Patricia Mercader (dir.), Le sexe, le genre et la psychologie, L’Harmattan, coll. « Bibliothèque du féminisme/ring », Paris, 147 pages
1Le 22 mars 2003, le ring (Réseau interuniversitaire et interdisciplinaire national sur le genre) organisait une journée d’études à Lyon (Université Lumière-Lyon 2) intitulée « Le sexe, le genre et la psychologie ». Ce sont les sept contributions à cette journée qui constituent le présent ouvrage, contributions qui s’inscrivent, pour l’essentiel, dans deux grandes approches de la psychologie : sociocognitive pour deux d’entre elles, psychanalytique, pour les cinq autres.
2L’ouvrage commence par un texte de Patricia Mercader, « Sexe et genre en psychologie : enjeux et problèmes », le plus important en termes de volume, 26 pages, les autres contributions comportant une quinzaine de pages.
3Patricia Mercader introduit son texte en rappelant comment une collègue sociologue l’a interpellée de façon quelque peu surprenante (en particulier pour tout-e psychologue, qui plus est féministe, dont elle est) : comment peut-on être à la fois psychologue et féministe ? (p. 9). Considérant par la suite, qu’effectivement les relations entre psychologie et féminisme ne vont pas sans poser problème, du moins dans le cadre d’une certaine psychologie (celle prenant appui sur la métapsychologie psychanalytique, précise-t-elle p. 10), Patricia Mercader propose d’examiner certains de ces problèmes à travers le présent ouvrage. Ainsi écrit-elle : « Notre propos, dans cet ouvrage, est d’en explorer quelques-uns (sous-entendu « des problèmes que posent les relations entre psychologie et féminisme ») en nous centrant sur les points qui nous semblent les plus cruciaux : les apports du modèle psychanalytique à la compréhension de ce que signifie le fait d’être un homme ou une femme, et l’utilisation possible et impossible du concept de genre en psychologie » (p. 10).
4La suite de son texte comporte deux parties bien distinctes. La première consiste en un bref rappel historique de la distinction/ articulation des concepts de sexe (biologique) et de genre (psychosocial), historique allant des études sur l’intersexualité et le trans-sexualisme du psychologue John Money dans les années 1950, à la queer theory dont les écrits de la philosophe Judith Butler jettent les bases dans les années 1990. Cet historique est l’occasion d’évoquer le renouvellement des approches de l’identité sexuée généré par l’évolution de cette distinction/articulation qui aboutit, aujourd’hui, à mettre l’accent sur l’antériorité du genre sur le sexe, y compris dans le cadre d’une approche psychanalytique, du point de vue de l’auteure tout au moins. Ainsi écrit-elle (p. 18) que « dans la pensée psychanalytique aussi, le genre précède le sexe, quoique dans une conceptualisation un peu différente » (sous-entendu probablement, de celle de Christine Delphy évoquée page 16). Un peu plus loin, elle souligne toutefois que « Pour la psychanalyse, la différence des sexes, c’est d’abord quelque chose qui existe dans le réel, dans la matérialité des corps, et en tant que tel, c’est d’abord une épreuve psychique » (p. 19) ; d’où la nécessité, incontournable pour elle, de rechercher chez la personne transsexuelle, la psychogenèse du trouble, bien que cette recherche n’aille pas sans poser problème dans la mesure où elle est vécue, par les personnes concernées, comme une pathologisation de leur situation, et donc une discrimination.
5La seconde partie de la contribution est quant à elle consacrée aux manifestations de la domination masculine dans la relation amoureuse hétérosexuelle. Partant de la très médiatique affaire Trintignant-Cantat, Patricia Mercader confronte deux approches interprétatives conduisant à un éclairage assez différent de « l’affaire » : l’approche sociologique correspondant aux discours « femme battue », et l’approche psychologique à laquelle elle associe le discours « crime passionnel ». Elle prolonge la « mise en regard » de ces deux approches par quelques résultats de la recherche qu’elle conduit actuellement en collaboration avec Annick Houel et Helga Sobota, sur le crime passionnel, sur la base d’un corpus d’articles parus dans la presse régionale et nationale. Elle conclut cette seconde partie en évoquant la difficulté qu’il y a à concilier ces deux approches, dans le débat scientifique actuel, revenant comme dans la partie précédente sur les problèmes « d’acceptation » que pose la recherche d’une psychogenèse. Ainsi écrit-elle : « Tout se passe comme si, en cherchant une psychogénèse, on devenait suspect, soit de nier l’existence de rapports de domination, soit de rendre la femme complice du meurtre qu’elle subit » (p. 31).
6La conclusion générale de son texte insiste sur la difficulté de mise en œuvre de l’interdisciplinarité concernant la thématique sexe/genre, difficulté dont l’origine n’est pas uniquement théorique mais aussi institutionnelle et politique.
7Avec les deux textes suivants, on change d’univers conceptuels pour se centrer sur l’étude du fonctionnement des catégories de sexe dans le cadre de la cognition sociale et des relations intergroupes. Celui de Marie-Claude Hurtig, comme son titre l’indique « À l’aune des rapports de domination. Les automatismes dans les façons de penser les hommes et les femmes », reprend les principaux résultats mis en évidence par la psychologie sociale expérimentale durant ces quelques trente dernières années, concernant notamment les biais de sexe dans la perception d’autrui, et les différentes manifestations de l’asymétrie caractérisant le système catégoriel de sexe qu’elle a pu mettre en évidence avec sa collègue Marie-France Pichevin. Elle conclut son texte en soulignant combien, en psychologie, le statut du concept de genre est confus, regrettant que son usage puisse être fréquent sans pour autant être systématiquement associé à une prise en compte des rapports de pouvoir entre les sexes ; rapports pourtant si fondamentaux « qu’aujourd’hui, nombre de chercheurs en psychologie sociale en sont venus à considérer que le sexe peut être un excellent indice de pouvoir… » (p. 49) nous dit-elle.
8Ce rapport de pouvoir est d’emblée explicitement interpellé dans la contribution de Christine Morin « Relations intergroupes et catégories de sexe : le rapport de pouvoir » qui l’articule principalement autour du questionnement suivant : « Le domaine des relations intergroupes rend-il compte de ce rapport de pouvoir et de la hiérarchie existante entre catégories de sexe ? » (p. 53). Après un rappel, dans leurs grandes lignes, des théories de l’identité sociale (Tajfel ; Turner), des conflits réels (Sherif) et de leurs implications pour l’étude des comportements intergroupes, l’auteure propose un résumé de ses principaux résultats de recherche (1992-1997). Les recherches considérées traitent des variations des estimations de réussite (de soi, de l’endo-groupe ou exo-groupe) que filles et garçons expriment dans des situations d’interaction (plus ou moins mixte) se déroulant dans différents contextes disciplinaires qui impliquent des plus ou moins forts enjeux scolaires (mathématiques opposées aux arts plastiques).Les principaux résultats évoqués soulignent l’impact des situations d’enseignement sur ces estimations de réussite chez les jeunes des deux sexes ; estimations dont la variation est à mettre en relation avec des positions dominantes ou dominées (et donc des rapports de pouvoir) et qui, chez les garçons, tendent à rimer avec surestimation de soi et du groupe d’appartenance.
9Les quatre contributions suivantes s’inscrivent davantage dans une perspective psychanalytique. Ainsi Annik Houel questionne-t-elle la méconnaissance du vagin dans la théorie psychanalytique et ses conséquences, notamment en termes de refus du féminin et de refus du maternel, dans un texte intitulé « Le vagin existe-t-il ? Des aléas théoriques de la négation du vagin ». Pour ce faire, elle commence par un petit détour historique concernant le traitement du vagin et des organes génitaux féminins durant le siècle des lumières, via la référence aux travaux de Thomas Laqueur, ce qui permet de souligner la logique phallique des représentations associées à ce traitement. Elle aborde ensuite la question de la négation du vagin dans la théorie freudienne ; négation qu’elle met en relation avec la dénégation par Freud, du vagin de sa fille Anna, mais aussi, avec la négation de la place de Martha, mère d’Anna, dans l’analyse de cette dernière qu’il conduit.
10Éliane Pons quant à elle, se penche sur « Les femmes dans la problématique freudienne et lacanienne », cherchant à mettre en relief au travers de quelques textes phares, les cheminements qui les ont conduits, l’un comme l’autre, à la déclaration d’une certaine impuissance à pouvoir décrire ce qu’est une femme.
11« Le sujet de l’inconscient, question de genre ? », sixième texte de l’ouvrage, produit par Irène Foyentin, est avant tout le texte d’une praticienne, psychanalyste lacanienne, qui dans un premier temps affirme que la psychanalyse est avant tout, pour elle, une pratique. De cette caractérisation, elle tire comme conséquence que « l’apport de la psychanalyse pour nourrir la notion de genre va être mince » (p. 100).
12Inscrivant ses propos dans le cadre de ses lectures lacaniennes (dont la notion, précise-t-elle, de « sujet de l’inconscient » est issue), elle se propose « d’extraire ce qui peut nous éclairer sur la façon dont la psychanalyse lacanienne trouble la logique du genre » (p. 104) ; trouble qui l’incite à penser que la notion de genre lui semble « conduire plus sûrement à la ségrégation et à l’éviction sous une forme douce – le communautarisme – ou selon un processus plus dur – le ghetto, voire le camp – qu’au travail civilisateur de la prise en charge du différend » (p. 110).
13La contribution de Françoise Duroux « Prolégomènes à toute utopie future. La « Révolution symbolique » est-elle possible ? » clôt l’ouvrage. Il s’agit d’un texte aux références très diversifiées qui se centre sur l’évolution des théorisations féministes, les analyses et discours de tous ordres qui l’ont alimentée (philosophiques, historiques, sociologiques, psychologiques, psychanalytiques, anthropologiques etc.) et sur les acquis et les revers de la révolution sexuelle.
14Ainsi qu’en témoignent leurs intitulés, les contributions à cet ouvrage s’avèrent assez hétéroclites et concernent, sauf deux exceptions, une psychologie à orientation psychanalytique qu’on ne peut considérer comme représentative de l’ensemble de la discipline « psychologie », et des recherches sur le genre en psychologie. Il peut apparaître ainsi quelque peu complexe aux non spécialistes du champ psychanalytique.
15Ceci étant, il témoigne d’un effort louable pour faire se rencontrer des courants de la psychologie qui auraient sans doute intérêt à davantage confronter leurs points de vue dans une perspective constructive, pour mieux comprendre cette articulation complexe sexe/genre/identité sexuée/rapports sociaux de sexe et ses implications dans les conduites humaines quotidiennes. Il met par ailleurs en relief les difficultés qu’il y a à réaliser un tel projet, difficultés qui ne sont pas uniquement d’ordre conceptuel.
16Enfin, s’il laisse ouverte, à notre sens, « la question de ce que peut apporter aujourd’hui une pensée psychanalytique de la différence des sexes à une pensée politique des rapports entre hommes et femmes » posée en quatrième de couverture, au moins a-t-il le mérite de la poser.
17Cendrine Marro
18Université Paris 10, Nanterre
Nathalie Heinich, Ambivalences, de l’émancipation féminine, Albin Michel, Paris, 2003, 160 pages
19Prenant le contre-pied des analyses habituelles de la domination masculine, Nathalie Heinich propose d’expliquer les obstacles proprement féminins à l’émancipation des femmes. Dans les deux premières parties de l’ouvrage, elle s’appuie sur des œuvres littéraires afin de « comprendre de l’intérieur les ambivalences féminines face à l’émancipation des femmes ». La dernière partie donne lieu à une critique du féminisme dans sa dimension politique.
Une structure duale au service d’un double projet
20Bien qu’elle se fonde sur l’analyse de fictions, la démarche relève de l’anthropologie structurale. Dans les deux premières parties, intitulées « Avant l’émancipation » et « Vers l’émancipation », Nathalie Heinich identifie deux modèles – l’« ordre traditionnel des états de femmes » et la « femme non-liée » – en fonction de deux variables – la subsistance économique et la sexualité. Dans le premier modèle, la subsistance économique dépend de la disponibilité sexuelle de la femme mariée (envers un seul homme) et de la maîtresse (envers plusieurs hommes) tandis que l’indépendance économique suppose l’absence de vie sexuelle. Nathalie Heinich parle alors de « première » (femme mariée et légitime), « seconde » (maîtresse illégitime) et « tierce ». Dans le second modèle, celui de la « femme non liée », l’indépendance économique n’exclut pas une vie sexuelle. Bien que totalement incompatibles, ces deux modèles se superposent dans l’imaginaire féminin provoquant les « ambivalences » de l’identité féminine face à l’émancipation.
21Dans « Avant l’émancipation », Nathalie Heinich évoque la coexistence d’un ordre traditionnel prégnant et d’un modèle de la « femme non liée » présent dans l’imaginaire collectif, véhiculé par les fictions, mais qui ne trouve de réalisation concrète que dans « Vers l’émancipation ». La « femme écrivain » constitue alors l’incarnation parfaite de la « femme libre » affranchie par l’écriture et qui de surcroît « se fait un nom » – qui n’est ni celui du père ni celui du mari – en se choisissant un pseudonyme.
22La troisième partie, « Le clivage des féminismes », introduit une rupture dans le développement. Nathalie Heinich explique que l’essentialisation de la femme par le féminisme radical voue ce courant à l’échec, dans la mesure où la confusion entre le « sexe » et le « genre » rend illusoire l’indépendance financière et professionnelle des femmes à partir du moment où l’identité féminine est revendiquée dans l’espace public. Son discours contre le féminisme ne se réclame pas pourtant du féminisme. À ce titre, elle estime qu’on peut se dire « féministe » et s’opposer à la féminisation des noms de professions et à la parité. Cette nouvelle expression du féminisme prône une « neutralisation des différences de sexe » en considérant que l’identité féminine ne relève que de l’intime : « mon combat, en un mot, est de militer pour la suspension des différences de sexe dans les contextes où elle n’a rien à faire. Je continue à considérer que le masculin de "chercheur" vaut non pour une virilisation de la fonction, mais pour une neutralisation des caractéristiques sexuées de la personne qui l’exerce. »
23Le changement radical de ton et l’absence d’articulation logique avec les deux premières parties participent de l’hétérogénéité de l’ouvrage. En abandonnant ici son exigence de neutralité axiologique et d’objectivité, Nathalie Heinich se détourne de son travail sociologique originel. La dualité de l’ouvrage sert un double projet : l’explication des « ambivalences » auxquelles conduit l’imaginaire féminin face à la question de l’émancipation et la dénonciation des contradictions du féminisme incapable d’apporter une réponse aux débats actuels.
24Malgré cette tension qui traverse l’ouvrage, la thèse de Nathalie Heinich donne au livre une certaine unité au sens où elle opère un renversement d’analyse – renversement déjà présent dans La domination masculine de Pierre Bourdieu – en identifiant les obstacles non pas extérieurs à l’émancipation des femmes, mais ceux relevant des structures mêmes de l’identité féminine. Mais contrairement à Pierre Bourdieu, l’enjeu n’est pas ici de montrer comment la domination masculine s’exerce sur les femmes, se reproduit de manière symbolique dès lors qu’elle est acceptée par les « dominées » et reconnue comme légitime. Il s’agit de rendre compte de la façon dont l’imaginaire féminin se construit, au travers des fictions, et de voir dans quelle mesure cet imaginaire féminin rend l’émancipation difficile à assumer. On se situe en quelque sorte en amont d’une domination masculine effective qui n’est pas niée par l’auteur. De plus, Nathalie Heinich s’affranchit de l’alternative essentialisme-constructivisme en refusant de considérer l’identité féminine comme naturelle ou arbitraire et en l’analysant sous l’angle de sa structuration par l’imaginaire. Elle rend compte de la façon dont l’imaginaire féminin se construit à partir de topiques véhiculés par la fiction. Elle opère ce même renversement de point de vue à propos du mouvement féministe en montrant en quoi il constitue lui-même, selon elle, un obstacle à l’émancipation des femmes.
La littérature comme révélateur du social ?
25La sociologue appréhende ici le monde social et l’imaginaire collectif à partir d’œuvres littéraires, qu’elle utilise comme donnée empirique mais dont elle fait en même temps un objet d’analyse sociologique. Elle s’appuie autant sur des romans du début du xxe siècle que sur des pièces de théâtre typiques des drames bourgeois et des vaudevilles. Cet usage détourné de la littérature soulève la question du statut d’une telle donnée empirique et de sa légitimité institutionnelle. Toute l’ambiguïté de cet outil d’analyse vient de son double rôle d’illustration, de révélateur des valeurs et d’objet sociologique en lui-même. C’est l’utilisation même des œuvres littéraires qui a conduit, par un travail de sélection, à construire la littérature comme objet.
26Nathalie Heinich justifie l’usage de ce matériau d’enquête atypique en soulignant que la littérature donne accès à l’imaginaire et aux croyances, qu’elle affranchit des valeurs morales et/ou politiques qui hantent la question de l’émancipation féminine et permet de conserver une neutralité axiologique en évitant les « impasses du normatif ». Cela suppose que la sociologie s’intéresse aux représentations, aux croyances et à l’univers symbolique comme relevant du réel.
27Néanmoins, la reconnaissance de la littérature comme outil d’analyse fécond et comme révélateur du social pose problème. On peut se demander notamment en quoi la littérature est un révélateur du social quand elle ne met en scène que des idéaux-types et en quoi elle constitue un prisme idéal pour saisir les représentations quand celles-ci pourraient être plus finement révélées par une enquête qualitative auprès des femmes elles-mêmes.
L’identité féminine : état ou processus ?
28Cet usage de la littérature conduit Nathalie Heinich à mettre en évidence des types littéraires sur lesquels elle fonde ensuite une typologie des états de femme en montrant en quoi ces types littéraires façonnaient l’imaginaire féminin et par conséquent structuraient l’identité féminine. Cette démarche aboutit à considérer l’identité féminine comme un état reposant sur des modalités d’être par rapport aux hommes. Malgré l’évolution que représente l’émergence du modèle de la femme « non liée », l’identité féminine reste définitivement statique chez Nathalie Heinich. Une telle approche pose problème au sens où la notion d’« émancipation féminine » contient une dimension nécessairement dynamique qui ne peut donc se satisfaire d’une analyse statique. Sur ce plan, Nathalie Heinich semble s’être arrêtée en chemin.
29Alors que le choix d’une approche en termes d’identité aurait justement pu permettre de dévoiler les processus d’apprentissage et d’identification de la construction identitaire et d’analyser les interactions entre des structures idéal-typiques figées et des identités féminines individuelles, Nathalie Heinich suggère l’existence de tensions dans l’identité féminine quand elle parle d’« ambivalences » ou d’« adhésion à des valeurs contradictoires ». Mais elle ne les envisage pas au niveau individuel et du même coup elle occulte tous les mécanismes de construction de l’identité sous la forme d’un « bricolage » à partir des idéaux-types « disponibles ». L’identité féminine doit être appréhendée sociologiquement comme une « quête identitaire » à partir de représentations sociales existantes. C’est pourquoi une sociologie des valeurs et des représentations ne peut se passer d’une analyse en termes de pratiques et de représentations individuelles.
30La dualité de l’ouvrage de Nathalie Heinich répond donc à son double projet, sociologique d’une part, de penser et de caractériser l’identité féminine, et politique d’autre part, de revendiquer une nouvelle façon d’être féministe aujourd’hui. Si la valorisation de la littérature comme outil d’enquête sociologique élargit les champs d’investigation de la sociologie, il semble pourtant difficile de se passer d’une analyse de la réception des œuvres littéraires par les hommes et par les femmes. Pour autant, l’ouvrage démontre bien, ne serait-ce qu’à partir de cet usage des œuvres comme outil d’enquête, la pertinence d’une approche compréhensive pour analyser les ambivalences des femmes dans la définition de leur identité.
31Hélène Dufournet
32Département de sciences sociales, ens Cachan
Marie-Élisabeth Handman, Janine Mossuz-Lavau (dir.), La prostitution à Paris, Éditions de La Martinière, Paris, 2005, 414 pages
33Condensé d’un important matériau ethnographique réuni entre octobre 2002 et mars 2004, à la demande de la Mairie de Paris, cet ouvrage collectif réalisé par dix anthropologues et sociologues profile les réalités quotidiennes de la prostitution parisienne, en confrontant « des données, des faits, des histoires de vie ».
34Sous un mot banal et des plus usés, la prostitution, phénomène complexe, est un kaléidoscope de pratiques suscitant d’âpres polémiques. Ainsi, questionner la prostitution fige le milieu féministe en deux camps retranchés : selon la thèse abolitionniste, pour qui elle ne saurait être un travail sexuel ressortissant du droit à la vie privée, la prostitution, négation de leur dignité, est une violence contre les femmes, victimes aliénées de la domination masculine. Selon d’autres points de vue, la prostitution, exercée librement, est une activité que la société ne saurait stigmatiser. En conséquence, si l’on accorde aux prostitué-e-s des droits sociaux, si, après avoir encadré leur activité comme toute catégorie professionnelle, on la définit comme une source légale de revenus, la vente des services sexuels n’est pas, nécessairement, synonyme d’esclavage. Mais il est nécessaire d’appréhender le rôle respectif de la classe, du genre et de l’origine géographique dans le phénomène prostitutionnel, sans oublier l’importance grandissante des femmes dans l’internationalisation des migrations.
35S’il convient de parler des prostitutions, de cartographier ainsi un univers polymorphe, le chiffrage, comme dans nombre de réalités sociales, est un écueil difficile à franchir malgré les données officielles. Toutefois, il est possible d’estimer qu’entre quinze mille et dix-huit mille personnes vivent du commerce sexuel en France. L’ouvrage s’articule selon trois parties : après avoir décrit le contexte de l’activité prostitutionnelle, les auteurs présentent la réalité quotidienne des prostitués, tant femmes, hommes que transgenres ; nombre de problèmes propres à ces univers – clientèle, violence, sexualité, nationalité – sont longuement détaillés en dernière instance.
36Cet ouvrage est troué par l’astre noir d’une loi nouvelle, loi sur la sécurité intérieure en date du 18 mars 2003 qui, pour frapper le proxénétisme, multiplie les entraves à l’encontre de populations déjà bien trop exposées professionnellement, organise le trouble parmi une population déjà très vulnérable. Désormais, le racolage, même passif, définit un délit ; asepsie policière proscrivant les prostitué-e-s dans une clandestinité dangereuse, les bannissant vers des espaces encore plus blafards. Quelles que soient les spécificités de leur travail, leur rituel professionnel, leurs prestations sexuelles, les prostitué-e-s subissent une diminution de leurs revenus, une dégradation de leurs conditions d’exercice, tandis que leur clientèle se raréfie (Johanne Verdier).
37Réprimer les femmes prostituées est-ce les protéger ? Est-ce les soustraire à l’hydre du proxénétisme ? Au servage qu’imposent les organisations criminelles doit-on adjoindre l’humiliation policière ? En sanctionnant les prostituées, la loi martèle qu’elle entend priver le proxénétisme de ses sources de profit ; mais punir les personnes prostituées afin de tarir le flot des trafics dont se nourrit la traite, n’est-ce pas les jeter, affaiblies, au péril des impasses, et, brouillant la pratique, les rendre plus vulnérables à la violence et aux exigences des clients ? Quant à détruire ainsi la complexité financière des organisations maffieuses… on doute du succès de l’opération.
38Aujourd’hui être prostituée en France c’est, à 80 %, être femme d’origine étrangère, donc femme sans existence administrative, sans protection sociale, et bien souvent sans aucune connaissance de la langue. Outil de répression de l’immigration, selon ses promoteurs, la loi sur la sécurité intérieure permet qu’à l’encontre de tout étranger interpellé pour racolage, et quelle que soit la régularité de son séjour, soit appliquée non une procédure judiciaire mais une procédure administrative d’éloignement du territoire. Ainsi transparaissent, en filigrane, les mécanismes d’une politique discriminatoire et xénophobe. « Il faudra un jour admettre que le principe de la fermeture des frontières à l’immigration de travail est inefficace pour empêcher les étrangers de venir et rester sans autorisation sur le territoire français et permet leur exploitation à l’égard du Droit. Les trafiquants et les proxénètes feraient-ils autant de victimes si l’immigration du travail était possible ? ».
39Enchevêtrement de femmes, d’hommes, de travestis, de transsexuelles, opérées ou non, imbroglio de pratiques sexuelles, confluent de nationalités diverses, la prostitution est un univers complexe. En quoi une jeune Albanaise, apeurée dans la nuit des boulevards, est-elle la collègue d’une call-girl confinée dans le luxe d’un palace ?
40Par quels itinéraires des jeunes femmes étrangères connaissant seulement un vocabulaire professionnel des plus restreints sont-elles arrivées dans la nuit de la prostitution parisienne ? S’agissaitil de fuir la misère de nations dévastées par la guerre, socialement déstructurées, de s’éloigner de maris violents longtemps subis ? Entrer dans l’apprentissage de la prostitution est parfois, dans l’urgence, une solution économique immédiate. Parce qu’il procure l’illusion de l’indépendance, tant économique que personnelle, le proxénétisme, sous des formes variées et plus ou moins modernes, détient et terrorise environ 70 % des femmes prostituées.
41On ne saurait oublier que le statut juridique des migrantes maghrébines résulte d’accords bilatéraux conclus avec les États du Maghreb, qu’elles demeurent, en France, soumises à des lois entérinant des situations de dépendance, un sexisme légal. Originellement délaissées par les politiques migratoires officielles, ignorées de tout accord sur la main-d’œuvre, les femmes migrantes, qui jusqu’en 1984 ne bénéficiaient pas de droits propres, n’existent que dans les secteurs les plus marginalisés, les plus féminisés, du salariat. Reléguées, pour de médiocres salaires, dans la galaxie des services ménagers, certaines femmes maghrébines glissent vers la prostitution, activité décriée mais offrant des appointements plus conséquents ainsi qu’une liberté quotidienne, une absence de contrainte horaire. Pour nombre de femmes en situation irrégulière, la prostitution assure la survie et leur espoir est, après constitution d’un capital et obtention de leur régularisation administrative, de s’en libérer. « Migration et prostitution féminine ne peuvent se comprendre séparément si l’on ne tient pas compte des rapports sociaux de sexe, de classe et d’origine, ainsi que de l’attrait des sociétés occidentales » (voir contribution de Nasima Moujoud).
42La criminalité organisée, à l’affût des vides juridiques du monde moderne, investit dans les communications, en colonise certains segments, impose ses divertissements, pervertit des libertés acquises, marchandise les corps. Internet, qui en un premier temps donna à voir les femmes comme objets à prendre, est un carrefour dangereux, happant, dans l’architecture des réseaux, nombre de prostituées fragilisées par la clandestinité. Par contre, l’artisanat « tranquille » des hommes prostitués qui, sur leur site personnel, vantent pour mieux les vendre leur savoir-faire/savoir-vivre à des clientes hétérosexuelles ne risque guère d’être phagocyté par des monopoles mafieux en quête incessante de captives.
43Mosaïque de pratiques, la prostitution masculine et la prostitution transgenre recouvrent des réalités fort différentes. C’est un univers non négligeable, puisqu’en région parisienne environ 30 % des personnes prostituées sont des hommes de naissance, exerçant en tant qu’hommes, travestis ou transsexuelles. Pour ces hommes qui ont dû souvent, dans leur enfance, affronter l’homophobie, craindre les admonestations familiales, souffrir des anathèmes sociaux, s’établir dans la prostitution fut une obligation économique, l’unique moyen d’existence pour des individus marginalisés de longue date. Ainsi disposent-ils d’un espace de liberté et, pour certains, d’une « source de plaisir, de satisfaction et d’épanouissement. ». Client et prostitué-e s sont dans un rapport marchand, mais quelle sexualité esquissent-ils ? Tout homme est-il « un acheteur de sexe potentiel » qui, dans l’anonymat de la prostitution, s’offrirait le plaisir de changer de rôle socio-sexuel ? Peut-on connaître les fantasmes, les frustrations, les sentiments des clients que l’on ne considère pas, ici, comme des monstres grimaçants ?
44Comme dans bien d’autres professions, la concurrence ne cesse de s’exacerber dans le milieu prostitutionnel, ce qui se traduit par des insultes, brimades, menaces, coups, afin de défendre un territoire, un droit d’exercice, des horaires satisfaisants. Bien souvent l’apprentissage suppose l’acception d’un parrainage monnayé et les conflits d’intérêt liés soit aux tarifs pratiqués, soit à l’arrivée de nouvelles recrues, se soldent par de fréquentes bagarres qu’envenime la xénophobie. Dans cet univers marchand de la sexualité, la violence et la peur rôdent. Violence qu’exerce le client, assuré de ses droits d’homme désirant et payeur, assuré de n’être inquiété que rarement par la police. Violence à laquelle se complaisent les proxénètes soucieux de terroriser leur « personnel ». Toute enquête sur la prostitution, celle-ci compris, consigne des meurtres dont on a eu connaissance au cours du travail de recherche (voir contribution de Dolorès Pourette). Que l’on songe au film documentaire d’Olivier Enogo sur les filières africaines de la prostitution, à l’assassinat d’une jeune Ivoirienne désireuse de témoigner, un meurtre auquel la police semble indifférente…
45Quelle prostitution acceptons-nous ? Captives d’une nasse, celle de la traite des êtres humains, corvéables à merci, en butte aux menaces contre leurs proches, les prostituées d’origine étrangère doivent être libérées du banditisme, sans la prescription de quitter la France. À ces femmes tenues d’enrichir un proxénète calfeutré derrière l’hypocrisie financière, contraintes à monnayer de furtifs services sexuels au profit de réseaux mafieux, de filières criminelles, dont l’économie politique n’est que rarement inquiétée, comment trouver un travail suffisamment rémunéré alors qu’elles n’ont ni diplôme ni expérience personnelle et ignorent bien souvent la langue française ? Question cruciale car, à l’évidence, les émoluments seront bien moindres, désenchantement d’un salariat assurant péniblement le minimum vital. De serve prostituée à travailleuse pauvre ?
46Le problème est autre pour les traditionnelles, professionnelles indépendantes exerçant un métier que le fisc ne néglige pas d’imposer. Ne serait-il pas temps de conférer une légitimité à la prostitution choisie, d’en finir avec la stigmatisation sociale ? « Comment reconnaître une profession quand on tente en même temps d’empêcher ceux et celles qui l’exercent de faire leur travail ? Pour en sortir c’est toute la question du genre et de la peur de l’autre qu’il faudrait faire évoluer. »
47À l’issue de ce travail de terrain sur les lieux mêmes de la prostitution parisienne, après avoir réalisé les longs et nombreux entretiens avec les personnes prostituées, ou avec des clients, les chercheur-e-s se positionnent dans une approche réglementariste de la prostitution, et dénoncent les ravages d’une répression hypocrite et xénophobe pour la sécurité, la dignité et la santé des personnes prostituées. La dénonciation de Richard Poulin (cf. compterendu de lecture suivant), dans un registre très différent, puisque son analyse se situe à l’échelle mondiale, est d’une tout autre facture. Si les deux ouvrages mettent en avant la nécessité d’analyser le phénomène en termes de rapports de genre et de démanteler les filières de migrations dirigées par des réseaux mafieux, les positionnements théoriques des auteur-e-s s’affirment très divergents.
48Maryse Jaspard
49idup, Université Paris I
Richard Poulin, La mondialisation, des industries du sexe, Imago, Paris, 2005, 248 pages
50Enfants et femmes jetés, de par le monde, dans le gouffre de la prostitution, de la pornographie, corps et âmes broyés. La tragédie n’est pas nouvelle mais la mondialisation de son théâtre, tel que l’explicite cet ouvrage, effraie. À côté de l’immatérialité des bourses occidentales, incessants circuits financiers, celle, toute matérielle, d’un Liévathan, expert avisé des techniques modernes, dévorant et dépeçant de jeunes corps afin de satisfaire le marché grandissant du travail forcé, de la servitude sexuelle, de l’obscénité criminelle.
51Ouvrage de combat dénonçant les ravages de l’industrie du sexe, industrie « à la confluence des relations marchandes et de l’oppression des femmes qu’elle amplifie singulièrement », ce livre souligne la nécessité, pour cet engagement, d’une étude des rapports sociaux de genre et propose un salutaire rappel des inégalités sociales que creusent, en cascades meurtrières, les déréglementations du système libéral, système pour lequel la marchandisation des êtres humains n’est qu’un épiphénomène anecdo-tique. Après une vaste fresque de l’industrialisation du commerce sexuel, le deuxième chapitre s’intéresse à la mondialisation du proxénétisme, à l’administration mafieuse tapie dans la finance internationale. Par la suite, l’envahissement de la pornographie, banalisant un nouvel imaginaire social, pervertissant les univers fantasmagoriques est questionné, afin de mieux comprendre et sa consommation et sa production. En dernier lieu, l’idéologie libérale, la soumission aux valeurs marchandes, sont mises en parallèle avec les thèses argumentant la prostitution comme travail sexuel.
52Même approximatives, les données statistiques quantifient une réalité criminelle d’embuscades et de pillages, celle de la traite des femmes et des enfants, « 4 millions de femmes et d’enfants sont victimes chaque année de la traite mondiale aux fins de prostitution. » Quelle que soit la nation, aucun service statistique n’est en mesure de chiffrer ces industries criminelles sexuelles. Ce qui est d’autant plus inquiétant que ces industries accroissent la discrimination dont souffrent les femmes, cette opacité sous laquelle se dissimule l’illégalité. L’invisible est ici meurtrier. Fondée sur l’inégalité sociale, la sexualisation des sociétés occidentales colonise et institue en marchandises les femmes et les enfants, notamment du tiers-monde et des anciens pays socialistes.
53Au cœur même des États paralysés par d’incessants conflits armés, ruinés par des crises économiques provoquées, soumis aux politiques diligentées par le système bancaire occidental, les organisations criminelles établissent une régence parallèle. Des intendants y tracent des itinéraires, y soumissionnent des fiefs, y cautionnent des enrichissements aisés, et, assaillant la population la plus fragilisée, recrutent, enlèvent, achètent des personnes au profit de la prostitution selon des critères édictés par le marché international. Fournisseurs patentés des bordels du monde, ces congrégations agissent en économistes avisés pour lesquels le rapt, le viol, l’abattage, la terreur et le meurtre propulsent et automatisent l’usinage de marchandises sexuelles. Corps lisses, dociles et d’usage financièrement tarifé selon une gestuelle imposée et surveillée.
54Les enfants ne sont plus préemptés avant leur adolescence, mais saccagés bien avant. Plus de deux millions d’enfants prostitués survivent par-delà le monde. Plus encore que pour les adultes, leur dévaluation est rapide. Hier corps à usage sexuel, la personne prostituée, devenue sans valeur marchande, est abandonnée, rejetée comme une pièce défectueuse le long des chaînes d’assemblage. Dans un système économique où la consommation se doit d’être, sans aucune trêve, effrénée, les jouets se brisent rapidement et leur remplacement apparaît comme une opération anodine.
55Planétaire, l’industrie du commerce sexuel est une entreprise d’avilissement des plus fructueuses. Depuis deux décennies, le commerce mondial ne cesse de conquérir des marchés en dévoyant certains mirages dont disposerait, avantageusement, le prolétariat occidental, par exemple du temps libre ; selon ce schéma, tourisme de masse et industrie du loisir attisent la flambée des marchés du sexe. Vaste domaine qu’exploite l’économie de nombreuses nations, – certaines défendant même la création de zones franches, le tourisme sexuel, dont les chaînes hôtelières et les compagnies aériennes ont longtemps colorié leurs mascarades publicitaires, avoisine certaines cités européennes, à l’image de Budapest, surnommée la Bangkok européenne. Un bordel n’a-t-il pas été construit pour le Mondial du football 2006 ?
56La pornographie est-elle le nouvel opium des sociétés occidentales ? Dans l’empâtement de ces corps féminins soumis à de multiples pénétrations, de fist fucking et autre gang bang, s’agit-il d’une nouvelle acculturation ? Une grisaille devenue norme ? Dans cette uniformité commerciale, l’ordre sexiste perdure, se renforce même. Qu’importe nos colères, nos indignations, nos stupeurs, seule une volonté de déchiffrer la vénalité sexuelle, enchevêtrement de réseaux criminels et de labyrinthes financiers, peut contribuer à y échapper.
57Richard Poulin mène depuis de longues années des recherches sur la pornographie. Canadien, abolitionniste, son cri d’alarme revêt parfois des accents marxistes, devenus rares dans les publications françaises de la dernière décennie. Affirmer avec autant de force et une forme de spontanéité son attachement au féminisme et à la lutte des classes est somme toute assez vivifiant, au regard de la production intellectuelle française. Toutefois, les nombreuses sources citées sont peu discutées par l’auteur, et l’on est tenté de penser que son implication et son immersion dans le sujet opèrent comme un miroir grossissant de cette réalité. On est plus que jamais conscient du fait que l’absence de données fiables et de statistiques rigoureusement élaborées empêche de cerner l’ampleur de cette marchandisation des corps humains.
58Maryse Jaspard
59idup, Université Paris 1
Nicolas Renahy, Les gars du coin, Enquête sur une jeunesse rurale, La Découverte, coll. « Textes à l’appui », série Enquêtes de terrain, Paris, 2005, 284 pages
60La précarisation de l’emploi liée aux restructurations industrielles de ces dernières décennies est aujourd’hui bien connue. Mais les recherches, le plus souvent menées dans les régions industrielles et les grandes entreprises, ont négligé les ouvriers ruraux, disséminés sur le territoire, nombreux, mais peu visibles. Fruit d’une enquête ethnographique conduite pendant une dizaine d’années dans un village de Bourgogne, cet ouvrage apporte un regard inédit sur des jeunes qui ont grandi à la campagne dans le contexte de crise qui a touché l’entreprise du village. C’est l’ensemble des composantes d’un genre de vie ouvrier, ancré dans l’espace local de l’interconnaissance, qui est déstabilisé, entamant la reproduction même de ce groupe social.
61Les gars du coin, enquête sur une jeunesse rurale embrasse un champ plus large que le monde du travail, en introduisant le lecteur dans les différents espaces physiques et sociaux qui constituent l’univers des protagonistes, en retraçant leurs parcours familiaux, scolaires, professionnels, leurs expériences au travail, mais aussi leurs relations avec les amis, la parenté, l’autre sexe.
62Cela suffirait à attirer l’attention de tous ceux et de toutes celles qui s’intéressent aux rapports de genre. Mais, en outre, Nicolas Renahy apporte une attention extrême aux comportements, gestes ou mots qui expriment une identité et une vision du monde masculine, ou plutôt virile, ou féminine. « Les gars du coin » sont bien étudiés en tant qu’hommes par un sociologue qui se situe lui-même comme un observateur masculin.
63« Le coin », c’est le village, où depuis le xixe siècle est implantée une usine fabriquant des cuisinières, gérée de façon « paternaliste » par la famille propriétaire qui assure emploi, logements, loisirs, qui forme et embauche les jeunes de génération en génération. Procurant une stabilité et la pérennité d’un groupe d’interconnaissance (parenté et voisinage) autour du travail, des échanges de service, des loisirs, cette organisation sociale favorisait l’expression d’une culture ouvrière où le « nous » valorisé s’opposait à « eux », les patrons, les autres. Au début des années 1970, l’usine familiale est vendue à un groupe français. En quelques années, s’accomplit la dissociation entre l’usine et le village, distendant l’unité entre travail et résidence : les logements sont vendus à leurs occupants, le soutien aux associations locales est abandonné et l’école supplante l’usine dans la formation des jeunes. Une dizaine d’années plus tard, en 1981, l’usine ferme. Le délitement de cette culture ouvrière s’accentue avec le chômage massif et le départ de nombreux habitants. Le capital « d’autochtonie », fait des ressources que l’on tire du fait d’être d’ici, du fait qu’on habite et travaille ici (accès aux réseaux relationnels, capital de réputation, savoir local reconnu), disparaît. La mémoire elle-même s’effiloche avec l’oubli significatif de la dure grève qui avait alors été menée. Deux petites entreprises s’installent ensuite, embauchant des ouvriers et ouvrières licenciés de l’ancienne usine. L’une, spécialisée dans la métallurgie, réembauche des hommes, l’autre qui fabrique des câbles, emploie des femmes. La précarisation des emplois et l’élargissement du bassin de recrutement caractérisent ces deux pme, phénomènes plus accentués dans l’usine féminine de câblage. Chez les hommes, la mise à distance d’un travail ouvrier déclassé domine chez les jeunes, entretenus, de plus, dans l’illusion d’un autre avenir du fait de la scolarisation de masse. Certaines valeurs viriles à l’égard du travail se maintiennent cependant comme l’endurance à la tâche ou « la bravoure » au travail, et un certain contrôle sur l’organisation du travail dans l’atelier demeure possible. Les femmes en butte à l’intérim, au chômage technique, aux cdd, ont moins de prise sur leur travail, et leur valeur est évaluée à l’aune de leur disponibilité. Nous retrouvons ici, encore plus accentuée par la rareté et le faible éventail des professions envisageables en zone rurale, la dissociation conflictuelle soulignée dans maintes études, entre le souhait de rester active et des conditions de travail impossible à assumer. D’où un repli fréquent chez les peu qualifiées sur la position féminine « plus honorable » de mère de famille.
64La rupture des transmissions entre générations, la crise de l’emploi, le rapport désenchanté à un travail sans avenir des jeunes hommes se traduit par des trajectoires sociales chaotiques et par la perte de l’estime de soi. Ceux qui sont restés au village ne trouvent que dans la chaleur du groupe des pairs un remède à leur désarroi. D’autant plus que, demeurant longtemps dépendants de leur famille, sans emploi, ils parviennent difficilement à trouver une compagne et à la conserver. Les bouleversements de l’emploi et du marché du travail entraînent dans leur sillage le dérèglement du marché matrimonial. Dans le cadre d’une vision « traditionnelle » du couple où espaces et tâches revenant à chaque sexe restent bien marqués symboliquement, ceux qui se sont mis en ménage parviennent non sans conflit à assumer leur position d’adulte, continuant à mener une vie de garçon dans la « bande ». Des conduites dites à risque – consommation d’alcool et de drogues, conduite automobile trop rapide lors des sorties en boîte – (le livre débute par le récit d’un accident mortel arrivé à l’un des jeunes hommes du village) caractérisent le groupe affinitaire, où se réaffirment des valeurs de virilité mises à mal par la fragilisation sociale de ses membres. Le club de foot, qui perdure difficilement, constitue un des lieux de socialisation de la jeunesse masculine où peut s’affirmer un ethos ouvrier et masculin. Là aussi, comme au travail ou lors des sorties, les hommes éprouvent et mettent en scène leur bravoure et leur endurance, alors que la douche prise en commun scelle leur complicité masculine. L’enceinte des vestiaires est à la fois un lieu d’affirmation virile et de mise à distance des femmes. La sociabilité masculine apparaît comme « une revanche prise sur l’espace domestique », un « affranchissement à l’égard du pouvoir féminin » qui s’y exerce. Ainsi est-il dit d’un joueur qui a quitté le club que « chez lui ce n’est plus lui qui commande » mais sa copine. Les mots mêmes utilisés par les hommes expriment cette connivence de l’entre-soi masculin. Ainsi les amis sont-ils désignés par le terme, issu du monde professionnel, de « collègues ». Les expressions des joueurs assistant à un match de foot : « la frappe », le « coup de rein » ou le fait « d’être dur à passer » ne sont pas sans évoquer la force du corps masculin (voire la puissance sexuelle) valorisée.
65C’est grâce à de longs séjours sur son terrain et en raison de sa position particulière dans ce village que Nicolas Renahy a pu explorer les différentes facettes du monde social de ces jeunes jusqu’à la sphère intime de leur vie privée. Elevé dans les environs de ce village, il a fait partie du club de football et a fréquenté la chorale. Au début de son enquête, il renoue avec ces activités, il a aussi travaillé à deux reprises dans l’entreprise locale de métallurgie. Il n’était pas un inconnu, même si sa trajectoire scolaire s’est écartée de celle des « gars du coin ». Parvenant à lever les réticences que suscite son statut d’étudiant, il s’insère ainsi dans les réseaux amicaux, se joint aux activités et aux sorties entre garçons. Car c’est bien en tant qu’homme que Nicolas Renahy mène son travail de terrain (comme il le souligne) du fait de l’importante séparation des espaces et des activités entre les sexes. Cependant, la fréquentation de couples et la présence de sa compagne lui donnent aussi accès, ainsi que les entretiens, aux expériences et aux points de vue des femmes.
66La proximité de Nicolas Renahy avec son terrain d’enquête et les enquêtés, la posture « compréhensive » qu’il adopte à leur égard, retravaillées par la recherche de la « juste » distance, sont servies par une écriture claire et vivante. La restitution par le récit d’événements tragiques ou cocasses, les descriptions fines des enjeux des situations, des façons de percevoir le monde social, d’y agir et de s’y situer, les extraits de dialogues sur le vif issus du journal d’enquête associent le lecteur à une compréhension fine des expériences de ces jeunes situées dans un univers des possibles bousculé par les transformations structurelles qui affectent leur village et ses ressources.
67Françoise Battagliola
68csu/cnrs
Catherine Achin, « Le mystère de la chambre basse », Comparaison des processus d’entrée, des femmes au Parlement, (France–Allemagne 1945-2000) Dalloz, Paris, 2005, 637 pages
69Les éditions Dalloz ont créé en 2001 la Nouvelle bibliothèque des thèses. Catherine Achin a inauguré l’ouverture de cette collection à des thèses de science politique en publiant en 2005 « Le mystère de la chambre basse ». Comparaison des processus d’entrée des femmes au Parlement (France-Allemagne 1945-2000).
70Dans la préface à cet ouvrage, Frédérique Matonti souligne la valeur heuristique de cette étude pour « renouveler la réflexion sur des objets canoniques de la science politique comme le sont, par exemple, l’étude des filières de recrutement du personnel politique, les fonctions des partis politiques ou le métier de député » (p.xii). En effet, au croisement des champs de recherche « genre et politique » et « entrées en politique », cette étude éclaire le fonctionnement de la représentation démocratique depuis cinquante ans en Allemagne et en France à la lumière d’un constat : la plus forte représentation des femmes au Bundestag qu’à l’Assemblée nationale depuis les années 1950 et l’accentuation nette de cette différence depuis les années 1980. Ce constat est paradoxal, voire mystérieux, dans la mesure où les Allemandes semblent moins « émancipées » que les Françaises au sein de diverses sphères de l’ordre social. Ces deux pays se distinguent avant tout par la gestion de la question de l’égalité entre les sexes par les politiques publiques. En Allemagne, peu de mesures sont mises en place pour permettre de limiter les conséquences de la parentalité sur la carrière professionnelle, et les politiques de la sexualité, « les lois de l’amour », à commencer par la législation sur l’avortement, ne sont guère favorables à l’émancipation des femmes. La faible différence des taux d’emploi et de temps partiel des femmes dans ces deux pays ne doit pas occulter le fait que les Allemandes pâtissent plus des normes sociales que les Françaises en ce qui concerne leur autonomie professionnelle et personnelle. C’est le mystère de cette discordance entre l’ordre social et l’ordre politique que l’auteure se propose de percer. Cette quête intellectuelle organise l’architecture du livre autour de deux moments, celui de la démonstration et celui de l’explication. La première partie construit la typologie des trajectoires exemplaires des députées des deux pays d’une part, en les inscrivant dans leur contexte politico-historique et d’autre part, en les rendant plus concrètes grâce à la restitution d’un parcours détaillé d’une députée. La seconde partie a pour objectif de comprendre les déterminants de l’entrée des femmes au Parlement de chaque côté du Rhin. Pour cela, l’auteure examine le poids des explications sociales, religieuses, scolaires, ou partisanes de ces disparités nationales et historiques.
71Ainsi, Catherine Achin s’inscrit en continuité avec les travaux antérieurs sur le genre en politique tout en proposant une approche originale fondée sur l’analyse transdisciplinaire du fonctionnement du genre dans la sphère politique. En analysant les « liaisons paradoxales » entre le genre, l’ordre politique et social en France et en Allemagne [1], elle démontre en effet que le genre est une catégorie d’analyse permettant d’aborder des problèmes théoriques tels que l’autonomie du champ politique ou l’articulation entre ordre social et ordre politique. Si elle a choisi l’approche comparative, ce n’est pas pour compiler une série de différences et de points communs, mais pour permettre un nouvel éclairage des caractéristiques du champ politique dans les deux pays qui sont en jeu, des mécanismes de la professionnalisation politique et de son degré d’autonomisation par rapport à d’autres sphères de l’ordre social. Dépassant le double postulat faisant de l’ordre politique le moteur de l’évolution sociale ou le « récepteur-enregistreur » des modifications de l’ordre social, elle réussit le pari d’examiner les liens entre l’émancipation sociale des femmes – en particulier dans les sphères de la famille, du travail et de la sexualité, et leur représentation politique.
72Notons que l’intérêt de cette comparaison réside en particulier dans la mise en évidence de problématiques communes au-delà des divergences apparentes (politiques, institutionnelles, sociales, culturelles, etc.). La France et l’Allemagne sont toutes deux des démocraties représentatives polarisées autour de deux blocs partisans. Aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale, les Allemandes et les Françaises disposent des mêmes droits politiques et ont pour point commun de ne représenter que 7 % à la Chambre basse du Parlement. Avec 32,8 % de députées au Bundestag et 12,11 % à l’Assemblée nationale, les divergences sont aujourd’hui très marquées entre ces deux pays en termes de proportion des femmes à la Chambre basse.
73Le mystère de la discordance entre l’ordre social et l’ordre politique s’épaissit lorsqu’on examine les modalités de l’évolution des proportions de femmes élues en France et en Allemagne. En effet, alors que dans le système politique allemand, on observe une progression de la représentation féminine à tous les échelons (de la commune aux députés des Länder et du Bundestag), à l’inverse, les instances politiques françaises semblent fonctionner à deux vitesses. Le « décollage » de la représentation féminine aux échelons communal et régional dans les années 1970 et 1980 n’a été que très peu suivi dans les années 1990 par une légère augmentation de la proportion des députées, des conseillères générales et des sénatrices. Seul point commun dans cette évolution : la représentation féminine au Parlement européen est nettement supérieure à celle des assemblées nationales.
74Afin de mettre en évidence les « contraintes cachées » expliquant le décalage entre ces deux pays dans l’évolution du taux de représentation des femmes au Parlement, en particulier depuis les années quatre-vingt, une double approche a été adoptée alliant quantitatif et qualitatif. La création d’une base de données sur l’ensemble des députées des deux pays a permis d’effectuer des opérations statistiques et des analyses prosopographiques. La mise en œuvre d’une enquête par entretiens a permis de recueillir et d’analyser des trajectoires singulières de députées élues depuis 1945.
75L’analyse approfondie de l’ordre politique en France et en Allemagne et simultanément de l’ordre social, met en évidence le fait que la résolution du « mystère de la Chambre base » passe par la démonstration d’une relative autonomie du champ politique. Le recrutement du personnel politique parlementaire est en effet avant tout dépendant des logiques propres du champ, elles-mêmes fortement soumises à la concurrence interpartisane. De ce point de vue, le champ politique français est particulièrement fermé, alors qu’en Allemagne, dans le sillage de la crise de 1968, les mobilisations des mouvements sociaux ont pesé sur les modes de recrutement des professionnels de la politique et permis l’entrée massive des femmes à la Chambre basse du Parlement.
76Catherine Achin ne fait pas de l’autonomie plus grande du champ politique français en matière de recrutement des professionnels de la politique la clé de l’énigme. Une importante question reste en effet pour elle en suspens : cette autonomie de l’ordre politique par rapport à l’ordre social dans le recrutement du personnel politique est-elle transposable au contenu de la politique qui en émane ?
77La question de l’incidence de la proportion de femmes élues dans une assemblée sur les lois votées, en particulier sur la production de politiques publiques en faveur de l’émancipation des femmes dans la société, provoque un nouvel étonnement. Il semble en effet qu’il n’y ait pas systématiquement de lien entre le pourcentage des femmes dans une assemblée et le « féminisme » des lois qui y sont votées. Une double hypothèse est formulée. D’une part, l’autonomie du champ politique remet en cause le lien entre les représentations descriptive et substantive [2], et la théorie de la « masse critique » [3] selon laquelle à partir du moment où elles constituent un tiers de l’assemblée, les élues peuvent œuvrer vers la représentation substantive des femmes, c’est-à-dire s’émanciper de la norme existante en favorisant la production de lois émancipatrices pour celles-ci. D’autre part, à l’inverse des modes de sélection du personnel politique, la production de politiques publiques illustre les liens entre l’ordre politique et l’ordre social. La logique de la compétition politique et partisane explique la prise en compte par les élus des revendications portées par les mobilisations sociales.
78Le mystère de la chambre basse nous arme pour résoudre d’autres énigmes, laissons la parole à Catherine Achin qui termine son ouvrage par une invitation à poursuivre les quêtes et les conquêtes du genre. « L’analyse pourrait par exemple s’orienter vers une réflexion sur la "démocratisation", à travers l’étude des modalités de recrutement d’autres catégories "dominées" et des effets éventuels de leur entrée en politique : les problématiques classiques relatives à la distorsion entre la société et l’élite politique qu’elle désigne seraient sans nul doute enrichies par la prise en considération des résultats que nous avons établis à partir de l’analyse spécifique du genre » (p. 544).
79Réjane Sénac-Slawinski
80Cevipof
Sylvia Faure et Marie Carmen Garcia, Culture hip-hop, jeunes des cités, et politiques publiques, La Dispute, coll. « Essais », Paris, 2005, 192 pages
81Prolongeant une recherche menée durant trois ans dans le cadre du programme interministériel « Cultures, villes et dynamiques sociales », cet ouvrage met en relation l’évolution de la culture hip-hop et celle des politiques publiques en faveur des « jeunes des cités » depuis les années 1980. Les deux auteurs, sociologues, étayent leur réflexion par une pluralité de terrains d’enquête situés dans la région Rhône-Alpes et une diversité de matériaux : soixante-dix entretiens approfondis, des observations ethnographiques menées dans différents contextes, le cadre scolaire à l’occasion de « projets d’action culturelle » et le secteur de l’animation socioculturelle. Sylvia Faure et Marie-Carmen Garcia se sont particulièrement intéressées aux situations et aux trajectoires des pratiquants de la danse hip-hop en voie de professionnalisation et à celles des professionnels des structures dans lesquelles cette dernière est pratiquée ; elles citent de larges extraits d’entretiens.
82La problématique centrale de l’ouvrage repose sur le constat suivant : la danse hip-hop a été perçue, dès son apparition en France dans les années 1980, comme un outil de régulation des jeunes issus des milieux populaires par les pouvoirs publics, inquiets du potentiel estimé explosif et violent de cette jeunesse. Dès lors, la danse hip-hop a fait l’objet d’une promotion et d’un encadrement des pratiques qui ont mené à son institutionnalisation et à son insertion, en partie, dans le champ chorégraphique où la danse dite « de création » est encouragée. Cependant, cette transformation, accompagnée du soutien officiel, a provoqué l’apparition d’un second marché de la danse hip-hop, moins professionnalisé, se démarquant de la sphère artistique pour se rapprocher de la performance physique et sportive, fondé sur la compétition (les battles), institutionnellement moins reconnu. Les pratiquants de ce « deuxième marché », ambivalents vis-à-vis de l’action publique, refusent tout risque de « récupération » en prônant leur « autonomie » vis-à-vis des institutions et en même temps reprochent à ces mêmes institutions de ne pas les soutenir. En outre, ces deux marchés ne font pas la même place aux hommes et aux femmes, ne reposent pas sur les mêmes valeurs, la même gestion du temps et de l’espace.
83L’enjeu de l’ouvrage est ainsi « d’alimenter la connaissance sur les effets sociaux des politiques publiques » (p. 11) mais aussi, à terme, de montrer « l’ambivalence de la consécration des "cultures populaires" par des institutions de la culture et de l’éducation » (p. 171).
84Après un avant-propos, qui montre combien l’image commune de la danse hip-hop – celle d’une « pratique de rue » de jeunes hommes des « cités » – est à nuancer tant cette pratique est plurielle, puis une introduction, qui précise la problématique de la recherche et ses terrains d’enquête, l’ouvrage s’articule en cinq chapitres.
85Le premier, le plus long, explique comment les « politiques jeunes » ont promu la danse hip-hop comme outil de re-médiation à la « question des jeunes » que les institutions ont contribué à construire en inventant dans le même temps une politique de la ville. Ce chapitre montre que la manière dont le « problème des banlieues » s’est structuré a conduit à voir dans le hip-hop une parenté de valeurs à défendre proches des valeurs républicaines, « citoyennes », et donc une opportunité pour l’action publique. Constitutifs de l’histoire française du hip-hop et simultanément producteurs d’effets de catégorisation, le soutien et la reconnaissance des institutions publiques aux pratiquants de la danse hip-hop de la « première génération » sont à rapporter à une injonction d’« ouverture culturelle » censée désenclaver les jeunes issus de milieux populaires et, en dernière instance, les réinsérer dans le cadre de la culture légitime/scolaire. En effet, cette génération a dû composer dans ses pratiques avec les canons esthétiques de la danse contemporaine (« légitimée »). Le paradoxe – soulignent les auteurs – est que l’écriture de l’histoire de « ceux qui s’en sont sortis » grâce au hip-hop enferme en même temps ces pratiquants dans une référence constante à la « culture de rue ».
86Le second chapitre de l’ouvrage souligne les différences qui ont émergé entre danseurs, en deux décennies de soutien institutionnel du hip-hop, donnant lieu à des conflits de valeurs entre une première et une seconde génération. Les premiers, dénommés « pionniers » et dont l’institution attend qu’ils remplissent ce rôle en devenant des « modèles », sont ambivalents face à l’aide et au soutien reçus : ayant bénéficié d’« une promotion sociale par la qualification artistique de leurs pratiques » (p. 69), ils insistent sur leur autonomie à l’égard des institutions, sur l’importance de leur « vocation » et sur leur attachement à leur milieu d’origine. Quant à la seconde génération de danseurs, qui se reconnaît plutôt dans les pratiques de compétition et les battles, elle reproche à la première génération de mobiliser à son propre compte les ressources et le soutien des institutions. Dans le même temps, elle ne se reconnaît pas vraiment dans l’histoire institutionnalisée du hip-hop, la référence à la « culture de la rue » apparaissant comme de l’histoire ancienne et les choix artistiques de la old school étant rejetés, ce qui donne lieu à des « filiations symboliques et problématiques » (p. 83).
87Le troisième chapitre montre comment la « socialisation secondaire institutionnelle » inscrit le danseur dans une perspective de projet et d’intégration sociale qui repose sur une logique de transformation des corps. Institutionnaliser les groupes de pairs, en demandant à chacun d’« apprendre à se « prendre en charge » individuellement et collectivement » (p. 86), telle est la logique d’une pratique « pédagogisée ». Mise en œuvre au sein de centres socioculturels à la faveur de stages de formation, elle surprend les danseurs car elle leur demande de mobiliser des compétences d’ordre scolaire : arriver à l’heure, produire un rapport de stage…, un des modes du « travail au corps » consistant également à demander aux danseurs de « s’échauffer ». Ces pratiques en stage diffèrent sensiblement des ateliers de danse autodidactes où le danseur peut, là, avoir le « sentiment d’être maître de la situation » (p. 113). D’autres modalités d’apprentissage, fondées sur des hiérarchies informelles, s’y déroulent en plusieurs temps : en début de séance, lorsque commencent les débutants, un initié parfois expert peut donner des conseils « en privé » à l’un d’entre eux ; au fur et à mesure de l’arrivée et de la pratique des experts, se met en place un apprentissage par observation et imitation « en public » (où les débutants et les moins aguerris observent).
88Dans le quatrième chapitre, Sylvia Faure et Marie-Carmen Garcia expliquent que la mixité dans la danse hip-hop est une « mixité en apparence » qui repose sur une division sociale-sexuée des pratiques. Dans le prolongement du chapitre précédent, les auteurs montrent que, de manière générale, la chorégraphie est dévolue aux filles alors que les garçons pratiquent surtout les figures au sol, les plus sportives, pensées de part et d’autre comme « masculines ». En effet, les filles apprennent d’abord des figures « debout » et l’enchaînement chorégraphique de mouvements (comme les débutants) alors que les garçons s’entraînent davantage aux mouvements isolés et techniques de breakdance, la difficulté pour les filles étant d’accéder aux battles au même titre que ces derniers. Ils et elles ont par ailleurs intériorisé des catégories de perception qui valorisent l’aspect compétitif et dévalorisent l’aspect chorégraphié. Ainsi, « les jeunes danseurs d’origines sociales populaires résistent à la féminisation de leur pratique en masculinisant un peu plus leur pratique par le biais des compétitions et de l’excellence sportive, inversement, nous observons que les filles cherchent à abaisser les "barrières symboliques" » (p. 119).
89Le cinquième chapitre s’intéresse à la manière dont les danseurs hip-hop investissent l’espace urbain. Il montre que, si la pratique dans la « rue » n’est plus aujourd’hui une pratique courante des danseurs de hip-hop qui travaillent davantage dans les gymnases, voire les salles de danse des mjc (Maison des jeunes et de la culture), elle reste un « référent réel et mythique ». Par loyauté envers le « quartier » dont ils sont originaires, les danseurs de la première génération reconnaissent en l’espace de la rue une source d’inventivité des débuts du hip-hop. Mais les espaces urbains investis aujourd’hui par la jeune génération de danseurs sont davantage des espaces impersonnels et contrôlables (espaces publics) et non des lieux de vie et d’appartenance, socialement marqués voire stigmatisés (« cité »). En outre, la pratique en salle, tout en sécurisant des figures qui deviennent de plus en plus sportives, a permis la féminisation de la pratique. On retrouve là aussi une ségrégation sexuelle et spatiale : les filles peinent à investir les lieux publics de pratique en extérieur, où elles assistent en spectatrices aux performances des garçons, alors qu’elles se présentent davantage sur une scène, en intérieur.
90La conclusion propose une ouverture théorique double. Elle montre, d’une part, combien les institutions culturelles sont ambivalentes à l’égard des pratiques issues des « cultures populaires », contribuant à produire deux marchés de la danse hip-hop auxquels elles n’accordent pas la même légitimité ; en outre, les logiques d’institutionnalisation questionnent le fondement idéologique des politiques publiques « jeunes » basées sur la « pédagogie du projet » qui repose sur une philosophie libérale du « sujet ». D’autre part, la conclusion propose un nouveau programme de recherche au centre duquel se trouve la question des rapports sociaux de sexe. Il interroge leur évolution lorsque, dans un univers masculin, se confrontent les socialisations sexuées des milieux populaires et les socialisations institutionnelles à partir de l’hypothèse selon laquelle la « domination masculine » se trouverait renforcée.
91Les apports de cette recherche sont nombreux et diversifiés. Dès les premiers mots de l’avant-propos, les auteurs précisent que « la danse hip-hop est plurielle. » (p. 9). L’originalité, et le premier enseignement de l’étude, est justement de bien mettre en lumière l’existence de deux marchés et de deux types de pratiques de la danse hip-hop. Cette diversité du hip-hop résulte en partie de son institutionnalisation. C’est un autre intérêt majeur de l’étude, de montrer que les institutions peuvent avoir des effets sensibles sur les pratiques et les trajectoires des pratiquants mais que ceux-ci, en retour, contribuent à travailler ces politiques publiques en questionnant leurs effets et leurs résultats en termes d’intégration sociale.
92Un autre apport de cette recherche réside dans la mise en lumière, concrète, de l’action des politiques publiques sur les corps. Dans une situation où les acteurs socioculturels ne peuvent atteindre et transformer les comportements des jeunes par le biais d’un discours empreint de morale, c’est en travaillant le rapport au corps des danseurs qu’ils peuvent en partie modeler ces comportements ; les transformations contribuent à remettre en question les valeurs et les habitudes corporelles du milieu d’origine, tout en valorisant de manière ambivalente les appartenances populaires des danseurs. Par conséquent, l’interrogation sur les effets de la dénomination et de la classification des pratiques issues des « cultures populaires », sans cesse renvoyées à des injonctions d’« ouverture culturelle », de « métissage », d’« interculturalité », souligne combien l’institutionnalisation d’une pratique comme le hip-hop est complexe et pétrie d’ambiguïté, produisant une semi-légitimité.
93Par ailleurs, on ne peut que souligner l’intérêt de la démarche ethnographique qui a permis aux deux auteurs de saisir avec beaucoup de finesse, non seulement le travail mené par les acteurs socioculturels auprès des jeunes danseurs, mais aussi, par exemple, les modalités d’entraînement de ces mêmes jeunes, dans le contexte d’ateliers autodidactes où il semblait a priori aux observatrices qu’« il ne se passait rien » par comparaison avec d’autres cours de danse (modern jazz, classique, etc.) qu’elles avaient pu observer par ailleurs. Cependant, cette finesse d’observation de terrains situés dans la région Rhône-Alpes aurait peut-être gagné à être mise en perspective avec des données plus générales relatives à l’ensemble du territoire français.
94De la même manière – ces remarques ne doivent pas être comprises comme des critiques mais plutôt comme des encouragements à proposer des prolongements – on aimerait que soit développée la réflexion amorcée à propos du fondement idéologique des politiques publiques « jeunes », de leurs effets politiques potentiels (dans le sens d’un désengagement de l’action collective de la part des « jeunes ») mais aussi l’analyse de pratiques issues des « cultures populaires » qui, par leur institutionnalisation, deviennent des pratiques d’une « culture cultivée de rue ».
95L’originalité de cette recherche, qui intéressera particulièrement nombre de lecteurs, réside dans la prise en compte au fil de l’étude des effets conjoints de l’institutionnalisation et de la féminisation de la danse hip-hop. L’étude de la féminisation d’une pratique interroge en effet sur les possibilités de « mixisation » et/ou de résistance des définitions conventionnelles du « masculin » et du « féminin » et de la ségrégation des pratiques. Ici, on voit très nettement comment se dessinent des lieux où se rencontrent garçons et filles et se redessinent en même temps des espaces propres aux deux sexes : la dénomination employée par les acteurs eux-mêmes apparaît particulièrement révélatrice, les filles s’entraînant dans un/leur « coin » alors que les garçons occupent la/leur « place ». On voit également que certains des danseurs – en particulier ceux de la première génération devenus professionnels – ont accepté de refaçonner leur pratique parallèlement aux opportunités de financement et de reconnaissance institutionnelles, et acceptent – non sans ambiguïté – de voir de la sorte le hip-hop se féminiser. En revanche, les plus jeunes générations, qui ne bénéficient pas des mêmes moyens et ne mettent pas en œuvre les mêmes « dispositions » scolaires, cherchent une ré-identification masculine de leurs pratiques.
96Comment se reconfigureront à terme les rapports sociaux de sexe dans cet univers masculin qui se féminise et se virilise tout à la fois ? Les femmes ne trouveront-elles une « place » à leur tour que dans le contexte de la pratique la plus légitimée, comme aujourd’hui, ou réussiront-elles à accéder à ces espaces « masculins » dont les frontières sont sans cesse repoussées ? Quelle permanence dans quelle évolution, telle est la question que permet de reposer avec pertinence la lecture stimulante de cet ouvrage de Sylvia Faure et Marie-Carmen Garcia.
97Hyacinthe Ravet
98Université Sorbonne-Paris iv
Maryse Jaspard, Les violences contre les femmes, La Découverte, coll. « Repères », Paris, 124 pages
99L’ouvrage intitulé Les violences contre les femmes est signé par la directrice scientifique de l’Enveff [4], première enquête statistique nationale réalisée en France. La présentation du contexte et de la méthodologie de cette enquête ainsi que des résultats obtenus livrent un portrait précis des problèmes et des pratiques étudiés. La sensibilisation aux violences subies par les femmes est plus que pertinente face à l’ampleur de ce phénomène, comme en témoignent les résultats d’une enquête internationale sur ce thème, diffusés par I’oms (Garcia-Moreno et al., 2005 [5]).
100Le document propose une synthèse des connaissances sur les violences contre les femmes plus particulièrement centrée sur l’évolution de la prise de conscience de ce phénomène en France et sur les constats principaux de l’Enveff. Certains passages traitent de cette problématique de façon plus large, notamment en comparant la situation française avec ce qui est observé ailleurs. Toutefois ce sont avant tout les analyses des données qui ont été recueillies par l’Enveff qui constituent l’essentiel de l’exposé. Un certain nombre d’éléments de réflexion et d’analyse sociologique inscrivent la problématique des violences contre les femmes dans une perspective socioculturelle et historique ; cependant, la force de la démonstration repose principalement sur les informations statistiques et descriptives. Malgré ce caractère quantitatif dominant, la structure du texte, le souci de bien clarifier les concepts, les définitions proposées et l’ensemble des informations rapportées, donnent une synthèse riche, instructive et surtout convaincante. Cette publication concise permet en effet de saisir à partir des résultats de l’enquête nationale, dont le contexte est décrit avec précision, les enjeux sociaux et politiques que soulèvent les violences exercées contre les femmes et la situation actuelle en France.
101L’ouvrage compte cinq chapitres. Le premier présente, sous l’angle sociopolitique, les violences faites aux femmes. On y trace l’historique de la reconnaissance du problème à l’échelle internationale et en France pour ensuite présenter l’enquête Enveff et ses objectifs. Le second s’attache aux violences conjugales en France. Soulignons ici l’importance conceptuelle de la distinction qui est faite entre violence et conflit. La confusion souvent entretenue entre ces deux concepts n’est pas que de nature sémantique. Les glissements fréquents dans la présentation d’actes de violence comme étant plutôt la manifestation de conflits permettent en effet d’occulter l’inégalité des rapports entre les sexes. L’auteure présente également ici les facteurs principaux qui interviennent dans la fréquence et la gravité des violences conjugales. On y apprend notamment qu’être jeune et avoir plus d’un partenaire sont des facteurs aggravants et que si le rapport à l’emploi joue un rôle déterminant, les diplômes et la position sociale sont en revanche peu discriminants. Les mécanismes des violences conjugales sont également bien explicités. Cependant le passage sur l’alcoolisme féminin aurait pu être mieux documenté. Par rapport au caractère intergénérationnel des pratiques de violence, l’auteure démontre bien la complexité des associations qui existent entre les violences subies dans l’enfance et celles vécues à l’âge adulte.
102Le troisième chapitre porte sur les violences sexuelles. Il s’agit là d’une thématique difficile dont l’auteure fait un traitement particulièrement rigoureux et pédagogique. Les distinctions apportées entre les types de violence (selon les contextes où les pratiques sont perpétrées) permettent de contrer une bonne partie des critiques qui banalisent les violences sexuelles ou s’insurgent contre leur judiciarisation.
103Le quatrième chapitre présente les difficultés associées aux comparaisons internationales, difficultés liées aux définitions, aux types d’enquêtes et au fait qu’elles ont été menées à des moments différents (avec des écarts marqués entre elles). Notons que l’auteure dégage les éléments de convergence, dont ceux qui sont liés aux différents facteurs qui interviennent dans l’exercice des violences.
104Enfin le cinquième chapitre intitulé Enjeux sociaux et débats s’attarde sur trois des questions qui suscitent le plus de polémiques : la violence pratiquée par les femmes elles-mêmes, la judiciarisation de la vie sexuelle et la victimisation. En quelques pages, l’auteure démonte les arguments utilisés dans les débats sur ces trois questions pour jeter un discrédit sur les études démontrant l’importance des violences à l’encontre des femmes. Elle identifie les enjeux qui sous-tendent ces trois questions, dont l’utilisation vise à semer le doute sur la discrimination dont les femmes sont victimes.
105Ainsi, la violence exercée par les femmes ne doit pas être niée et il ne s’agit pas de traiter de la violence comme d’une réalité exclusivement masculine. Il faut toutefois situer ses manifestations le plus souvent évoquées dans leur contexte. En effet, nombre de pratiques, resituées dans leur contexte socioculturel (par exemple les discriminations envers les petites filles dans certaines cultures) prennent un sens différent et se révèlent être le produit de l’intériorisation d’un rôle sexuel féminin construit sur la base de rapports de sexe inégaux. Les femmes deviennent alors les gardiennes de traditions discriminantes. De même, dans le cas des violences au sein des couples auxquelles participent des femmes, il faut dépasser le simple constat puisque les violences réactionnelles ne sont pas les mêmes que les violences initiées par l’autre. Au sujet de la judiciarisation de la vie sexuelle, c’est le contrôle indu de la sexualité qui est au centre des débats. À ce propos, la référence aux pratiques américaines reflète bien la sensibilité française à tout ce qui peut être associé au puritanisme. Il faut reconnaître que l’enjeu est effectivement de taille. Jusqu’où faut-il aller pour protéger et dénoncer ? La réponse est claire : « la violence sexuelle est l’expression d’un rapport social fondé sur le mépris, la domination, la possession, la négation de l’autre ». Il ne s’agit donc pas, selon l’auteure, de contrôler la sexualité mais bien l’exercice de la domination sexuelle. Enfin, le passage traitant du débat sur la victimisation distingue bien la réalité désignée par ce concept de celle que recouvre le concept de victimisation. Dans le cas des violences conjugales et sexuelles, rappelle Maryse Jaspard, le risque encouru de victimisation est beaucoup moins élevé que celui pour les victimes de ne pas être reconnues comme telles, conclusion qui peut difficilement être contestée compte tenu des informations présentées dans les chapitres précédents.
106Le livre se termine, comme il commence, avec des propos qui interpellent sur les drames sous-jacents aux violences contre les femmes. Le « chiffrage des violences », pour indispensable qu’il soit, ne suffit pas, à lui seul, à rendre compte des souffrances vécues, mais il a le mérite de contribuer à faire progresser l’absence de tolérance par rapport à l’abus et à la domination dont sont victimes les femmes violentées. Bref, il s’agit ici d’un ouvrage qui trace un portrait précis de la fréquence et des formes de violences exercées contre les femmes tout en proposant des définitions qui ont le mérite de clarifier ces formes. De plus, il propose une argumentation solidement appuyée pour répondre aux questions et réagir aux objections que soulève la dénonciation de cette violence. Un ouvrage qui tombe à point.
107Maria De Koninck
108Université Laval, Ste-Foy, Québec, Canada
Clarisse Fabre et Éric Fassin, Liberté, égalité, sexualités, 10/18, Paris, 2005, 368 pages (première édition : Belfond, 2003)
109Différence des sexes : Culturelle et naturelle, bref anthropologique. Valeur républicaine. Universelle, butoir indépassable de la pensée, comme le jour et la nuit ; en tout cas, ne pas la dépasser ; du moins pas dans la culture française (voir Harmonie entre les sexes).
110Harmonie entre les sexes : exception française (voir Guerre des sexes), héritage de l’Ancien Régime, donc valeur républicaine.
111Guerre des sexes : Tradition américaine (voir par contraste Harmonie entre les sexes, héritage du puritanisme et du féminisme lesbien).
112Cet extrait du mini-dictionnaire des idées reçues qui se trouve à la fin de l’ouvrage, donne une assez bonne idée du ton utilisé dans le dialogue entamé entre Clarisse Fabre, journaliste spécialiste des « problèmes de société » et Éric Fassin, sociologue, travaillant dans le champ relativement récent de la sociologie de la sexualité. L’objectif de ce dialogue est de faire le tour des thématiques des principaux débats médiatiques et académiques dans le domaine. Cette note de lecture concerne la seconde édition de l’ouvrage, un an après, qui propose deux chapitres supplémentaires concernant l’actualité récente.
113Outre le dictionnaire au style quelque peu impertinent, cet ouvrage est construit d’une manière inhabituelle, mais extrêmement judicieuse qui facilite lecture et relecture. Chaque chapitre thématique définit une « question/problème », qui est précédée d’un rappel historique de sa mise sur l’agenda politique, relevant les principaux faits politiques et médiatiques et indiquant clairement les protagonistes et leurs prises de position. Les chapitres traitent successivement de l’épouvantail américain, du Pacs, de la parité, du harcèlement sexuel, de la prostitution et de la pornographie pour la première édition. La seconde y ajoute deux chapitres, l’un sur le mariage des homosexuels, l’autre sur le voile islamique. Enfin, chaque chapitre est complété à la fin de l’ouvrage par une bibliographie ordonnée extrêmement précise, très détaillée mais malheureusement loin d’être exhaustive [6].
114La difficulté de rendre compte de cet ouvrage renvoie au foisonnement des données et de sa construction. La fidélité voudrait que soit restituée, chapitre après chapitre, la mise en œuvre de l’argumentation, chaque thématique renvoyant à la précédente et à la suivante. Mais un tel compte rendu dépasse le cadre de cette note.
115Le propos central est de montrer comment tout ce qui tourne autour de la « sexualité » (entendu dans un sens très large) est devenu en France, l’enjeu de débats politiques. Cette politisation des questions sexuelles, qui se développe en France dans les années 1990, alors que ces questions étaient auparavant renvoyées à l’intimité de la vie privée, et l’articulation de cette politisation avec la question du genre, sont au centre de l’ouvrage. Jusqu’alors, dans l’héritage des idées de 68, les relations entre sexualité et société restaient principalement formulées en termes de répression ou de libération. Avec le développement des critiques féministes et gay, « la critique de la sexualité passe par sa dénaturalisation : il s’agit moins de libérer le désir naturel que d’interroger les normes qui le constituent… l’ordre sexuel n’est donc pas inscrit dans la « nature », il résulte d’une histoire » (p. 8). Or, sont en jeu, dans la reconnaissance de la construction sociale des pratiques sexuelles, deux logiques qui ne sont pas toujours compatibles et qui sont « en tension » : celle de liberté et celle d’égalité (d’où le titre de l’ouvrage). C’est la logique d’égalité qui est à l’œuvre dans la revendication paritaire, dans le Pacs ou le droit au mariage homosexuel, mais c’est au nom de la liberté qu’est proposée la nouvelle critique des normes sexuelles, dans un positionnement politique pas toujours facile à définir avec les critères habituels. Les « libertaires » s’opposent à la fois à l’ordre public de la droite conservatrice et à la « gauche morale », elle aussi considérée comme liberticide par rapport aux droits des individus.
116Le premier apport de cet ouvrage est de mettre au jour l’utilisation, dans l’argumentaire français, de « l’épouvantail américain ». La grande majorité des prises de positions sur la sexualité consistait en effet, le plus souvent simplement, à dénoncer l’obsession de la sexualité qui frappait « l’Amérique », c’est-à-dire les États-Unis, avec notamment l’« identification du féminisme au puritanisme ». Cette « politisation sexuelle (étant renvoyée à) un moralisme à l’américaine, étranger à notre culture, que nous aimions croire plus « sophistiquée » (p. 22).
117Une telle dénonciation, selon Éric Fassin, visait à opposer le républicanisme égalitaire au politiquement correct et au communautarisme états-unien. Mais les débats sur le Pacs et surtout ceux sur la parité ont modifié la donne.
118Ce que montre bien Éric Fassin, c’est que le Pacs fait moins peur dans ses conséquences sexuelles (par la reconnaissance que l’hétérosexualité n’est pas la seule pratique sexuelle possible et légitime) que par son incidence néfaste sur la lecture que l’on peut faire de la filiation et de la différence des sexes fondée sur la procréation. Il souligne la force, voire l’excès de la terminologie utilisée pour exprimer ces risques, y compris dans les sciences sociales, où elle peut même parfois renvoyer à des « fantasmes apocalyptiques ». De telles avancées, selon les opposants, mettent en effet en danger les « fondements anthropologiques de notre culture », remettent en cause "l’ordre symbolique de notre société, c’est-à-dire des principes qui légitiment l’ordre sexuel", et pire encore font courir « le risque d’y perdre les sources mêmes de l’érotisme » ! (p. 62)
119L’intention explicite de l’auteur et de la journaliste qui l’interroge est de donner à voir les différentes positions en présence, selon les disciplines et selon les locuteurs, tout en soulignant que ceux qui se sont saisis du débat, essentiellement sociologues, anthropologues et psychanalystes, sont en définitive, et quelle que soit leur position, relativement mal à l’aise devant des pratiques nouvelles ou novatrices dont ils ont une mauvaise connaissance empirique, faute d’enquêtes et de données concrètes.
120En miroir, le chapitre traitant de la parité, utilise, à l’inverse, la mise en exergue de la différence des sexes pour exiger l’égalité. Après l’historique habituel et le rappel incontournable de l’épouvantail (toujours américain) du communautarisme, (mais mis en avant ici, par ceux qui l’avaient oublié ou dénié dans le débat sur le Pacs…) Éric Fassin montre comment certaines positions peuvent souligner l’importance de maintenir la différence des sexes concernant le Pacs, mais s’y opposer dans son application dans la parité : la justification en étant, comme pour Nathalie Heinich [7], par exemple, que la différence des sexes a sa place dans la sphère privée mais pas dans la sphère publique (p. 82).
121Tout en rappelant la violence des prises de position, il est sain de remarquer que ces deux réformes n’ont pas eu les effets catastrophiques qu’on redoutait. Le Pacs n’a pas vraiment bouleversé la vie des familles et la parité n’a pas tué la République, elle en est même devenue une de ses figures !
122Les deux chapitres suivants traitent du harcèlement sexuel et des violences faites aux femmes, avec des références historiques et une bibliographie spécifique, mais l’analyse des deux phénomènes fait souvent appel aux mêmes arguments. En partant encore une fois de l’exemple américain, et en analysant les différences entre les systèmes pénal et civil français et états-unien, Eric Fassin montre que, face aux revendications de certaines féministes françaises, c’est une véritable attaque contre le soi-disant puritanisme des féminismes qui se met en branle. Il s’agit de souligner que les lois ou les mesures réclamées sous prétexte de contenir la violence sexuelle, criminalisent en définitive le désir sexuel et la liberté de séduire. Une fois encore, cette forme très spécifique de l’antiféminisme met en évidence les effets néfastes d’une législation qui pénaliserait de façon spectaculaire certaines pratiques sexuelles. Pour les tenants de cette position, la guerre des sexes est déclarée… dans notre pays, pourtant réputé pour le plaisir d’aimer qui est censé y régner ! Pour le harcèlement comme pour les violences (et notamment les violences conjugales) l’interdit participerait d’une « désexualisation des rapports humains » [8], de la suppression d’une réelle liberté des comportements sexuels privés [9].
123Éric Fassin s’interroge avec pertinence sur le « type » de liberté dont ces auteurs se font les avocats : celle du dominant et certainement pas celle du – ou de la – dominé-e : le harceleur nie le désir de l’autre pour mieux assurer son pouvoir, de même que le violeur veut ignorer l’importance du consentement. Enfin, il revient sur le débat autour de l’enquête Enveff [10], et la liaison qui y est faite entre les violences sexuées (selon le sexe) et les violences sexuelles (dans l’ordre de la sexualité), montrant comment se fait un continuel aller et retour entre recherches académiques et ring médiatique. La présentation assez fouillée de l’enquête qu’il présente a pour objectif d’en faire ressortir la conception historique de la domination masculine qui y prévaut : la domination « traditionnelle » aide à entrevoir « une forme plus moderne de la domination, fondée non plus sur la perpétuation d’un ordre patriarcal immémorial, jamais soumis à la question, mais au contraire en réaction à la remise en cause de cet ordre – face aux demandes de liberté et d’égalité. Autrement dit, on pourrait parler d’une domination « réactionnaire » et non plus conservatrice, les deux se superposant aujourd’hui dans notre société » (p. 142).
124Ce que j’ai particulièrement apprécié dans ce chapitre est la mise en évidence très fine des nouvelles formes de l’antiféminisme, venant soit de femmes qui se réclament d’un véritable féminisme égalitaire et non-victimaire [11] soit de femmes qui dénoncent le féminisme comme « normalisateur » de la sexualité [12].
125Le chapitre traitant de la prostitution est un véritable exercice d’école, nous remettant en mémoire nombre d’articles et de polémiques que nous avions un peu oubliés, comme ceux publiés dans le journal Le Monde en janvier 2003, où s’affrontaient d’un côté, des femmes se déclarant « Ni coupables, ni victimes : libres de se prostituer » [13], de l’autre, celles dénonçant ces positions comme bourgeoises : « Au vrai chic féministe » [14]. L’explication de texte à laquelle Éric Fassin nous invite est encore une des techniques utilisées par l’auteur pour nous permettre de mieux saisir les enjeux concrets et symboliques de ces polémiques en nous apportant la preuve qu’entre abolitionnistes et réglementaristes, bien des positions sont possibles et justifiables.
126Le chapitre qui termine la première édition de cet ouvrage, et qui porte sur la pornographie, ainsi que les deux chapitres ajoutés dans la seconde édition, mériteraient un compte rendu détaillé, eux aussi. Mais sans doute n’est-il pas mauvais d’en laisser la découverte aux lecteurs.
127En définitive, cet ouvrage, par les thèmes qu’il traite et surtout par la manière de les traiter, nous donnant à la fois les « pièces du dossier » et une façon de les analyser, s’avère particulièrement stimulant ; par sa forme et son maniement facile, il est à mettre dans toutes les mains.
128La seule réserve, mais en est-elle vraiment une ? C’est l’absence d’explicitation de la place qu’occupe l’auteur dans les polémiques qu’il rapporte et son rôle particulier dans la production discursive sur les sujets qu’il évoque. Certes, en aucun cas, Éric Fassin ne se réclame d’une quelconque « neutralité axiologique » – un peu trop revendiquée ces derniers temps et pas toujours à propos –, mais il manque sans doute à cet ouvrage, une préface, une postface, un additif, où l’auteur pourrait être plus directement interrogé sur ses propres prises de position, qui ont aussi fortement influencé la manière dont se sont déroulés les débats sur l’ensemble des thématiques traitées. La forme de l’ouvrage est, je l’ai dit déjà, fort astucieuse et très maniable et son contenu très convaincant. On pourrait toutefois y préférer l’essai où Éric Fassin aurait pu donner davantage de profondeur à ses propres analyses et interprétations [15] sur le phénomène central qu’il vise à étudier, à savoir la mise en évidence des « efforts politiques pour résister à la politisation des questions sexuelles » (p. 156).
129Cette note se veut une invite explicite à l’écriture d’un tel essai…
130Michèle Ferrand
131csu/cnrs
Notes
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[1]
Catherine Achin, « Les "liaisons paradoxales" : genre, ordre politique et ordre social en France et en Allemagne », Raisons politiques, n° 15, août 2004, pp. 85-96.
-
[2]
Manda Green, « Safe space et représentation substantive : le cas des Délégations aux droits des femmes et à l’égalité des chances », Raisons politiques, n° 15, août 2004, pp. 97-110.
-
[3]
Drude Dahlerup, "From a Small to a Large Minority: Women in Scandinavian Politics", Scandinavian Political Studiies, n° 11, avril 1988, pp. 275-298.
-
[4]
Enquête nationale sur les violences envers les femmes en France.
-
[5]
Garcia-Moreno Claudia, Heise Lois, Jansen Henrica a.f.m., Ellsberg Mary, Watts Charlotte, 2005, "Violence Against Women", Science, vol. 310, 25 novembre, pp. 1282-1283.En ligne
-
[6]
Plus exactement, on ne peut pas dire que les supports des publications ne sont pas mentionnés, mais seuls sont données les références des dossiers des revues et non le contenu de ces dossiers, avec les titres des articles et la mention des auteurs. Ainsi, alors qu’elle est largement mentionnée dans l’ouvrage, aucune référence d’Irène Théry n’est donnée dans la bibliographie…
-
[7]
Nathalie Heinich, 2003, Les ambiguïtés de l’émancipation féminine, Albin Michel, Paris.
-
[8]
Michel Schneider, 2002, Big Mother. Psychopathologie de la vie politique, Odile Jacob, Paris.
-
[9]
Marcela Iacub, 2002, Qu’avez-vous fait de la libération sexuelle ? Flammarion, Paris.
-
[10]
Maryse Jaspard et l’équipe Enveff, 2003, Les violences envers les femmes en France. Une enquête nationale, La documentation Française, Paris.
-
[11]
Elisabeth Badinter, 2003, Fausse route, Odile Jacob, Paris.
-
[12]
Marcela Iacub, op. cit.
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[13]
Signé notamment par Marcela Iacub, Catherine Millet et Catherine Robbe-Grillet.
-
[14]
Dû à la plume de Genevieve Brisac, Marie Desplechin, Annie Ernaux, Kathlen Evin et Marie Masmonteil.
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[15]
Comme le montre la bibliographie de l’auteur sur ces thématiques.