1Ce fut Lucien Neuwirth qui, au début des années soixante, mit en évidence sur la scène politique la nécessité d’une loi sur la contraception. Parlementaire, il la fit voter. Non sans mal, nous le verrons. Il se fera même traiter de “malfaiteur public” par un membre éminent du Sénat. Il aura fallu quarante années pour ébranler la loi de 1920 qui réprimait avec sévérité contraception et avortement. Pourtant, des féministes et des associations laïques, puis des médecins franc-maçons s’étaient battus dès 1930. Sans succès, il est vrai. Après la Seconde Guerre mondiale, le combat reprit avec l’aide éminente du Docteur Lagroua Weill-Hallé. Il faudra cependant attendre 1969, Lucien Neuwirth parlera alors de “sabotage délibéré”, pour que les deux premiers décrets de la loi votée en 1967 soient publiés, l’un sur la fabrication, l’importation et la vente des contraceptifs, l’autre sur les modalités de leur délivrance aux patientes. Et ce n’est qu’en 1972 que les derniers décrets paraîtront, ouvrant la décennie de la lutte pour la légalisation de l’avortement. “Trop nombreux sont ceux qui pensent encore comme des hommes du XXème siècle, alors que nous venons d’être projetés dans le XXIème” écrira Lucien Neuwirth dix ans plus tard. La contraception tant en pratique qu’en droit est-elle aujourd’hui véritablement reconnue ? Il y a toujours débat. La bataille continue.
2Jacqueline Laufer et Chantal Rogerat
3Chantal Rogerat : Vous avez déposé une proposition de loi le 18 mai 1966 sur la contraception. Pourquoi vous ? Pourquoi une telle proposition ?
4Lucien Neuwirth : C’est mon anniversaire le 18 mai, c’était symbolique.
5CHR : C’était symbolique …
6LN : J’ai la chance d’avoir eu des parents exceptionnels, surtout une mère, j’ai été élevé par ma mère et ma marraine, c’était deux femmes exceptionnelles. D’ailleurs j’avais pris l’habitude depuis que j’étais petit, le jour de mon anniversaire j’apportais des fleurs à ma mère parce que je considérais qu’elle m’avait mis au monde et que c’était sa fête à elle aussi. Pour moi, c’était symbolique, dans la lignée de la Maternité Heureuse [1] : avoir un enfant quand on voulait, quand on pouvait surtout, c’était une chance de donner naissance à un enfant heureux et c’était l’objectif de ma loi : avoir des enfants quand on voulait les avoir.
7CHR : vous avez milité pour une maternité heureuse dès le début ?
8LN : Oui, j’avais connu Madame Lagroua Weill-Hallé, j’avais cela en tête depuis longtemps. J’étais dans les Forces Françaises Libres à 17 ans, j’ai traversé l’Espagne, je suis allé à Gibraltar, puis en Angleterre. Mais en Angleterre, quand je suis arrivé, c’était les balbutiements de la contraception. Les femmes avaient à l’époque la Gynomine, des comprimés effervescents. J’avais 17 ans, c’est l’âge des premiers émois, mes camarades qui étaient mariés et avaient des enfants, ne décoléraient pas, ils disaient “mais enfin c’est formidable pourquoi on n’a pas ça en France ?”. Ensuite je suis allé travailler aux Etats-Unis tout de suite après la guerre, j’ai découvert la contraception. Je suis rentré en France en 1947, donc assez tôt. Là j’ai été élu adjoint au maire de Saint-Etienne, le plus jeune de France, j’avais 23 ans. Le maire de l’époque était un ancien déporté, Monsieur de Fraissinette, il m’avait confié ce qu’on appellerait aujourd’hui les Affaires sociales. Je m’occupais de l’assistance judiciaire. J’assistais auprès des huissiers à ce qu’on appelle la commission des divorces, des gens à qui on donnait l’assistance judiciaire (la ville y participait). J’ai vite découvert que l’enfant non désiré était l’une des causes de séparation, ou de divorce. Je me souviens surtout, pourtant il y a déjà plus de 50 ans, d’un jour où une femme m’a dit : “Vous comprenez, moi j’en ai assez, chaque fois que mon mari rentre saoûl, il me fait un gosse”. Ça m’avait frappé. Comme j’étais aussi vice-président des HLM, on a construit à Saint-Etienne le premier groupe industrialisé, ce qu’on appelle industrialisé de HLM. J’ai reçu la visite un jour d’une femme enceinte, qui me dit : “oui, monsieur l’adjoint, je viens vous voir parce que j’ai deux petits, et vous voyez je vais avoir le troisième et je vis dans deux pièces, alors il me faut un appartement”. Moi, spontanément je lui dis “vous auriez mieux fait de demander d’abord l’appartement avant de commander le troisième”. “Ah ben vous êtes bien malin, ça, ah si vous avez des recettes, vous me les donnez, hein”. Et en moi-même je me suis dit “tiens, qu’est-ce que c’est que ça ?”. La semaine suivante, au palais de justice, je l’ai dit à l’assistante sociale et je lui ai demandé : “la contraception, ça n’existe pas dans ce pays, chez nous ?”. Elle me dit : “vous ne connaissez pas la loi de 1920 ?”, “non je ne connais pas la loi de 1920”. Elle me dit “écoutez, demandez à votre maire, il est avocat, il vous expliquera”. En rentrant à la mairie je dis à Monsieur de Fraissinette : “qu’est-ce que cette loi de 1920 ?”. Alors il m’a expliqué que c’était une loi qui faisait l’amalgame entre la contraception et l’avortement, mais surtout qu’on n’avait pas le droit d’en parler, que c’était défendu.
9CHR : La propagande anti-conceptionnelle réprimée et l’avortement sanctionné …
10LN : c’était l’amalgame, et je lui dis “mais ça ne tient pas debout cette histoire-là, ils sont fous, qu’est-ce que ça veut dire ?”. Monsieur de Fraissinette me dit : “écoute Lucien je vais te dire quelque chose, celui qui changera la loi de 1920 il n’est pas encore né”. J’ai gardé ça dans ma tête, j’étais jeune et on constituait une petite équipe de jeunes. Parmi eux, il y avait une petite jeune fille de Firminy, qui était gentille comme tout ; elle s’est retrouvée enceinte, ses parents l’ont mise à la porte. A cette époque-là, c’était courant. Elle s’est suicidée. Alors pour nous ça a été une révolution, c’était monstrueux. Quand j’ai été élu député en 1958, je suis tout de suite entré en contact avec Madame Lagroua Weill-Hallé et sa petite équipe. Il y avait une équipe de Maternité Heureuse qui est devenue ensuite le Planning Familial, et surtout j’ai été présenté à Pierre Simon, médecin qui présidait le collège médical du Planning familial, qui avait pour but d’apprendre aux médecins ce qu’était la contraception, comment ça fonctionnait. Il leur faisait les cours qu’on ne leur faisait pas quand ils préparaient leur diplôme de médecin. Et donc j’ai connu cette équipe, Jean Cohen, Pierre Simon, les trois prix Nobel sont venus, et puis j’ai préparé ma proposition de loi. Mais il y avait un problème.
11Jacqueline Laufer : A quel moment avez-vous commencé à la préparer cette proposition de loi ?
12LN : La première ébauche c’était en 1964, et puis je l’ai redéposée en 1965. En 65 il y a eu la dissolution, alors tout ce qui avait été déposé devenait caduque, donc j’ai recommencé en 1966. Mais un beau jour, j’ai été à un déjeuner privé à l’Elysée, le Général De Gaulle m’a dit : “dites-donc Neuwirth, je crois que vous vouliez me parler de votre affaire”. Alors j’ai demandé une audience, il m’a reçu, c’était un vendredi, on avait bien préparé le dossier avec Pierre Simon d’ailleurs pour pouvoir bien répondre aux objections que je pouvais recevoir, et j’ai plaidé mon dossier. Le général était silencieux, avec ses grandes jambes sous le bureau qui se pliaient et se dépliaient, c’est difficile quand vous n’êtes pas relancé, alors j’ai essayé vraiment de suivre mon dossier et comme je n’avais plus rien à dire, j’ai conclu : “écoutez, mon général, j’ai une idée, à la Libération on a donné le droit de vote aux femmes, elles l’avaient bien gagné dans la Résistance, vous avez bien fait, elles l’avaient mérité. Maintenant, les temps sont venus de leur donner le droit de maîtriser leur fécondité parce que c’est leur fécondité”. Silence. Le Général dit “vous avez raison, transmettre la vie c’est important, il faut que ce soit un acte lucide, continuez”. Je ne sais pas comment je suis sorti de l’Elysée, j’étais sur un petit nuage rose, je crois que je me suis retrouvé dehors mais je ne sais pas par où je suis passé, … et puis j’ai téléphoné à Pierre Simon et aux autres en disant “c’est bon”. Et le mercredi suivant au Conseil des Ministres, le Général a posé le problème en disant (c’est Monsieur Peyrefitte qui me l’a raconté et puis Monsieur Jeanneney aussi) “oui, il y a un problème qui se pose ce n’est pas un problème de gouvernement, c’est un problème de Parlement, c’est au Parlement d’en débattre, il s’agit de la proposition de loi sur la régulation des naissances de Lucien Neuwirth”. Alors là, tollé, parce qu’à part trois ministres, tous étaient contre et certains d’entre eux parce qu’ils se figuraient que le Général était contre, que le Conseil des Jeunes était contre. Il y a un des ministres importants qui lui a dit : “mais enfin mon général, on ne va pas aller jusqu’à rembourser la pilule”. Le Général a dit “allons, allons, on ne rembourse pas les taxis” et puis il s’est tourné vers Georges Pompidou : ”Monsieur le Premier Ministre, vous ferez inscrire à l’ordre du jour prioritaire de l’Assemblée Nationale la proposition de loi de Lucien Neuwirth”.
13CHR : Et le discours à l’Assemblée ?
14LN : Alors le fameux mercredi du Conseil des Ministres, on devait déjeuner, parce que j’appartenais au bureau du groupe, l’UNR. On était invité à déjeuner chez Georges Pompidou et d’habitude les conseils des ministres, à midi et demie c’était terminé, et à 13 heures, Georges Pompidou n’était pas encore sorti. J’étais dans le petit salon à côté de la salle-à-manger, j’ai vu la porte s’ouvrir, et Monsieur Pompidou a passé la tête, il cherchait quelqu’un, il me voit, il m’entraîne dans l’embrasure de la fenêtre qui donnait sur Matignon et me dit “alors, vous allez être aussi célèbre que Wallon”. Je lui dis alors : “quel Wallon ?” parce qu’à l’époque Louis Wallon avait déposé un amendement sur l’intéressement du personnel que contestait Monsieur Giscard d’Estaing. Il me dit : “celui de la République”. Il a ajouté que ma proposition allait être inscrite à l’ordre du jour.
15CHR : Pendant le débat à l’assemblée, il y a eu des arguments très conservateurs …
16JL : Comment caractériseriez-vous votre position par rapport aux autres ?
17LN : Ce que j’écrivais à l’époque n’a pas changé d’un iota. Ma ligne était la suivante, je crois que c’est un peu dû au fait que j’ai été élevé par deux femmes. Ensuite, dès le début de la Résistance entre 40-41, on a formé les premiers groupes de jeunes et il y avait des femmes avec nous, et ensuite quand j’ai rejoint les Forces Française Libres, j’étais parachutiste, des femmes se faisaient parachuter, d’autres étaient dans des services. Quand nous avons été parachutés, la veille du débarquement en Bretagne, dans le Morbihan exactement, notre objectif était d’empêcher les forces allemandes (il y en avait 150 000) de descendre et de s’opposer au débarquement en Normandie. C’était très dur et en même temps il fallait armer les maquis et tous nos agents de liaison étaient des femmes. Quelques-unes se sont fait tuer, les conditions étaient épouvantables, Gestapo etc. ce qui fait que pour moi hommes et femmes c’est pareil. Quand j’ai parlé au Général, avec la sincérité qu’il m’accordait, il l’a ressentie, je présume, et j’ai dit “il faut donner le droit aux femmes de maîtriser leur fécondité, parce que c’est leur fécondité à elles” (sous-entendu on n’a pas à leur imposer l’enfant).
18JL : Mais les personnalités qui étaient plus radicales, qui allaient dès 1967 jusqu’à l’avortement …
19LN : On n’en était pas là, nous. L’avortement est venu en 1971, au moment du procès de Bobigny. D’ailleurs Gisèle Halimi, que je connais bien, avait dit dans sa plaidoirie : “si la loi sur la pilule avait été votée, la petite ne serait pas devant vous” [2].
20CHR : Et pourtant vous aviez dit à un moment, est-ce que c’est vrai, que la loi n’était pas conforme tout à fait à ce que vous aviez pu souhaiter.
21LN : Oui parce que j’ai été contré par le Sénat. Au Sénat, un sénateur a demandé le recours contre moi comme malfaiteur public.
22CHR : En ces termes ?
23LN : Comme malfaiteur public. Puis on me reprochait de faire baisser la natalité, de mettre les petites jeunes filles sur le trottoir, enfin j’ai tout entendu ! C’est un droit des femmes, comme des hommes, un enfant ça se fait à deux. Il ne faut pas imposer aux femmes d’avoir un enfant si elles ne veulent pas l’avoir. Un enfant, c’est un projet de vie. Quand on met cet enfant au monde, il faut qu’on le mette au monde pour être heureux, on ne le met pas au monde pour qu’il soit malheureux, ce qui se passe dans les pays en voie de développement où malheureusement ils ne connaissent pas tout ça.
24CHR : Qu’est-ce qui a été le plus mutilé dans votre proposition de loi ?
25LN : J’avais fait deux propositions, deux articles ont été supprimés : l’un qui prévoyait la création d’un conseil supérieur de l’information et de l’éducation sexuelle. Mon argument était qu’à partir du moment où on donne une liberté, il faut encadrer cette liberté, l’expliquer. Quand Madame Veil est arrivée au pouvoir, on a créé ce fameux conseil supérieur, c’était nécessaire. Deuxième article : je voulais qu’il y ait quelque chose qui pourrait ressembler à un observatoire, un observatoire qui étudie les conséquences de l’utilisation de la contraception : avec ses problèmes médicaux, ses problèmes psychologiques… de telle façon qu’on puisse éventuellement intervenir à temps. Ça a été refusé aussi.
26CHR : Pourquoi ?
27LN : Parce que certains trouvaient que c’était déjà beaucoup de licence, d’aller dans ce sens.
28CHR : Et vous avez eu une forte opposition de la part du Conseil de l’Ordre …
29LN : Le président du Conseil de l’Ordre était Monsieur de Vernejoul. Mais le premier auditionné fut Jean-Louis Lortat-Jacob qui était contre. Finalement, le Conseil de l’Ordre des Médecins a accepté le principe de délivrance de contraceptifs sur ordonnance. Sur la natalité aussi, je me suis beaucoup battu. J’avais expliqué à Michel Debré qui était, lui, un nataliste convaincu, que ce n’est pas par la contrainte qu’on pouvait avoir des enfants. Quand une femme réalise qu’elle ne veut pas de l’enfant qu’elle porte, qu’elle ne peut pas l’avoir, elle fera n’importe quoi mais elle ne l’aura pas et là, elle va risquer sa vie. On ne veut pas qu’elles risquent leur vie. La natalité ce n’est pas la contrainte, c’est une politique de la famille, quand on donne les moyens à une famille d’avoir des enfants, la natalité repart, et c’est à partir du moment où ont existé les premières allocations familiales, qu’on a eu un arrêt de la chute de la dénatalité et une remontée de notre natalité.
30CHR : Et dans les lois qui se sont succédées depuis, en particulier la loi Veil, qu’est-ce qui vous apparaît comme étant dans la lignée la plus évidente du travail que vous aviez amorcé. Toutes ?…
31LN : Je dirai qu’il y a un manque dramatique d’information. Au seuil du troisième millénaire, on continue de parler à mots feutrés de la transmission de la vie. C’est pourtant un phénomène naturel qui depuis la nuit des temps est le même, on hésite à en parler, à reconnaître qu’il est lié à deux phénomènes indissociables mais en même temps maîtrisables l’un et l’autre, qui sont la fécondité et la sexualité. Ce sont deux phénomènes indissociables de la transmission de la vie. Il y a eu un manque considérable d’information qui peu à peu nous a produit la situation que nous avons connue. C’est-à-dire ce grand nombre d’IVG, les femmes n’étant pas protégées, parce que souvent elles étaient mal informées, les structures que les différents gouvernements auraient dû mettre en place n’ont pas été mises en place, et on est arrivé à la situation d’aujourd’hui, dont il va falloir s’occuper.
32CHR : Ça paraît aujourd’hui …
33LN : Il n’est pas normal qu’en France, où la contraception existe depuis quand même plus de trente ans, il y ait le plus grand nombre d’interruptions de grossesse d’Europe. C’est lié au manque d’information, au manque de conscience …
34CHR : Mais est-ce qu’il n’y avait pas la peur que se crée, par un tel acte, l’ébauche d’une mini-révolution dans les rapports entre les hommes et les femmes ?
35LN : Alors ça c’était le caché, le dissimulé. C’était le pouvoir mâle, le pouvoir macho, le patron c’est l’homme. C’était des intégristes. Pour eux, la femme est faite pour avoir des enfants, point final. On était scandalisé.
36CHR : Dans les comparaisons que vous avez pu faire avec les Etats-Unis qu’est-ce qui vous avait le plus frappé ?
37LN : Aux Etats-Unis, il y a une très grande liberté, il n’y a pas de gêne pour aborder ces problèmes là. Alors qu’en France il y a cette espèce de retenue qui est peut-être due à notre latinité, à nos “humanités”. Ce sont les sujets, que même encore aujourd’hui, en 2001, on n’ose pas aborder franchement. On n’en parle pas alors qu’aux Etats-Unis, tout est très libre. Il n’y a aucun mystère. Les femmes savent se protéger.
38CHR : Mais justement, enfin, est-ce qu’une initiative, comme celle que vous avez portée, qui a eu donc un impact certain, cette initiative a-t-elle une influence sur les rapports hommes-femmes ? Pas simplement du point de vue sexuel … dans la vie sociale …
39LN : Moi je le pense. Je crois qu’à partir du moment où on a rétabli dans sa vérité, c’est-à-dire dans sa nudité, cette connaissance de la transmission de la vie, les gens seront plus décontractés entre eux, ils seront libérés de certaines pesanteurs sociologiques qui existent chez nous et qui n’existent pas par exemple aux Etats-Unis. Chacun peut avoir désormais la maîtrise aussi bien de sa sexualité que de sa virilité, on vit notre vie librement et on s’épanouit.
40CHR : Il y avait aussi l’influence de l’Église.
41LN : C’était un autre problème que j’avais traité entre autres avec celui qui est devenu le Cardinal Etchegarray. Mes rapports avec la hiérarchie étaient serrés mais je discutais, je défendais mon point de vue face à leurs raisons morales. Mais ce qui m’a encouragé c’est que j’ai fait le tour de “mes curés”, j’étais député dans ma circonscription et les curés de ma circonscription m’ont tous répondu la même chose : “Vous savez nous on est dans les confessionnaux, on sait ce qu’est la vie, alors vous faites ce que vous avez à faire”. Enfin c’était le curé de Saint-Etienne, qui était une ville ouvrière, c’était peut-être différent… Je me rappelle aussi la position du Révérend-Père Riquet [3]. Le jour de la publication de ma loi, il a fait un très bel article dans le Figaro dans lequel il disait “Qu’une communauté religieuse ait des règles et soit respectée par ceux qui vivent dans cette communauté, c’est tout à fait naturel, mais dans une république laïque et même ailleurs, une communauté religieuse ne peut pas imposer ses règles à l’ensemble d’une population”. J’avais été défendu par les protestants, dont le pasteur Dumas.
42JL : Et votre projet est passé à beaucoup, à peu ?
43LN : Jacques Chaban-Delmas m’a dit “Tu sais, pour un certain public ça va être dur”. Je suis allé voir les présidents de groupe pour leur demander de ne pas faire de scrutin public. J’ai observé, bien sûr, dans tous les groupes que certains étaient pour, d’autres contre. Et tous m’ont répondu “Si d’autres présidents de groupe ne demandent pas de scrutin public, je n’en demanderai pas”. Tous les présidents de groupe m’ont dit “d’accord” et j’ai vu en dernier Monsieur Ballanger [4]. J’aimais bien Ballanger, même si on n’avait pas les mêmes opinions. Il me dit : “Je vais demander un scrutin public, parce que je veux que tes amis se démasquent”. Et à ce moment-là je vois arriver Marie-Claude Vaillant-Couturier, députée communiste, qui avait été déportée et elle lui dit “C’est nous qui faisons les enfants, il n’y aura pas de scrutin public !”.
44CHR : Il n’y a pas eu de scrutin public ?
45LN : Non. Parce que les gens sont courageux mais pas téméraires.
46JL : Une dernière question. Une question qui concerne le maintenant. Est-ce que ce combat est fini, est-ce que vous êtes amené encore à prendre des positions sur un certain nombre de choses ?
47LN : C’est moi qui ai rapporté la loi sur la contraception d’urgence au Sénat. On me disait “ce sont des sénateurs, ça ne passera pas, tu vas voir”. J’ai eu la chance, je crois, d’expliquer les choses comme il fallait pour les petites jeunes filles. J’ai d’ailleurs rappelé les violences sexuelles à l’école de plus en plus graves, de plus en plus nombreuses, qui faisaient que ces malheureuses se retrouvaient enceintes. De plus, elles ne sont pas informées parce que beaucoup de parents ne savent pas ou n’osent pas par pudeur expliquer à leurs filles comment se passent les choses. J’ai demandé qu’il y ait une information qui soit faite par les parents, par l’école et qui soit bien faite. Il faut que les garçons soient en face de leurs responsabilités aussi bien que les filles. Quand ils seront informés, à ce moment là, on verra décroître le nombre de demandes d’IVG parce que les filles seront mieux protégées. Alors finalement j’ai essayé d’expliquer les choses simplement à mes collègues sénateurs, et à ma grande surprise, ils ont accepté. Vous savez au Sénat j’ai fait passer la loi sur la douleur, la loi sur les soins palliatifs, les lois que je fais sont des lois pour l’homme, pour l’humanité. Non seulement j’ai fait adopter la proposition de loi au Sénat, mais en plus j’ai introduit ce qu’à l’Assemblée ils n’avaient pas fait, la gratuité de délivrance.
48CHR : Pourquoi dans les pharmacies ?
49LN : Parce que dans leur proposition de loi ils avaient tout simplement oublié les vacances et les week-end sans service scolaire. Et comme le Norlevo doit être pris dans les 72 heures après un rapport sexuel, il n’y a pas de temps à perdre. Donc j’ai vu l’Ordre des Pharmaciens, et ils ont accepté qu’il y ait la gratuité, les remboursements différés. Ils se sont engagés, ils l’ont fait d’ailleurs et j’ai pu vérifier qu’ils le faisaient dans les pharmacies.
50CHR : Le combat n’est pas terminé. Le problème des jeunes filles reste très important …
51LN : Oui, tant qu’il y a encore je dirai cette hypocrisie qui existe, ce manque de confiance dans la jeune fille. Parce que je suis persuadé qu’à partir du moment où la jeune fille est bien informée, qu’on lui explique les choses clairement, naturellement, ce qu’elle est, je suis sûre qu’elle se sentira plus sûre d’elle, c’est ça qui est important. Et à partir du moment où quelqu’un se sent sûr de lui, il agit différemment en toute quiétude.
Débat à l’Assemblée en 1967
“Les maris ont-ils songé que désormais c’est la femme qui détiendra le pouvoir absolu d’avoir ou de ne pas avoir d’enfants en absorbant la pilule, même à leur insu ? Les hommes perdront alors la fière conscience de leur virilité féconde et les femmes ne seront plus qu’un espace de volupté stérile” … Débat parlementaire 1-7-1967 - p. 25-69.
52CHR : Vous avez parlé dans votre livre [5], à plusieurs reprises, du décalage qu’il y a entre notre aptitude globale à analyser le monde et d’autre part, les moyens scientifiques et techniques qui sont mis à notre portée.
53LN : Ce qu’il y a actuellement de dramatique, c’est qu’à la télévision, sur Internet, des spectacles s’offrent à vous, à des enfants, à des jeunes, qui voient ce qu’ils ne sont pas préparés à voir, et qui sont emportés par une espèce de vertige qu’ils ne connaîtraient pas s’ils avaient été informés.
54CHR : Mais j’ai été frappée, en lisant les passages cités du débat à l’Assemblée, parlant de la volupté, etc., est-ce que vous croyez que ça existe toujours ce type de …
55LN : Mentalité vous voulez dire
56CHR : Si vous voulez
57LN : Ça existe toujours, je vais vous dire pourquoi. Tant qu’il n’y a qu’un aspect des choses qui est révélé, que le tout n’est pas expliqué. Les gens qui ne sont pas préparés sont déstabilisés. On devrait dire les choses telles qu’elles sont, mettre en place une information dès les petites classes parce que les enfants, intuitivement, sentent qu’on leur cache quelque chose et quand quelque chose est caché …
58CHR : C’est le “on t’expliquera quand tu seras plus grand”
59LN : Voilà, c’est ça. Quand les choses sont naturelles, elles ne sont plus malsaines.
60CHR : Et dans le cadre de toute cette action menée depuis ces années 1965 et votre collaboration avec les femmes militantes, comment vous êtes-vous compris ? Comment avez-vous été accepté, comme un homme politique, dans le cadre de ce combat ?
61LN : Il n’y a jamais eu d’ambiguïté, parce que mes positions ont toujours été claires, expliquées, j’ai toujours dit ce que je pense. Il n’y a pas de faux-semblant, de faux-fuyant, ce que j’avais à dire je l’ai dit, si j’ai encore à dire, je redis, c’est tout. Je suis bien dans ma peau. Mon petit-fils dirait “Tu es bien dans tes baskets !”
62CHR : Quand il a été discuté des décrets d’application, dans les faits ça a été très difficile …
63LN : Vous savez, quand le Ministre de la Santé s’appelle Jean Foyer, son Secrétaire d’État, Marie-Madeleine Dienesch, vous imaginez qu’avec leur éthique ils n’allaient pas se précipiter à faire des décrets d’application. Au contraire tout ce qui pouvait freiner l’arrivée de ce que Jean Foyer appelait une loi scélérate …
64CHR : Vous avez vraiment été insulté …
65LN : Je crois que j’en ai entendu de toutes les couleurs. Mais j’avais ma conviction, vous savez c’est ce qui est important dans la vie d’une homme ou d’une femme. En plus quand on mène un combat d’opinion, un combat politique, il faut réfléchir et quand on a bien réfléchi, on fait ses choix, on acquiert des convictions, et quand on a des convictions on les défend. Voilà. C’est pourquoi je suis à l’aise, je me suis battu pour mes convictions.
Notes
-
[1]
Fondée en mars 1956 par le docteur Lagroua Weill-Hallé, la Maternité Heureuse deviendra en 1960 le Mouvement Français du Planning Familial. Ses débuts furent marqués par une intense activité d’information sur les méthodes contraceptives et l’organisation de débats dont l’essentiel était de mobiliser l’opinion afin d’obtenir la révision de la loi de 1920.
-
[2]
Cette année 1971 est importante car elle a vu naître de multiples protestations amorcées par le Manifeste des 343 (salopes) suivi par un autre manifeste de 252 médecins qui soutiendront que l’avortement est un droit. Le procès de Bobigny en 1972 (une jeune fille de 16 ans qui s’était fait avorter avait été dénoncée par le responsable de sa grossesse ; elle sera acquittée) montrera que la loi de 1920 est devenue inapplicable.
-
[3]
Essentiellement connu pour être l’un des grands prédicateurs de Carême à Notre-Dame de Paris.
-
[4]
Président du groupe communiste.
-
[5]
Le dossier de la pilule, éd. de la Pensée Moderne, 1967 ; voir également : Neuwirth Lucien, Que la vie soit ! Grasset, 1979.