CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Qu’en est-il aujourd’hui en France de "l’esprit de famille" ? : "La famille élargie a-t-elle disparu ? Le rôle des générations s’est-il effacé ? L’amour filial est-il fini ? Certainement pas". Cet esprit de famille se traduit par la persistance de liens de solidarité qui, s’ils n’excluent pas les tensions, se manifestent par de multiples échanges (de biens, de services, d’amour) et par ces transmissions multiples qui font de la famille un "relais de l’histoire et de la mémoire". Ce sont ces questions et ces constats qui sont au cœur de l’ouvrage de Claudine Attias-Donfut, Nicole Lapierre et Martine Segalen [1]: elles nous invitent à comprendre, à partir d’une enquête empirique sur trente lignées familiales appartenant à trois générations, la force sociale des relations de parenté dans la société moderne.

2Si cette force subsiste, faut-il pour autant privilégier une lecture des phénomènes de parenté qui donnent un tel primat à ce "nouvel esprit de famille", au risque de masquer les inégalités sociales et de genre qui structurent les relations familiales, ou encore la dimension politique et économique des enjeux et ten-tensions qui traversent les familles. Ce sont certaines des interrogations que formulent Jacques Commaille, Christine Dephy, Olivier Schwartz à partir des perspectives théoriques différentes qui sont les leurs.

3Nous les remercions les unes et les autres de leur participation à cette "controverse" : l’institution familiale demeure au cœur d’enjeux multiples qui méritent d’être éclairés par cette diversité de perspectives qui fait toute la richesse du débat sociologique.

4Philippe Alonzo et Jacqueline Laufer

Jacques Commaille

5Grâce à une remarquable enquête sur trois générations, Claudine Attias-Donfut, Nicole Lapierre et Martine Segalen nous restituent la richesse en même temps que la diversité et la complexité de ce que peuvent être aujourd’hui les relations entre générations au sein de la famille. Elles soutiennent une thèse suivant laquelle la parenté ne serait pas morte et la vision sociologique de la famille serait trop marquée, y compris chez Durkheim, par une approche de la stricte vie conjugale et de son évolution. On ne peut que se réjouir de ce rappel de l’existence de la parenté et, de ce point de vue, regretter que la sociologie de la famille ait quelque peu oublié les perspectives d’analyse de l’anthropologie ou qu’elle ait été victime de ce que Fernand Braudel appelait les droits de douane entre disciplines.

6Si toutefois la thèse des auteurs me paraît néanmoins mériter discussion, au sens le plus positif du terme, c’est précisément dans cette volonté de restauration de l’importance de la parenté comme si le sentiment qu’ils pouvaient éprouver d’être à contre-courant des représentations dominantes en la matière les obligeait, plus qu’à la classique empathie du chercheur pour son objet, à donner des preuves … jusqu’à l’excès. La production des idées en sciences sociales n’est jamais indépendante du contexte culturel ou politique dans lequel elle se développe et on doit toujours se préoccuper comme le disait superbement Michel de Certeau des conditions sociales qui la déterminent. C’est particulièrement évident pour les analyses sur la famille ô combien toujours exposée à des enjeux politiques et idéologiques. Pour ne prendre qu’un exemple, la fin des "Trente glorieuses" a entraîné un renoncement aux thèses optimistes sur les transformations de la famille comme expression positive de la modernité et les sociologues de la famille ont à nouveau associé ces transformations à la crise du lien social pour finalement prôner, comme Louis Roussel dans La famille incertaine, un "retour à l’institutionnalité". Or, nous sommes dans un contexte où la question de l’intervention de l’Etat dans la famille est posée avec de plus en plus d’acuité : à la fois en raison de la crise des ressources publiques et de l’influence croissante de la pensée néolibérale y compris au sein de la social-démocratie. La tentation peut être grande de se tourner précisément… vers la parenté pour lui demander de réactiver les solidarités intra-familiales ou de fonder de nouvelles politiques à partir du constat que ces solidarités fonctionnent ! Il me revient alors à l’esprit cette remarque d’un expert italien dans une instance européenne : "quand on demande à la famille de faire preuve de solidarité entre ses membres, on demande en fait à beaucoup de familles de gérer la pauvreté".

7Bien entendu, il ne peut être question de soupçonner les auteurs de poursuivre de tels objectifs. Mais la conviction particulière avec laquelle ils entreprennent ce travail de restauration de "l’esprit de famille" est susceptible d’être exposé au risque d’instrumentalisation politique. Dès l’avant-propos, le constat est avancé : "Ce qui demeure, c’est la force sociale des relations de parenté dans la société moderne" auquel fait écho dans la conclusion : "Non, la famille élargie n’a pas disparu". Le lecteur est sans doute disposé à en convenir après avoir pris connaissance de la richesse des témoignages et des analyses qu’on lui a soumis. Mais il peut également être troublé par l’accumulation de considérations qui risquent de contribuer à un réenchantement abusif de cette idée de famille. Les auteurs l’évoquent ainsi, dans un chapitre intitulé "L’esprit de famille revisité" : "ce que nous avons cherché, tout au long de notre enquête, c’est bien en effet ce fond d’idées et de sentiments, plus ou moins dense, qui passe d’une génération à l’autre et d’où procède une nouvelle culture familiale de solidarité". Mais même si la diversité des situations sociales est bien présente dans la restitution fournie des récits ainsi que les spécificités de position liées au sexe, cette "nouvelle culture familiale de solidarité" risque d’apparaître globalement a-sociale et a-sexuée. Surtout quand est euphémisée l’inégalité qui est pourtant consubstantielle à la question familiale. La famille perpétue (même si c’est involontaire !) les inégalités sociales, elle les entretient dans les relations entre les partenaires conjugaux. C’est bien la raison pour laquelle, Claude Martin et moi, dans Les enjeux politiques de la famille, nous avions souligné les limites de la thèse avancée par Anthony Giddens d’une "démocratisation de la vie personnelle" en soulignant que s’il existait effectivement un processus de démocratisation au sein de la sphère privée qui pouvait être en phase avec la démocratie politique, tous les individus - suivant leur appartenance sociale, suivant leur sexe - ne disposaient pas des mêmes ressources pour s’y inscrire positivement, certains, et plus encore certaines (cf. la situation des familles dites "monoparentales", en fait des femmes seules en charge d’enfants), en subissant les effets négatifs. Les travaux récents sur les relations entre chômage, pauvreté et famille ne contredisent pas ce constat mais, au contraire, le confirment (l’analyse de l’évolution de la sociabilité dans les familles concernées révèle ainsi un processus de retrait de la vie familiale et de la vie sociale, le chômage devenant en particulier un facteur de négation de cette parenté mise en valeur par les auteurs). C’est pourquoi, l’affirmation très généralisante "d’une montée de l’égalité entre sexes" (p. 273), comme celle suivant laquelle "la théorie de l’habitus et de la reproduction sociale se trouve mis à mal par les recompositions issues de la mobilité sociale" (p. 276-277) me semble, sous le prétexte de rappeler la juste existence de la parenté, pouvoir dangereusement donner des arguments à ceux qui se servent de la famille pour masquer, grâce à l’imposition d’une conception universalisante, la persistance de la réalité des inégalités sociales et de genre… que la famille contribue à entretenir et qu’elle donne prétexte à entretenir.

8De ce point de vue, je ne suis pas sûr de pouvoir partager l’optimisme des auteurs sur cette sorte de réciprocité positive qui règnerait entre les solidarités publiques et les solidarités intra-familiales, l’Etat ayant ainsi "le pouvoir de pacifier les familles" (p. 277). Faut-il rappeler que l’Etat n’est pas un tiers neutre ? Ce qu’il fait est la résultante de rapports politiques où les dispositifs à l’égard de la famille peuvent être porteurs d’ambivalence (rien ne l’illustre mieux que les dispositifs autour de la prise en charge des enfants) ou témoigner de ce que j’ai pu appeler, à propos de la situation des femmes, d’injonctions contradictoires. De même, cette "dédramatisation de la vie politique" en écho "à une relation plus sereine au politique au sein des familles" (p. 275) me semble être un constat décalé par rapport à ce qui est, de mon point de vue, le fait marquant dans l’évolution des rapports entre la sphère privée et le politique : la capacité des individus, à travers de nouveaux mouvements sociaux dont les mouvements féministes ont été précurseurs, à faire de l’espace familial un espace politique où doivent s’appliquer par une action militante ce qui n’existe souvent pas, c’est-à-dire les principes démocratiques de l’égalité et de la liberté.

9En un mot, les auteurs de cette belle démonstration sur l’existence riche et multiple d’une famille élargie, de la parenté, inspirées par un "nouvel esprit de famille" ne m’en voudront pas de considérer que la passion mise à nous convaincre les a peut-être conduites à opter un peu trop pour une approche consensualiste et pas assez pour une approche agonistique de la question politique de la famille.

Christine Delphy

10La famille élargie n’est pas morte sous nos latitudes, contrairement à ce que prétendent les théories tant sociologiques qu’anthropologiques, qui la relèguent dans le passé ou aux antipodes. Et la forme contemporaine de famille dans les sociétés occidentales riches, en tous les cas en France, n’est pas toute contenue dans la famille nucléaire repliée sur elle-même et uniquement occupée à ses recompositions. C’est une thèse audacieuse dans la configuration actuelle des sciences sociales, et elle est défendue avec brio et même avec combativité par ses trois auteures - pardon, auteurs. Dès les premières lignes, elles affirment ce qui peut sembler un paradoxe dans le climat actuel : "la parenté - en tant qu’institution et réseau de parents - se révèle être un élément de la modernité". Elles n’ont de cesse ensuite, chapitre après chapitre, de partir en bataille contre les idées reçues qui infèrent de "la fin de la famille patrimoniale" la fin de l’esprit de famille. L’amour, l’affection, ne sont pas réservés au lien conjugal, ni aux liens entre parents et enfants : ils s’étendent à un ensemble beaucoup plus large. Elles détaillent toutes les formes et les contenus de la circulation des affects et des services, des normes et des valeurs, y compris les normes régissant les affects et les valeurs qui s’attachent aux services.

11Une de leur thèse principale est que la famille élargie a su s’adapter, comme la famille conjugale, à l’autonomie croissante des femmes et aux exigences d’indépendance des jeunes. Mieux, elles prétendent que cette famille élargie est devenue le vecteur de ces normes d’autonomie. Suivant Giddens et de Singly, qui voient le couple comme le lieu où se construit, avec et contre l’autre, l’individu unique – mais pas solitaire, elles disputent cependant que le couple soit le seul lieu de cette nouvelle individualisation et revendiquent ce rôle pour leur grande famille aussi. Ce livre se lit avec plaisir et facilité, car il est bourré d’idées exprimées dans une langue remarquablement fluide et exempte de jargon. Par exemple, l’hypothèse que les politiques publiques de redistribution rendent plus facile – et non moins nécessaire – la solidarité entre les générations, et contribuent ainsi à maintenir et à renouveler le devoir d’aide des enfants vis-à-vis des parents âgés. Ainsi exprimée, cette idée semble astucieuse et inédite, et les auteures en sont bien conscientes. Dans la conclusion où elles résument leur conception de cette famille élargie : "qui articule l’autonomie (…) aux valeurs de solidarité, associe l’affectif et le matériel, maintient la continuité malgré les changements de normes", elles soulignent le caractère apparemment paradoxal de leur trouvaille : "Qui aurait pu penser que ce sont les politiques publiques de redistribution qui le garantissent !".

12On est séduite, on est bluffée ; elles évoquent sans cesse des conduites nouvelles, que nous connaissons par les journaux, comme la vogue des sites web de famille, mais auxquels nous ne savons pas quel sens donner ; leurs thèses, adossées à une ethnographie de la vie quotidienne, semblent nous donner les clés de ces nouveaux rituels, et réciproquement, gagnent en crédibilité de cette profusion d’exemples, de ce brassage constant avec du concret.

13Brillant, séduisant, oui. Mais convaincant ? Que restet-il de la théorie une fois le livre refermé ? Sinon l’idée vague, et qu’on avait déjà, que la famille en effet subsiste et résiste ?

14Mais qu’elle soit consubstantielle à la modernité ? A quelle modernité d’ailleurs ? Qu’elle supporte l’individualisation, oui, mais qu’elle en soit un vecteur indispensable ?

15Certaines affirmations sont un peu rapides, en particulier en ce qui concerne le patrimoine et les services, et d’ailleurs se réclament de théories contestables comme celles qui font de la famille un anti-marché : si par là on entend que ses règles ne sont pas celles du marché, certaines l’avaient dit il y a longtemps (Christine Delphy, "Le patrimoine ou la double circulation des biens dans l’espace économique et le temps familial", Revue Française de Sociologie, numéro spécial sur les faits économiques, 1969) ; si on entend en revanche, comme elles le font, que ce n’est pas un espace économique, alors là non : est économique tout système de circulation de biens. Les auteurs se contredisent parfois ; elles soulignent la grande quantité de biens et de services passant par la famille, tout en affirmant : "on sait que nos sociétés et nos lignées ne sont plus patrimoniales". On sait ? Elles tiennent à la fois à montrer les dons et contre-dons, mais en ne les considérant que comme des preuves d’amour, dont on peut se passer – des preuves, pas de l’amour –, et parfois même en disant que les cadeaux viendraient se substituer à l’amour défaillant. C’est pas un peu psychanalytique, ça ? Pour maintenir cette image d’une famille entièrement fondée sur des liens désintéressés, elles minimisent les fâcheries entre collatéraux consécutives à des querelles d’héritage. Or le partage des biens des parents, reste bien dans mon expérience de terrain, l’une des premières sources de litige et de ressentiment durable, que ce soit pour des raisons "intéressées" ou "sentimentales", ce qui est d’ailleurs indécidable. Et l’héritage au sens large, c’est-à-dire la circulation familiale des biens, est toujours bien présent : pourquoi d’ailleurs aurait-il disparu ?

16C’est à propos justement des principes de partage des biens des parents, que ce soit de leur vivant ou après leur mort, que se révèle l’une des techniques utilisées pour donner une impression de changement de l’institution qu’elles traitent (technique qui ne leur est pas propre). Elles prétendent ainsi, suivant Jean Kellerhals, que trois principes contradictoires régissent la transmission des biens : celui du statut – partage égal – celui de "l’effet" – égaliser les niveaux de vie entre les enfants - et celui du mérite. Plus loin, elles avancent que le principe d’équité serait en passe de se substituer au principe d’égalité, et que cela constituerait l’un des changements majeurs de cette nouvelle famille. Ça bouge : mais dans la réalité, ou dans la représentation qu’elles en donnent ? En effet, dans la réalité, il est impossible de juger si "ça bouge" ou non sur la base des entretiens qu’elles ont réalisés. On ne pourrait le savoir que si on étudiait le partage réel d’un bien réel dont on connaîtrait la valeur, et qu’on avait le récit de tous les enfants/récipiendaires, et non celui d’un seul d’entre eux. Même quand les parents annoncent des principes égalitaires, ils ont une façon de calculer cette égalité qui peut faire appel à l’équité ou non, selon le résultat qu’ils veulent obtenir ; et il est bien rare qu’un parent n’avantage pas un de ses enfants, et encore plus rare qu’il le reconnaisse. Certains parents calculent à l’heure près les services de garde aux enfants d’un enfant ou ses frais de scolarité pour retirer le montant calculé de sa part d’héritage, tandis que d’autres ne le font pas : mais tous prétendent ne faire ces calculs ou ces non-calculs que pour traiter tous leurs enfants de façon strictement égale. Et en l’absence de documents comptables, on est bien obligé de constater ces calculs minutieux sans pouvoir dire s’ils correspondent à leur but avoué ou au contraire ; de même qu’on est bien obligé de constater la colère des enfants qui s’estiment lésés, et l’incompréhension affichée de leurs frères et sœurs qui prétendent ne pas comprendre les raisons de cette colère, sans pouvoir dire s’il y a eu effectivement avantage indu, sans pouvoir décider qui a raison ou tort même dans les termes mêmes qui sont les leurs et sur lesquels ils s’accordent, en apparence en tous les cas. Les principes réels – par distinction avec les principes affichés – de la transmission patrimoniale restent aussi opaques que jamais.

17Le nombre restreint d’entretiens est un handicap (100 entretiens, soit environ 33 par génération dans chaque lignée de trois générations) pour généraliser. On comprend qu’avec si peu de lignées – 33 – on n’ait pas toutes les classes sociales ni les moyens de les distinguer, de même qu’on ne peut distinguer celles qui ont un patrimoine significatif des autres ; mais dans ces conditions, il est hasardeux de généraliser, et de prétendre que ces variables ne sont pas importantes, ce qui irait pour le coup à l’encontre de toute la sagesse sociologique, aussi petite soit celle-ci.

18Le livre est étayé par une abondante et fascinante bibliographie de travaux français et anglais, tous consacrés à la famille, et où manquent cependant les travaux féministes sur les échanges de services entre femmes et sur le partage du travail domestique. Il semble léger par exemple, d’omettre de mentionner, à propos des échanges de services dans la parentèle féminine, le livre de Danielle Chabaud-Rychter, Dominique Fougeyrollas-Schwebel et Françoise Sonthonnax, Espace et temps du travail domestique (Méridiens, 1985). Certes les auteures mentionnent que les femmes continuent d’être exploitées dans la famille, mais en passant et comme si cela était en passe de passer, avec "l’égalisation entre les sexes et les générations". Il demeure une vision optimiste, dont on soupçonne qu’elle était là au départ, d’une institution dont la vocation était d’être sentimentale d’abord et avant tout, et qui, s’étant trouvée encombrée dans les siècles passés de considérations bassement matérielles, est en train de s’en dépouiller pour enfin coïncider avec son être vrai.

19Cette vision, qui pèche plus encore par essentialisme -il y aurait une vérité de la famille, qui se dévoile – que par optimisme, gâche un peu les chances de discussion avec cette école de sociologie de la famille. Car il serait en effet souhaitable qu’aujourd’hui les deux courants, celui de la famille comme institution économique et celui de la famille comme institution affective, se rejoignent pour échanger, et d’autant plus que tout le monde a toujours su que la famille ne saurait être réduite à l’un seul de ses aspects ("fonctions" en parsonien). Et pas plus aujourd’hui qu’hier.

Olivier Schwartz

20Dans "Le nouvel esprit de famille", Claudine Attias-Donfut, Nicole Lapierre et Martine Segalen montrent à quel point demeurent forts aujourd’hui, dans la société française contemporaine, les liens de famille intergénérationnels. Etudiés à travers les échanges entre trois générations familiales – une génération "pivot", née entre 1939 et 1943, ainsi que ses parents et ses enfants – ces liens sont denses et multiformes. Ils reposent sur des solidarités très concrètes (circulations de services et de biens, aides, dons et contre – dons en tous sens…), mais aussi sur une volonté de transmettre, sur des souvenirs et des expériences partagés, sur des moments d’être – ensemble, sur des sentiments d’appartenance et d’identité communes, sur des attachements où la dimension affective est forte. "Esprit de famille" donc, toujours très vif et agissant dans les relations de parenté modernes, mais aussi "nouvel" esprit de famille, puisqu’à la différence des sociétés "traditionnelles", dans lesquelles les relations intergéné-rationnelles dans la famille sont fortement soumises à l’autorité liée au statut ainsi qu’aux exigences de la reproduction des normes sociales et du patrimoine, le "nouvel" esprit de famille est totalement pénétré, dans ses formes et ses modes de fonctionnement, par les caractéristiques de la famille contemporaine : souplesse et "démocratisation" des relations entre les plus anciens et les plus jeunes, large reconnaissance du droit à l’autonomie des individus, valeur et légitimité reconnues au sentiment, à l’affectivité, à l’amour… La démonstration des trois auteurs s’appuie sur des matériaux qualitatifs récents, riches, et commentés de façon très éclairante. Je voudrais simplement formuler une interrogation relative à la notion d’"esprit de famille".

21Des travaux sociologiques récents, traitant eux aussi des relations intergénérationnelles contemporaines mais à une autre échelle, nous livrent sur cette question un discours à bien des égards dissonant par rapport à celui qui vient d’être évoqué. Les relations entre générations y sont étudiées non pas à l’intérieur de la famille, mais à l’échelle de la société globale ou de tel ou tel groupe social considéré dans son ensemble. Or il semble bien que dès que l’on se situe à cette échelle, des écarts sociaux ou des distances culturelles, qui peuvent être considérables, apparaissent entre les différentes générations ou fractions de générations qui coexistent aujourd’hui dans la France contemporaine. Dans Le destin des générations, Louis Chauvel (1998) [2] met ainsi en évidence l’ampleur de l’inégalité – de chances et de destinées sociales – séparant les cohortes nées dans les années quarante (les futures "générations dorées") et celles qui sont nées après 1950, inégalité qui atteint un niveau particulièrement élevé lorsque l’on compare les chances et les destinées des parents nés dans les années quarante et celles de leurs enfants nés vingt-cinq ou trente ans plus tard. Louis Chauvel montre que l’histoire de la société française depuis les "Trente glorieuses", si on l’envisage d’un point de vue générationnel, a été et demeure l’histoire d’une suite de générations dont chacune a été porteuse d’héritages, de structures sociales, de modèles et de problèmes extrêmement contrastés. De leur côté Stéphane Beaud et Michel Pialoux (1999) [3] enquêtant sur le monde ouvrier, soulignent la profondeur des clivages opposant aujourd’hui deux générations ouvrières, celle des parents qui ont grandi dans la condition ouvrière, qui l’ont intériorisée et continuent aujourd’hui d’y adhérer même dans une forme de conscience malheureuse, et celle des enfants, le plus souvent promis à un avenir d’ouvriers ou d’employés, mais qui ont été trop profondément imprégnés par l’univers de l’école et par les aspirations communes aux jeunes générations pour pouvoir adhérer à l’ancienne "culture ouvrière". De cette culture – de ses formes d’ascétisme, d’identité et de conscience de classe – les enfants ne peuvent plus, ne veulent plus hériter. D’où des tensions manifestes entre les deux générations, particulièrement visibles, par exemple, entre certains parents ouvriers et leurs enfants devenus adultes, les uns et les autres étant souvent dans l’impossibilité de se comprendre. Il me semble d’ailleurs que les tensions ou les malentendus décrits par Stéphane Beaud et Michel Pialoux doivent pouvoir s’observer, sous d’autres formes, dans bien d’autres milieux que le milieu ouvrier. En raison de l’ampleur des écarts générationnels de toute nature qui sont susceptibles aujourd’hui de séparer des parents de classes moyennes ou supérieures et leurs enfants, il y a toutes les raisons de penser que des phénomènes de crise de la transmission du statut social ou de l’héritage culturel peuvent se multiplier aussi entre générations appartenant à ces milieux sociaux. Qu’il s’agisse de la socialisation première ou des conditions d’entrée dans l’âge adulte, des expériences et des espérances sociales, ou des systèmes de valeurs, les discordances entre générations cohabitant dans l’actuelle société française sont nombreuses. Toute la question est de savoir si et comment ces discordances se manifestent dans la famille.

22On commettrait certainement une erreur complète d’analyse si l’on postulait que des écarts sociaux et culturels objectifs entre générations doivent mécaniquement se traduire par des conflits à l’intérieur de la famille. Ce serait oublier en effet que dès lors que l’on se situe dans ce cadre, les liens intergénérationnels se caractérisent par une densité affective particulière, qui peut sans doute leur permettre d’amortir ou d’absorber bien des tensions. Toutes les enquêtes indiquent la force de ces liens dans les familles contemporaines, et le livre de Claudine Attias-Donfut, Nicole Lapierre et Martine Segalen nous permet de mieux saisir encore leur intensité sur la base d’une enquête approfondie et très récente. Cette intensité s’explique évidemment en partie par la fonction éminemment protectrice de ces liens dans une société de plus en plus envahie par la compétition sociale et l’insécurité sous de multiples formes. Et il faut sans doute aussi, pour la comprendre, se rappeler la prédiction de Tocqueville [4], si perspicace sur ce sujet comme sur bien d’autres : en instaurant davantage d’égalité entre les générations, en détruisant l’autoritarisme, en rapprochant le père et le fils, la tendance démocratique des sociétés contemporaines adoucira les liens familiaux, et les rendra donc plus durables. La discordance des générations est donc une chose, la guerre des générations dans la famille en est une autre. La première est aujourd’hui avérée dans la société française contemporaine, mais selon toute vraisemblance, et pour reprendre la très belle formule de Christian Baudelot et Roger Establet (2000, chapitre 4), "la guerre entre générations n’aura pas lieu" [5].

23Pourquoi, dès lors, s’interroger sur cette notion d’"esprit de famille" ? Parce qu’il me semble malgré tout que la distance sociale ou culturelle entre les générations, même fortement compensée par la force des liens intrafamiliaux, ne peut pas ne pas y produire des effets : tensions, conflits, épreuves dans certains cas, ou de manière plus atténuée, malentendus entre parents et enfants, incompréhension, sentiments d’étrangeté réciproque… Les travaux cités ci-dessus sur le monde ouvrier le font clairement apparaître, et la plus simple observation le montre dans bien des familles de classes moyennes ou supérieures. Nous manquons, de ce point de vue, de travaux empiriques sur les relations entre les jeunes adultes et leur parents, et sur les difficultés qui peuvent y apparaître. Il faut préciser que les auteurs du livre ne font nullement silence sur les tensions au sein des familles (un chapitre y est consacré), et l’on sait bien que ces tensions ne sont nullement incompatibles avec la force des liens. Mais la notion d’"esprit de famille" me paraît comporter un risque de confusion. Dans l’ensemble des relations intergénérationnelles telles qu’elles fonctionnent aujour d’hui dans les familles contemporaines, elle ne retient que ce qui rapproche les générations (sans d’ailleurs en expliquer la nature), et fait silence sur ce qui les sépare. Or, même si le point d’équilibre entre forces qui rapprochent et forces qui séparent les générations se situe sans doute aujourd’hui le plus souvent du côté des premières, les secondes sont néanmoins présentes. Parents et enfants ont appris à les adoucir, à les atténuer, à les acclimater, mais elles n’en continuent pas moins de "travailler" plus ou moins sourdement les familles. La notion d’"esprit de famille" tend à les minimiser en mettant l’accent sur les liens et les attachements. Ne risque-t-elle pas d’incliner à une vision trop enchantée de son objet ?

Claudine Attias-Donfut, Nicole Lapierre et Martine Segalen répondent

24Nous remercions Jacques Commaille, Christine Delphy, et Olivier Schwartz de leurs lectures attentives, de leurs appréciations positives et surtout de leurs critiques constructives. Nous ne pouvons que souscrire à leurs commentaires, à ceci près que chacun d’eux nous demande de travailler dans le sens de son thème de prédilection : Jacques Commaille, sur la question politique de la famille, Olivier Schwartz sur les classes populaires, Christine Delphy sur les liens entre économique et affectif dans la famille. Pour notre part, nous avions choisi de travailler au croisement de ces thèmes.

25Pour autant nous n’avons pas négligé les aspects qu’ils pensent voir trop peu soulignés ; nous rappelons constamment que s’il y a parenté, c’est parce que l’Etat intervient. Nous ne pensons pas que les responsables politiques pourraient utiliser les résultats de l’enquête pour se désengager de leur aide, notamment envers les familles les plus démunies. Les liens de parenté et le soutien public vont ensemble, nous le répétons suffisamment. Pour s’en persuader davantage, il suffit de se tourner vers nos voisins italiens où, comme le remarquait Henri Mendras il y a peu [6] : là, c’est parce que l’Etat donne trop peu et que l’on demande trop à la famille qu’il risque de ne plus y en avoir (cf le taux de fécondité italien).

26Quand il nous reproche de minimiser la question politique, Jacques Commaille ne confond-il pas le champ des politiques familiales (faisant intervenir les divers acteurs de la vie publique) et l’expression des opinions politiques au sein de la famille ?

27Peut-on par ailleurs concéder à Jacques Commaille et Olivier Schwartz que l’échantillon qualitatif pêche par sa faiblesse du côté des classes populaires ? Certes, ce type d’échantillon, par construction, n’est jamais représentatif de l’ensemble de la population, cependant dans la génération des "vieux", les classes populaires sont majoritaires. De plus, nos analyses s’appuient aussi sur les résultats de l’enquête quantitative menée auprès de 5 000 personnes.

28Comme Olivier Schwartz et Louis Chauvel, nous avons bien relevé que l’inégalité entre le destin des générations au niveau macro-sociologique crée toutes les conditions d’un conflit que les familles, au niveau micro-sociologique, tentent de minimiser. Et ceci, précisément en aidant au maximum leurs enfants afin de préserver ou maintenir à ceux-ci une position sociale autant que possible égale à la leur. A la différence de l’étude de Louis Chauvel, nous ne nous sommes pas limitées aux analyses de cohortes, nous y avons associé les liens de filiation qui font le pont entre cohortes et permettent d’articuler histoire sociale et histoires familiales.

29Les relations générationnelles sont prises dans des cycles alternant périodes de calme et de turbulence. Le moment de l’héritage en est un. Nous avons bien souligné les tensions et les conflits qui surgissaient non pas entre générations mais au sein des fratries au moment du décès. Ce patrimoine ne sert plus à s’installer comme autrefois, à prendre la suite de son père, c’est en ce sens que nous disons que les "lignées ne sont plus patrimoniales", tout en insistant sur son importance fondamentale tant sur le plan matériel que symbolique. Il n’y a là nulle contradiction. Rappelons que notre enquête a été la première à révéler l’ampleur des échanges financiers entre générations. On regrette de n’avoir pu procéder, comme Christine Delphy le suggère, à une enquête sur le partage d’un bien réel auprès de tous les héritiers. Ce serait un chantier à traiter à lui seul, déjà largement ouvert par les travaux d’Anne Gotman.

30En indiquant une tendance vers une montée de l’égalité entre les sexes, nous n’avons pas non plus prétendu que celle-ci était acquise – on sait qu’elle n’avance guère au sein de la famille en ce qui concerne la répartition des tâches - mais force est de constater que l’importance du lien mère – fille prend un poids très net par rapport au lien père – fils : le soutien que les mères apportent au combat de leur fille pour l’égalité est une dimension décisive et nouvelle.

31Implicitement ou explicitement, nos trois lecteurs nous reprochent de donner une vision réenchantée de la famille, crime parfait d’une sociologie qui ne saurait être que dénonciatrice. Lieu d’oppression des femmes pour l’une, de reproduction sociale de la pauvreté pour les autres, la famille ne saurait être étudiée qu’à travers ses vices et que du point de vue des plus démunis (ou alors des "élites" qui fascinent à l’égal d’une tribu amazonienne). Et les classes moyennes ? Notre enquête qui ne néglige nullement les classes populaires les prend en effet largement en compte. Elles font partie de la société française comme de notre échantillon où l’on trouve employés, professeurs du secondaire, artisans, ingénieurs, fils d’ouvriers ou de petits artisans. Les grands absents de l’enquête sont en fait les familles d’immigrés. C’est à celles-ci que s’attachent nos travaux en cours.

Notes

  • [1]
    Claudine attiasdonfut, Nicole lapierre et Martine segalen, 2002, Le nouvel esprit de famille, Odile Jacob, Paris.
  • [2]
    Louis Chauvel, 1998, Le destin des générations, PUF. En ligne
  • [3]
    Stéphane Beaud, Michel Pialoux, 1999, Retour sur la condition ouvrière, Fayard.
  • [4]
    Alexis de Tocqueville, 1835 – 1840, De la démocratie en Amérique, troisième partie, chapitre 8.
  • [5]
    Christian Baudelot, Roger Establet, 2000, Avoir 30 ans en 1968 et en 1998, Editions du Seuil.
  • [6]
    L’Italie malade de sa famille, Le Monde, 19 février 2002.
Philippe Alonzo
Jacqueline Laufer
Jacques Commaille
Jacques Commaille est professeur à l’Ecole Normale Supérieure de Cachan, membre du Groupe d’analyse des politiques publiques (cnrs, ens de Cachan). Ses travaux se développent dans le cadre d’une sociologie politique du droit et de la justice et portent principalement sur les politiques familiales, les processus de production de la loi, les politiques de justice, sur une théorie de la régulation politique. Parmi ses principales publications récentes en rapport avec sa contribution à ce numéro de la revue, on peut citer : Les enjeux politiques de la famille (avec Claude Martin), 1998, Bayard, coll. Société, Paris ; Politique de la famille (avec Pierre Strobel et Michel Villac), 2002, La Découverte, coll. Repères, Paris.
Adresse professionnelle : GAPP-UPR 268 du CNRS, Ecole normale supérieure, 61 avenue du Président Wilson, 94235 Cachan Cedex.
Christine Delphy
Christine Delphy, sociologue, est directrice de recherche au Cnrs. Ses recherches ont porté sur la théorisation du travail domestique et le questionnement des catégories économiques classiques. Aujourd’hui, elle travaille sur les théories du genre. Son dernier ouvrage paru est L’ennemi principal : penser le genre, Paris, Editions Syllepse, 2001. Par ailleurs, elle a co-édité avec Sylvie Chaperon : Le cinquantenaire du deuxième sexe, 2001, Editions Syllepse, Paris.
e-mail :
Olivier Schwartz
Olivier Schwartz est professeur de sociologie à l’Université Paris V, et membre du Cerlis (Centre de recherche sur les liens sociaux). Ses recherches portent principalement sur les classes populaires dans la société française contemporaine. Il a publié en 1990 Le monde privé des ouvriers (Presses Universitaires de France), où sont présentés les résultats d’une enquête ethnographique concernant les modes de fonctionnement des familles ouvrières de l’ancienne région minière du Nord-Pas-de-Calais. Il enquête aujourd’hui sur les conducteurs d’autobus de la Ratp (Régie autonome des transports parisiens).
Claudine Attias-Donfut
Nicole Lapierre
Martine Segalen
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Mis en ligne sur Cairn.info le 28/11/2008
https://doi.org/10.3917/tgs.008.0213
Pour citer cet article
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