CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Je veux d’abord remercier Pierre Concialdi, Annie Gauvin, Danièle Guillemot, Margaret Maruani et François Michon pour m’avoir lu et critiqué de manière détaillée. Ce n’est pas une clause de style. Les lecteurs attentifs sont rares, les critiques souvent superficielles. Ce n’est pas le cas ici : j’ai été lu selon les cas avec ou sans bienveillance, critiqué de bonne ou de moins bonne foi, mais j’ai été lu et critiqué.

2Pour répondre à ces critiques, je les regrouperai en quatre chapitres. À mots couverts ou très explicitement, il m’est reproché d’avoir été aveugle à la question du genre, indifférent à la qualité des emplois, complaisant avec le temps partiel, et léger sur les effets de la prime à l’emploi. Je prendrai ces griefs un par un.

Aveugle au genre ?

3Je pourrais plaider n’avoir été que borgne, mais à quoi bon ? Pour l’essentiel, le reproche qui m’est fait est fondé, et la question du genre aurait mérité d’être plus présente dans ce rapport, aux différents niveaux qui sont bien repérés par mes critiques : le “projet” que j’évoque, les comportements d’activité et la critique des politiques malthusiennes, la qualité des emplois, le temps partiel, les effets d’un impôt négatif, les politiques de retour au plein emploi.

4Les raisons de ce manque sont simples. Comme le souligne Annie Gauvin, les questions dont je suis parti étaient quantitatives et macro-économiques. Il s’agissait de préciser l’objectif de plein emploi, d’apprécier les conditions à remplir pour l’atteindre, de réfléchir à l’articulation entre politiques macro-économiques et structurelles, en particulier celles qui touchent au marché du travail. J’ai pris le parti d’organiser mon rapport autour de ce propos central, de concentrer mes efforts sur cette colonne vertébrale, car j’étais bien conscient de ce que le sujet qui m’était donné aurait pu se prêter très légitimement à de multiples développements. Des champs entiers de l’analyse économique sont laissés de côté dans le rapport, alors qu’ils auraient utilement pu être mobilisés pour éclairer le propos : il n’y est par exemple, à peu près jamais question de création d’entreprise ou d’innovation, la dimension territoriale est totalement ignorée, les enjeux de compétitivité ne font l’objet que d’un paragraphe, la formation est mentionnée mais pas traitée en détail, etc.

5L’important est, je crois, de déterminer quand cette faiblesse est sans conséquence, en ce sens qu’une prise en compte plus complète de la dimension genre n’aurait pas changé les conclusions de l’analyse, et quand elle est dommageable. Elle l’est en ce qui concerne l’analyse du sous-emploi et les recommandations qui en découlent : François Michon a raison de dire que la France conserve un potentiel de développement de l’activité féminine, et Margaret Maruani de relever que les mêmes motifs qui m’ont fait m’élever contre les politiques malthusiennes conduites à l’encontre des travailleurs âgés auraient pu m’inspirer des propos plus vigoureux au sujet de l’Ape. Dans le rapport, le constat est rappelé, mais je ne vais pas plus loin qu’une interrogation sur le point de savoir si la garde et l’éducation des jeunes enfants ne pourraient pas être soutenues par d’autres moyens (p. 120). Je me suis borné à cette appréciation allusive parce je ne voulais pas entrer dans le débat sur les objectifs et les moyens de la politique de la famille. Il n’empêche : j’ai été trop timide, surtout en regard de ce que je dis ailleurs. De la même manière, j’aurais dû évoquer les obstacles à l’activité féminine liés à l’insuffisance des crèches et des dispositifs de garde, et indiquer que le retour au plein emploi implique aussi un effort dans ce domaine.

Indifférent à la qualité des emplois ?

6L’interrogation sur le genre renvoie rapidement à la qualité des emplois, point sur lequel le rapport souffre d’un certain biais quantitatif lié à son objet premier. La question est tout à fait importante, dès lors que le plein emploi est envisagé comme un projet au lieu d’un objectif quantitatif, et je me suis efforcé d’en développer l’analyse postérieurement à la publication du rapport [1].

7Le point central me paraît être que le rééquilibrage du marché du travail produit et produira nécessairement une modification du rapport de forces entre salariés ou demandeurs d’emploi et employeurs, au bénéfice des premiers, et que ceci constitue un puissant facteur d’amélioration de la qualité des emplois, notamment en faveur des catégories victimes de discriminations à l’embauche ou dans le travail. Les résultats de l’enquête emploi de mars 2001, que l’Insee a récemment publiés, sont de ce point de vue éloquents : les indications que livraient les enquêtes antérieures se sont muées en certitudes.

8Il faudrait cependant être très naïf pour croire que cela suffira, en particulier parce qu’un retour vers le plein emploi implique de faire entrer dans l’emploi toute une population non diplômée ou faiblement diplômée actuellement au chômage ou, souvent, en inactivité, et majoritairement féminine. C’est la difficulté que soulève à juste titre Danièle Guillemot. Le retour de tensions sur le marché du travail qualifié y aidera, parce que le recul des phénomènes de déclassement à l’embauche qui s’étaient massivement étendus dans les années quatre-vingt-dix libère et libèrera des postes de travail actuellement occupés par des salariés surqualifiés. Mais cela ne suffira pas, et c’est pourquoi les allégements de cotisations sociales sur les bas salaires sont utiles : n’en déplaise à Pierre Concialdi qui fait manifestement plus confiance à ses certitudes qu’aux travaux empiriques, ils sont un moyen efficace de rééquilibrer la demande de travail en faveur du travail faiblement qualifié. Ils devront, à l’évidence, être accompagnés de politiques de promotion des carrières salariales, afin que des personnes entrées dans l’emploi au niveau du Smic ne soient pas condamnées à y demeurer.

Complaisant avec le temps partiel ?

9Manifestement, les auteurs des différents commentaires ont en commun une même aversion pour le temps partiel, et me reprochent de ne pas la partager. C’est vrai : je ne parviens pas à me convaincre que le sens du progrès soit qu’à tout âge et quelles que soient ses charges familiales, tous et toutes travaillent le même nombre d’heures par semaine. Que le temps partiel contraint soit une forme de sous-emploi qu’il faut s’attacher à résorber, c’est certain. Que les femmes aspirent à effacer tout ce qui peut servir de prétexte à des discriminations en matière de salaire ou de responsabilité, je le comprends bien. Qu’il faille lutter contre le statut inférieur dont souffrent encore souvent les salariés à temps partiel, cela ne fait pas de doute. Que la demande de temps partiel résulte en partie de l’insuffisance des équipements collectifs et de la division du travail domestique au sein du ménage, j’en suis sûr. Que les mesures en faveur du temps partiel soient allées trop loin, et que la gauche ait eu raison de les corriger, j’en conviens tout à fait. Mais pourquoi considérer que seule l’uniformité de la norme garantira l’égalité ? Et pourquoi ne pas prendre en compte le fait que d’après les enquêtes, les salariées souhaitant passer du temps plein au temps partiel sont plus nombreuses que celles qui souhaitent passer du temps partiel au temps plein [2] ?

10Ce que j’ai prôné en matière de crédit d’impôt n’est pas une subvention au temps partiel. C’est un traitement du revenu d’activité qui ne “taxe” pas plus le revenu à temps partiel que le revenu à temps plein, qui donc soit neutre à l’égard de ce choix, et n’incite pas des rmistes à renoncer à un emploi à temps partiel. Cette question est d’ailleurs assez largement séparable de celle des incitations à la création d’emplois à temps partiel données aux entreprises.

11Je plaide donc pour sortir de la schizophrénie qui nous a fait, il y a dix ans, favoriser le temps partiel autant qu’il était possible, et nous fait aujourd’hui décrier ce que nous avons mis en place. Le sujet mérite débat, il serait utile d’en faire un thème de concertation.

Léger sur l’impôt négatif ?

12J’ai déjà eu l’occasion de débattre sur ce point avec Pierre Concialdi, de vive voix et par écrit [3]. Je me bornerai donc à de brefs rappels.

13Je tiens d’abord pour très excessives les craintes que suscite la prime pour l’emploi en ce qui concerne les salaires horaires. Le Smic constitue une barrière absolue à toute velléité de réduire les bas salaires, et pour les salaires situés au-dessus du Smic, il me semble que le caractère fiscal de la prime pour l’emploi, et le fait qu’elle s’appliquera au ménage, représenteront des obstacles importants à des tentatives de détournement du dispositif au profit des entreprises. La charge de la preuve incombe, me semble-t-il, à ceux qui soulignent le risque.

14En revanche, la question des incitations au retrait d’activité ou au temps partiel au sein de couples bi-actifs est très sérieuse, et il est clair que le danger concerne surtout les femmes. Parce qu’il réduit la perte de revenu induite par un passage à temps partiel ou un retrait d’activité, un impôt négatif sur les revenus d’activité a nécessairement un effet de ce type. Tout dépend ensuite du paramétrage de la mesure : il est facile d’imaginer comment un instrument comme l’impôt négatif pourrait être utilisé pour décourager l’activité féminine. Il en est ici comme de la fiscalité directe. C’est moins l’instrument qui est en cause que l’usage qui en est fait, et le diable se cache dans les détails.

15Admettons cependant qu’un double effet se produise, et que des personnes inactives se portent sur le marché du travail, tandis que d’autres passeraient du temps plein au temps partiel. Les unes et les autres (des femmes dans les deux cas, probablement) le feraient en raison d’une taxation implicite plus neutre des revenus d’activité : au lieu que le passage du Rmi au mi-temps et le premier plein-temps au sein d’un ménage soient taxés de manière punitive, l’ensemble des revenus d’activité subiraient une taxation implicite, mais à un taux plus faible. Je crois que ce résultat serait quand même positif, parce qu’il traduirait une réduction des inégalités dans l’accès à l’emploi.

16* * *

17Une remarque pour terminer : pendant vingt-cinq ans à peu près, le plein emploi a fait figure de chimère, et il n’a fait l’objet d’aucune réflexion. C’est depuis très peu de temps que la question est réapparue. Mon rapport n’avait d’autre ambition que de fournir un cadrage, de poser des questions, d’esquisser des pistes. Bref, d’ouvrir un débat. Qu’à partir de là soient pointées les limites de mon travail, que des champs que j’avais ignorés soient ouverts, que d’autres perspectives soient données, c’est la meilleure des choses. Je crois profondément qu’experts et acteurs sociaux ont toutes les raisons de se saisir du débat sur le contenu du plein emploi et les voies qui y conduisent. Je souhaiterais seulement qu’une part de l’énergie critique qui s’est déployée dans ces pages s’investisse dans la définition de propositions positives. Nous en avons collectivement grand besoin. Tout particulièrement sur la question du genre.

Notes

  • [1]
    Voir Jean Pisani-Ferry, La bonne aventure : le plein emploi, le marché, la gauche, La Découverte, octobre 2001.
  • [2]
    Pierre Concialdi écrit que les femmes à temps partiel qui souhaitent travailler davantage sont en temps partiel contraint, mais que celles qui ne le souhaitent pas ne sont pas pour autant en temps partiel choisi. La réponse à la même enquête est donc significative ou pas selon le sens de la réponse. J’avoue ne pas comprendre.
  • [3]
    Voir Travail et emploi, n° 87 - Juillet 2001.
Jean Pisani-Ferry
Jean Pisani-Ferry est conseiller scientifique au Conseil d’Analyse Économique, professeur chargé de cours à l’École Polytechnique, chargé de séminaire à l’Université de Paris-Dauphine et membre du Comité Directeur de l’AFSE. Il travaille plus particulièrement sur la politique économique, l’emploi, l’intégration européenne et l’économie internationale. Principales publications : La bonne aventure, le plein emploi, le marché, la gauche, Éditions La Découverte, 2001 ; “La coordination des politiques économiques dans la zone euro : bilan et propositions” (avec Pierre Jacquet), in Questions européennes, rapport du Conseil d’analyse économique n? 27, septembre 2000 ; “The euro, the dollar and the yen : The Case Against Benign Neglect” (avec Benoît Coeuré), forthcoming in P. Kenen and L. Swoboda (eds.), Current Issues in Reforming the International Monetary and Financial System International Monetary Fund, 2000 ; “Trade with Emerging Countries and the Labour Market : The French Case” (avec Olivier Cortes et Sébastien Jean), in Trade and Jobs in Europe : Much Ado about Nothing ?, edited by Mathias Dewatripont, André Sapir, and Khalid Sekkat, Oxford University Press, 1999.
Adresse professionnelle : Pisani-Ferry Jean - Conseil d’Analyse Economique - Hôtel de Broglie, 35, rue Saint Dominique, 75700 Paris - e-mail : j.pisani-ferry@cae.pm.gouv.fr.
Mis en ligne sur Cairn.info le 27/11/2008
https://doi.org/10.3917/tgs.006.0213
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