CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1La Commission générale de terminologie et de néologie, placée auprès du Premier ministre, n’est pas une commission Théodule. Chargée d’examiner les propositions des Commissions spécialisées de terminologie (il en existe une par grand domaine d’activité ministériel), elle propose des mots nouveaux et des définitions qu’elle transmet pour avis à l’Académie française. Après accord de cette dernière, les termes sont publiés dans le Journal Officiel de la République Française et ont force de loi pour l’administration. Publiée le 22 juillet 2005, la recommandation sur les équivalents français du mot gender doit donc être prise au sérieux. Elle dissuade fortement les journalistes et l’administration d’utiliser dorénavant le mot genre en français lorsqu’ils se réfèrent aux questions d’égalité entre hommes et femmes. Les arguments utilisés méritent d’être examinés ; nous tenterons d’en montrer la logique, les dangers et le caractère biaisé (en nous référant notamment à d’autres décisions, ou absences de décision, de cette instance), avant d’esquisser une rapide sociologie de la Commission de terminologie, utile pour contextualiser sa recommandation.

2La Commission s’est autosaisie du problème de la traduction en français du mot anglais gender. Elle juge « abusif » l’usage du terme français genre et « fait une mise au point… terminologique ». Les pratiques fautives ont été repérées dans les médias et les documents administratifs, mais les inspirateurs de cet élargissement indu de l’emploi du mot genre sont, d’après elle, les sociologues, les organisations internationales et les Anglo-saxons. La Commission de terminologie critique en effet implicitement, ce qui dépasse ses attributions, ceux qui en anglais ont été les premiers à créer ce néologisme « par extension de sens du mot qui signifie genre grammatical ».

3La Commission désapprouve en effet le fait de vouloir englober en un seul terme des notions aussi vastes que les différences ou les relations sociales entre les hommes et les femmes, les comportements sexistes et la promotion du droit des femmes. Elle recommande de ne pas essayer d’établir des liens entre toutes ces questions, mais de s’en tenir en français au mot sexe et à ses dérivés, sexiste et sexuel, qui conviennent parfaitement « pour exprimer la différence entre hommes et femmes… avec les implications économiques, sociales et politiques que cela suppose ». La résistance de la Commission au terme genre est donc aussi une injonction à ne pas aborder les questions de relations entre hommes et femmes en termes d’inégalités, de pouvoir ou de domination, mais en termes de différence entre les sexes et d’implication de ces différences.

4La conclusion de la Commission est sans appel : « la substitution de genre à sexe ne répond pas à un besoin linguistique » en français. L’avis est conclu par quelques suggestions de traduction de gender. Conseillant d’éviter un terme unique (lisez, le mot « genre »), la Commission recommande « d’apporter des solutions au cas par cas, en privilégiant la clarté et la précision ». Ultime coup de patte aux personnes qui voudraient privilégier la confusion en persistant à se référer au « genre »…

5L’argumentation de la Commission de terminologie procède donc par glissements. D’une question ou d’un problème de traduction, qui se pose à tous les traducteurs (il est vrai que le mot gender ne peut pas être traduit systématiquement par « genre »), on passe à la mise en cause, en apparence purement linguistique, d’un concept déjà entré dans la pratique administrative, militante et scientifique en France, depuis un certain temps. Même si l’avis reprend en conclusion la question de la traduction, le cœur de l’argument est bien une critique politique du « genre », qui ne dit pas son nom, mais qui est perçue par tous les lecteurs.

6L’intérêt du concept de « genre », pour se référer aux rapports entre hommes et femmes, est pourtant triple. Tout d’abord le terme est un bon outil de communication car il peut être utilisé dans de nombreuses langues et, dans toutes les langues, il a été construit de la même façon, par une extension de sens du genre grammatical [1]. En second lieu, utilisé comme terme théorique et scientifique, le concept de « genre » a été illustré par des travaux français (Christine Delphy, Nicole-Claude Mathieu) : comme tout concept, il établit des liens entre des phénomènes divers, subjectifs et objectifs, macrosociaux et microsociaux, pratiques et représentations, ce qui lui permet d’être utilisé aussi bien en sciences sociales qu’en histoire et sociologie des sciences ou que dans les études littéraires, et de désigner un domaine d’études transdisciplinaire [2]. Reprocher à genre de rassembler des notions assez diverses, comme le fait la Commission, c’est reprocher à un concept d’être un concept. Si la Commission de terminologie avait existé dans la seconde moitié du xixe siècle, elle aurait sans nul doute critiqué le surgis-sement des termes de sexualité et de sexuel, apparus en anglais et en allemand un peu plus tôt qu’en français, et aurait recommandé de s’en tenir aux termes éprouvés de « chair » et de « charnel ». La critique aurait été du même type que pour genre : sexualité est une notion qui vient de l’étranger et qui rassemble des éléments trop divers, pratiques physiques, relations, représentations, affects et émotions.

7Enfin, un troisième intérêt du terme de « genre » est son caractère politique, ou plus exactement le fait qu’il rapproche la sphère militante/politique de la sphère académique/scientifique. Devenu à la suite du mouvement féministe et des grandes conférences des Nations Unies des années 1990 une catégorie d’action universelle dans le domaine du développement et du progrès social, le « genre » ne cesse pas pour autant d’être alimenté par une réflexion scientifique et théorique, ce qui contribue au dynamisme de l’action politique. Notre hypothèse est que c’est ce dynamisme et cette appartenance du « genre » à des sphères diverses qui perturbent le plus la Commission de terminologie.

8La recommandation de faire disparaître le mot « genre » par décret peut faire sourire. Elle signifie une certaine ignorance, mais surtout une résistance à l’installation du terme dans la pratique. « Genre » est une innovation sémantique, formée à partir d’un terme très traditionnel [3]. Vouloir rendre illégitime son usage comme concept d’analyse sociale et catégorie d’action politique est une tentative, au moins implicite, de faire obstacle au rassemblement et au dialogue entre les disciplines qui l’utilisent et d’empêcher la constitution d’un domaine qui relie le politique et le privé, par exemple en dissuadant que des postes universitaires soient fléchés sur cette thématique, renvoyée à l’inexistence.

9Les pratiques théoriques ou scientifiques seront-elles influencées par cet avis de la Commission de terminologie ? Personne ne peut sans doute empêcher que l’on traduise le livre de Judith Butler, Trouble dans le genre, et la Commission de terminologie ne fera pas disparaître les quelques laboratoires ou enseignements qui se réfèrent au « genre » en France. Le plus grand danger de ce type de recommandation tient à la confusion qu’il risque d’entretenir dans le public, dans les médias (voir le titre de l’article du Monde, du 13 octobre 2005, analysé ici même par Elizabeth Hoffmann, « L’inégalité sexuelle mondiale ne régresse pas »), dans l’action administrative, qui peut être contrainte de renoncer à une catégorie utile par sa transversalité, et dans la traduction des textes internationaux et européens, qui risquent de devenir franchement incompréhensibles. La Commission sait qu’il est difficile de proscrire totalement le mot « genre », mais elle tente de le circonscrire.

10Cette frilosité de la Commission de terminologie vis-à-vis du « genre » est-elle liée à la question des rapports de sexe, ou bien le conservatisme terminologique est-il une caractéristique de cette instance, quel que soit le thème ? Un bref survol des activités de la Commission montre qu’il y a des domaines où elle prend des initiatives et des risques. Sur le vocabulaire de l’informatique et d’Internet, par exemple, elle s’est montrée en pointe et propose régulièrement des solutions créatives et remarquées, même si elles ne sont pas toutes adoptées dans la pratique. Autre exemple : un avis du 22 septembre 2005 propose un ensemble de traductions de bon sens du terme coach en fonction du contexte : entraîneur, accompagnateur, mentor… Enfin un exemple caractéristique est le terme proposé dans un avis du 13 octobre 2005 pour traduire literacy, l’antonyme de illiteracy : le mot littérisme, qui est un néologisme total mais qui est bien formé, nous dit-on. Pourquoi pas après tout ?

11Sauf que cet esprit d’ouverture et d’innovation de la Commission se mue en une véritable résistance politique dans les domaines qui touchent aux relations entre les hommes et les femmes. Ainsi, chargée par le gouvernement Jospin d’établir un rapport sur la féminisation des noms de métier, la Commission avait rendu en octobre 1998 un rapport très circonspect [4]. Elle posait en préambule que le masculin avait une valeur générique (c’est-à-dire se référant aux deux genres) en français. Elle reconnaissait bien qu’il n’y avait pas d’obstacle de principe à la féminisation des noms de métier et de profession et que celle-ci « s’effectue d’elle-même tant dans le secteur privé que dans le secteur public où l’usage l’a déjà consacré dans la quasi-totalité des cas ». Mais elle s’opposait fermement « à toute féminisation des désignations des statuts de la fonction publique et des professions réglementées ». Les exemples donnés dans le texte montraient qu’en fait pour la plupart des métiers et professions ordinaires, la féminisation était acceptée par la Commission, mais que les hautes fonctions de l’État devaient en être protégées par un usage du seul genre masculin (rebaptisé neutre). En d’autres termes, la féminisation des noms de fonctions du haut de l’échelle risquait d’attenter à leur dignité et à leur légitimité ! Conservatrice dans sa vision des fonctions d’autorité, la Commission refuse que le féminin puisse être associé à une (haute) fonction. Encore moins prudente dans ses formulations, l’Académie française a exprimé, à diverses reprises, de manière plus abrupte ce que pensent nombre de membres de la Commission [5] : il est dangereux socialement de bouleverser le système de la langue, et la féminisation des appellations de profession aboutit à des barbarismes linguistiques (argument du ridicule).

12L’attachement idéologique de la Commission au genre masculin comme support de l’universalité ne la prédisposait donc nullement à s’ouvrir aux évolutions de l’usage du terme « genre », somme toute modestes et déjà inscrites dans la pratique. Mais ce conservatisme linguistique ciblé doit aussi être rattaché, plus sociologiquement, à la composition même de l’assemblée. Celle-ci comprend en 2005 dix-sept membres, dont seulement trois femmes, parmi lesquelles le « secrétaire perpétuel de l’Académie française » et le « secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences », membres de droit. Parmi les dix personnalités qualifiées, pas une seule femme. L’institution se caractérise par le poids de la haute fonction publique et de l’Académie française, que symbolise la personne du président Gabriel de Broglie, membre de l’Académie française et conseiller d’État honoraire. Elle compte également trois linguistes et des universitaires, généralement retraités, de lettres ou de sciences. Cette composition caricaturale de l’assemblée, peu paritaire, peu diversifiée socialement, fort éloignée des mouvements sociaux et intellectuels, suffit à expliquer ce désir d’effacer un « genre » et une évolution qu’elle ne saurait voir.

13On regrettera que l’aveuglement idéologique de la Commission l’empêche de proposer des solutions raisonnables aux incontestables problèmes de traduction que pose le mot gender en français, ainsi que d’autres mots anglais liés aux luttes pour l’égalité entre hommes et femmes [6]. Et on conseillera à l’honorable assemblée de compléter sa culture : « genre » est un concept qui a gagné sa place dans la vie politique et intellectuelle depuis deux décennies environ en français, il est trop tard pour le censurer…

Notes

  • [1]
    « Genre » au sens grammatical est lui-même une extension de genre au sens d’espèce, plus ancien.
  • [2]
    À noter que le concept de « genre » désigne plus un domaine qu’il ne s’identifie à une option théorique unique. Il ne sert ni à empêcher, ni à clore les débats, nombreux et légitimes. Parmi ceux qui utilisent le terme, il peut y avoir des partisans d’une analyse en termes de rapports sociaux de sexe, des tenants d’une vision plus culturelle du « genre », ou des partisans queer d’une subversion du genre.
  • [3]
    De nouvelles expressions qui se répandent dans le langage politique, comme « employabilité » ou « gouvernance », et que l’on peut considérer comme des barbarismes, n’ont suscité, à notre connaissance, aucune réaction de la Commission de terminologie.
  • [4]
    Tellement circonspect que ses avis n’avaient pas été suivis par le gouvernement, qui avait fait publier un guide de la féminisation des noms de métier dès 1999, proposantdes versions féminines de tous les noms de métier, sans négliger les fonctions d’autorité (ex : préfète). Voir Commission générale de terminologie et de néologie, Rapport sur la féminisation des noms de métier, fonction, grade ou titre, octobre 1998, et Becquer A ..et al., 1999.
  • [5]
    Voir Georges Dumézil et Claude Lévi- Strauss, Déclaration du 14 juin 1984, Académie Française ; Hélène Carrère d’Encausse, Hector Bianciotti, Maurice Druon, Adresse au Président de la république, 9 janvier 1998, Académie française.
  • [6]
    À noter que, probablement sollicitée de manière répétée sur ce point, la Commission, dans un avis du 26 janvier 2006, se résout à proposer des traductions pour les mots empowerment et mainstreaming, sans indiquer à aucun moment que ces termes apparaissent presque exclusivement dans le contexte des textes internationaux sur les politiques d’égalité entre hommes et femmes, donc fortement liés à gender. Les traductions proposées paraissent ainsi pauvres et abstraites, autonomisation (pour empowerment) et généralisation, intégration (pour mainstreaming). Des suggestions de traductions différenciées en fonction du contexte, notamment pour empowerment, et la prise en compte du fait que mainstreaming apparaît essentiellement dans l’expression gender mainstreaming, auraient été bien venues. Mais quand on est aussi aveugle au « genre » et aux luttes pour l’égalité…

Bibliographie

  • Becquer Annie, Cerquiglini Bernard, Cholewka Nicole, Coutier Martine, Frécher Josette, Mathieu Marie-Josèphe, Femme, j’écris ton nom… Guide d’aide à la féminisation des noms de métier, titres, grades et fonctions, Paris, La documentation Française, 1999.
Michel Bozon
Michel Bozon est sociologue, directeur de recherche à l’Institut National d’Études Démographiques à Paris. Ses recherches portent d’une part, sur la sociologie de la sexualité, à partir d’enquêtes menées en France ou dans les pays latino-américains (notamment le Chili, le Brésil et le Mexique) et d’autre part, sur l’étude des rapports de genre. Il est rédacteur en chef de la revue bilingue Population et co-responsable, à l’ined, de l’unité de recherche « Démographie, genre et sociétés ». Il a récemment publié : Sociologie de la sexualité (Paris, Nathan/Armand Colin, 2002 ) ; La formation du couple (Paris, La Découverte, 2006, avec F. Héran) ; « L’évolution des scénarios de la vie reproductive des femmes au Brésil. Médicalisation, genre et inégalités sociales », Revue Tiers-Monde, avril 2005, n? 182, tome xlvi, pp. 359-384 ; « Fourier, Le Nouveau Monde Amoureux et mai 1968. Politique des passions, égalité des sexes et science sociale », Clio, Histoire, Femmes et Sociétés, Numéro spécial « Utopies sexuelles », 2005, n? 22, pp. 121-147.
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Adresse mèl : booz@ined.fr
Mis en ligne sur Cairn.info le 02/12/2008
https://doi.org/10.3917/tgs.016.0143
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