Cécile Dauphin, Prête-moi ta plume... Les manuels épistolaires au xixème siècle. Editions Kimé, coll. “Le sens de l’histoire”, 2000, 196 p.
1Au cours du XIXe siècle, la pratique de la correspondance s’impose dans toutes les circonstances de la vie à une large palette de catégories sociales peu familiarisées avec le maniement de la plume. Les manuels épistolaires offrent, sous des formes diverses, des modèles de lettres aux scripteurs débutants. Ils accompagnent ainsi les progrès de l’alphabétisation et favorisent la diffusion de l’écrit. Le genre des “secrétaires” ou manuels épistolaires a une longue histoire, mais atteint son apogée durant le Second Empire pour décliner à la fin du siècle avec les progrès de la scolarisation. Entre 1830 et 1900, 195 titres sont publiés en 616 éditions donnant la mesure de leur succès dans toutes les couches de la société selon les contemporains. Pourtant, se développant dans les marges floues entre littérature, livre pratique ou pédagogique, les manuels ont échappé à l’investigation historiographique. C’est ce vide que Cécile Dauphin vient combler avec cet ouvrage, fruit d’un travail de longue haleine. Avant de rendre raison des lectures entrecroisées que propose l’auteur de son corpus, soulignons la clarté de l’exposition et l’élégance de l’écriture, ainsi que l’attrait supplémentaire, pour le lecteur néophyte, que constituent les illustrations dessinées par Brigitte Parent d’après les vignettes originales et les exemples de modèles épistolaires exotiques et souvent savoureux pour le lecteur d’aujourd’hui, mis en annexe.
2Le caractère ambigu et polysémique des manuels épistolaires en fait toute la richesse “pour l’observateur de l’ordinaire et du quotidien : il propose une perspective multidimensionnelle de la réalité sociale, il éclaire les enjeux de la diffusion de l’écriture” (p. 10).
3Comme celui de converser, l’art de correspondre est d’abord l’apanage des élites. Tout l’enjeu des manuels épistolaires est de sortir des salons pour envisager le quotidien et couvrir les situations ordinaires. Ils jouent alors un rôle de médiateur entre la culture légitime et ses codes et une population semi-alphabétisée.
4L’évolution au cours du siècle des ouvrages témoigne de cette adaptation progressive à la diversité des publics : le “secrétaire”, issu des manières de cour laisse progressivement la place aux manuels, recueils de modèles, guides … qui cherchent à se mettre à la portée de tous, et aux ouvrages didactiques souvent en usage dans les écoles. La conception de ces ouvrages témoignent de la tension entre l’effort de vulgarisation et les normes élitistes des pratiques épistolaires. Le scripteur doit avant tout savoir tenir sa place sociale - âge, sexe, position sociale - et la manifester de façon adéquate selon les circonstances motivant la lettre, dans la temporalité propre à l’échange de courrier, dans la matérialité même de l’objet : papier, enveloppe, mode de transport… Des modèles de lettres sont proposés à des types sociaux de scripteurs, comme à des membres des milieux populaires de la campagne, cependant, ces types tendent à s’effacer au profit d’une figure plus indistincte, témoignant de la diffusion de la pratique. Pourtant, à côté des enfants, les femmes figurent en bonne place parmi les cibles de ces ouvrages. Cela témoigne-t-il d’un lien particulier qui se noue entre l’art épistolaire et le genre féminin ? [1] La figure omniprésente de l’épistolière interroge l’histoire des femmes : la participation des femmes à ce champ éditorial reste mineure, mais la prééminence de la femme épistolière continue de s’imposer dans l’imaginaire social. De même que les illustrations montrent surtout des hommes dans la posture de l’écriture, les femmes auteurs constituent une minorité, un auteur sur cinq. Et, hommes et femmes se situent très différemment dans ce domaine éditorial : alors que les hommes font valoir leur statut professionnel - ils sont enseignants, grammairiens, auteurs de dictionnaire, juristes… les femmes font plutôt valoir leur statut social ou leur place dans la société comme éducatrice. Les femmes issues de l’aristocratie manifestent la légitimité du statut de la femme du monde, elles sont aussi souvent auteurs de manuels de savoir-vivre, alors que les éducatrices, mères, tutrices ou institutrices, trouvent un débouché socialement légitime à leur pratique d’écriture. Les hommes tirent aussi un meilleur parti du marché éditorial que leurs consœurs : ils publient plus de titres et bénéficient de plus nombreuses rééditions. Les femmes restent modestes et limitent plutôt leurs ambitions, ainsi rares sont celles qui acceptent de jouer le jeu de la rhétorique des titres : on trouve plutôt sous leur plume des “ABC” que des “traités”. Prenant fréquemment pour cible un lectorat enfantin, elles se situent nettement dans la quotidienneté de l’espace privé : “face aux risques que représentent pour les femmes les usages littéraires ou professionnels, les écritures domestiques arriment les épistolières à la quotidienneté” (p. 98). Pourtant l’image d’un lien privilégié entre le genre féminin et l’art épistolaire perdure et garde toute son efficacité pratique et symbolique. La publication de lettres d’épistolières célèbres, plutôt dans les anthologies et sous des plumes masculines, contribue à entretenir le mythe. Madame de Sévigné demeure ainsi la figure emblématique d’une compétence sociale propre aux femmes : l’art de converser par lettre avec naturel et sensibilité serait un trait remarquable ancré dans la nature féminine. Mais au fil du siècle, émerge une visée plus utilitaire des manuels, particulièrement, mais pas seulement, portée par les femmes auteurs. Savoir tenir la plume fait désormais partie de l’éducation des filles dans un milieu plus large que le monde aristocratique et, à travers la pédagogie de l’art épistolaire à ses élèves ou à ses filles, est transmis tout un code de bonne conduite concernant la vie domestique.
5Si l’historien sait peu de choses, faute de sources, sur les façons dont ont été reçus ces manuels et quels en ont été les usages, ces ouvrages ont contribué à enraciner l’idée que les événements les plus quotidiens exigent une lettre, de même qu’ils ont proposé des modèles rhétoriques pour écrire sur la naissance, la mort ou l’amour. L’intime, voire l’imaginaire du scripteur peuvent, et même doivent, s’exprimer mais en se coulant dans les codes de ce qu’il convient de dire et de quelle façon. Emerge ainsi un savoir commun fait d’emprunts divers et réapproprié par chacun. Genre “métissé”, fait de fragments d’origines diverses, ces manuels épistolaires éclairent sur les “lieux communs” à travers lesquels s’écrivent les choses de la vie au XIXe siècle. Est-il besoin de souligner, pour terminer, la fécondité d’une lecture croisée de ce corpus de textes oubliés à la confluence d’une histoire sociale de la culture et de celle des rapports de genre, mettant l’accent sur les tensions, les déplacements, les failles entre les représentations et les pratiques, les normes et les compétences.
6Françoise Battagliola
Tania Angeloff, Le temps partiel : un marché de dupes ? Paris, Syros, 2000
7Comment construire sociologiquement cette “nouvelle” figure de l’emploi qu’est le travail à temps partiel ? Derrière la formule - magique ? - d’une adaptation du temps de travail aux besoins de la vie privée se cache le cynisme de la flexibilité et le cortège de ses effets négatifs sur les rapports individuels et collectifs à l’emploi.
8La réalité est mouvante, complexe, différente pour les jeunes et les vieux, pour les hommes et les femmes, différente aussi selon que les accords sur le temps partiel ont été négociés individuellement ou collectivement au sein de l’entreprise.
9D’un côté les stéréotypes sur l’harmonisation du travail féminin et de la vie de famille - lors des débats de novembre 1980, les sénateurs n’en finissent pas d’invoquer “la mère de famille” - placés sous le signe du libre choix, de l’autre les politiques concrètes du temps partiel à l’échelle de l’entreprise et la logique des faux choix ou des choix contraints.
10En choisissant l’enquête empirique fine sur quatre entreprises (automobile, petit électro-ménager, grande surface et bureau de poste parisien) et sur le vaste secteur public ou privé de l’aide à domicile et de l’entretien, Tania Angeloff fait la démonstration magistrale de l’apport de la sociologie aux grands débats politico-économiques.
11Ce sont tout d’abord les difficultés de l’enquête, les réticences et les résistances qu’elle a provoquées tant auprès des directions ou des cadres qu’auprès des salariés, qui, analysées sociologiquement, livrent les enjeux économiques, symboliques et politiques du flou de ces classifications tiraillées entre les pré-retraites, le travail d’appoint féminin et les réductions collectives du temps de travail, sur fond de menace de chômage. Ainsi, dans l’usine d’électro-ménager comme dans l’usine automobile, les accords récents sur la réduction généralisée du temps de travail ont conduit à opacifier le statut des travailleurs déjà à temps partiel, le plus souvent des femmes, qui pourront comme les autres être sommés désormais de rester chez eux en période creuse et de venir travailler en période de vacances alors que leur contrat individuel continue à porter le titre de “temps partiel vacances scolaires”. Dans la grande distribution où la flexibilité constitue un trait structurel ayant en fait une longue histoire, les femmes, et notamment les caissières, sont enfermées définitivement dans le contrat à temps partiel comme le montre la comparaison avec les données disponibles depuis 1980. A la poste, secteur public devenu exploitant public c’est-à-dire établissement commercial soumis à la concurrence depuis 1991, la “rationalisation” de la main-d’œuvre, proche finalement de celle des hypermarchés, a entraîné le développement du groupe des employés à temps partiel, majoritairement des femmes. Dans le secteur de l’aide à domicile, massivement féminin, la notion même de temps partiel est remise en question puisque le lieu du travail échappe à toute productivité quantifiable, et dans celui du nettoyage, à forte prédominance féminine et étrangère, la sortie du temps partiel apparaît impossible pour les femmes. Ainsi, derrière la banalisation inquiétante de la notion de temps partiel, un statut d’emploi féminin est parvenu à s’imposer, statut de seconde zone, préfigurant (?), au nom de légitimations d’un autre âge aux accents vichystes certains, un marché du travail à deux vitesses.
12Privilégiant l’observation des conditions de travail et les entretiens approfondis, Tania Angeloff propose une sociologie de la prédestination sociale au temps partiel, des raisons de son “choix” et également de ses coûts symboliques et financiers. La qualité de son travail de terrain permet une intégration exemplaire des données quantitatives et qualitatives, les entretiens, plus que des exemples, constituant le moyen d’accéder aux effets structurels les moins visibles de la consolidation et du développement du travail à temps partiel : l’isolement des salariés par exemple qui sont amenés à penser leur position en termes de privilèges et à la vivre dans un registre de culpabilité ; la quasi-impossibilité pour les femmes cadres, stigmatisées par la “non-disponibilité”, de garder la maîtrise de leur statut ; les différences considérables entre les temps partiels selon que l’on est employée ou ouvrière, qu’il peut s’agir d’un choix stratégique finalement heureux ou d’un choix contraint (“Au lieu d’être en maladie, à temps partiel, on est en congé !”) dont le coût financier est énorme et les avantages remis en question avec la généralisation de la réduction du temps de travail.
13Outre ses apports à la sociologie du travail et aux modes les plus récents de gestion de la main d’œuvre, cette recherche est une contribution importante, d’autant plus importante qu’elle porte sur l’actualité, à l’analyse des processus de naturalisation du social. On pense ici à l’étude de Joan Scott sur les constructions économiques du travail féminin comme salaire d’appoint au XIXe siècle (“L’ouvrière, mot impie, sordide… Le discours de l’économie politique française sur les ouvrières (1840-1860)”, ARSS, 83, 1990). L’éternel féminin a la vie dure ! Dans ce livre, on voit que l’inconscient collectif est à nouveau mobilisé - et se mobilise - pour légitimer le processus global de précarisation de l’emploi auquel nous assistons et dont le maître-mot est flexibilité.
14Francine Muel-Dreyfus
Mireille Lecarme-Frassy, Marchandes dakaroises entre maison et marché. Approche anthropologique. L’Harmattan, Collection Études Africaines, 2000, 269 p.
15Ce livre rend compte d’une recherche menée en 1984-1986 sur le fonctionnement d’un petit marché de vendeuses de poissons, à Dalifort, village péri-urbain de Dakar, au Sénégal. La démarche est d’abord ethnographique, elle consiste en l’observation fine, continue et de longue durée de la vie quotidienne de vingt marchandes, identifiées par leur origine géographique, leur appartenance ethnique et religieuse. L’auteure a recueilli parallèlement leur biographie qu’elle a analysée dans une perspective de genre.
16L’ouvrage est composé de quatre chapitres qui se situent à des niveaux très différents.
17Le premier chapitre, essentiellement descriptif brosse le cadre : la pêche au Sénégal et le milieu urbain de Dakar et précise les modalités des rapports entre les sexes propres à cette société où l’Islam conforte le modèle traditionnel patriarcal. Le Sénégal, en raison de sa façade continentale et de la présence du fleuve éponyme a une très longue tradition de pêche qui perdure malgré la concurrence de la pêche industrielle. De nouveaux acteurs, les mareyeurs achètent le poisson en gros aux pêcheurs traditionnels comme aux bateaux travaillant de façon industrielle et le revendent à des marchandes de détail.
18La mise au travail de ces petites commerçantes urbaines s’inscrit dans la continuité d’une tradition que l’islam a laissé intacte, celle d’une division du travail antérieurement établie, où l’agriculture sur parcelle, le petit commerce et certains travaux sont totalement intégrés à l’habitus féminin, les revenus que les femmes en tirent leur appartenant de plein droit. Mais cette capacité reconnue aux femmes est en fait la conséquence de leurs charges domestiques : en brousse, les femmes cultivent leurs parcelles pour compléter l’alimentation du groupe familial puisqu’il est de tradition que l’homme fournisse “le grain” - mil ou riz - qui est la base de l’alimentation. A la ville, les femmes n’ont plus cette possibilité et sont totalement dépendantes de ce que leur mari consent à donner chaque jour pour la “dépense” permettant de nourrir la famille. C’est pour compléter ces revenus insuffisants que ces femmes se lancent dans le commerce des poissons utilisés dans la nourriture quotidienne d’une très grande partie de la population Sénégalaise. Il s’agit donc avant tout d’un travail “d’appoint”. Ces marchandes achètent le poisson en petite quantité et sont satisfaites même quand le bénéfice est faible, le poisson invendu étant soit consommé dans la famille soit transformé pour une vente ultérieure après fumage. Le fait de simplement rentrer dans leurs frais – vu les aléas de la revente et les revenus modestes de leur clientèle – leur semble une performance. Ce commerce est d’ailleurs souvent effectué parallèlement à d’autres activités, elles aussi peu rémunératrices (lessive, restauration de rue etc.).
19Le deuxième chapitre, très nettement anthropologique, montre comment ce marché est un espace de négociation, où dans leurs échanges, monétaires mais aussi et surtout verbaux, les vendeuses comme les acheteuses mobilisent toutes les facettes de leurs identités sociales (âge, ethnie, classe sociale, caste). Apparemment spontanées, ces “conversations” s’avèrent en définitive très structurées.
20Le troisième chapitre expose les logiques plurielles dans lesquelles sont prises les commerçantes étudiées. Comment se confrontent, s’opposent, s’articulent, se neutralisent la rationalité marchande, l’influence de l’Islam – qui impose notamment le partage et l’aumône et interdit le prêt financier – et l’impact de la modernité qui s’exprime à travers une certaine tendance à l’égalitarisme. L’accumulation est très difficile dans le contexte actuel de crise de l’emploi, d’autant que la redistribution de ce qu’on possède est valorisée voire presque imposée. Ce qui explique que la totalité des marchandes adhèrent à une tontine, voire à plusieurs, système qui permet l’épargne individuelle en la protégeant contre les sollicitations familiales, amicales et sociales. L’appartenance à plusieurs tontines est signe de richesse et marque d’un capital social. Mais ces tontines sont aussi “des espaces de sociabilité”, notamment pour les jeunes filles. Toutefois la socialisation de ces dernières est surtout aux mains des mères, biologiques ou classificatoires. Cette socialisation ne diffère guère en ville de ce qu’elle est en brousse. Très jeunes, les fillettes doivent travailler avec et comme leur mère. L’objectif est de “les entraîner tôt à la pénibilité des travaux pour cultiver leur endurance et mettre à l’épreuve leur patience… ‘la fatigue’, comme effet de pratiques modelant le corps et structurant l’identité des femmes, est jugée encore indispensable à la socialisation des filles”. Certes, avec l’urbanisation l’environnement à changé, mais la référence aux travaux de force et à la fatigue perdure. “La fatigue est devenue signe de valeur morale des femmes, voire même de vertu”.
21L’observation de la vie quotidienne des marchandes de Dalifort montre à quel point le travail des fillettes et des jeunes filles est indispensable, surtout si la mère veut avoir une activité rémunératrice. C’est ce qui explique la généralisation de la ”circulation des filles” (dont on parle souvent sous le terme de confiage des enfants), y compris en ville. Ce “prêt d’enfant” masque, derrière une visée de socialisation féminine, l’importance du travail domestique des fillettes et favorise un conservatisme social que pourrait contrarier la scolarisation des filles, en elle-même porteuse de changement. Même si les mères d’aujourd’hui souhaitent une vie moins dure à leurs filles, elles ont besoin de leur force de travail. Or cet apprentissage précoce s’inscrit dans un rapport de subordination de cadette à aînée, transférable à tout autre rapport social, dont celui d’épouse à époux. Cette inculcation de la soumission se construit à travers un conditionnement non verbal qui façonne le corps. “Le but implicite est de créer une seconde nature en imposant le genre par des attitudes et dispositions physiques, psychologiques et mentales, semblables à des réflexes conditionnés. Ainsi s’élabore socialement la catégorie du féminin… et la fatigue, nécessité faite vertu, peut aussi être considérée dans ses effets comme un puissant inhibiteur mental, limitant la conscience des femmes”.
22Le dernier et quatrième chapitre – le plus intéressant à mes yeux – traite de la dynamique des rapports sociaux entre les hommes et les femmes à travers l’analyse de la base matérielle des obligations entre époux, des prescriptions sociales et des réalités quotidiennes de l’espace domestique.
23L’auteure discute la thèse trop souvent affirmée d’une “femme africaine” autonome financièrement – disposant de ses ressources sans contrôle masculin et exerçant un réel pouvoir économique – en analysant ce qui se joue concrètement dans le couple conjugal, la procréation et surtout le travail domestique. Concernant le mariage, ni les hommes ni les femmes n’ont le choix : le célibat est jugé comme asocial, et l’institution organise l’autorité de l’homme sur la femme, du moins socialement ; il doit la contrôler sous peine de “perdre la face”.
24C’est sur la question de la prise en charge des enfants que l’analyse proposée se révèle passionnante. Apparaît déterminante dans la reproduction de la domination masculine, la croyance – à laquelle adhèrent hommes et femmes – que “la mère engendre l’avenir, féconde le futur”. Ce qui signifie, en langage courant, que la femme mariée doit endurer des peines nombreuses sans protester, se montrer vertueuse (c’est à dire soumise et travailleuse), car la réussite ultérieure de ses enfants en dépend directement. Si un jeune adulte ne réussit pas, on dira que “sa mère n’a pas bien travaillé”. Cette croyance à l’importance du “travail de la mère” a une fonction de légitimation, et du dressage de la fillette, et de la “fatigue” de la mère. Elle assigne ainsi les femmes à la fidélité, à la procréation, à l’éducation et à l’entretien des enfants. Et ce, au nom d’une croyance en un transfert symbolique de la vertu de la mère vers ses enfants, qui enferme les femmes dans des rapports sociaux asymétriques, justifiant tous les discours des hommes sur l’obéissance et /ou la soumission des épouses.
25L’intérêt principal de ce livre est de démontrer comment la domination masculine peut, en définitive, se reproduire quasiment à l’identique, y compris dans un contexte – celui de la crise de l’emploi – qui pourrait être favorable au changement et à l’émancipation féminine. Face à l’homme qui ne peut subvenir à ses charges de famille, la participation des femmes aux activités marchandes ne cesse de croître, en faisant de plus en plus souvent des “chefs de famille de fait”. Pour autant, une telle évolution n’a pas induit une modification réelle de leur statut de genre.
26L’apport de cet ouvrage – très touffu et par là même parfois un peu confus – est indéniable, tant par la richesse des informations qu’il apporte, aux anthropologues mais aussi aux sociologues, que par la pertinence de la démonstration. Evitant à la fois le piège de l’exotisme et celui de l’impérialisme du féminisme occidental, Mireille Lecarme-Frassy parvient, à travers l’étude ponctuelle de ce qu’elle appelle elle-même un “microcosme social”, à proposer une analyse percutante des mécanismes de la reproduction de la domination masculine au Sénégal, sans jamais ignorer ni les pratiques réelles ni la dimension idéelle des rapports entre les sexes.
27Michèle Ferrand