1C’est à Madeleine Guilbert [1] que l’on doit l’émergence, dans le champ sociologique, de la figure de l’ouvrière et de la réflexion sur le travail des femmes. À une époque où tous ses prestigieux collègues décrivaient le travail au masculin neutre, Madeleine regardait à la loupe les fonctions des femmes dans l’industrie[2]. Elle mettait en évidence les cloisonnements étanches entre travail masculin et féminin en même temps que l’usage particulier qui est fait de la main-d’œuvre féminine. Elle soulignait à la fois la rapidité des cycles de travail et la dextérité requise, la répétitivité des tâches demandées ainsi que la dévalorisation sociale du travail des ouvrières. Dans cet ouvrage pionnier sont contenus les résultats de recherche essentiels qui seront repris, des années plus tard, par d’autres générations de chercheur-e-s. Outre la différenciation sexuée des postes de travail et des tâches à accomplir, Madeleine Guilbert mettait en évidence le processus par lequel se construit la négation des qualifications féminines. Les employeurs, expliquait-elle, utilisent dans l’univers de la production industrielle des compétences que les femmes ont acquises dans la sphère familiale par le travail domestique. C’est parce que les femmes ont la capacité d’effectuer plusieurs opérations à la fois, qu’elles ont de la dextérité, de la rapidité et de la minutie, qu’on les embauche pour des travaux parcellisés et répétitifs. Ces qualités sont donc à la fois repérées et niées : ce sont des qualités féminines dites « naturelles » et donc précisément pas des qualifications professionnelles. Le travail industriel emprunte et importe, sans les reconnaître, ces savoir-faire. Ainsi s’opère un processus de dévalorisation sociale du travail féminin que beaucoup nomment « déqualification ».

2Reconnu aujourd’hui comme un travail majeur et précurseur, le livre de Madeleine Guilbert n’a pas eu, à l’époque, et dans les années qui ont suivi, l’écho et l’accueil qu’il aurait pu – ou dû avoir. Dans la famille des « enfants de Friedmann », elle avait fait une œuvre originale, mais marginale. Elle avait ouvert une voie que ses contemporains ont largement contournée ou ignorée. Revenant, dans une interview qu’elle nous avait accordée [3], pour le premier numéro de Travail, genre et sociétés, sur le statut de ses recherches dans les années soixante, elle affirmait : « Pour ma part, à cette époque, je n’ai pas tellement attiré l’attention (…). Je pense que les collègues ne dépréciaient pas les gens qui s’occupaient du travail des femmes, mais ils considéraient que c’était plus un travail de femme qu’un travail de sociologue. Je le crois… ». La modestie et l’ironie du propos ont de quoi surprendre. Elles nous renseignent utilement sur l’ambiance de l’époque. Et sur la subversion tranquille contenue dans ses travaux.

3Au cours de notre rencontre pour cette interview, Madeleine nous avait confié un texte, qu’elle avait publié en 1946 dans La revue française du travail. Un article au titre sobre : « Le travail des femmes » [4]. En guise d’hommage, nous le re-publions ici. Chacun-e y retrouvera tous les thèmes chers à Madeleine Guilbert. Elle était alors chargée de mission au centre d’études et de statistiques qui dépendait du ministre communiste du Travail et de la Sécurité sociale, Ambroise Croizat.

4Les aléas de la mémoire collective laissent souvent dans l’ombre des figures atypiques… Madeleine était l’une d’entre elles. Pour avoir tenté dans Les femmes et l’organisation syndicale avant 1914[5], autre livre-culte comme on dit aujourd’hui, d’ouvrir la porte à toutes ces femmes que le syndicalisme d’après-guerre ne cherchait qu’à fondre dans le groupe des « travailleurs ». Pour aussi, ne pas vouloir se dire féministe… Elle qui ne cessa de combattre pour la cause des femmes.

5Égalité des droits, égalité économique, égalité devant l’emploi : qui ne se reconnaîtrait aujourd’hui dans ces conquêtes que prônait Madeleine Guilbert ?

6Margaret Maruani et Chantal Rogerat

Le travail des femmes [6]

7C’est une erreur assez répandue de croire que le travail salarié des femmes date de la naissance de la grande industrie. On pense volontiers qu’avant cette époque, le rôle des femmes se bornait au travail du foyer. En réalité, le travail salarié des femmes apparaît très tôt dans notre économie. Dès le début du xiiie siècle, tous les métiers dont la matière première est la soie et l’or sont réservés aux femmes. Il existe alors cinq corporations de femmes, avec leurs prud’femmes élues. À la même époque, certaines corporations masculines admettent des femmes dans leurs rangs.

8Au xve et au xvie siècle, l’industrie de la soie, prenant en France un grand développement et le caractère d’une industrie mécanique, emploie alors des hommes. Mais certaines branches restent réservées aux femmes, tels le dévidage et le doublage.

9À la fin de l’Ancien Régime, les manufactures et les industries de luxe, nouvellement importées, emploient un certain nombre de femmes. À la même époque, dans certaines régions, un nombre considérable de femmes, sans quitter leur foyer, filent à la quenouille ou au rouet pour le compte des manufactures. En 1790, le nombre de fileuses employées sur le seul territoire de la Seine inférieure est évalué à 190 000. En 1789, une pétition des femmes françaises au Tiers État réclame qu’on leur attribue exclusivement « les métiers qui consistent à coudre, filer, tricoter ».

La naissance de la grande industrie et ses répercussions sur le travail féminin

10Ce n’est donc pas le travail des femmes qui est un fait nouveau au début du xixe siècle puisqu’il existait déjà depuis longtemps et dans des proportions assez considérables. Le fait nouveau c’est l’entrée en masse des femmes dans cette nouvelle forme de production qu’est la grande industrie.

11L’invention de la machine à filer, suivant celle du métier automatique à tisser, transforme, au début du xixe siècle, l’industrie textile. La découverte de la machine à vapeur facilite et accélère, dans toutes les branches de l’industrie, l’emploi d’un outillage nouveau. Cette transformation de la technique a pour premier résultat de faciliter la tâche de l’ouvrier.

12D’autre part, cette transformation postule la production massive. La grande industrie naissante a des besoins énormes de main-d’œuvre. Elle attire au travail tous les bras disponibles dans les régions où la production se concentre [7]. Parmi cette main-d’œuvre qui afflue vers les usines et les manufactures, les femmes sont en nombre considérable. La simplification du travail industriel leur ouvre un grand nombre d’emplois. En 1835, le nombre de femmes employées dans l’industrie textile est déjà de 196 400, il est passé à 242 300 en 1839 pour atteindre 484 000 en 1866. La proportion des femmes en 1839 est de 50,5 % dans les filatures de coton, 69,5 % dans les filatures de laine et 70 % dans les filatures de soie. Ce sont surtout des femmes d’ouvriers, anciennes ouvrières agricoles ou anciennes fileuses, qui, en même temps que leurs maris, se sont déplacées vers la ville. Ce sont aussi des jeunes filles venues en groupe de leurs villages. À Lyon plus de 10 000 d’entre elles sont, vers 1835, logées dans des sortes d’internats créés à côté des manufactures.

13On sait quelles furent les conditions faites au travail salarié par la grande industrie naissante. La loi Le Chapelier, du 17 juin 1791, avait aboli les corporations [8] et leurs réglementations compliquées, et un décret de 1793 avait proclamé la liberté du travail ; mais cette absence de réglementation, au moment où se développait la grande industrie, en face d’une classe ouvrière inorganisée et inexpérimentée, devait favoriser les pires abus. L’un de ces abus et non des moindres devait être l’emploi de la main-d’œuvre féminine en concurrence avec la main-d’œuvre masculine et son utilisation comme facteur de dépréciation des salaires.

14Les femmes sont, en effet, d’emblée, beaucoup moins payées que les hommes. En 1835, Villermé estime que, dans l’industrie textile, la moyenne des salaires féminins ne dépasse pas 50 % de celle des salaires masculins. Bien plus, dans de nombreux cas on remplace la main-d’œuvre masculine par une main-d’œuvre féminine moins coûteuse. À Angers par exemple, le montage à l’étau des chaussures était payé aux ouvriers 45 centimes la pièce, confié à des femmes ce travail ne fut payé que 32 centimes [9].

15Moins payée, la main-d’œuvre féminine n’est pas cependant affectée aux travaux les moins pénibles, on exploite au contraire les qualités d’endurance des femmes. Dans la fabrication du sucre, par exemple, elles sont employées, la nuit, au chargement de betteraves parce qu’elles sont plus habiles et plus souples que les hommes et qu’elles résistent mieux à la boue et au froid. Ce sont des femmes, aussi, qui sont employées au cassage du sucre qui transforme rapidement les doigts en moignons sanglants. Dans l’industrie textile, ce sont encore des femmes qui, pour l’apprêtage des étoffes, séjournent de 14 à 15 heures par jour dans des ateliers à une température habituelle de 35 à 40°.

16Il est évident que la main-d’œuvre féminine ainsi employée à bas prix, constitue une concurrence pour la main-d’œuvre masculine menacée à chaque instant d’être remplacée par une main-d’œuvre moins coûteuse. Elle est aussi un facteur de dépréciation des salaires masculins car elle permet de laisser sans emploi une partie de la main-d’œuvre masculine disponible.

17Ainsi, dans l’immense classe ouvrière qui se forme en France au début du xixe siècle, les femmes occupent une place importante ; mais l’importance des effectifs féminins est liée au fait que le travail des femmes est le plus exploité, le plus misérable, le moins payé. Cette situation devait avoir pour conséquence de masquer sous une rivalité les intérêts communs des salariés hommes et femmes.

18Cette méconnaissance des intérêts communs apparaît avec une particulière netteté dans l’histoire des premières années du syndicalisme.

Naissance du syndicalisme féminin

19Pour réagir contre l’exploitation par le patronat d’une main-d’œuvre inorganisée, la classe ouvrière a senti la nécessité de se grouper et s’est orientée vers le syndicalisme. Or, il faut l’avouer, les femmes ont compris moins vite que les hommes l’importance du syndicalisme. Les premières statistiques portant sur les effectifs des syndicats ouvriers ne donnent malheureusement pas le nombre de femmes syndiquées, mais en 1900, sur un total de 401 647 adhérents aux syndicats ouvriers il y a 28 133 femmes seulement pour l’industrie et le commerce. En 1906, sur 5 000 000 de femmes salariées, 81 402 seulement, soit 1/64, sont syndiquées ; en 1912, elles sont 101 049 sur un total de 1 029 238, soit un peu plus de 9 %, alors que la proportion des femmes sur le nombre des salariés dépasse 30 % [10]. Encore près de la moitié des femmes syndiquées sont, elles, affiliées à des syndicats purement féminins, le plus souvent non rattachés aux Bourses du Travail ou fondés sur des initiatives privées pour faire échec aux « syndicats rouges ».

20Cependant, certains syndicats masculins, résolument antiféministes, se soucient moins de défendre les intérêts des femmes que d’écarter le travail féminin et ceci surtout, évidemment, dans les métiers où la main-d’œuvre féminine à bas prix a remplacé la main-d’œuvre masculine. Les premiers temps de l’histoire du syndicat des typographes, par exemple, sont marqués de manifestations violentes contre le travail des femmes et le regrettable épisode de la grève de Nancy, en 1901, montre quel chemin restait à faire aux syndiqués hommes et femmes, pour arriver à une meilleure compréhension de l’intérêt général.

21En 1862, les typographes avaient manifesté violemment contre le travail des femmes et déclaré par la voix de Berryer qu’ils voulaient « nourrir leurs femmes et non être nourris par elles ». En 1900, sous les auspices du Journal La Fronde, un syndicat de femmes typographes était fondé et installé à la Bourse du Travail. Un an plus tard une grève éclatait à l’imprimerie Berger-Levrault à Nancy. Pour remplacer les ouvriers en grève, le patron fit appel au syndicat féminin. Un certain nombre de femmes partirent pour Nancy, accompagnées par la Secrétaire du Syndicat, Mlle Muller. Celle-ci eut, à Nancy, une entrevue orageuse avec Keufer, secrétaire de la Fédération du Livre, mais elle passa outre et les ouvrières entrèrent à l’imprimerie Berger-Levrault. Le syndicat féminin fut radié de l’Union des Syndicats, mais il fit appel au Conseil d’État qui cassa l’arrêt en 1904. Mlle Muller dut cependant renoncer à réintégrer son local, à la Bourse du Travail, et le Syndicat féminin fut dissous de fait.

22Un an plus tard, le Congrès des travailleurs du Livre votait la motion suivante :

23« Le Congrès, considérant que le travail de la femme dans l’imprimerie entraînerait l’avilissement des salaires et pourrait avoir des conséquences plus fâcheuses encore, donne mandat au Comité Central de s’opposer par tous les moyens dont il dispose à l’admission de la femme dans les ateliers de composition, même quand elle est rétribuée à salaire égal ».

24Dans ces conditions, les premiers adoucissements apportés à la condition des travailleuses ne devaient pas être le résultat de l’action syndicale. Devant l’extrême misère des ouvrières, des campagnes humanitaires, d’origines très diverses, ont suscité surtout vers la fin du xixe siècle une abondante littérature. Elles ont abouti à une législation de protection – interdiction du travail dans les mines, du travail de nuit, réduction de la journée de travail – qui associait dans les mêmes textes la main-d’œuvre féminine et la main-d’œuvre enfantine. La résistance que devait rencontrer cette législation montre la puissance des intérêts attachés à l’exploitation de la main-d’œuvre féminine. La loi de 1892, dont l’une des principales dispositions consistait à réduire à 11 heures par jour la durée de la journée de travail pour les femmes au-dessus de 18 ans, avait été votée par la Chambre en 1886. Elle ne le fut par le Sénat qu’en 1892, après d’âpres discussions.

Les femmes dans l’économie moderne

25Cependant, de profondes transformations devaient intervenir dans le travail des femmes.

26En 1866, les 4 643 000 femmes exerçant une profession se répartissaient surtout entre l’agriculture, le travail industriel – principalement l’industrie textile et le travail des étoffes – qui comptait 1 269 700 travailleuses, et les professions domestiques où 1 047 000 femmes constituaient 80 % de l’effectif total.

27Or, l’avènement de la IIIe République devait marquer le début d’un développement extrêmement rapide de l’instruction. Les femmes qui, jusque-là, avaient été écartées des rares établissements scolaires existant en bénéficièrent particulièrement.

28Non seulement le nombre de femmes illettrées devait diminuer rapidement pour n’être plus que de 194 pour 1 000 en 1901 et 43 pour 1 000 en 1936, mais le nombre des élèves fréquentant les établissements scolaires devait passer de 6 520 en 1882 à 120 400 en 1942 pour les cours complémentaires publics et les écoles primaires supérieurs, de 6 860 à 95 000 pour les lycées [11]. Le nombre de jeunes filles suivant les cours de l’enseignement supérieur qui était de 871 en 1897 s’élevait en 1945 à 33 683.

29Ce développement de l’instruction des femmes devait leur ouvrir des professions nouvelles. Dans les services publics, la proportion de femmes passe de 11 % en 1866 à 29,5 % en 1936 ; dans les professions libérales, les femmes forment en 1936 51 % de l’effectif total. Mais le commerce surtout devait absorber une part de plus en plus importante du travail féminin ; le nombre des femmes employées dans le commerce et dans la banque qui était en 1866 de 238 000, soit 25 % de l’effectif total, s’élève en 1986 à 1 142 000, soit 41 % de l’effectif total.

30Le travail des femmes, surtout à partir du début du xxe siècle, s’est étendu aux femmes et aux jeunes filles de la petite bourgeoisie que les conditions de vie plus difficiles et le développement de l’instruction ont amenées à exercer un emploi. Le nombre des femmes exerçant une profession qui était de 4 643 000 en 1866 atteint en 1936 le chiffre de 7 320 000, soit 30,2 % de la population totale active. Le travail féminin n’est plus synonyme de travail industriel, les femmes sont maintenant, représentées en nombre considérable dans toutes les branches professionnelles.

31Dans l’industrie, cependant, les effectifs féminins après avoir, en 1906, atteint le total de 2 254 000, ont marqué une légère régression. Ils atteignaient en 1936 le chiffre de 1 782 500 – 500 000 de plus qu’en 1866 – soit 30 % de l’effectif total. Si l’on excepte l’agriculture, l’industrie reste la branche principale, de l’activité féminine puisqu’en 1936, 1 000 femmes exerçant une profession se répartissent ainsi dans les différents groupes professionnels. [12]

tableau im1
Agriculture 398 Industrie 243 Commerce 156 Professions libérales 42 Services publics 32 Domestiques12 90 Autres professions 39

32Cependant, des transformations profondes se sont opérées dans le travail industriel des femmes.

33D’abord le perfectionnement du machinisme a supprimé en grande partie les emplois que la grande industrie naissante avait confiés aux femmes – emplois simples mais souvent particulièrement pénibles de manutention, de service des machines. Mais, en même temps, les femmes ont été affectées à de nouveaux emplois. Dans l’industrie textile par exemple, les femmes sont maintenant employées à la conduite des métiers, ce qui explique que, malgré une diminution considérable de l’effectif total, la proportion des femmes ait pu passer de 45 à 57 %. D’autre part, elles sont de plus en plus nombreuses dans certaines branches industrielles qui, à l’origine, comptaient très peu de femmes, et où elles sont employées surtout comme ouvrières spécialisées : dans l’industrie chimique la proportion des femmes est passée de 13 % en 1866 a 21 % en 1936 et 27 % en 1946 [13]. Dans le travail des métaux cette proportion est passée de 4,92 % en 1866 à 10,54 % en 1936, on l’évalue à 18,8 % en 1946.

34Le travail industriel des femmes, sauf de rares exceptions, n’est plus le travail harassant et sale tant de fois décrit au début de ce siècle. L’ouvrière d’usine accomplit un travail qui exige de sérieuses qualités d’attention, d’adresse, de dextérité, elle exerce un véritable métier [14].

35C’est surtout depuis la guerre 1914-1918 que les femmes ont accédé, dans les usines, aux emplois spécialisés. Appelées à remplacer les hommes mobilisés, elles ont fait la preuve qu’elles pouvaient accomplir des travaux qui, jusque-là, ne leur avaient jamais été confiés. Ceci a contribué à faire reculer les préjugés concernant les capacités des femmes en ce qui concerne le travail industriel.

La rémunération du travail féminin

36Dans quelle mesure cette évolution de l’emploi des femmes a-t-elle eu une influence sur la situation de la main-d’œuvre féminine et, surtout, sur sa situation par rapport à la main-d’œuvre masculine ?

37La question se pose principalement pour les professions du commerce et de l’industrie où, pendant de longues années, les salaires féminins devaient, même lorsqu’ils rémunéraient un travail identique, rester inférieurs aux salaires masculins correspondants.

38Il est certain que le travail féminin réunit des conditions particulièrement favorables à la dépréciation des salaires. La femme qui n’a que son salaire pour vivre est concurrencée par celle qui ne cherche dans le travail qu’un supplément de salaire destiné à augmenter les ressources du loyer, par la jeune fille qui vit dans sa famille. Ces dernières acceptent plus facilement des salaires inférieurs et font baisser le niveau général des salaires féminins.

39Mais le facteur le plus puissant de dépréciation des salaires féminins est le travail à domicile. Les ouvrières à domicile, dont le nombre a toujours été extrêmement élevé, ont été de tout temps, les plus exploitées des travailleuses. Le fait que la plupart d’entre elles sont choisies à dessein parmi les femmes mariées ou habitant la campagne, elles sont isolées les unes des autres et isolées devant l’employeur qui a toujours maintenu leurs salaires à un taux extrêmement bas. Or, il est évident que l’existence de bas salaires dans un secteur devait influer sur l’ensemble des salaires pour la main-d’œuvre féminine.

40L’écart, entre les salaires masculins et féminins devait pourtant se réduire progressivement. Dans la métallurgie de la région parisienne, par exemple, pour la profession de manœuvre spécialisé, l’abattement est en 1913 de 45 % du salaire masculin. Pendant la guerre 1914-1918, par suite du besoin de main-d’œuvre féminine, l’abattement se réduit à 31 % en 1916, puis à 18 % en 1917 – mais il revient à 31 % en 1921. Les conventions collectives de 1936 marquent un net progrès, puisqu’elles enregistrent un abattement de 13 à 15 % qui se maintient jusqu’en 1945. La réglementation des salaires du 15 mars 1945 affirme le principe de l’égalité des salaires masculins et féminins mais tolère un abattement de 10 %.

41Il serait intéressant d’étudier les rapports entre l’évolution des salaires des femmes et la montée du syndicalisme féminin. Les effectifs féminins dans les syndicats n’ont malheureusement pas été recensés depuis 1914. Le syndicalisme féminin a connu dans ces dernières années un développement considérable, qu’il aurait été intéressant de traduire par des chiffres [15].

42Cependant, la question des salaires féminins ne pouvait pas être une revendication purement féminine, elle intéressait la classe ouvrière tout entière. Le travail féminin ne constitue une concurrence pour le travail masculin que lorsqu’il est rémunéré à bas prix, surtout dans les secteurs où les femmes accomplissent le même travail que les hommes. La défense des salaires féminins doit intéresser tous les salariés. C’est d’une juste compréhension de cette nécessité que devait sortir la solution définitive du problème, lorsque les revendications relatives aux salaires féminins furent mises au premier plan des revendications syndicales et ne furent pas soutenues seulement par les femmes. Ces revendications avaient déjà abouti dans de nombreuses entreprises lorsqu’est intervenu l’arrêté du 30 juillet 1946 qui supprime la notion de salaires féminins et abroge toutes les dispositions relatives aux abattements autorisés pour les salaires féminins.

43L’arrêté du 30 juillet 1946 marque une date extrêmement importante dans l’histoire du travail des femmes. C’est en effet, dans ce domaine, le premier texte qui ne soit pas un texte de protection. En leur conférant une égalité de droits en matière de salaires, il fait accomplir aux travailleuses une étape importante vers la conquête de l’égalité économique.

L’égalité économique

44Ce n’est cependant qu’une étape. L’émancipation économique des femmes n’est pas encore réalisée, il leur reste à conquérir l’égalité devant l’emploi. Cette égalité qu’elles ont obtenue presque sans réserve dans la plupart des professions libérales et des services publics, et qui vient de leur être reconnue expressément dans le Statut des Fonctionnaires, leur a été, jusque-là, refusée dans les professions industrielles.

45En effet, si une transformation profonde s’est opérée dans l’emploi des femmes dans les professions industrielles, si les femmes sont de moins en moins occupées à des travaux de manœuvres, l’immense majorité des femmes est cantonnée dans les emplois spéciaux, c’est-à-dire dans les emplois ne nécessitant aucun apprentissage. Dans le travail des métaux par exemple, sur 188 000 femmes, 106 000 sont des ouvrières spécialisées ; 6 000 seulement sont qualifiées.

46Aucune objection valable ne peut être faite à l’emploi des femmes comme ouvriers qualifiés et hautement qualifiés. Le métier de tourneur ou d’ajusteur, par exemple, répond mieux aux possibilités physiques des femmes que certains travaux – comme le décapage dans les ateliers de polissage – qui leur sont actuellement confiés. Quant aux aptitudes des femmes pour les emplois qualifiés, il ne fait aucun doute que les femmes possèdent les qualités d’attention, de précision, d’initiative nécessaires. De nombreuses femmes ont été d’ailleurs employées, avec succès, au cours de la guerre 1914-1918 à la fabrication de l’outillage, à l’affûtage et à la rectification des outils. De véritables centres de formation professionnelle accélérée ont été, en 1916, créés, à Nantes notamment, pour former en peu de temps des ouvrières qualifiées tourneuses, ajusteuses ou fraiseuses, auxquelles on donnait une instruction à la fois théorique et pratique. Les résultats ont été des plus satisfaisants.

47Cependant, dans l’état actuel de l’organisation de l’apprentissage, l’accès des professions qualifiés est pratiquement fermé aux femmes. Dans la crise générale de l’apprentissage dont souffre actuellement la France, l’apprentissage féminin fait figure de déshérité. Non seulement, en effet, les Centres d’apprentissage réservés aux jeunes filles sont de beaucoup les moins nombreux, mais encore, à part quelques cours commerciaux, ils sont cantonnés dans les métiers dits spécifiquement féminins ; couture, repassage, raccommodage, stoppage, fleurs artificielles, etc. Un seul centre féminin d’apprentissage pour le travail des Métaux existe dans la région parisienne à Puteaux, il fonctionne depuis un mois seulement.

48Il est bien évident que tant que les femmes n’auront pas, en même temps que la possibilité d’accéder à tous les emplois, la possibilité d’accomplir un apprentissage au même titre que les travailleurs masculins, elles n’auront pas acquis l’égalité économique.

49Cette question n’est pas seulement une question de justice sociale, elle répond à une nécessité économique. Le manque de main-d’œuvre qualifiée est l’un des problèmes qui se posent en France avec le plus d’acuité. Notre industrie, qui dispose d’une masse importante d’ouvriers spécialisés, souffre d’une pénurie de professionnels. Ce besoin ne fera que s’accroître dans les années à venir. La main-d’œuvre féminine offre, à cet égard, d’immenses possibilités. Les femmes doivent donc avoir accès à la Formation professionnelle accélérée, organisée pour parer dans l’immédiat à cette pénurie de main-d’œuvre qualifiée. Dans de nombreuses usines, les cours de perfectionnement viennent d’ailleurs de leur être ouverts. Elles ont accès aussi au centre de rééducation professionnelle de la Fédération des Métaux, avenue Michel Bizot, à Paris, et des résultats étonnants y ont été obtenus. Dans ce centre, qui compte actuellement 130 femmes, et dans lequel la durée moyenne du stage est de 4 mois ½, non seulement des ouvrières spécialisées, mais une cuisinière, des vendeuses, sont devenues ouvrières qualifiées de 1re et même de 2e catégorie, et ont passé avec succès le cap comme ajusteuses, tourneuses, radio-monteuses, etc.

50Mais s’il reste en France des préjugés à vaincre dans le domaine du travail féminin, il faut aussi combattre, chez les femmes ellesmêmes, un complexe d’infériorité. Les femmes restent souvent par leur faute cantonnées dans les emplois inférieurs ; elles s’imaginent que tel emploi qu’elles n’ont jamais vu exercer que par des hommes, est au-dessus de leurs capacités. Ce sentiment les éloigne très souvent des cours de perfectionnement et de l’apprentissage des métiers qualifiés.

51L’émancipation économique des femmes est à l’ordre du jour, elle est en bonne voie. Lorsqu’elle sera réalisée, prendra fin l’une des pages les plus longues et les plus douloureuses de l’histoire du travail.

52Madeleine Guilbert

Notes

  • [1]
    Madeleine Guilbert nous a quittés le 17 mars 2006.
  • [2]
    Madeleine Guilbert, 1966, Les fonctions des femmes dans l’industrie, Mouton, Paris.En ligne
  • [3]
    Travail, genre et sociétés, n°1/1999, avril, p. 14.
  • [4]
    « Le travail des femmes », article paru en 1946 dans la Revue Française du Travail, n° 8, novembre, pp. 663-670.
  • [5]
    Madeleine Guilbert, 1966, Les femmes et l’organisation syndicale avant 1914, cnrs, Paris.
  • [6]
    Texte publié avec l’aimable autorisation de la Revue Française des Affaires Sociales qui a succédé à la Revue Française du Travail.
  • [7]
    C’est ainsi que la ville de Mulhouse où se développe l’industrie cotonnière voit le chiffre de sa population passer de 6 000 habitants en 1798 à 30 000 en 1836. Encore tous les ouvriers employés dans les manufactures ne peuvent-ils se loger dans la ville. Une partie de la population ouvrière, la moins bien payée, se loge dans les campagnes environnantes et effectue matin et soir de longs trajets à pied.
  • [8]
    En abolissant les corporations, la loi Le Chapelier avait, en fait, supprimé le droit d’association. Ce droit ne fut rétabli que par la loi de 1884.
  • [9]
    Le même fait se reproduit d’ailleurs partout où la grande industrie se développe. En Angleterre entre 1881 et 1891 le nombre des femmes entrées dans l’industrie et le commerce s’est élevé dans la proportion de 10 000 personnes tandis que les travailleurs masculins ont vu leur contingent diminuer de 10 par 10 000.
  • [10]
    L’annuaire statistique du ministère du Travail ne donne que jusqu’en 1914 le nombre des femmes syndiquées.
  • [11]
    À partir de 1942 les écoles primaires supérieures sont intégrées dans l’enseignement du second degré.
  • [12]
    Le nombre de femmes exerçant une profession domestique est passé de 1 047 000 en 1866 à 663 000 en 1936.
  • [13]
    D’après les enquêtes trimestrielles du Service de Statistiques du ministère du Travail.
  • [14]
    C’est maintenant dans le commerce que la femme accomplit souvent le travail de manœuvre qui était autrefois le sien dans l’industrie.
  • [15]
    Les renseignements actuellement fournis par les organisations syndicales ne donnent qu’un ordre de grandeur. À la C.G.T., on estime par exemple la proportion des femmes à 70 ou 75 % sur un effectif de 300 000 syndiqués dans le textile, à 55 % dans l’alimentation, à 13 % dans la métallurgie, à 40 % pour les employés de la région parisienne. Pour apprécier ces chiffres, il faut tenir compte évidemment du nombre de femmes employées dans les différentes branches, qui est beaucoup plus considérable dans le textile par exemple que dans la métallurgie. Dans la métallurgie, nous dit-on, les ouvrières sont syndiquées dans leur quasi-totalité, tandis que les employées le sont beaucoup moins. À la C.F.T.C. on estime à 1 /3 la proportion des femmes par rapport au chiffre total des syndiqués. Comparés avec ceux que nous avons donnés concernant la période antérieure à 1914, ces chiffres indiquent un progrès énorme dans le syndicalisme féminin. Il serait certainement intéressant de procéder chaque année à un recensement exact des effectifs féminins dans les syndicats ainsi que du nombre de femmes assumant des responsabilités syndicales.
Margaret Maruani
Chantal Rogerat
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Mis en ligne sur Cairn.info le 02/12/2008
https://doi.org/10.3917/tgs.016.0005
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