CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Tenons-nous en au cas de la France, et de la dernière génération, celle que nous avons personnellement connue. Il me semble qu’aujourd’hui, "féministe" et "féminisme" ne devraient pouvoir s’écrire qu’au pluriel, tant ces termes renvoient à des réalités démultipliées, voire éclatées – sinon même contradictoires.

2Un premier infléchissement concerne le type de valeurs visées, entre affranchissement des femmes et égalité entre les sexes. Il me semble que la génération précédente, encore fortement soumise à l’autorité masculine et à des lois contraignantes (notamment en matière de contrôle des naissances), était principalement tournée vers l’idéal d’affranchissement, la conquête de plus de libertés. La génération actuelle, qui n’a plus grand-chose à revendiquer sur ce point (et qui a plutôt à gérer les ambivalences intérieures liées à l’émancipation, comme je l’explique dans mon dernier livre), est beaucoup plus préoccupée d’assurer l’égalité hommes-femmes, que ce soit en matière de salaires, de partage des tâches ou d’accès à la représentation politique. D’où, probablement, la relative indifférence des mouvements féministes à la cause "Ni Putes Ni Soumises", dont se sont plaintes les intéressées : c’est que la rébellion des jeunes femmes issues de l’immigration contre la condition qui leur est faite participe avant tout du mouvement d’émancipation de la génération précédente ; les militantes actuelles des mouvements féministes peuvent, certes, le comprendre et l’approuver, mais sans y investir l’énergie et l’empathie qu’elles mettraient à défendre une cause plus proche de leurs préoccupations actuelles.

3Un second infléchissement concerne le type d’arguments utilisés pour étayer la revendication égalitariste et, au-delà, le type de rapports à l’identité féminine. L’opposition est bien connue : d’un côté, les "universalistes" prônent la suspension de la différence des sexes dans les contextes (notamment civique mais aussi professionnel) où elle n’a pas de pertinence ; de l’autre, les "différentialistes" prônent, au contraire, l’affirmation de la différence des sexes (renommée gender sous l’influence des cultural studies américaines) et des vertus de la féminité, sur le modèle du black is beautiful. Les premières sont accusées par les secondes de vouloir singer les hommes, au mépris de la spécificité féminine, tandis que les secondes sont accusées par les premières de vouloir enfermer les êtres dans une identité pré-assignée une fois pour toutes au mépris de leur liberté, sur le modèle communautariste. Il semble que la sensibilité différentialiste, dont la voix s’est fait de plus en plus entendre à partir des années 1970, l’emporte à présent sur la sensibilité universaliste, comme l’indiquent, entre autres, la loi sur la parité ou la tendance à la féminisation des noms de profession.

4Pour ma part, je me suis clairement prononcée pour un féminisme universaliste, car si la différence des sexes est à mes yeux une valeur forte, qu’il faut défendre dans tous les domaines où elle est actuellement menacée (notamment par les interprétations constructivistes ou "postmodernes" du gender, qui conjuguent l’ignorance à la naïveté en confondant "différence" et "inégalité", et en concluant du caractère "social" ou "culturel" de la différence des sexes à son arbitraire voire à sa nocivité, sans voir qu’en matière humaine rien n’est plus malléable que la nature et plus lourd à modifier que les conventions), elle est aussi une réalité contextuelle, que l’on doit pouvoir activer ou suspendre selon les circonstances – et c’est même ce jeu avec l’affirmation de soi comme, selon, femme, citoyenne, professionnelle ou être humain, qui fait pour une grande part le sel de notre vie commune.

5Rien n’est donc plus opposé, aujourd’hui, qu’une féministe "différentialiste" et une féministe "universaliste". C’est pourquoi, ne voulant à aucun prix que mes revendications de non-discrimination puissent être confondues avec une assignation à perpétuité dans une communauté sexuée en laquelle je ne reconnais qu’une partie de mon identité, je préfère éviter le terme de "féministe" et m’affirmer comme "anti-sexiste", exactement comme tout être sensible à la valeur d’égalité de droit entre les humains peut se revendiquer "anti-raciste", qu’il soit blanc ou de couleur. Ainsi aurai-je quelque chance de côtoyer, dans une cause commune et dans le plaisir de la mixité, mes amis les hommes.

Nathalie Heinich
Nathalie Heinich, née à Marseille en 1955, est sociologue, directeur de recherche au cnrs. Elle s’est spécialisée dans la sociologie des professions artistiques et des pratiques culturelles (identité d’artiste, statut d’auteur, publics de musées, perception esthétique...), tout en développant une réflexion sur les crises d’identité (expérience concentrationnaire, accession à la notoriété, construction fictionnelle des modèles identitaires) et, notamment, l’identité féminine. Outre de nombreux articles dans des revues scientifiques ou culturelles, elle a publié une quinzaine d’ouvrages, parmi lesquels : États de femme. L’identité féminine dans la fiction occidentale (Gallimard, coll. Les Essais, 1996) ; (avec Caroline Eliacheff) Mères-filles. Une relation à trois (Albin Michel, 2002) ; Les Ambivalences de l’émancipation féminine (Albin Michel, coll. "Idées", 2003).
Adresse professionnelle : cral – 105 bd Raspail – 75006 Paris.
Adresse e-mail : heinich@ehess.fr
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Mis en ligne sur Cairn.info le 01/12/2008
https://doi.org/10.3917/tgs.013.0174
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