1Porter un regard critique du point de vue de la question “genre” sur un rapport écrit par un macro-économiste n’est pas une démarche évidente. La question genre est absente de cette discipline, et l’économiste n’en est pas choqué : c’est hors sujet. On peut, dans la discussion de ce rapport, porter des critiques de type interne, par exemple sur le diagnostic porté sur l’origine de “l’enrichissement de la croissance en emploi”, l’usage de la notion de “Nairu” [1], la construction et le sens donné aux courbes de Beveridge, l’analyse des “trappes à inactivités”... On peut aussi s’attacher à des critiques dites externes, en soulignant par exemple l’insuffisance de prise en compte de dimensions comme le contenu, la qualité, de l’emploi et de la croissance : conditions de travail, équilibre entre travail et non travail, répartition des revenus, croissance durable - du point de vue des contraintes écologiques et non du seul point de vue des risques d’inflation ... Mais ce sont des critiques que l’auteur écarte dans son avant-propos, en assumant le caractère partiel de son étude, au nom de la compétence et de la qualité de son travail : “Pour répondre à la mission qui m’a été confiée par le Premier ministre, ce rapport traite d’un sujet très vaste. La perspective du plein emploi pose en effet bien d’autres questions que celles auxquelles une approche économique permet d’apporter des réponses (...) La tentation était donc d’aborder beaucoup de questions, de plusieurs manières différentes, au risque de verser dans le pointillisme incompétent. L’angle d’attaque retenu est économique, ce qui correspond à la commande qui m’a été faite (...) Ces choix m’ont conduit à ne traiter qu’allusivement certaines dimensions importantes du sujet (...) Mais mieux vaut laisser ces dimensions de côté que de les aborder de manière superficielle et inexacte” (p. 13).
2Une critique du point de vue “genre” relève-t-elle nécessairement de la critique externe ? C’est ce que je vais m’efforcer d’examiner ici… parce qu’il est stimulant de se demander pourquoi une approche économique (et plutôt macro-économique) sur le plein emploi n’accorde pas de place à cette dimension, et en quoi son introduction peut être significative et utile à l’analyse du sous-emploi, et aux recommandations pour atteindre le plein emploi.
La qualité des emplois est-elle un sous-produit de la quantité d’emplois créés ?
3Avant d’aborder la question “genre”, faisons un détour par celle de la qualité de l’emploi. Il a déjà été dit que cette question était peu prise en compte dans le rapport. Comme on vient de le voir, l’auteur lui-même le souligne dans son avant-propos. Pourtant, et contrairement à ce que laisse entendre cet avant-propos, il ne s’agit pas seulement d’une limite propre à l’angle d’attaque choisi, qui pourrait alors être critiqué car trop étroit pour l’objet du rapport : à quoi servirait d’étudier les conditions du plein emploi, si on ignore tout de son contenu aussi bien en termes de revenus générés, que de statut et de conditions de travail. C’est ce contenu qui lui donne tout son sens en tant qu’objectif de politique économique. Jean Pisani-Ferry ne l’ignore pas : le plein emploi est redevenu un objectif primordial parce que “(il) demeure indispensable aux sociétés démocratiques contemporaines : la société du travail reste notre horizon, le plein emploi est son contrat fondateur” (p. 167). En fait, si l’objectif de plein emploi est avant tout quantitatif, c’est que l’emploi est “l’une des meilleures manières de combattre la pauvreté, de créer du revenu salarial, d’améliorer la qualité des emplois, de créer des carrières salariales”. Ce point est exprimé encore plus clairement dans le résumé : “Le plein emploi ne se résume donc pas à un objectif quantitatif, c’est un choix de société au sens plein du terme, qui comporte une série de conséquences économiques et sociales” (p. 353). Cette position conduit à secondariser la qualité des emplois, non par ignorance, mais parce qu’elle devrait s’améliorer avec le rééquilibre du marché du travail, comme elle s’était en effet détériorée avec le chômage massif. L’auteur souligne d’ailleurs à juste titre que la baisse actuelle du chômage commence à s’accompagner d’un début d’amélioration de la qualité des emplois créés, avec une baisse du temps partiel contraint et de la part des contrats à durée déterminée.
Une croissance biaisée au détriment de l’emploi non qualifié
4Examinons ce point de plus près. L’auteur adhère aux thèses désormais classiques qui veulent que le marché du travail soit spontanément défavorable au travail non qualifié, en raison de la concurrence des pays à bas salaires et/ou des nouvelles technologies substituant le travail qualifié au travail non qualifié : “une déformation ample et rapide de la structure de la demande de travail s’observe dans les économies industrielles au détriment du travail non qualifié” (p. 138). Les travailleurs non qualifiés seraient ainsi condamnés aux bas salaires, s’ils veulent éviter le chômage. Aussi, les préconisations partent du postulat que pour être durables, la croissance et les créations d’emploi doivent précisément éviter la “revanche du social” pour ces travailleurs. Ainsi, le coût salarial au voisinage du Smic ne doit surtout pas augmenter, car “il est aujourd’hui difficilement contestable que le coût du travail au niveau du Smic a une influence forte et rapide sur la demande de travail et donc sur l’emploi des salariés concernés” (p. 142). Certes, les allégements de cotisation sociale peuvent permettre de favoriser la demande de travail sans pénaliser le revenu salarial, mais on ne peut aller trop loin dans cette voie : “il faut faire en sorte que les allégements (de cotisation sociale) se traduisent effectivement par une baisse du coût du travail faiblement qualifié, et ne servent pas seulement à compenser des hausses” (p. 146).
5Pour les travailleurs non qualifiés, on ne voit donc pas bien comment l’amélioration purement quantitative de l’emploi pourrait, dans ces conditions, permettre son amélioration qualitative, et notamment une hausse du revenu salarial. Le raisonnement soutenu dans ce rapport s’appuie en effet sur les notions de “chômage structurel”, ou de “Nairu” : une partie du chômage ne peut être résorbée qu’en agissant sur le fonctionnement du marché du travail, afin, précisément, que la baisse du chômage ne conduise pas à des hausses de salaires. En effet, celles-ci auraient pour conséquence de décourager la demande de travail et donc de stabiliser le taux de chômage à un niveau encore élevé, entre 8 et 10% (le Nairu) [2].
6Dans son chapitre final portant sur les recommandations, l’auteur du rapport résume ainsi le problème “Spontanément, l’économie française tend donc à retourner à la situation duale qu’elle a connue à la fin des années quatre-vingt : le plein emploi pour les plus qualifiés et le maintien d’un sous-emploi élevé pour les moins qualifiés” (p. 177). Ce diagnostic conduisant donc à vouloir maintenir un coût salarial bas pour encourager l’emploi de ces derniers, tandis que pour éviter des pénuries des premiers, il faudrait, notamment, que l’État recrute moins.
Les femmes et le travail non qualifié
7Mais examinons de plus près qui sont ces “travailleurs non qualifiés”, condamnés s’ils veulent échapper au chômage, aux bas salaires. Voilà que surgit la dimension “genre” : si on mesure le travail non qualifié par le niveau des salaires, ce qui est cohérent avec la théorie économique mobilisée par Jean Pisani-Ferry, il est très majoritairement féminin. Selon une étude de la Dares [3], on compte quatre fois plus de bas salaires (définis comme les salaires inférieurs aux deux tiers du salaire médian) parmi les salariées femmes que parmi les salariés hommes. En 1997, le salaire moyen des hommes est supérieur de 26% à celui des femmes, cet écart étant ramené à 12% si l’on ne considère que les salariés à temps complet.
8Cet écart reflète-t-il donc un différentiel de productivité ? La théorie économique adoptée par l’auteur ne reconnaît pas les femmes (pas plus que les jeunes, ou les immigrés) comme un facteur de production : c’est le travail, qualifié ou non qualifié, qui est un facteur de production, substituable ou complémentaire entre eux et avec le capital. Donc l’écart salarial signifierait que les femmes sont largement moins productives que les hommes, soit en raison de leur moindre qualification, soit d’une durée du travail inférieure. La qualification du travailleur est habituellement mesurée par le diplôme et l’expérience Or, le niveau de formation des femmes actives, mesuré par le diplôme, est plus élevé que celui des hommes (aujourd’hui, 44% des femmes actives ont un diplôme égal ou supérieur au bac, contre 37% des hommes). En revanche, des carrières plus courtes, en raison d’interruptions pour élever des enfants, d’une durée du travail plus faible au long de la carrière, engendrent une moindre expérience, et peuvent ainsi expliquer un salaire moins élevé, à niveau de formation et à durée du travail identiques. Notons que cette explication d’une moindre productivité féminine, pour cohérente qu’elle soit avec la théorie économique, peut quand même être interprétée comme une forme de discrimination sexiste, dont l’origine est dans l’inégalité du partage des tâches domestiques. Mais même en tenant compte de ces facteurs, et aussi des caractéristiques des emplois occupés par les hommes et les femmes, la moitié de l’écart salarial entre hommes et femmes à temps complet, selon des travaux récents, reste inexpliquée [4] (Meurs et Ponthieux, Economie et Statistique n° 337-338). Comment interpréter alors cet écart ? Sauf à affirmer tout haut ce que certains pensent tout bas, c’est-à-dire que la maternité, la charge des jeunes enfants, des travaux domestiques, etc. baisse la productivité horaire des femmes, on ne peut guère soutenir que les femmes sont intrinsèquement moins productives que les hommes, à diplôme et expérience donnée. Ainsi, Jean Pisani-Ferry ne soutient pas une telle hypothèse : il ne relève pas le problème.
9Pour expliquer les écarts de salaire entre hommes et femmes, d’autres mécanismes entrent donc en jeu. Dans le chapitre consacré au fonctionnement du marché du travail, Jean Pisani-Ferry reconnaît que le sur-chômage des jeunes et des travailleurs âgés ne peut s’expliquer par leur faible qualification. D’autres mécanismes que celui du chômage classique jouent donc. L’auteur explique ainsi ce phénomène : “l’organisation du marché du travail français pénalise les vieux parce que leur probabilité de retrouver un emploi est extrêmement faible. A l’autre extrémité de la vie active, elle pénalise les jeunes, parce que leur probabilité de perdre un emploi est extrêmement forte” (p. 156). Entrant sur le marché du travail, les jeunes sont en effet particulièrement exposés aux contrats à durée déterminée (Cdd), à la précarité de l’emploi. Ce sont les premières victimes du dualisme du marché du travail, lui-même conséquence, selon l’auteur, de “la faible fluidité du marché du travail français”, et en particulier de la rigidité de l’emploi stable, que les entreprises seraient bien obligées de contourner pour “faire face à la nécessité d’adapter leur volume de main d’œuvre aux fluctuations de leur activité” (p. 159). Cette approche permettrait ainsi d’expliquer à la fois le sur-chômage et l’importance de la précarité de l’emploi chez les jeunes. Mais, dans ce cadre d’analyse, qu’est-ce qui explique donc le sur-chômage des femmes, et leur sur-représentation dans l’emploi précaire (chez les jeunes comme les moins jeunes) ? L’auteur n’aborde pas plus cette question dans ce chapitre que dans les autres. Et en effet, on ne voit pas bien comment ce phénomène pourrait s’expliquer par une quelconque insuffisance de fluidité du marché du travail dont elles feraient les frais. Par analogie avec le raisonnement tenu pour les jeunes, on peut cependant penser aux femmes qui reprennent un emploi après une interruption d’activité. Celles-ci peuvent en effet être particulièrement exposées aux Cdd et autres emplois précaires, et donc avoir une forte probabilité de perdre leur emploi, mais la reprise d’activité est assez marginale, et ne peut expliquer qu’une faible partie du sur-chômage. Il manque donc une explication, et une explication d’importance : quantitativement, la sur-représentation des femmes, à qualification égale (mesurée par le diplôme et l’expérience), dans le chômage, les emplois précaires et les bas salaires, n’a rien à envier à celle des jeunes.
10Ce que Jean Pisani-Ferry écrit sur les travailleurs âgés, constatant qu’ils subissent une discrimination à l’embauche, et que celle-ci ne peut être expliquée par la “nouvelle économie”, il pourrait aussi l’écrire sur les travailleuses, même si les causes et les formes prises par cette discrimination sont évidemment différentes. Sur le plan des préconisations, la non prise en compte des discriminations dont les femmes sont victimes est dommageable. Ainsi, une revalorisation de la place des femmes au travail peut être aussi une carte à jouer pour prévenir les risques de pénurie de travail qualifié que craint l’auteur : la reconnaissance de leur qualification, leur accès aux responsabilités pourrait fournir un “réservoir” de main d’œuvre qualifiée quantitativement important. Tout cela pourrait justifier des préconisations bien différentes de celles visant à la mise en place d’un crédit d’impôt, surtout dans le contexte politique actuel, notamment dans le cadre européen, qui tend largement à valoriser l’objectif d’égalité professionnelle.
Les femmes et l’incitation au travail
11Examinons maintenant la question, centrale dans le rapport et ses préconisations, de la participation au marché du travail. Jean Pisani-Ferry pose le problème de la manière suivante : “Le taux de chômage des actifs ne suffit cependant pas à mesurer complètement le plein emploi ; le taux d’emploi (ratio population employée sur population en âge de travailler) doit aussi être pris en considération. (…) les taux d’emploi sont sensiblement plus bas en France (que dans l’Union européenne) aux âges de transition entre inactivité et vie active (…) Ces observations suggèrent que le retour au plein emploi devrait impliquer un relèvement marqué des taux d’emploi” (p. 353 - le résumé). Relever le taux d’emploi est donc un objectif, qui implique, selon l’auteur, de s’attaquer au “piège de l’inactivité” qui aurait fait longtemps consensus en France comme alternative au chômage. La question de l’inactivité en fin de carrière est plus particulièrement évoquée, mais aussi celle des minima sociaux (notamment le Rmi) qui créeraient des “trappes à inactivité”. C’est au travers de cette problématique que l’inactivité féminine est abordée dans un paragraphe qui évoque l’impact important de l’Ape sur les retraits d’activité des mères de famille, et l’effet inverse sur la même population du système de crédit d’impôt américain (Eitc) (pp. 120-121). On remarque ainsi que, d’un côté, l’efficacité générale des incitations financières sur l’offre de travail est affirmée, à partir de l’observation du seul cas des mères de famille. De l’autre, la question de la participation des femmes au marché du travail est réduite à cette seule incitation financière. Ainsi, le rapport ne comporte qu’une rapide allusion à la hausse tendancielle de l’offre de travail des femmes observée depuis des décennies, et sans lien avec cette problématique de l’incitation. En même temps, la question suivante ne sera pas éclairée : pourquoi l’efficacité de ces incitations financières n’est avérée que sur l’offre de travail des mères de famille ?
12On peut pourtant avancer une explication, qui peut faire assez aisément consensus. Après plusieurs décennies de progression de l’activité féminine, le souhait de travailler est de plus en plus exprimé, la norme sociale évolue. En outre, de plus en plus de femmes apportent le seul revenu salarial dans le ménage. Mais néanmoins, malgré les aspirations des femmes, cette évolution n’a pas conduit à une égalité de l’homme et de la femme sur le marché du travail. L’arbitrage entre l’activité et l’inactivité se pose en effet toujours pour nombre de femmes principalement parmi celles, mères de famille, qui vivent en couple. La question de la rémunération tirée du travail entre évidemment dans ce choix, comme celle, notamment, des modes de garde pour les enfants ou du partage des tâches domestiques. Dans ce cadre, il est clair que toute mesure, comme l’Ape, visant à favoriser le retrait du marché du travail pour s’occuper d’enfants aura un impact important auprès des mères de famille travaillant pour un bas salaire, mais non des pères, quel que soit le niveau de qualification des uns ou des autres. L’auteur souligne ainsi les “effets puissants et rapides de découragement ou d’encouragement du travail” (p. 121) de ces mesures. En effet le jeu de ces incitations, censées encourager (ou décourager) la prise d’un travail peu rémunérateur, car peu qualifié, ne fait qu’encourager (ou décourager) la prise d’un travail certes peu rémunérateur, car occupé par une femme, et qui entre en concurrence avec le rôle traditionnel de la femme au foyer. On est là, toujours et encore, dans le schéma du salaire d’appoint, qui n’a de sens que pour les mères de famille ne pouvant espérer travailler que pour un bas salaire, et parmi elles, celles qui ont un conjoint apportant un revenu principal. Ainsi s’il s’agit, finalement, surtout de favoriser l’offre de travail des mères de famille, il faudrait préconiser bien d’autres mesures que des incitations fiscales au niveau du (demi) Smic qui, on le verra plus loin, a toutes les chances de produire des “trappes à bas salaire” : une amélioration de l’offre de garde d’enfant, notamment, ou tout autre programme visant à la conciliation entre l’emploi et la vie familiale, programmes poussés par la Commisssion européenne, mais peu en vogue en France [5].
13D’ailleurs, les effets pervers de l’Eitc, observés aux États-Unis, s’expliquent par cette position particulière des femmes sur le marché du travail. Dans les couples où l’homme et la femme travaillent chacun avec un salaire peu élevé, mais dont le revenu est juste supérieur au plafond qui donne droit au crédit d’impôt, si l’un des deux conjoints renonce à son emploi, le foyer devient éligible pour l’Eitc ce qui compense en grande partie la perte d’un des deux salaires. Dans les faits, c’est le travail féminin qui est “désincité”, car alors la position de mère au foyer vient en concurrence avec celle de femme travailleuse.
Le travail à temps partiel, entre travail non qualifié et inactivité
14Comme les autres formes de “pathologies” que sont les “déclassements et l’usage excessif des formes particulières d’emploi”, le temps partiel contraint régresse depuis 1997, “grâce à la croissance retrouvée” (mais aussi, sans doute, grâce à la moindre attractivité pour les entreprises des allègements de charge pour le travail à temps partiel, ce que ne dit pas le rapport). Si Jean Pisani-Ferry reconnaît que ces pathologies restent trop répandues, il a confiance dans les effets d’un rééquilibrage du marché du travail, où “le travail devient abondant et les travailleurs rares”, pour les éliminer. Mais en même temps, les développements précédents montrent que, selon l’auteur, pour les travailleurs non qualifiés, ce rééquilibrage naturel ne peut pas et ne doit pas se réaliser, si on ne veut pas buter trop tôt sur un taux de chômage d’équilibre élevé. En effet, les préconisations du rapport conduisent à éviter les effets de ce rééquilibrage pour le travail non qualifié. Ainsi, le mécanisme du crédit d’impôt encourage fortement l’emploi à temps partiel rémunéré au Smic horaire. La demi-mesure du gouvernement qu’est la “prime à l’emploi” est à mi-mots critiquée [6] précisément parce que son effet incitatif est maximal pour un emploi payé au Smic à temps plein au lieu de l’être pour un demi-Smic. Ainsi, malgré le souhait affiché d’une neutralité entre temps partiel et temps plein, les préconisations du rapport conduisent de fait à encourager le travail à temps partiel rémunéré autour du Smic horaire. Mais peut-être espère-t-il que ce temps partiel ne serait plus contraint. En effet, aujourd’hui, l’essentiel du temps partiel contraint se situe dans des zones de bas salaire : les personnes déclarent souhaiter travailler plus, essentiellement pour augmenter leur revenu salarial. Mais si, avec un crédit d’impôt, le passage à temps plein ne permet plus d’augmenter sensiblement le revenu, sans doute que nombre de travailleurs à temps partiel ne “souhaiteront” plus travailler à temps plein. Grâce à ce mécanisme, les titulaires d’un emploi à temps partiel et à bas salaire deviendraient-ils consentant(e)s ? Ce risque de “trappes à bas salaires” - qui est donc aussi une trappe à temps partiel, et donc peu favorable au vrai plein emploi des femmes - ne semble pas inquiéter l’auteur du rapport.
La place des femmes dans le plein emploi
15Revenons pour conclure aux fondements de l’objectif de plein emploi, tels qu’ils sont développés par l’auteur : “la société de travail reste notre horizon”… Le plein emploi est “un projet, celui-là même que les sociétés industrielles s’étaient données au sortir de la Seconde Guerre mondiale (…) si les formes particulières du plein emploi revêtues alors sont bien mortes, le projet du plein emploi demeure indispensable aux sociétés démocratiques” (p. 167).
16Le plein emploi que l’on veut reconquérir est-il le même ? Jean Pisani-Ferry parle bien de “formes particulières”, mais on comprend que les différences qu’il entend souligner, entre le plein emploi d’alors et celui de demain, se situent sur un plan bien particulier : le système économique et social était alors “trop rigide”, et le plein emploi devrait évoluer vers plus de souplesse. Pourtant, une autre différence est d’importance : au sortir de la Seconde guerre mondiale, la majorité des femmes en âge de travailler ne faisait pas partie de la population active, le plein emploi était celui des hommes. Les femmes n’étaient pas visées par ce “projet”. Ainsi, on comptait 35% de femmes dans l’emploi total en 1961, 40% en 1981 et 45% aujourd’hui, tandis que sur ces quarante années, le taux d’activité des femmes passait de 36,2% à 48,1%, là où celui des hommes baissait de 78,3% à 62% [7]. La présence massive des femmes sur le marché du travail peut-elle conduire à s’interroger sur un autre contenu du plein emploi ? Cette réflexion sort peut-être, aux yeux de l’auteur, des limites de ce rapport. Mais elle devrait conduire à porter une attention toute particulière aux questions de répartition des temps de travail et des temps sociaux, aux questions de garde des enfants, à tout ce qui relève de la problématique de la conciliation de la vie professionnelle et de la vie familiale. La question de la réduction du temps de travail, pour les hommes comme pour les femmes, devrait être approchée aussi de ce point de vue.
Notes
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[1]
Non Accelerating Inflation Rate of Unemployment, c’est-à-dire “taux de chômage n’accélérant pas l’inflation”.
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[2]
Une des parties les plus incertaines du rapport s’attache à la mesure du Nairu. Dans son commentaire, Edmond Malinvaud critique l’usage excessif qui est fait de cette notion. Beaucoup d’autres ont repris et approfondi cette critique. Ici, je m’efforce seulement d’examiner comment ce raisonnement peut ou non rendre compte de la place des femmes sur le marché du travail.
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[3]
Salariés à bas salaire et travailleurs pauvres : une comparaison France-États-Unis, Premières Synthèses n° 2.1, 2000.01
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[4]
Dans la moitié expliquée de l’écart, interviennent les caractéristiques des emplois occupés, Csp, secteur, taille des entreprises, etc. Or, l’inégalité d’accès aux emplois n’est pas la conséquence de caractéristiques propres aux femmes, et peut aussi être interprétée comme un phénomène discriminatoire, ce qui ne fait qu’augmenter l’ampleur de la discrimination globale subie par les femmes.
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[5]
La réduction du temps de travail pourrait également avoir un tel effet, si elle rend plus aisée la conciliation entre l’emploi et la vie familiale.
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[6]
La critique est développée en terme d’équité : les salariés rémunérés au Smic à temps plein sont moins ”pauvres”, toutes choses égales par ailleurs, que ceux qui travaillent à mi-temps. Ce sont ces derniers qui ont le plus besoin d’un soutien de leur revenu. Mais il est clair que ce soutien peut aussi être un encouragement pour ce type d’emploi, ce qui pose la vaste question de la norme salariale minimale …
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[7]
Cette baisse est due en grande partie au vieillissement de la population.