CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Sur les équivalents français du mot gender, en juillet 2005, la Commission générale de terminologie et de néologie, placée auprès du Premier ministre, recommande, « plutôt que de retenir une formulation unique, souvent peu intelligible, d’apporter des solutions au cas par cas, en privilégiant la clarté et la précision et en faisant appel aux ressources lexicales existantes ». Se posent alors deux questions : s’agit-il ici tout simplement du rejet d’un mot considéré comme superflu ? Cette décision ne cache-t-elle pas, au contraire, en réalité, un certain refus du concept que le mot « genre », traduit directement de l’anglais gender, peut exprimer ?

2Regardons d’abord quelles conséquences cette décision a pu avoir, comment des solutions, au cas par cas, faisant appel aux ressources lexicales existantes, ont remplacé le mot incriminé, à travers trois exemples précis : un article de presse du journal Le Monde, la traduction d’une déclaration des chefs d’État représentés à l’Onu et les comptes rendus officiels des prises de parole, autour du 8 mars 2006, de Madame Brigitte Girardin, ministre déléguée à la Coopération, au Développement et à la Francophonie.

3L’article du Monde, daté du 13 octobre 2005, présente une courte synthèse du rapport annuel du Fonds des Nations Unies pour la Population (Fnuap), rendu public le 12 octobre 2006. Sous l’intitulé « L’inégalité sexuelle mondiale ne régresse pas, selon l’ Onu », le Monde cite des statistiques témoignant des inégalités dont souffrent les femmes dans des domaines aussi variés que l’éducation, le Vih/Sida, la représentation politique et le travail. Le titre de ce rapport était « The Promise of Equality: Gender Equity, Reproductive Health and the Millennium Development Goals » dans l’original anglais, traduit en français par les services du Fnuap en « La promesse d’égalité : égalité des sexes, santé en matière de procréation et objectifs du Millénaire pour le développement ».

4La formulation du titre de l’article du Monde est peut-être sans lien direct avec la décision de la Commission générale de terminologie et de néologie. Il est tout à fait possible qu’il soit avant tout inspiré par le titre de la version française du rapport, ce qui donne une première indication sur le manque de clarté des expressions substitutives au terme « genre ». En tous les cas, « inégalité sexuelle » est très réducteur en comparaison de la panoplie des inégalités évoquées, inégalité sexuelle qui ne s’explique pas uniquement par des différences biologiques entre des personnes de sexe féminin et masculin, mais par des différences socialement construites, comme le sous-entend si bien le terme genre. Que veut dire au juste « inégalité sexuelle » [1] ? Spontanément, on peut penser aux inégalités au niveau de la sexualité ou aux inégalités subies selon l’orientation sexuelle des individus, ou tout simplement au fait que les fonctions sexuelles des femmes et des hommes sont inégales dans le sens de non identiques. Toutes ces inégalités existent et sont importantes à prendre en considération dans la lutte pour l’égalité des femmes, mais le rapport du Fnuap qui faisait l’objet de cet article ne les mentionnait guère. L’expression « inégalité sexuelle » est alors d’autant plus déroutante qu’elle est au singulier, ne laissant pas d’ouverture possible à différentes déclinaisons.

5Le deuxième exemple concerne le paragraphe 59 de la déclaration des chefs d’États au Sommet de L’ONU le 16 septembre 2005. Ci-dessous la version originale en anglais et la traduction française qui a figuré pendant un certain temps dans la rubrique actualité sur le site du ministère des Affaires étrangères :

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We recognize the importance of gender mainstreaming as a tool for achieving gender equality. To that end, we undertake to actively promote the mainstreaming of a gender perspective in the design, implementation, monitoring and evaluation of policies and programmes in all political, economic and social spheres, and further undertake to strengthen the capabilities of the United Nations system in the area of gender.

7Nous constatons que la généralisation d’une perspective antisexiste est un bon moyen de promouvoir l’égalité des sexes. Nous nous engageons donc à promouvoir activement cette démarche dans la conception, la mise en œuvre, le suivi et l’évaluation des politiques et programmes politiques, économiques et sociaux, ainsi qu’à renforcer les capacités du système des Nations Unies dans ce domaine. »

8Traduire gender mainstreaming par « généralisation d’une perspective antisexiste » est pour le moins étonnant, d’autant plus que des traductions plus appropriées existent, par exemple « la prise en compte (ou l’intégration) transversale de la perspective (ou de l’approche) genre ». Regardons de plus près ce que peut signifier le terme « perspective antisexiste ». Le sexisme est une forme de discrimination qui repose sur la distinction axiologique, naturelle ou non, des femmes et des hommes ; dans la mesure où le sexisme définit le rapport hiérarchique entre les deux sexes, c’est une forme de catégorisation sociale, morale, politique, religieuse, philosophique, économique, qui impose des normes de comportements aux deux sexes, et dont les deux sexes peuvent souffrir ou jouir. On peut alors considérer que la perspective antisexiste est une attitude de vigilance contre des discriminations faites en termes de « genre ». Cet aspect est certes important dans une volonté de gender mainstreaming, mais il est loin de recouvrir toute la richesse de ce dernier terme. L’intégration transversale du « genre » implique un positionnement plus volontariste de la prise en compte des relations entre femmes et hommes et des inégalités dont pâtissent les femmes dans toute politique, stratégie et projet, et ceci aussi à travers la participation des femmes dans la conception, la mise en œuvre et l’évaluation des initiatives et plus généralement leur représentation dans les instances décisionnelles. Un des objectifs du gender mainstreaming est bien d’éradiquer le sexisme, mais cette proximité relative des deux termes est insuffisante pour considérer l’expression « perspective antisexiste » comme une traduction satisfaisante.

9Le troisième exemple concerne la retranscription et l’information sur les engagements de Brigitte Girardin, ministre déléguée à la Coopération, au Développement et à la Francophonie, lors de la journée internationale de la femme, le 8 mars.

10Dans le discours sur le thème « Femmes et Développement », qui a été distribué aux participants lors de la rencontre-débat organisé par la ministre et qui est sur le site du ministère des Affaires étrangères [2], figurent les phrases suivantes :

11« S’agissant de notre politique de coopération, je souhaite que toutes nos actions prennent désormais en compte systématiquement la question de l’égalité des sexes, ou plus généralement, ce qu’on appelle le genre. L’expérience montre en effet que cette démarche contribue à renforcer l’efficacité de notre aide. C’est pourquoi je propose :

  • d’inclure la promotion de la femme et de l’égalité des sexes dans les programmes de coopération et de mettre en œuvre une évaluation effective de cette politique. Les documents cadres de partenariat, qui sont nos nouveaux instruments de programmation de notre aide pour les cinq ans à venir, devront ainsi comporter des actions concrètes visant cet objectif ;
  • de créer, au sein de mon ministère, un groupe de travail chargé de la mise en place de cette approche nouvelle ;
  • de sensibiliser les acteurs non étatiques à cette question du genre et de renforcer dans ce but l’appui aux ONG, aux collectifs et aux collectivités territoriales qui doivent pouvoir intégrer cette dimension dans leur action de coopération… Ensemble, nous avons la possibilité de faire en sorte que les droits des femmes progressent. Pour cela, il nous faut adapter aussi largement que possible nos politiques de coopération. Sachez que la France ne ménagera pas ses efforts pour y parvenir. »
En revanche, dans des communiqués ultérieurs et sur le site du ministère des Affaires étrangères figure le résumé suivant :

12« À l’issue des débats, Madame Brigitte Girardin a indiqué que la France entendait traduire de façon plus affirmée son engagement à l’égard des femmes des pays en développement. Une attention plus soutenue sera désormais portée à cette question dans toutes les actions de coopération et de solidarité internationale conduites par le ministère des Affaires étrangères. L’expérience montre en effet que cette démarche peut contribuer à renforcer l’efficacité de l’aide au développement.

13Madame Brigitte Girardin a proposé de manière concrète :

  • d’inclure la promotion de la femme et l’égalité des sexes dans les programmes de coopération et de mettre en œuvre une évaluation effective de cette politique ;
  • de créer un groupe de travail pour mettre en place cette approche au sein du ministère des Affaires étrangères ;
  • de sensibiliser les acteurs non étatiques à ces questions et de renforcer l’appui aux ONG et collectivités territoriales désireuses d’intégrer cette dimension dans leur action de coopération. La politique de coopération française veut aujourd’hui accompagner les femmes dans leur rôle d’actrices essentielles du développement. »
Le terme « genre » a miraculeusement disparu… et la prise en compte systématique de « la question de l’égalité des sexes, ou plus généralement, ce qu’on appelle "le genre" » devient alors un « engagement à l’égard des femmes ». Dans la conclusion, on ne souligne plus « la possibilité de faire en sorte que les droits des femmes progressent », mais on veut « accompagner les femmes dans leur rôle d’actrices essentielles du développement ». Ce glissement sémantique semble cacher un retour en arrière vers l’approche Intégration des Femmes dans le Développement (IFD) plutôt que celle de Genre et Développement (GED), courageusement évoquée par la ministre.

14Ces tentatives d’éviter à tout prix le terme genre montrent que de « faire appel aux ressources lexicales existantes » n’apporte pas autant de « clarté et précision » que la Commission générale de terminologie et de néologie veut nous faire croire. Comme par hasard, des problèmes semblables touchent d’autres termes liés plus ou moins fortement à l’approche « genre » : d’une part, l’empowerment avec ses traductions peu satisfaisantes [3] allant d’« attribution de pouvoir » (Bisilliat, 1992) ou d’« obtention de pouvoir » (Jacquet, 1995), jusqu’à « renforcement du pouvoir d’action » dans certaines versions françaises de publications de la Banque Mondiale et de l’Unifem, en passant par « habilitation », terme utilisé par l’Unesco ; d’autre part les droits de l’Homme (voire « droits de l’homme », sans h majuscule, toujours très fréquent) que l’on pourrait si bien traduire par « droits humains », voire « droits de l’humain » pour éviter la forme de l’adjectif [4].

15Cette contestation linguistique ne peut pas s’expliquer uniquement par une aversion bien développée et en partie compréhensible contre trop d’anglicismes dans la langue française. Elle révèle certainement un malaise plus profond face à l’approche « genre ». Au-delà de la terminologie, il est évident que son intégration transversale n’est pas acquise en France et rares sont les organismes qui ont une stratégie claire en la matière.

16Les tentatives de mettre la parité en avant comme une spécificité française de l’approche genre nourrissent le soupçon que le rejet du terme « genre » est peut-être dû à une certaine incompréhension de ce que ce mot recouvre. La parité est une approche uniquement quantitative qui ne tient pas compte des relations de domination entre femmes et hommes, qui ne se soucie pas des raisons pour lesquelles les femmes sont si peu représentées et qui décrète une apparente égalité (dans la représentation) de manière quantitative par une loi, en ignorant tous les aspects qualitatifs de la question. Des règles de parité peuvent être à un moment donné un outil qui entre dans une stratégie de « genre », mais ce n’est n’y suffisant, ni une fin en soi. En aucun cas, la parité pourrait être la version « contextualisée » (franco-française) de l’approche genre.

17Pourquoi le « genre » serait-il mal compris ? Quels sont les obstacles face à la compréhension et l’assimilation de ce concept ? Emmanuelle Le Nouvel (2006) argumente que c’est l’« universalisme abstrait » qui est incompatible avec l’approche « genre » : « la définition de l’homme et des relations sociales propres à l’« universalisme abstrait » tend à ne retenir que les caractéristiques déduites de la théorie de la « sphère publique » et du « sujet masculin », occultant celles caractéristiques de la famille, de la sphère domestique, qui en étaient pourtant le contrepoint théorique nécessaire. Cette simplification, ou « réduction », renvoie du reste à ce que certains auteurs identifient comme une tentation utopique propre à l’idéologie moderne : celle d’une « justice réalisée », d’un « individualisme intégral », d’un homme sans altérité ». Or, comment assurer l’égalité des droits tout en tenant compte des spécificités des besoins, contraintes et intérêts, si l’altérité n’est pas admise ? L’héritage de la Révolution française pèserait-il trop lourd quand il s’agit de penser l’égalité dans la différence ?

18Un combat linguistique pour la défense d’un terme encore trop souvent mal compris n’a pas d’intérêt en soi. Il vaut toutefois la peine de défendre l’approche qui est derrière le mot, d’insister sur l’importance d’intégrer systématiquement les femmes et les hommes, de tenir compte des relations entre eux qui sont des relations de concertation et de coopération parfois, des rapports de force et des interactions de domination plus souvent et des rapports inégaux presque toujours, avec les conséquences que nous connaissons. Face à cette situation et malgré la décision de la Commission générale de terminologie et de néologie, il est plus important que jamais de défendre le concept et ceci en insistant sur le terme « genre », car pour l’instant, aucun vocable alternatif satisfaisant n’a été proposé. En réalité, le terme « genre » est très répandu dans le milieu francophone et, même en France, il est de plus en plus utilisé [5]. Le mettre en avant, l’expliquer encore et encore et le défendre est un moyen de contribuer à l’acceptation du concept, à terme.

Notes

  • [1]
    Selon le dictionnaire Le Robert, sexuel veut dire « relatif au sexe, aux conformations et fonctions particulières du mâle et de la femelle » ou encore « qui concerne l’accouplement, les comportements qu’il détermine et ceux qui en dérivent ».
  • [2]
  • [3]
    Voir aussi Elisabeth Hofmann, Kamala Marius-Gnanou, 2005.
  • [4]
    Le lien entre l’approche genre et les droits de l’humain est important, le genre s’inscrivant dans le courant des approches non pas par les besoins, mais par les droits.
  • [5]
    À titre d’exemple, le dernier numéro de la revue Terrains & Travaux, Revue des Sciences sociales, consacré aux « Dynamiques du genre », avec une introduction d’Anne Revillard et Laure de Verdalle insistant sur la valeur heuristique du concept « genre ».

Bibliographie

  • Bisilliat Jeanne, 1992, "Introduction", in Relations de genre et développement, Femmes et société, Paris, Orstom, pp. 11-23.
  • Hofmann Elisabeth, Marius-Gnanou Kamala, 2005, « Empowerment des femmes et microfinance en Inde : entre relativisme culturel et instrumentalisation », in Guerin Isabelle et al., 2005, « Microfinance en Asie : entre traditions et modernités », Paris/Pondicherry, Karthala/Ird/Ipf, pp. 195-218.
  • Jacquet Isabelle, 1995, Développement au masculin, féminin - le genre, outils d’un nouveau concept, Paris, L’Harmattan.
  • Le Nouvel Emmanuelle, 2006, « L’intégration du genre dans la formation -réflexions sur les résistances inhérentes à la culture moderne occidentale », Communication pour le colloque « Genre et développement : quels enjeux pour la formation ? », Bordeaux, 2-4 février 2006, actes en préparation (téléchargeable sur : http://www.genreenaction.net/IMG/pdf/Emmanuelle_LE_NOUVEL.pdf)
  • En ligneRevillard Anne, De Verdalle Laure, 2006, « Dynamiques du genre (introduction) », Terrains & Travaux, Revue des Sciences sociales, Cachan, ens, n° 10, pp. 3-17.
Elisabeth Hofmann
Elisabeth Hofmann est coordinatrice du réseau Genre en Action, réseau francophone sur la thématique genre et développement (www.genreenaction.net), hébergé par le Centre d’Étude d’Afrique Noire (Cean) à l’iep de Bordeaux. Socio-économiste de formation, elle est par ailleurs professeure associée à l’université Bordeaux 3, au sein de la Chaire Unesco sur la formation de professionnels du développement durable et chercheure au Cean. Elle travaille sur 3 axes de recherche : genre et développement, l’évaluation de projets et les profils de métiers du développement. Ses principales et récentes publications sur le genre : « Empowerment des femmes et microfinance en Inde : entre relativisme culturel et instrumentali-sation », avec Marius-Gnanou, Kamala, in Guerin Isabelle et al., Microfinance en Asie : entre traditions et modernités, Karthala/ird/ipf, Paris/Pondicherry, 2005 ; « La planification des projets de développement, camisole ou boussole ? L’articulation entre planification et évaluation dans les stratégies opérationnelles des Ong », in Queinnec Erwan (dir.), Les Ong et le Management : d’une relation occultée à une problématique auscultée : contributions à la compréhension de la gestion des Ong, Vuibert, 2004 ; « L’approche "genre" dans la lutte contre la pauvreté : l’exemple de la microfinance », avec Marius-Gnanou Kamala, in Dubois Jean-Luc, Montaud Jean-Marc et al., Pauvreté et développement socialement durable, Presses Universitaires de Bordeaux, 2003 ; « Le microcrédit pour les femmes pauvres – Solution miracle ou cheval de Troie de la mondialisation ? État du débat », avec Marius-Gnanou Kamala, in Bisilliat Jeanne (dir.), Regards de femmes sur la globalisation, Éditions Karthala, Paris, 2003.
Adresse professionnelle : Réseau Genre en Action, IEP de Bordeaux, 11, Allée Ausone, Domaine Universitaire, 33607 Pessac Cedex
Mis en ligne sur Cairn.info le 02/12/2008
https://doi.org/10.3917/tgs.016.0137
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