1L’actualité politique et sociale nous a habitués à l’expression de formes spectaculaires de violence économique : les patrons-voyous qui filent à l’anglaise en laissant leurs ouvrier-e-s sur le carreau, les licenciements boursiers, les délocalisations – vers des pays où la main-d’œuvre est moins chère et moins organisée – qui mettent brutalement des milliers de salarié-e-s au chômage. L’idée de délinquance patronale [1] que l’on pensait enfouie dans la naphtaline des années 1970 redevient opératoire pour analyser les mutations du marché du travail.
2Le dossier de Travail, genre et sociétés traite de la violence économique ordinaire : violence des licenciements qui depuis des années se sont abattus sur des millions de personnes ; violence du sous-emploi qui pousse un certain nombre de salarié-e-s dans la pauvreté laborieuse ; violence des conditions de travail et d’emploi des migrant-e-s confiné-e-s dans des emplois délaissés, socialement dévalorisés et souspayés ; violence de la vulnérabilité sociale associée à la clandestinité de travailleurs confrontés à des lois de plus en plus restrictives encadrant l’entrée et l’installation des étrangers non-ressortissants de l’Union européenne en France.
3Travail, genre et sociétés analyse les dégâts quotidiens du capitalisme à la lumière du genre : Christian Trozier explique ainsi que le choc du licenciement n’est pas ressenti de la même façon par les ouvriers et les ouvrières. Il montre également que la vie après le licenciement n’est pas la même selon que l’on est homme ou femme : les chances de retrouver un emploi sont bien différentes et le désarroi provoqué par le licenciement n’en est que plus fort pour nombre de femmes. Isabelle Puech traite des pratiques patronales aux frontières de la légalité dans un secteur (le nettoyage) où le sexe et l’origine ethnique se cumulent pour créer les conditions idéales d’une dérégulation extrême du droit du travail – dérégulation subie par des femmes de ménage qui se battent pour la survie économique de leur famille. Gao Yun, Florence Lévy et Véronique Poisson mettent au jour le mouvement de féminisation de l’immigration de travail, en particulier dans sa version clandestine : les travailleuses chinoises qu’elles étudient ne sont pas arrivées à Paris dans le cadre du regroupement familial. Elles sont en France pour travailler, mais dans quelles conditions et à quel prix ?
4Notre volonté, dans ce dossier, est de donner à voir des formes d’exploitation salariale à la limite de la légalité – voire totalement illégales – et socialement peu visibles : les dégâts de la violence économique seraient-ils moins choquants lorsqu’il s’agit de femmes ? Seraient-ils plus toléra- bles lorsqu’ils touchent les migrant-e-s ? Telles sont les questions qui traversent les textes rassemblés dans ce dossier.
Notes
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[1]
Cette expression date des années 1970. Cf. « La délinquance patronale », deuxième colloque organisé par la Commission de Droit Social du Syndicat des Avocats de France, le 10 décembre 1977.