CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Les licenciements économiques, trop souvent et abusivement appelés « plans sociaux », ont touché, en France, durant les deux décennies 1981-1990 et 1991-2000, respectivement 5,2 millions et 4,6 millions de salarié-e-s, le plus souvent des ouvrier-ère-s. Si leur nombre est en recul depuis quelques années, ils sont encore à l’origine de la rupture du contrat de travail d’un million de personnes entre 2001 et 2005 [1]. L’événement licenciement est un choc avec des implications individuelles et collectives que j’analyserai pour les seuls licenciements sélectifs, ceux qui donnent lieu à une réduction des effectifs sans fermeture de l’établissement, en montrant tout l’intérêt d’une approche sexuée de la question [2].

2On pourrait, en effet, croire par exemple que les femmes vivent mieux leur éviction de l’entreprise que les hommes parce que leur relation à l’emploi serait moins forte. Il n’en est rien.

3Cette analyse s’appuie sur cent vingt entretiens conduits en face-à-face ou par téléphone auprès d’ouvrier-ère-s ayant subi un licenciement sélectif. Ils sont extraits d’une enquête plus vaste menée dans le cadre d’une thèse de sociologie en préparation qui étudie les trajectoires, sur une vingtaine d’années, de deux cent trente licencié-e-s issu-e-s de la bonneterie Chemise et de l’entreprise de mécanique Moteur [3] installées à Traville dans une vallée du massif vosgien. Chemise licencia trente ouvrières en 1979 avant de se séparer des cent quarante-deux dernier-ère-s salarié-e-s en 1981, lors de la fermeture de l’usine. Dans le cadre de cet article, seules les licenciées de 1979 font partie de la population étudiée. En 1983, sur les six cent cinquante personnes que comptait l’entreprise Moteur, unité d’un groupe américain, le licenciement collectif toucha cent cinquante-quatre salarié-e-s, dont quarante et une ouvrières, toutes ouvrières spécialisées (os) sauf une et quatre-vingt-douze ouvriers, répartis, à parts égales, entre ouvriers professionnels (op) et ouvriers spécialisés (os). La moyenne d’âge de ces ouvrières et ouvriers licencié-e-s en 1979 et 1983, était de 34 ans. Presque tou-te-s vivaient en couple avec un ou plusieurs enfants. Durant les années 1970, de nombreux conflits avaient marqué la vie de ces deux entreprises. Dans cette tradition de luttes, leurs salarié-e-s, fortement syndiqué-e-s à la cfdt, s’opposèrent vigoureusement, mais en vain, à ces licenciements qui survinrent dans une vallée industrielle en déclin à la suite de la crise du textile. Entre 1968 et 1990, le volume d’emplois a baissé de 15 % et la population totale de 7 %.

4Lors d’une fermeture (Chemise en 1981) comme lors d’une réduction d’effectifs (Chemise en 1979 et Moteur en 1983), l’inquiétude face à l’avenir est forte. Cependant les réactions diffèrent d’une situation à l’autre. Dans le cas d’une fermeture, la rupture est vécue de manière plus collective. Tout le personnel subit le même sort. Ainsi, à Chemise, en 1981, une partie des salarié-e-s a occupé l’usine durant un mois après la réception des lettres de licenciement. La colère qui s’exprimait était alors tournée vers les patrons ou leurs représentants, et plus encore peut-être vers les élus locaux jugés peu efficaces pour trouver des solutions au déclin économique de cette vallée. Dans le cas d’une réduction d’effectifs, le licenciement, parce qu’il résulte d’une sélection, isole chaque personne. Il est vécu de façon individuelle. La désignation des licencié-e-s engendre une blessure spécifique qui se traduit par un sentiment d’injustice ou une remise en cause de l’image de soi. L’impact psychologique se double d’une dégradation des rapports interindividuels. Le collectif éclate. Les syndicats servent de bouc émissaire. La défiance à leur égard est définitive.

5Danièle Linhart (2002), dans l’étude qu’elle a réalisée sur les suppressions d’emplois successives opérées par l’entreprise Chausson de Creil, dans l’Oise, entre 1993 et 1996, décrit également l’émergence d’attitudes différentes de la part des salarié-e-s selon que les licenciements procèdent d’une réduction d’effectifs ou d’une fermeture : « La communauté des Chausson s’est déchirée, les uns se dressant contre les autres ou se détachant des autres. Lors du premier plan social, il y a ceux qui, avec les syndicats, ont voulu témoigner de la solidarité envers les licenciés et lutter contre les licenciements, mais d’autres, par peur, sont rentrés dans le rang pour préserver leurs chances dans l’avenir. La mobilisation de tous dans l’action, derrière les syndicats alors unis, ne s’est produite que lorsque l’évidence de la fermeture s’est imposée et qu’il n’y a plus eu d’emplois à protéger » (p. 102).

6À partir des réductions d’effectifs opérées à Chemise en 1979 et à Moteur en 1983, on s’intéressera, dans un premier temps, aux effets du licenciement sélectif sur les personnes puis, dans un deuxième temps, à ceux produits sur les collectifs d’ouvrier-ère-s.

Le licenciement et les personnes

7En se référant aux travaux de Paul Lazarsfeld et Raymond Ledrut, Didier Demazière (1995) rappelle que le chômage ne se réduit pas à une privation d’emploi. Il peut être vécu comme une humiliation due à l’injustice subie et, paradoxalement, à la culpabilité éprouvée. La vie sociale est en outre menacée.

8Lors de réductions d’effectifs, un grand nombre de licen-cié-e-s, femmes et hommes, avec plus ou moins d’intensité, ressentent une humiliation due à la sélectivité de l’exclusion. On observe toutefois des variations dans les réactions liées au sexe, à l’âge et à la formation. Elles s’expliquent par la façon dont les licencié-e-s appréhendent leur nouvelle vie sociale et par leur évaluation des chances de trouver un emploi. On précisera, dans un premier temps, ce que recouvre la blessure du licenciement sélectif, avant de procéder à une lecture sexuée des différentes réactions suscitées par la rupture du contrat de travail. Dans un troisième temps, on essayera de mesurer les effets de l’exclusion sur la santé des personnes.

La blessure du licenciement sélectif

9L’humiliation de la sélection, Renée, 45 ans, l’a ressentie avec intensité. Elle était mariée à un ouvrier et son dernier fils alors au chômage vivait encore au foyer. Comme beaucoup de licenciées de son âge, son exclusion n’était pas sans lien avec un problème de santé contracté au travail. Elle était bien intégrée à l’univers Moteur. Elle participait toujours aux grèves et aux manifestations. Aussi n’a-t-elle manqué aucune des actions d’opposition aux licenciements. Quand elle apprit son renvoi, ce fut un choc. Elle eut immédiatement la sensation d’être étiquetée « mauvaise ouvrière ». Pour faire face à ce choc et le surmonter, il lui a fallu rompre avec toutes les personnes et tous les lieux ayant un lien avec son ancienne usine. Au cours de l’entretien, Renée estime que, dans le cadre d’une fermeture, sa réaction eut été différente. Elle distingue ainsi les deux types de licenciement.

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« – Comment vous avez appris que vous alliez être licenciée ?
- Le dernier matin, je suis venue travailler. Et puis bon, dans le secteur où je travaillais, on était deux à être en balance. Depuis 7 heures jusqu’à 9 heures, par là, nos chefs respectifs étaient dans les bureaux. Et puis, bon, et ben c’était moi. Auparavant, je travaillais sur de grosses machines. Il fallait porter de lourdes charges, des grosses caisses. Et par la suite, je n’ai plus pu porter ces caisses. Il n’y avait pas assez de places pour des gens comme moi. Bon, c’est surtout ça qui… Ça m’a fait tellement, tellement mal parce que je ne me considérais pas comme une mauvaise ouvrière. Et ce qui se disait toujours, c’est "ah ben, quand les mauvais seront partis, l’usine marchera de nouveau bien". Ça vous fait mal quand vous êtes licenciée. Enfin, je me rappelle que depuis que j’ai su, à 9 heures, que j’étais dehors, jusqu’à 1 heure de l’après-midi, quand on est parti, je n’ai fait que pleurer, pleurer. Je suis partie, je n’avais rien débarrassé, je n’avais rien rangé. C’est des copines qui m’ont aidée. Enfin, j’étais dans un état épouvantable. Et puis ça, c’était radical : on ne revenait plus le lendemain. C’était fini. Et puis après, j’allais tellement mal à la maison. Je suis allée chez le médecin. Je me sentais tellement mal qu’il m’a donné des antidépresseurs. (…)
- Et vous aviez des difficultés pour dormir ou des choses comme ça ?
- Du mal à dormir, pff… Je me sentais rabaissée. C’est ça. Ce n’est pas explicable comment je me sentais… Si toute l’usine fermait, on se dirait… Si toute l’usine ferme, si on licencie tout le monde, c’est tout le monde, mais là, vous êtes parmi les plus mauvais ouvriers. C’est ça qui… Pour moi, c’est ça que je ressentais.
- C’est plus dur quand il n’y a qu’une partie qui part…
- Ah oui ! Oui. C’est incroyable, c’est épouvantable ce qu’on ressent. Avant le licenciement, toutes les semaines, on montait faire nos courses à Traville, une ou deux fois dans la semaine. Pendant 2 ans, je n’ai plus voulu faire une course à Traville. Je ne voulais plus voir personne qui avait travaillé chez Moteur, à part quelques bonnes copines, mais je ne voulais plus voir personne ; j’allais faire mes courses à Luville pendant 2 ans. Et puis après, c’est revenu tout doucement. Mais il ne fallait pas me parler de chez Moteur. Le chef, je lui en ai voulu à mort, je lui avais promis vengeance. Promis vengeance hein ! J’étais vraiment à un point… Bon, je ne lui ai jamais rien fait, mais aujourd’hui encore, je le trouve à Traville, je ne lui dis pas bonjour, ah non, pour moi, non. On est marqué. On est marqué parce qu’on nous prend pour les mauvais ouvriers. »

11« L’humiliation n’est pas seulement issue d’une infériorité, elle est l’expérience d’une blessure de l’amour-propre, expérience de la négation de soi suscitant le désir de vengeance » (Ansart, 2002, p. 19). Les propos de Renée révèlent toute la violence que recèle un tel licenciement. La blessure n’a rien d’anodin. Elle peut nourrir la tourmente durant plusieurs années. Ce fut le cas pour Gaby, couturière à Chemise, 30 ans, mariée à un ouvrier et mère d’un enfant de 9 ans.

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« - Certaines me disent que parce qu’elles étaient licenciées, elles avaient l’impression qu’on les désignait comme les mauvaises ouvrières.
- Oui, ça c’est vrai. Et puis après, bon, après… C’est bien simple, c’est là que j’ai pris du poids. J’avais vingt kilos de plus que maintenant. C’est quand je me suis retrouvée au chômage parce que je me levais la nuit, je faisais des cauchemars… Je mangeais, je mangeais, je mangeais.
- Vous dormiez moins bien ?
- Ou très peu. Je ruminais. C’est bête parce que ça n’arrange pas les choses mais voilà je ruminais.
- Qu ’est-ce que vous vous disiez ?
- Je suis nulle, que euh, je me sentais diminuée. Je l’ai très mal pris. Je ne l’ai pas montré par contre. Je ne voulais pas le montrer. Il y en a qui ont pleuré dans l’usine, qui ont tapé du pied. Moi, non, je suis partie mais… Il y avait de la haine, hein.
- De la haine contre qui ?
- Contre l’entreprise, pas par rapport aux gens qui travaillaient là, par rapport à l’entreprise.
- Finalement, c’est assez rare. C’est plutôt de la haine contre les gens.
- Non, non… Peut-être que je me suis dit : "celle-là, elle n’aurait pas dû rester, elle ne travaillait pas plus que moi". Mais, sans plus, quoi. C’était plutôt de la rage contre le patron, quoi. C’est vrai que j’ai sûrement pensé : « celle-là, elle n’en faisait pas plus que moi, pourquoi elle reste ? Par contre, je ne comprenais pas aussi, qu’il y en a qui n’ont jamais fait grève, qui ont travaillé comme des malades, qui faisaient toujours tout et qui ont été licenciées et puis des autres qui n’en foutaient pas lourd et qui restaient là. Je n’arrivais pas à comprendre. Pour moi, c’était une injustice. Oui, j’ai pensé à elles, je me disais "c’est pas normal"… Je chialais. J’ai été mal longtemps, hein. Disons 7, 8 ans… Peut-être en diminuant, mais… Même encore maintenant, quand j’y pense… Bon, je ne me réveille plus pour ça mais… Mais, il y a toujours quelque chose qui reste.
- Et donc, les premières années, c’était…
- La nuit, la nuit. Bon, je me levais toujours en cachette, je ne disais rien. »

13L’altération de l’image de soi a des conséquences sur la santé. Pour Gaby, cela s’est traduit par des troubles du sommeil et une prise importante de poids durant plusieurs années. Après 4 ans de chômage, elle retrouvera un emploi stable et la satisfaction de travailler. Mais le mal-être se prolongera encore pendant plusieurs années.

14Catherine Sellenet (1997) qui a enquêté auprès de plusieurs dizaines de licencié-e-s ayant perdu leur emploi en 1979 note : « Une question lancinante, immuable, est revenue tout au long des entretiens : "pourquoi moi ?" Une interrogation qui marque l’exclusion sans la compréhension. Seuls les militants syndicaux ne personnifient pas l’exclusion, parce que la sélection qui s’est opérée à leur encontre, signe et authentifie leur combativité. La lutte passée donne en quelque sorte sens à la mise en chômage. Pour les autres, la sélection les renvoie à un manque dont leur personne serait plus ou moins atteinte, à une incapacité quelconque, stigmate de leur incompétence » (p. 42). L’interrogation « pourquoi moi ? » est spécifique au licenciement sélectif. Elle se retrouve dans mon enquête.

15Un ouvrier professionnel de 43 ans, père d’un enfant explique :

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« Et chaque fois, ça revient, pourquoi on m’a foutu dehors ? Et pourquoi on m’a foutu dehors ? Ça, ça revient : pourquoi on m’a viré ? Pourquoi moi, quoi ? Enfin pourquoi moi quand on est je ne sais plus combien de salarié-e-s ? Bon, j’étais dans le tas mais, c’est vrai que "pourquoi moi" et finalement peut-être que je ne faisais pas bien mon boulot ? Ça remet en cause un petit peu chaque fois. On se remet en cause. On se dit : "merde, qu’est-ce que j’ai fait qu’il ne fallait pas faire, quoi ? Je connais bien le chef, je connais bien les supérieurs hiérarchiques. L’autre, qui faisait la contre-équipe, c’était un copain. Qu’est-ce qu’il a fait de mieux que moi ? Il n’y a pas de raisons. Je ne vois pas ce que j’ai mal fait" ».

17Le « pourquoi moi ? » peut avoir deux sens. On les retrouve tous deux dans le témoignage de l’ouvrier professionnel. Cette interrogation exprime d’abord le doute de soi : « Finalement, peut-être que je ne faisais pas bien mon boulot ; ça remet un peu en cause à chaque fois ». Dominique Schnapper (1994) soutient : « Quelles qu’aient été les circonstances de son licenciement ou de son échec à trouver un emploi, le chômeur garde des doutes sur ses capacités personnelles » (p. 84). La question traduit ensuite davantage un sentiment d’injustice établie sur la comparaison de sa propre implication dans le travail à celle des autres : « L’autre, qui faisait la contre-équipe, c’était un copain. Qu’est-ce qu’il a fait de mieux que moi ? »

18Comme dans l’enquête de Catherine Sellenet (1997), les militant-e-s syndic-aux-ales de Moteur et de Chemise ne se sont pas posé-e-s cette question. Ils/elles expliquent leur exclusion par leur engagement. Marc, op, délégué durant plusieurs mandatures : « Bon, au départ, il y avait une situation économique. Mais il y avait aussi une purge. Ils voulaient aussi en profiter. La preuve, quand on regarde les gens qui ont été licenciés à cette époque, c’était les durs. » Roger, militant actif, ne s’est pas davantage étonné : « Je n’avais aucune chance de rester. J’étais jeune et militant syndical. Je les soupçonne de m’avoir mis sur une voie de garage à la fin. Ils m’ont mis sur un poste qu’ils savaient qu’ils allaient supprimer. Comme ça, ils pouvaient justifier mon licenciement. » Les responsables de leur expulsion sont les membres de l’équipe dirigeante.

19À l’exception des syndicalistes, les licencié-e-s, blessé-e-s, en s’interrogeant sur eux-mêmes et sur leurs anciens et leurs anciennes collègues se sont situé-e-s, au terme d’une lutte collective de plusieurs mois, dans une réflexion centrée sur l’individu, et non pas dans un rapport de classes. Le licenciement sélectif est un choc. Il déstabilise la personne dans ses dimensions psychologiques et sociales. Résultat d’une sélection, il est source de sentiments et de manifestations d’humiliations. Individualisée, l’injustice est vécue dans la solitude.

La rupture : le désarroi plus fréquent chez les femmes que chez les hommes

20L’humiliation due à la sélectivité de l’exclusion atteint toutes les catégories de licencié-e-s. En revanche, le désarroi qui suit le licenciement apparaît plus fréquemment chez les femmes, chez les plus âgé-e-s et chez les moins diplômé-e-s. Ces différences s’expliquent par deux variables : la « signification accordée au chômage » et 1’ « estimation des perspectives d’emploi ». Notons que les licencié-e-s dans le cadre d’une fermeture peuvent également connaître ce désarroi qui porte sur la perturbation de la vie sociale et la crainte de l’avenir.

Des réactions différenciées chez les hommes

21Quatre réactions se dégagent. La première est empreinte de sérénité et manifeste une confiance en l’avenir professionnel. La seconde est symétrique à la première. C’est aussi la question du futur emploi qui prévaut mais cette fois-ci comme source d’inquiétude. La troisième est dominée par le mal-être de ne pas travailler. La dernière, nettement moins courante, provient de célibataires qui manifestent une certaine indifférence à la perte d’emploi.

22Dans les entretiens, les hommes, qui indiquent avoir envisagé avec confiance leur carrière professionnelle, avaient autour de la trentaine en 1983. Si la plupart étaient op, quelques-uns étaient os et titulaires du cap. Tous ont surmonté la blessure du licenciement.

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« Non, je n’étais pas anxieux. On savait que derrière il y avait la formation et une bonne indemnité chômage, j’avais le temps de me retourner » (op, 31 ans, un enfant) ;
« En ce qui me concerne, moi personnellement, après, c’était un soulagement, en dehors du fait de laisser les collègues, ça me permettait d’avoir la voie libre pour autre chose quoi » (os, 29 ans, un enfant) ;
« À l’usine, j’avais fait des cours du soir pour apprendre autre chose. J’avais quand même l’idée qu’un jour peut-être, je ferais autre chose. Ça devient monotone 8 heures toujours sur une machine » (op, 32 ans, un enfant) ;
« Moi, je ne m’en suis pas fait pour ça. J’avais un métier en mains » (op, 31 ans, deux enfants) ;
« Bon, ce n’était pas tellement juste. Mais, je l’ai quand même pris d’un assez bon côté puisque j’avais mon métier de maçon » (os, 44 ans, quatre enfants) ;
« Ça ne m’a pas plu d’être licencié, ça, c’est sûr. Mais bon, je pensais que je retrouverais, que je ferais de l’intérim ou n’importe quoi. Je pensais que j’allais trouver, je n’étais pas inquiet » (op, 33 ans, deux enfants) ;
« Anxiété ? Ah non, non ! À 24, 25 ans, non ! Et puis, c’était encore une période où il y avait du boulot » (op, 26 ans, un enfant).

24Ces hommes mentionnent que pour réussir leur reclassement ou leur reconversion, ils comptaient sur différents atouts : une formation, un métier ou un marché du travail ouvert. De telles considérations ne sont jamais tenues par les ouvrières. Certains reconnaissent toute l’importance du soutien de leur épouse. Ces ouvriers disposaient d’une expérience et d’un diplôme. Ils étaient dégagés des tâches domestiques. Ils pouvaient réaliser des projets de reconversion précis ou espérer une embauche en usine dans un délai satisfaisant. Ils retrouveront du travail rapidement, en qualité d’indépendant pour quelques-uns, de fonctionnaire pour d’autres, dans l’industrie pour une majorité, le plus souvent après avoir suivi une formation. Leur sérénité était fondée sur une estimation objective de leurs chances d’insertion.

25Certains os et op, dépassant la quarantaine, seuls pourvoyeurs de ressources de la famille, situation spécifiquement masculine dans la population étudiée, étaient tourmentés par un avenir professionnel incertain. « Et le stress et tout ; on avait encore des enfants à la maison » (os, 44 ans, cinq enfants). Un autre, op, 43 ans, titulaire d’un cap et d’un brevet professionnel, dit : « J’avais trois enfants. J’avais une bonne place et d’un coup plus rien. Vous savez, c’est dur. Vous vous demandez où c’est que vous allez ». Le licenciement brisera sa carrière professionnelle placée sur une pente ascendante depuis qu’il était entré chez Moteur 20 ans plus tôt en qualité d’os. Vingt mois après son départ de l’entreprise, faisant le constat de l’impossibilité à trouver un emploi qualifié, il accepta un poste, payé au smic, qu’il occupera jusqu’à la retraite. Sa femme, sans travail rémunéré, s’occupait de leurs enfants.

26Étant donné la génération d’appartenance, ces hommes de plus de 40 ans faisaient partie d’une famille nombreuse au sein de laquelle l’épouse demeurait au foyer. Le nombre d’enfants accroissait l’inquiétude due à leur fragilisation sur le marché du travail, conséquence du comportement des employeurs à l’égard des travailleurs âgés. Le retour à l’emploi s’effectuera au prix d’une déqualification ou de l’instabilité.

27Un troisième groupe d’hommes licenciés exprime d’abord la difficulté de demeurer à la maison. Ni l’âge, ni la position dans la hiérarchie ouvrière ne les singularisaient. Le présent était déstructuré par l’absence de travail. La dépression guettait.

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« Rester à la maison, ça voulait dire "feignant, gros feignant. Tu ne fous rien, ta femme travaille." Parce que ma femme travaillait. Alors, moi rester à la maison et la femme qui travaille, ça fait de la dépression ça. (…) Je faisais le dîner, je faisais ce qu’il fallait faire à la maison pour qu’elle ait le minimum à faire. Mais dans le fond de moi qu’elle soit à la maison, une femme à la maison, moi que je travaille, c’est normal. (…) Quand j’ai été au chômage, malheureux ! Je comprends qu’il y en a qui se suicide » (os, 41 ans, deux enfants) ;
« Il fallait que je travaille. Je ne pouvais pas rester comme ça. Je crois que j’aurais fait de la dépression. On n’est moins que rien. On est à la maison. On n’a pas de boulot. Moi, je ne m’imaginais pas sans travail » (os, 23 ans, marié, sans enfant).

29La sensation de n’être rien à la maison, tout particulièrement quand l’épouse travaille, les caractérise. C’est une réaction propre aux hommes. Comme le souligne Armelle Testenoire (2001), « le travail demeure un élément constitutif de l’identité masculine qui se construit à distance du féminin et du foyer qui lui est associé » (p. 131). Tous retravailleront assez rapidement. Mais une partie, faisant l’impasse sur la formation, acceptera un premier emploi déqualifié, parfois précaire.

30Plusieurs hommes célibataires, os ou op non diplômés, occupant des postes de production, ont accueilli l’annonce de leur départ dans une relative indifférence.

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« De toute façon, j’étais content de partir (…). Je participais à toutes les actions. Ça, c’est des bons souvenirs (…). Mais pour moi, je m’en foutais, j’attendais rien. Je participais. C’était bien. » (op, sans diplôme, 31 ans, célibataire) ;
« Je n’étais pas marié. J’avais 30 ans. Je n’en avais rien à foutre. Je n’avais pas de famille, je n’avais pas de pression au niveau argent. Je vivais chez mes parents » (op, sans diplôme, célibataire).

32Leurs réactions doivent s’analyser à l’aune de leur vie privée et d’un environnement de travail hostile fait de chaleur, de bruit et de vapeurs d’huile. La relation à l’emploi était relativement faible parce que le travail effectué à Moteur ne les intéressait pas et parce qu’ils bénéficiaient d’une sécurité financière procurée par leurs parents. Bien souvent, une augmentation de la consommation d’alcool sera la première conséquence de leur départ.

Le désarroi, réaction dominante chez les femmes

33Chez les ouvrières, l’événement est raconté, pour une majorité, avec des mots évoquant la douleur, la peur ou l’angoisse. À l’inverse, une minorité de femmes ont quitté l’entreprise avec l’espoir de se reconvertir dans un nouveau métier plus satisfaisant. Elles seront rapidement déçues. Enfin, les mères d’enfants en bas âge n’ont pas considéré la situation négativement dans la mesure où elle leur permettait d’élever leur enfant à la maison.

34Pour de nombreuses femmes, le licenciement est un choc très violent.

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« Des fois, je ne dormais plus la nuit, hein. J’avais du mal. Je pleurais, je pleurais. Et comme on savait qu’il y avait beaucoup de chômage, tout ça, j’avais toujours peur de ne plus trouver. (…) De l’usine, moi je sais que j’étais toujours bien, et puis après, ça m’a foutu un coup quand j’ai été licenciée. C’était dur pour moi, hein » (os, 42 ans, deux enfants) ;
« Qu’est-ce que vous voulez que je vous dise monsieur ? J’ai été anéantie (…) Et moi, j’étais dehors et voilà. Je ne peux pas vous dire plus mais le jour d’aujourd’hui, la plaie n’est pas fermée » (os, 49 ans, deux enfants) ;
« Je n’aimerais plus passer par là. L’après-midi, le soir, je voyais mon mari prendre le sac, le casse-croûte et partir au travail, je chialais de rester là. Vraiment, je chialais hein. Aujourd’hui encore je chiale quand je parle de ça (ses yeux rougissent) » (OS, 34 ans, deux enfants). Elle ajoute plus loin dans l’entretien : « Je mettais des affiches dans toutes les vitrines des magasins, partout, partout pour dire que je cherchais du travail. Ce n’était pas du ménage spécifiquement. Moi, ce que je voulais, c’est tra-vail-ler, c’est tra-vail-ler (en détachant bien les syllabes) et point final » ;
« J’ai toujours travaillé, alors… Et puis un seul salaire ça ne suffit pas pour vivre comme il faut avec trois enfants (…). Je voulais travailler, je n’aime pas rester à la maison » (os, 29 ans, trois enfants) ;
« Au bout de sept ans d’usine, je croyais que c’était parti pour la vie. Si ça avait été deux, trois mois, mais là, oui, j’étais déçue. J’ai même eu du mal à m’en remettre » (os, 26 ans, mariée, sans enfant).

36Les ouvrières avaient toujours exercé une activité professionnelle, le plus souvent depuis la fin de la scolarité obligatoire. La naissance d’un enfant avait pu occasionner un retrait professionnel d’un an, mais pas plus. Elles n’avaient pas de diplôme. Elles travaillaient dans les deux entreprises qui offraient, grâce à l’action syndicale, les meilleurs salaires sur le bassin. Certes, les conditions de travail n’étaient pas bonnes : cadences harassantes chez l’une et insalubrité chez l’autre. Mais, elles savaient que ce n’était pas mieux dans les autres usines qu’elles avaient souvent quittées pour, précisément, entrer à Chemise dans les années 1960 ou à Moteur dans la décennie suivante. Elles savaient aussi que l’emploi manquait dans cette vallée. En 1982, le taux de chômage des femmes était de 18 %, trois fois plus que celui des hommes [4]. Les ouvrières licenciées se retrouvèrent ainsi, à leur départ de l’usine, sans aucune perspective d’emploi et devant ce qui leur apparaissait comme un vide social. Le désarroi pouvait s’installer.

37Elles essayèrent de surmonter ce mal-être. Elles n’avaient pas d’enfants en bas âge ; mais c’est par un nouvel investissement dans la vie familiale et la formation qu’une majorité a retrouvé un équilibre quelques mois après le licenciement. Il n’en reste pas moins que plusieurs femmes sont entrées dans un état dépressif chronique qu’elles n’ont pas quitté, ou seulement au terme de plusieurs années.

38Une minorité de femmes parle d’un départ où le soulagement de sortir d’une période de forte tension et l’espoir de recommencer une vie professionnelle plus satisfaisante sont souvent mêlés :

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« C’est vrai qu’après des mois et des mois de combat, il y a un soulagement et aussi l’espoir de refaire autre chose dans la vie (…) Quand on a eu les lettres de licenciement, moi j’étais contente. J’ai dit : "tant mieux, j’en ai marre de la boîte là" » (Eva, os, 31 ans, deux enfants).

40Ici, le rapport au travail domine. À trente ans, elles y croyaient, ces femmes qui ne supportaient plus l’usine. Ce licenciement devait être une chance. Elles allaient pouvoir démarrer une nouvelle carrière correspondant à un projet. Leur avenir ne serait plus à l’usine mais dans la coiffure ou dans le paramédical, secteurs qui les avaient déjà intéressées lorsqu’elles étaient plus jeunes.

41Eva nous dit :

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« J’étais assez branchée pour faire aide-soignante ou quelque chose comme ça. Mes copines, c’était aussi leur envie. Donc, on a fait nos recherches, on a essayé de se renseigner. Alors, on s’est pris une journée. On est descendues à Strasbourg. On a essayé de se renseigner. Là, on a pris des claques. C’était à l’école d’aides-soignantes. Quand on est sorties de là, on avait les bras ballants. Il fallait avoir 3 ans d’agent hospitalier, soit le bep (brevet d’étude professionnel) carrières sanitaires. »

43Eva suivra des cours dits de remise à niveau puis un stage de magasinière. Elle exercera son premier emploi postlicenciement en qualité de chauffeuse de taxi à temps partiel contraint. Ses amies préféreront les formations par correspondance. L’espoir aura été de courte durée.

44Quelques réactions à l’annonce du licenciement sont plutôt positives. Liées à la vie familiale et au désir d’élever un enfant en bas âge, elles concernent les femmes qui sortaient de maternité ou qui souhaitaient y entrer.

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« Et je me rappelle qu’à l’époque, je n’aurais pas dû être licenciée. Et normalement, je n’étais pas sur la liste. J’ai demandé à partir. C’était vraiment le moment où j’avais envie d’un troisième » (os, 25 ans, deux enfants) ;
« Je suis restée au chômage et dans les formations 5 ans, mais c’était voulu. J’avais une gamine, elle avait 2 ans quand j’ai été licenciée » (op, 26 ans, un enfant) ;
« Le facteur m’a dit : je ne vous apporte pas une bonne nouvelle. J’ai tout de suite compris de quoi il s’agissait. J’étais ravie » (os, 30 ans, deux enfants, en fin de congé parental).

46La prime de licenciement et les indemnités de chômage furent perçues comme une aubaine ou comme un moyen permettant de reconsidérer temporairement le rapport à l’emploi. Ces comportements sont à rapprocher du succès de l’allocation parentale d’éducation de deuxième rang auprès des femmes de milieux modestes. La présence d’un enfant en bas âge reste un motif de retrait de la vie professionnelle qui se renforce quand il y a licenciement.

47À l’annonce de leur exclusion, les réactions des ouvrières comme celles des ouvriers sont diverses. Mais toutes s’inscrivent dans une logique spécifique à leur sexe.

L’impact sur la santé : dépressions et surmortalité

48Les conséquences du licenciement sur la santé n’ont été évaluées que pour les licencié-e-s de l’entreprise Moteur. Les résultats sont en concordance avec des études statistiques démontrant que le chômage suscite une augmentation de prise de médicaments [5]. Je veux cependant montrer ici que les effets d’un licenciement sur la santé des ouvrier-ère-s se manifestent différemment selon le sexe.

49Parmi les trente-quatre licenciées de Moteur avec lesquelles je me suis entretenu, dans l’année qui a suivi le licenciement, on recense une dépression ayant nécessité une hospitalisation, cinq états dépressifs qui ont occasionné la prise d’antidépresseurs ainsi que de nombreuses perturbations du sommeil. Ces troubles ont été surmontés, pour la plupart, au bout de quelques mois. Il y a tout de même deux femmes qui vivent aujourd’hui encore dans un état dépressif chronique dont elles attribuent les premières manifestations au licenciement. Que ces troubles surgissent dans la même période et de manière aussi massive ne laisse aucun doute sur l’existence d’un effet « licenciement » sur la santé, d’autant plus que les récits donnent des détails sur la réalité de l’enchaînement « licenciement – symptômes – prescription médicale ». Le désarroi ressenti et décrit par nombre de femmes montre que le choc est rude et provoque, pour une partie d’entre elles, une altération de la santé.

50Chez les ouvriers, le tableau est différent. On observe, toujours dans l’année qui suit le départ de Moteur, une dépression et deux cas de prise régulière d’antidépresseurs qui sont, pour les intéressés, la conséquence directe du départ de l’usine. Mais, le fait statistique important se situe ailleurs : en 2005, quatorze licenciés sur quatre-vingt-douze étaient décédés. C’était le cas de deux femmes sur quarante et une. Ces hommes avaient entre 28 et 40 ans en 1983. Ils sont donc morts jeunes. Annie Mesrine (2000) écrit : « Le chômage peut être la cause d’une part du surcroît de mortalité des chômeurs. La pauvreté relative, l’isolement social et la perte d’estime de soi, l’adoption de comportements à risque pour la santé, l’impact de la nature de l’emploi ultérieur (plus précaire, plus risqué) en seraient les vecteurs » (p. 38).

51Dans l’enquête sur les licenciés de Moteur, un rapprochement entre alcoolisme et décès a pu être établi. Des ouvriers ont été licenciés parce qu’ils buvaient. Leur espérance de vie était réduite avant même le licenciement. Un effet de structure explique ainsi une part de la forte mortalité. Mais le licenciement a-t-il eu une incidence sur les décès ? Pour trois disparus, les entourages établissent un lien entre la perte de l’emploi stable, l’alcoolisme et la maladie qui a provoqué le décès. Dans un cas, le divorce fait partie de l’enchaînement. Sont ainsi décrites des entrées dans la vulnérabilité sociale définie par Robert Castel comme la conjugaison de la précarité du travail et la fragilisation des rapports de proximité (1995, p. 36). Ces processus ne se sont pas tous terminés par la mort. Aussi, quelques licenciés peuvent aujourd’hui raconter leur déstabilisation. Alex, marié, deux enfants, a traversé une période très difficile après le licenciement. Le divorce dont il attribue l’origine à la rupture de son contrat de travail et six années d’intérim ont bouleversé sa vie :

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« Le chômage, je n’ai pas vraiment connu ; ça a été assez vite l’intérim. Six mois là, trois mois ici, quatre mois ailleurs. Je n’avais plus aucun repère. (…) Et puis il y a eu le divorce ; ça n’allait plus. J’avais une voiture dans un état catastrophique et je roulais sans assurance. J’allais au boulot par les petites routes. Je trichais avec tout. Et là, c’est la dégringolade totale. Je vivais la nuit. Ça a été les cachets après ; c’était la déprime, les antidépresseurs. Et l’alcool ! »

53Après plusieurs années difficiles, l’obtention d’un premier cdd (contrat à durée déterminée) inverse la tendance de sa vie. « Alors, ce qui m’a remonté le moral, c’est que j’ai trouvé du travail moi-même et non par l’intermédiaire d’agences intérimaires ». D’autres, célibataires, révèlent que durant la période de chômage la fréquentation des cafés était devenue plus importante que par le passé.

54Pour les licenciés de Moteur, on peut définir trois types de décès en fonction du rapport à l’alcool des défunts. Le premier est étranger à l’alcoolisme. Le second est très probablement lié à l’alcool. Il y a eu une forte consommation avant et après le licenciement mais on ne sait pas si celui-ci a précipité la mort. Pour certains d’entre eux le retour à l’emploi stable a été rapide. Et puis il y a les trois hommes pour lesquels l’entourage décrit une entrée dans un processus de vulnérabilité, un changement notable de leur façon de vivre et de leur consommation d’alcool. Les témoignages sur ces trois décès permettent d’avancer l’hypothèse d’une surmortalité liée au licenciement dans la population étudiée.

Éclatement du collectif

55L’« éclatement du collectif » va au-delà des divergences de trajectoire post-licenciement. Il recouvre les tensions entre les personnels qui se développent dans la semaine qui précède l’arrivée des lettres de licenciement ainsi que les ressentiments qui suivent l’exclusion. La défiance définitive envers le syndicalisme de la part d’adhérents de longue date est un autre élément de cette réalité.

Tensions et ressentiments entre salarié-e-s

56La confusion règne dans les jours qui précèdent l’envoi des lettres. À Moteur, de multiples rumeurs circulaient sur la composition de la liste des partants et sur les démarches des un-e-s et des autres pour échapper au licenciement. « Ce n’était pas moi qui devais être licenciée, c’était une autre collègue parce que mon poste n’était pas supprimé. Et c’est le poste de l’autre qui était supprimé et paraît-il qu’elle a été voir le directeur du personnel en disant qu’elle allait se suicider si elle allait être licenciée » (une ouvrière). L’annonce, en 2002 des deux cent quatre-vingts premiers départs de l’entreprise Robe située dans l’est de la France a engendré un climat de suspicion similaire. Quelques jours avant l’envoi des courriers fatidiques, les ouvrier-ère-s se sont réunies. Un témoin, extérieur à l’entreprise, avec lequel je me suis entretenu, était présent : « La tension était à son comble, tout le monde se regardait en chiens de faïence, chacun se demandant qui partirait, qui resterait. Pour quelques-unes, les étrangers étaient responsables de leurs malheurs. » Les termes de cet observateur sont proches de ceux utilisés par une femme licenciée par Chausson, propos rapportés par Danièle Linhart (2002) : « Après le premier plan, il y a eu le deuxième. Il a été dur à avaler aussi, celui-là. Tout le monde se regardait un petit peu en chiens de faïence : "C’est toi ? C’est moi qui vais être licencié ?" » (p. 105).

57La dislocation des liens entre salarié-e-s se prolonge après la réception des lettres. Chez Robe, à ce plan de suppressions d’emploi en succéda un autre, six mois plus tard, le dernier, celui de la fermeture. La cassure entre certaines licenciées de la première et de la deuxième vague fut telle que la conseillère de l’anpe qui avait en charge d’organiser des stages de formation dut composer les groupes en évitant de mêler les unes et les autres. Les ressentiments ne s’estompent pas. Dans les entretiens, plus de 20 ans après le licenciement, certain-e-s se comparent aux salarié-e-s resté-e-s en place pour constater avec incompréhension que le manque d’ardeur au travail de l’un-e ou l’alcoolisme de l’autre justifiait leur départ plus que le leur. D’autres se plaignent de l’absence de toute manifestation de solidarité au moment de leur départ. C’est le cas, par exemple, d’une couturière de Chemise licenciée en 1979. Je l’ai rencontrée à plusieurs reprises, d’abord au cours d’un entretien puis dans des circonstances plus informelles. Lors de chaque conversation, elle me parla spontanément du jour où elle quitta l’usine. Elle espérait qu’à travers un arrêt de travail les ouvrières exprimeraient leur solidarité. Ce geste qui aurait adouci son départ n’est jamais venu. Vingt-cinq ans plus tard, le licenciement est d’abord synonyme de ce qui a été vécu comme un abandon.

58Traville est un petit bourg commercial propice aux rencontres impromptues. Les licencié-e-s de Moteur évoquent parfois celles qui se sont déroulées avec d’ancien-e-s camarades de l’entreprise. Une distinction est toujours établie entre les licencié-e-s avec qui il y a discussion et les non-licencié-e-s avec qui l’échange se limite, au mieux, à une salutation.

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« Ceux de Moteur (ceux qui y travaillent toujours), ils sont dans leur monde. Ils n’ont pas d’ouverture. L’autre jour, je rencontre X. Il ne me demanderait pas : "tiens, qu’est-ce que tu deviens ?" Il s’en fout. Bon, à la limite, il sait à peu près ce que je fais, mais bon, ça ne l’intéresse pas. Tandis que moi, quand je rencontre des anciens licenciés, Z, par exemple, alors, tiens, salut, qu’est-ce que tu es devenu ? Chacun se raconte. Oui, moi, j’ai fait ça et après j’ai dû aller là et ainsi de suite. Au moins, je comprends ces gens-là. C’est vingt minutes, une heure de conversation au bord du trottoir. Par contre, si je vois un gars qui n’a pas bougé de chez Moteur, c’est tout juste si on va se dire bonjour. La différence, elle est là » (un ancien os).

60Ainsi, comme l’observe Danièle Linhart (2002), les lettres de licenciement déclenchent « un drame qui correspond à l’effondrement d’un monde ouvrier avec ses valeurs de solidarité, de destin partagé, sa culture valorisant les dimensions collectives, productrices d’identités similaires, dans un jeu de miroirs où chacun trouve sa place en opposition à la’logique du patron’ dans une résistance à sa domination. (…) Le monde ouvrier, avec ses règles du jeu, sa culture et ses valeurs, se déchire, mettant chacun à découvert » (p. 101).

Réactions antisyndicales

61Le monde ouvrier se déchire. Il s’en prend tout particulièrement à ceux qui sont chargés de défendre ses intérêts. Les personnes les plus visées par les critiques sont en effet les syndicalistes.

62Plusieurs critiques sont formulées. L’une consiste à leur reprocher d’avoir conduit des actions qui, par leur nombre ou leur retentissement, ont donné une mauvaise image des salarié-e-s de l’entreprise auprès des employeurs. Une autre se rapporte au manque de soutien du syndicat après le licenciement. Mais, le plus souvent, les militant-e-s deviennent coupables d’avoir conservé leur emploi.

63En 1979, à Chemise, la moitié des déléguées ont perdu leur poste. Mais pour beaucoup, ce n’était pas assez. Il aurait fallu, au nom des valeurs de solidarité prônées par les syndicalistes, qu’aucune d’entre elles ne fût épargnée.

64Dans cette entreprise, l’analyse du rapport au syndicalisme permet de différencier quatre groupes d’ouvrières. Le noyau syndical, se composait de militantes élues ou non élues, actives en dehors des périodes de lutte. Un deuxième cercle, peu politisé, était formé d’adhérentes qui se montraient actives et radicales dans les mobilisations. Leur engagement était décisif pour établir un rapport de forces. Dans un troisième groupe, on retrouvait des adhérentes qui se contentaient généralement de suivre les consignes syndicales, parfois sous la pression des membres des deux groupes précédents. Un quatrième ensemble était constitué d’ouvrières méfiantes ou hostiles à l’action syndicale. C’est le deuxième cercle qui exprima les reproches les plus virulents. Une déléguée se souvient encore qu’elle recevait à la maison une camarade licenciée qui venait régulièrement lui signifier sa colère envers les ouvrières non licenciées, et en particulier les responsables syndicales. Désormais elle n’attendrait qu’une chose : que l’entreprise ferme, que « tout le monde soit foutu dehors ». La déléguée, sachant qu’un licenciement est dur à vivre, ménageait sa camarade. Elle ne pouvait pas ne pas lui ouvrir sa porte. Mais elle ne pouvait pas non plus ne pas être touchée par des propos où toute analyse critique visant les directions de l’entreprise ou du groupe avait disparu pour laisser place à l’expression d’une colère retournée contre les syndicalistes. Les critiques blessantes furent nombreuses. Elles atteignirent leurs cibles. Les syndicalistes non licenciées décidèrent collectivement, dans un moment de découragement, d’abandonner le militantisme. Il fallut toute la force de conviction d’un compagnon de longue date – le secrétaire général de la cfdt du département – pour les faire changer d’avis. Elles lutteront ensemble encore pendant 2 ans, jusqu’à la fermeture.

65Chez Moteur, le même phénomène s’est produit. Désiré, ancien adhérent à la cfdt, garde beaucoup d’amertume de son licenciement. Père de plusieurs enfants, un sentiment d’injustice l’a envahi lors de la réception de la lettre. Aujour-d’hui, ce n’est pas tant à la direction qu’il en veut, mais aux syndicalistes de l’époque, en particulier à ceux qui sont restés dans l’entreprise. « J’ai été déçu chez Moteur par le syndicat. On ne m’a pas aidé. J’ai vu un chef du syndicat quand j’ai su que j’étais sur la liste. "On ne peut rien faire" qu’il m’a dit. J’étais père de famille ; il ne faut plus m’en parler. Eux, ils ont eu les six mois de prolongation et aujourd’hui, ils sont toujours là ». Il oublie les délégués qui ont été licenciés pour ne voir que ceux qui sont restés. Là encore, le militant syndical est accusé d’avoir d’abord milité pour conserver sa place. Se manifeste alors chez Désiré, un rejet définitif et sans appel du syndicalisme dans son ensemble : « Pour moi, le syndicat, ça a été fini ». Ce « fini » signifie plus qu’une fin d’adhésion, c’est une désapprobation, une défiance qui dépasse la section syndicale de Moteur. Elle vaut pour l’ensemble du mouvement syndical. « J’ai deux enfants qui travaillent, un chez Z et l’autre chez Y. Je leur dis toujours de se méfier avec les syndicats, de ne pas se laisser embarquer ».

66Ces ouvrier-ère-s, accusateurs et accusatrices, ne se syndiqueront plus. Mais l’abandon de toute adhésion dépasse largement ce groupe d’opposants. En effet, sur la totalité des licencié-e-s de Chemise et de Moteur, moins d’une dizaine ont repris une carte dans la suite de la carrière. Le licenciement a créé une rupture. À Moteur et à Chemise, la vie de l’usine avait ses habitudes et ses règles. Dans la nouvelle entreprise, dans un nouveau contexte, c’est une autre vie qui s’est jouée. Plusieurs salariés soulignent que, après avoir beaucoup lutté dans l’ancienne entreprise, ils souhaitaient tourner la page. Les succès et l’enthousiasme des années 1970, ceux de la jeunesse et d’une époque, laissèrent place au désenchantement et, parfois, à l’adhésion au discours de la nouvelle entreprise. En outre, la condition de nombreux-ses travailleur-se-s ne facilite pas la syndicalisation. Beaucoup d’emplois sont exercés dans l’instabilité ou dans un plus grand isolement.

67Assistantes maternelles, employées familiales, ouvrières des petits ateliers de confection, travailleur-se-s indépendant-e-s, employées du petit commerce ou de restaurant ne sont plus des adhérent-e-s potentiel-le-s. La situation concrète a changé. Mais elle n’explique pas à elle seule la désyndicalisation. L’événement « licenciement » laisse des traces. Il en résulte, pour beaucoup, une défiance définitive envers le monde syndical. Les témoignages sont suffisamment nombreux pour que le doute ne soit pas permis sur la réalité de ce processus. Refuser de le considérer serait une erreur.

68* * *

69C’est en ressentant injustice, humiliation et solitude que les licencié-e-s de Traville ont quitté leur entreprise. Outre ce choc, les licenciements collectifs ont provoqué des dégâts sur le long terme. De nombreuses carrières ont été brisées. La tendance au déclassement est en effet dominante, en particulier pour les licenciées (Trotzier, 2005). Les conséquences négatives sur la santé se sont prolongées dans le temps jusqu’à briser des vies. Le groupe ouvrier a éclaté. Pour le mouvement syndical local, ce fut un véritable séisme.

70Durant les vingt-cinq dernières années, dans le cadre d’une fermeture ou d’une réduction des effectifs, près de onze millions de personnes ont été licenciées pour motif économique. Même si les licencié-e-s des entreprises de Traville n’en constituent pas un échantillon représentatif, il ne fait aucun doute que les processus de destruction des trajectoires professionnelles, des individus et du capital collectif de la classe ouvrière se sont produits de façon massive. Si la presse a fréquemment rendu compte, sur l’ensemble du territoire national, du désarroi ou de la colère des licencié-e-s à l’annonce de leur expulsion, elle ne dévoile cependant qu’une vérité partielle. Elle passe sous silence les différences de réactions entre femmes et hommes et occulte que les licenciements produisent des effets dans la durée. La violence des licenciements, somme des souffrances personnelles vécues dans l’isolement, demeure en partie cachée. Le suivi du groupe « licencié-e-s » se termine trop souvent avec la fin de l’intervention des cellules de reclassement. Or, après le choc du licenciement, il y a pour beaucoup, le déclassement ou l’instabilité professionnelle. Le sentiment d’injustice est fort mais ne s’exprime plus par l’action collective. Il nourrit le ressentiment.

Notes

  • [1]
    L’estimation est établie à partir des « demandes d’emploi enregistrées » par l’anpe (Agence nationale pour l’emploi) à la suite d’un licenciement économique auxquelles j’ajoute les entrées en convention de conversion de 1987 à 2003. Source statistique : Direction de l’animation de la recherche des études et de la statistique.
  • [2]
    Je remercie la Direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques du ministère de l’Emploi, de la Cohésion sociale et du Logement pour le concours financier apporté dans l’enquête réalisée auprès des licencié-e-s de Moteur. Par ailleurs, j’ai attribué des noms fictifs aux personnes, aux villes et aux entreprises citées dans le texte.
  • [3]
    Les entretiens auprès des licencié-e-s de Chemise ont été conduits en 1999. Pour les licencié-e-s de Moteur, l’enquête s’est déroulée entre 2003 et 2005.
  • [4]
    Chiffres issus du recensement de 1982.
  • [5]
    Voir notamment Andreas Kuhn, Rafael Lalive, Josef Zweimüller (2004), p. 16.
Français

Résumé

Deux enquêtes de terrain ont été conduites, l’une en 1999, l’autre entre 2003 et 2005, auprès d’ouvrières et d’ouvriers licencié-e-s en 1979 et 1983 dans le cadre de réductions d’effectifs. Le caractère sélectif de l’exclusion génère de forts sentiments d’injustice et d’humiliation que l’on ne retrouve pas dans le cas d’une fermeture d’établissement. Le désarroi qui suit le licenciement, lié principalement à l’estimation des perspectives d’emploi, apparaît plus fréquemment chez les femmes. Les troubles de la santé qui surgissent sont spécifiques à chaque sexe. Chez les femmes, des états dépressifs s’installent sur le long terme. La vulnérabilité sociale enclenchée par le licenciement se ponctue, chez les hommes, par une surmortalité. Le capital collectif est détruit. La défiance définitive des licencié-e-s envers le syndicalisme en est un aspect. Le sentiment d’injustice se vit dans la solitude. Il nourrit le ressentiment. La violence des licenciements apparaît ici comme une violence cachée.

Deutsch

Zusammenfassung

Die Analyse basiert auf zwei Untersuchungen – eine von 1999 und die andere zwischen 2003 und 2005 – von arbeitslosen Arbeiterinnen und Arbeitern, die 1979 und 1983 im Rahmen von Personalreduzierungen entlassen wurden. Der selektive Charakter dieser Entlassungen führt zu einem starken Gefühl von ungerechter Behandlung und Verletzung, was bei einer Betriebsschließung nicht der Fall ist. Der Verlust einer Aussicht auf einen (neuen) Arbeitsplatz führt hauptsächlich bei Frauen zu Hilflosigkeit. Die Auswirkungen auf die Gesundheit variieren jedoch je nach Geschlecht. Frauen sind anfälliger für Langzeitdepression, wohingegen die männliche Sterblichkeitsrate sich stark erhöht. Das kollektive Kapital ist zerstört. Das definitive Misstrauen den Gewerkschaften gegenüber ist nur ein Aspekt. Die mit dem Gefühl der ungerechten Behandlung gepaarte Einsamkeit führt oft zu Bitterkeit. Die Gewalt der Entlassungen erscheint hier als eine Form von verdeckter Gewalt.

Español

Resumen

Se han llevado a cabo dos encuestas, una en el 1999, otra entre el 2003 y el 2005, con obreras y obreros despedido/a/s entre el 1979 y el 1983 en el marco de reducciones de plantillas. El carácter selectivo de la exclusión genera fuertes sentimientos de injusticia y humillación que no se encuentran en el caso de cierres de empresas. El desconcierto que llega con el despido, principalmente relacionado con la estimación de las perspectivas de empleo, aparece con mayor frecuencia entre las mujeres. Los trastornos de salud que surgen son específicos para cada sexo. Para las mujeres, se instalan estados depresivos a largo plazo. La vulnerabilidad social provocada por el despido se traduce para los hombres con un aumento de la mortalidad. El capital colectivo está destruido. La desconfianza definitiva de los/las despedido/a/s hacia el sindicalismo es uno de los aspectos del problema. El sentimiento de injusticia se suele vivir solitariamente. Y esto alimenta el resentimiento. La violencia de los despidos aparece aquí como una violencia oculta.

Bibliographie

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Christian Trotzier
Christian Trotzier, conseiller d’orientation – psychologue, est doctorant en sociologie à l’Université de Paris VIII. Il est doctorant associé au csu (Cultures et Sociétés Urbaines) – cnrs. Sa recherche de thèse porte sur les trajectoires de femmes et d’hommes après un licenciement collectif. Elle repose sur une enquête longitudinale rétrospective débutée vingt ans après l’événement. Elle s’inscrit dans les sociologies de l’emploi et du genre. Il a publié : « La déstabilisation des ouvrières licenciées », Travail, genre et sociétés, n? 7, février 2002 ; « Vingt ans de trajectoire après un licenciement collectif. Ouvriers et ouvrières », Revue Économique, n? 2, vol. 56, mars 2005.
Adresse : 10, rue Saint-Florent, 67500 Haguenau
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Mis en ligne sur Cairn.info le 02/12/2008
https://doi.org/10.3917/tgs.016.0019
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