1Annie Gauvin : D’abord j’insisterai plutôt sur les aspects positifs du rapport Pisani-Ferry. Ce qui importe de façon centrale c’est le fait d’avoir réalisé, à travers ce rapport, un diagnostic, à un moment donné, et d’avoir suscité un débat important. Il y a trois ans ou quatre ans, si l’on avait abordé de cette façon le sujet du plein emploi, cela aurait été reçu avec beaucoup de surprise et d’incompréhension. Parce que la dynamique de l’emploi est ce qu’elle est aujourd’hui, - et elle a beaucoup changé depuis trois ans -, il faut se donner les moyens de tous les types de diagnostics, d’informations statistiques, relatives au marché du travail, en l’espèce, au sein d’un réseau qui est, pour l’essentiel, celui de la statistique publique, des études “administratives” et de l’expertise économique et dans le cadre des missions confiées au Cae. Il faut donc rendre hommage à cette capacité de produire la connaissance et le débat contradictoire. L’idée sous-jacente dans ce rapport du Cae, est aussi d’essayer de tirer l’analyse vers l’avenir, beaucoup plus que de ressasser le passé. Certes, on est placé dans l’univers disciplinaire d’appartenance de Jean Pisani-Ferry, celui de la macro-économie. Il ne se prétend pas sociologue, ni même spécialiste d’économie industrielle, ou des relations professionnelles... Par rapport à cette discipline, l’état des lieux qu’il développe et la manière dont il utilise l’état des lieux pour élaborer des propositions aboutit, me semble-t-il, à un travail de très bonne qualité. Voilà. Evidemment, si je commence par donner tous ces éléments d’appréciation positive, on peut ensuite convenir que j’énoncerai un certain nombre de limites.
2Monique Meron : Est-ce à dire, au départ, que vous êtes d’accord avec le constat optimiste d’une conjoncture qui depuis trois ans voit le chômage diminuer, la croissance entraîner une augmentation particulièrement forte des créations d’emplois, et que vous supposez cela durable ?
3AG : Mais oui, depuis trois ans la machine de l’emploi en France a redémarré de manière exceptionnelle. Un certain nombre des politiques menées ont permis d’amplifier les effets d’un cycle économique plus favorable. Un cap a été franchi et il est possible de se situer dans un horizon durable. Aujourd’hui les regards sont tournés vers l’observation des suppressions d’emploi ; et l’addition des emplois dont on a annoncé la suppression. On analyse bien sûr ce qui se passe chez Danone, Marks & Spencer, Moulinex, etc. On insiste beaucoup sur le bilan négatif. Ces restructurations, de nature d’ailleurs différente, existent, elles ont toujours existé, et d’une certaine manière elles ne seront jamais supprimées. Ce qui pourra évoluer (ce qui devra évoluer), c’est l’appréciation des sureffectifs, c’est la manière dont les employeurs prendront les décisions, associeront les représentants du personnel aux décisions et au choix des solutions, et auront des responsabilités sociales effectives de prévention et de réparation. Ça je pense qu’on le bougera. Faire évoluer l’observation pour inciter à apprécier de façon quantitative et qualitative l’emploi qui se crée, dans tel bassin d’emploi, dans telle entreprise, ou tel établissement, aborder l’emploi par son bilan positif, c’est là effectivement une phase nouvelle, qui exige un apprentissage.
4MM : Et les femmes en ont particulièrement bénéficié ? …
5AG : Depuis trois ans, je pense que les femmes en ont doublement bénéficié. Elles sont bénéficiaires d’une tendance structurelle irréversible qui fait qu’elles intègrent le marché du travail, qu’elles avaient d’ailleurs continué à le faire quand la crise et le chômage croissant étaient là. Et puis il y a le fait que, depuis trois ans, et pour la première fois dans une période de reprise, les femmes en ont bénéficié, peut-être plus que les hommes. Les évolutions du chômage des femmes ne sont pas de même nature que ce qu’on trouvait lors des reprises précédentes. On a toujours un sur-chômage féminin mais les écarts se resserrent.
6Elles commencent à capitaliser leur meilleure réussite scolaire et accèdent ainsi davantage à des positions plus qualifiées et de cadres. Les politiques de l’emploi, en particulier celles de lutte contre le chômage de longue durée, ont été menées avec des procédures telles que l’attention portée à la situation des femmes a été plus forte qu’elle ne l’avait jamais été. Elles se sont et d’une certaine manière contre elles-mêmes, adaptées aussi dans la période antérieure à une certaine flexibilité subie ; la prise en compte d’aspirations diversifiées, dans le cadre collectif de l’Artt [1] notamment, et dans un contexte où les rapports de force ne sont plus les mêmes, peut les avantager (ou moins les désavantager que dans la situation précédente). Sur ce que l’on doit attribuer à l’impact des lois Aubry, le diagnostic ne peut pas être définitif aujourd’hui. Mais, dès lors que l’on met en place des régulations plus collectives dans les entreprises en matière de temps de travail, alors les démarches engagées peuvent bénéficier aux femmes, parce que le pire c’est le contrat à temps partiel individuel contraint hors tout accord collectif et hors toutes réflexions menées dans une entreprise, un site, un atelier, un service, pour organiser collectivement le travail, les rythmes et les répartitions des temps. On observe aujourd’hui une diminution du temps partiel subi.
7En matière d’articulation des vies professionnelles et des vies sociales, on n’observe toutefois pas de révolution quant à l’occupation du temps libéré. Mais les évolutions sont sans doute extrêmement lentes. Simplement, dès lors que les hommes et/ou les cadres, ceux qui n’y étaient pas impliqués, occupent leur temps libéré différemment de ce qu’ils faisaient auparavant, quand ils étaient à 39 heures ou plus, cela conduit à repenser les équilibres de vie de tous et la “qualité” du temps. Cela change les éléments de la négociation. Mais ce serait malhonnête de considérer que l’on pourrait d’un claquement de doigts modifier les choses. On réalloue son temps de façon vraisemblablement progressive. On ne se décrète pas animateur associatif, militant humanitaire, ou je ne sais quoi, qu’on soit un homme ou qu’on soit une femme, du jour au lendemain.
8PA : Les problèmes de licenciement qu’on nous présente actuellement, seraient des épiphénomènes qui ne remettent pas du tout en cause cette croissance de l’emploi ?
9AG : Les licenciements existent et on en parle beaucoup parce qu’on est capable de dire : “Marx & Spencer supprime tant d’emplois, etc.” On dit beaucoup moins qui sont les entreprises et où sont les entreprises qui créent des emplois. Quand on fait l’exercice on dit : “il y aura eu en 2000 environ 580 000 emplois créés, nets”. Ça veut dire qu’il y a eu plus de cinq millions d’embauches, un peu plus de quatre millions de débauches, ce sont des flux considérables. Si je dis : “ces 580 000 emplois, où sont-ils ? Qui concernent-ils ? A qui bénéficient-ils ? Aux femmes, aux jeunes, aux demandeurs d’emploi, à des gens qui changent d’entreprise, à des gens qui changent de territoire géographique, à des gens qui ont pu bénéficier de formation ?” On titrera beaucoup moins dans la presse que l’Aérospatiale va créer tant d’emplois, que les Chantiers Navals vont en créer tant. Il y a “n” entreprises, parfois de toutes petites entreprises, des associations qui recrutent…
10Je pense, d’une part, qu’en effet quand ça va mieux, les plans sociaux sont plus difficiles à supporter, d’autre part, tout n’est pas Moulinex, A.O.M., Danone, Marks & Spencer, etc. Evidemment, ce qui est important, c’est qu’on puisse infléchir les modes de régulation (ce que l’on décide, comment on le décide) à l’occasion de tels événements, et je pense que la portée revendicative qui existe dans ce débat est là aussi. Il existe des marges de manœuvre nouvelles. Ce sont des éléments qui participent des luttes au quotidien dans les entreprises, et ce sont aussi des constructions collectives dépassant le niveau de l’entreprise, et qui se posent au niveau d’un territoire, d’un groupe, dans le cadre français ou dans le cadre européen. On devrait pouvoir tirer parti pour les salariés de cette nouvelle construction collective.
11Le sujet des modes de régulation des suppressions d’emplois, ou de leurs créations, n’est pas du tout évoqué dans le rapport Pisani-Ferry, mais ce n’est pas son métier, ça n’était pas l’objet du rapport. Que d’autres, compétents sur le sujet des relations professionnelles, travaillent sur cet état des lieux, son interprétation et fassent des propositions d’évolutions des modalités d’interventions des acteurs. Ce serait davantage le métier des sociologues ou des économistes des relations industrielles ou de l’emploi, mais ce n’est pas le rapport Pisani-Ferry qui pouvait apporter cette information là et cette analyse-là.
12MM : Les notions de plein emploi, de chômage d’équilibre, de chômage structurel, utilisées sans tenir compte de l’importance de l’emploi à temps partiel, précaire ne débouchent-elles pas sur des définitions trop restrictives comme l’était le chômage au sens du BIT, qu’il a fallu compléter en parlant de sous-emploi ?
13AG : Je pense que l’on raisonne sur ce sujet en y étant incité par les objectifs de taux d’emploi que s’est fixée l’Union européenne à horizon de 2010. A Lisbonne, des objectifs de taux d’emploi à atteindre en 2010 ont été fixés, pour l’ensemble de la population (70%) et pour les femmes (60%). Ce sont des objectifs de taux d’emploi globaux, et ici, un emploi est égal à un emploi, que ce soit un emploi à temps partiel ou un emploi à temps plein. On ne raisonne pas sur des taux d’emploi en équivalents temps plein, et ceci est une limite très importante. Au Conseil européen de Stockholm très dernièrement, l’Union européenne a à nouveau fixé des objectifs intermédiaires de taux d’emploi à l’horizon 2005. De tels raisonnements quantitatifs ont une limite. On insiste sur le nombre des emplois mais il faut aussi s’assurer que ce sont de “bons” ou de “meilleurs” emplois. Le sujet de la qualité de l’emploi est un sujet qui est introduit dans le rapport Pisani-Ferry, de façon limitée à travers des constats sur la précarité, le temps partiel contraint, le déclassement à l’embauche, etc., etc. Il n’est pas très développé.
14MM : En la matière, les États-Unis semblent présentés comme un exemple à suivre ?
15AG : Oui la situation française est comparée dans le rapport à celle des États-Unis et des Pays-Bas. Ces deux pays ont des modes d’organisation de régulation collective qui ne sont pas du tout ceux de la France, qui ne font pas forcément très envie, c’est à la fois une position de modèle et une position de rejet. Mais alors là regardons le rapport du Cae de Jacques Freyssinet et Jean-Paul Fitoussi, sur les “expériences nationales réussies” de réduction du chômage. On y trouve des éléments complémentaires au rapport Pisani-Ferry. On nous explique qu’il n’y a pas un modèle unique de réduction du chômage, il y en a plusieurs. Il y a plusieurs formes de régulations collectives observées dans les pays dans lesquels le chômage a été sensiblement réduit. Le rapport de Jean Pisani-Ferry ne parle pas beaucoup de cet aspect, il a peut-être tort de ne pas suffisamment en parler, mais il y a d’autres travaux qui abordent ce sujet.
16Les objectifs quantitatifs en matière d’emploi existent, mais ils devraient systématiquement être complétés par des objectifs qualitatifs. Le terme de qualité de l’emploi, éventuellement ambigu d’ailleurs (le Bit parle d’emploi “décent”), n’était pas utilisé il y a quatre ans. Quand on avait comme préoccupation d’enrayer la croissance du chômage, le thème de la qualité de l’emploi ne retenait pas assez l’attention. A tort évidemment. Dans le rapport Pisani-Ferry, ce thème est davantage évoqué dans le constat que dans les préconisations. Ce qui est contestable. De la même manière d’autres déterminants cruciaux tels que la formation professionnelle, les politiques de recherche-développement, la construction territoriale durable, les politiques industrielles coordonnées, ne sont pas évoquées dans ce rapport du Conseil d’Analyse Économique comme des vecteurs contributeurs au plein emploi. Or, le plein emploi, ce n’est pas simplement la croissance et des politiques de l’emploi adaptées, c’est aussi le résultat des contributions de tous ces éléments.
17Par ailleurs, aujourd’hui quand on parle d’emploi de qualité c’est aussi un emploi potentiellement mobile. Car un emploi mobile, n’est pas forcément un emploi précaire. Le problème est de savoir comment chacun a la possibilité d’être inscrit dans une trajectoire choisie d’évolution d’emploi ; que cette trajectoire ne soit pas simplement de son initiative et de sa responsabilité, qu’elle soit rendue possible et liée à une responsabilité collective partagée, dans laquelle l’employeur a une place centrale ; enfin, que cette trajectoire d’emploi soit sécurisée.
18PA : On en vient toujours à invoquer la mobilité. Or, on voit bien les problèmes qu’il y a, est-ce que ça ne reste pas des grands principes généraux théoriques, des vœux pieux ?
19AG : Oui. Mais quand on dit mobilité, ce n’est pas de la mobilité pour tous et la volatilité incontrôlée n’importe comment, à n’importe quels âges, dans n’importe quelles circonstances, entre n’importe quels emplois, depuis et vers n’importe quels territoires. Evidemment, si l’on raisonne sur la mobilité géographique, il y a un attachement de chacun à son territoire, mais cet attachement sera moins important si on peut construire et sécuriser des trajectoires, organiser leur continuité, et la possibilité d’une évolution des qualifications et de l’accès à la formation. L’”égalité des chances” de tous ordres, y compris entre les hommes et les femmes, n’existe pas de ce point de vue. Il s’agit en particulier du problème de l’articulation entre les positions individuelles et l’encadrement collectif.
20PA : Le rapport renvoie aussi à la notion d’employabilité, individuelle justement. On voit bien que le chômage a baissé aussi pour des catégories qui étaient justement au chômage depuis longtemps. Est-ce que, cette baisse du chômage des catégories de longue durée n’interroge pas justement, de manière un peu plus fondamentale, la notion, la définition, le concept, l’utilisation du plein emploi ?
21AG : C’est d’abord la référence au taux de chômage structurel, cher au raisonnement des macro économistes, à laquelle vous faisiez référence plus haut. C’est effectivement un raisonnement un peu étonnant, plus encore aujourd’hui quand le taux de chômage structurel s’abaisse, au fur et à mesure que le taux de chômage diminue. Mais, d’une certaine manière, y compris parmi les macro-économistes, le rapport Pisani-Ferry n’est pas complètement orthodoxe. Il discute de ce sujet.
22De manière bien plus pragmatique : on était à 12,6% de chômage à la mi-1997. Le taux de chômage, selon la définition du Bit, est aujourd’hui de 8,7%. Si l’on dit : “aboutir à 6% (ou à 5%, ou moins encore) de chômage, c’est possible”, ce n’est pas tant se dire qu’il y a un taux de chômage de plein emploi qui serait celui-là, mais c’est se dire que c’est une cible envisageable. Et cette cible, pour certains, peut être un objectif de résultat. Se fixer des objectifs de résultat, collectivement, à la condition que ce soit crédible, ce n’est pas forcément une démarche inutile. Après, tout cela fixe un cap, et il y a un avantage social collectif, qui peut s’élaborer autour de cette idée. C’est vrai que les acteurs en France n’ont pas tellement fait ce choix jusqu’à maintenant, les caps fixés ont plutôt été des plans emploi successifs, des réactions à chaud, du “court-termisme”. Le rapport Pisani-Ferry ne va évidemment pas jusqu’à fixer un cap de moyen terme, un objectif de résultat à atteindre en matière de taux de chômage. Mais il permet de structurer un peu un certain nombre d’objectifs, à partir de projections économiques et du marché du travail.
23Je prends un autre exemple. Si on s’était dit en soixante-dix : “il y a N millions de femmes dans l’emploi et on veut se fixer comme objectif pour 2000 d’avoir 4 millions de femmes en emploi de plus”, on aurait été ridicule, et pourtant ça s’est fait. On sait très bien que les femmes, quand elles sont dans l’emploi, contribuent non seulement à l’augmentation de son volume - en masse -, mais elles contribuent aussi à la croissance globale. C’est un aspect que l’on évoque rarement ; quand les femmes deviennent actives et contributives, alors qu’avant elles étaient “ayant droits”, elles améliorent l’équilibre de la protection sociale. Quand ce sont des femmes plus qualifiées qui arrivent sur le marché du travail, on renforce le potentiel de croissance futur.
24Au-delà de ce raisonnement, il est important de réfléchir à la façon dont il faut aussi traiter des inégalités et les combattre, et je pense que l’enjeu est là. On est dans une situation qui résulte du fait qu’au cours des 25 dernières années, se sont construites de fortes hétérogénéités. Les femmes ont largement subi certaines inégalités (emplois précaires, temps réduits subis, discrimination salariale), tout en étant bénéficiaires d’un fond d’acquis importants (entrée massive dans l’emploi, scolarisation accrue). Une des questions est donc de savoir comment la croissance de l’emploi en volume peut permettre aussi de réduire les inégalités. Ce sont plutôt des inflexions qualitatives qui doivent s’exercer. Et je suis opposée à toute proposition en matière d’incitations à un retour à l’emploi, dès lors qu’elles procèdent par une réallocation en faveur du temps partiel, par le passage d’emploi à temps complet vers des emplois à temps partiel, ou par l’entrée sur le marché du travail à temps partiel. Je pense qu’il est possible de construire des systèmes d’incitation au retour à l’emploi qui ne soient pas des systèmes d’incitation strictement financiers, qui soient des systèmes d’accompagnement de tous ordres : formation, organisation des temps, mode de garde… De tels systèmes devraient cumuler un double avantage, celui d’incitations financières non inégalitaires et non discriminantes au détriment des femmes, celui d’un potentiel d’augmentation de l’emploi pour ceux et celles qui le souhaitent. Je crois que c’est possible. Ce n’est pas la proposition formulée dans le rapport, mais je pense que c’est possible.
25PA : Pourtant un des grands points soulevé par ce rapport, c’est la question de l’impôt négatif pour les bas salaires ; or c’est encore une mesure financière.
26AG : Le rapport est un peu ambigu, parce qu’en fait dans la partie qui concerne la mise en place d’incitations “financières” au travail (comme l’Allocation compensatrice de revenu (Acr) et le rapport intègre certaines critiques qui avaient été formulées par Jérôme Gauthier et Alain Gubian. Ces auteurs soulignaient les effets pervers du système américain existant (Eitc) et le fait qu’une telle mesure créait un redéploiement de l’offre de travail (favorisant le temps partiel et créant une trappe à bas salaires) plutôt que de l’augmentation nette de l’offre de travail et ceci donc au détriment des femmes. Mais le rapport ne répond pas à cette critique et n’est pas suffisamment convaincant. Le rapport du Cserc, sous l’égide de Jacques Delors indique que le retour ou l’accès à l’emploi ne dépendent pas uniquement d’une aide financière, mais aussi de conditions d’accompagnement, de conditions d’emploi de qualité (attractivité), de conditions d’articulation entre travail professionnel, et vie personnelle et sociale.
27Je pense que les incitations financières ne suffisent pas, ni quand il s’agit de développer la demande de travail, ni quand il s’agit de développer l’offre de travail. Par exemple, les baisses de charges sociales sur les bas salaires ont été moins efficaces que la réduction négociée du temps de travail avec des allégements de charges sur les bas et moyens salaires. Pourquoi ? Entre autres, parce que la réduction négociée du temps de travail est liée à des accords d’entreprise, à une négociation entre les salarié-e-s et les employeurs, à des discussions sur les réorganisations. C’est une démarche collective qui est ainsi engagée, programmée. Dans les accords liés aux lois Aubry, le lien entre Artt, objectifs et engagements en matière d’emploi et allégements de charges, introduit une dimension qualitative. Des allégements de charges automatiques pour tout salaire compris entre 1 Smic et 1,3 Smic (ristourne Juppé), restaient dans le registre quantitatif. Du côté de l’offre de travail c’est un peu la même chose. Pour les dispositifs de retour à l’emploi des titulaires de minima sociaux, si on donne une aide financière sans “contrepartie”, par un accompagnement plus personnalisé, individualisé, construit autour des personnes, de leurs besoins, de l’endroit où ils sont, de ce que sont leurs possibilités, alors on risque d’échouer.
28Dans le rapport Pisani-Ferry, la proposition de l’Acr reste trop économique et économiciste, elle n’intègre pas des démarches et des éléments plus qualitatifs qui en diminueraient les risques qui effectivement, existent.
29Enfin, en ce qui concerne le chômage volontaire, le fait de reprendre la fameuse étude de l’Insee (de Guy Laroque et Bernard Salanier), constitue une espèce de rite disciplinaire. Les macro économistes et l’Insee ont fait pacte autour de cette étude, que beaucoup ont considérée comme peu rigoureuse et très contestable, et ont assimilé le sujet de l’incitation au retour à l’emploi à la question de la “lutte contre les faux chômeurs”. Cette appréciation est erronée et dans une période où l’emploi ne se crée pas, l’incantation quant à la “remise au travail” ne sert pas à grand-chose. En période d’activité économique dynamique, on peut par contre arriver à construire des parcours, à organiser un accompagnement personnalisé, individualisé, des projets cadencés, des objectifs ; ce sont ces méthodes qui contribuent à baisser le chômage et le chômage de longue durée. Ne pas traiter l’offre d’un côté et la demande de l’autre, mais travailler sur leur articulation et un équilibre astucieux entre des éléments d’incitation financière (sans effets discriminatoires) et des éléments d’accompagnement personnels.
30MM : Comment se fait-il que cette mesure ait eu en fait autant d’impact, parce que c’est vrai qu’on en a beaucoup parlé, qu’elle est reprise, mise en place ?
31AG : Elle est mise en place sous la forme de la Prime pour l’emploi qui n’est pas aussi pénalisante pour le travail à temps partiel que le système qui était proposé d’impôt négatif. Mais elle demeure effectivement une prestation qui donne un signal aux entreprises selon lequel des compléments de revenu sont versés par ailleurs et donc que les “efforts” salariaux de leur part n’ont pas nécessairement à être réalisés, ce qui peut produire un effet de trappe salariale.
32Par ailleurs, la question de l’ampleur de la redistribution entre les catégories de salariés n’est pas nécessairement posée comme étant un des aspects importants. Il y a aussi une ambiguïté à “encourager l’emploi non qualifié”. Il y a deux façons d’interpréter cette proposition. Une façon négative qui consiste à retenir qu’il faut continuer à créer des emplois non qualifiés, sans se préoccuper de l’avenir. C’est alors pénalisant pour certaines catégories, pour les femmes, les moins qualifié-e-s. Car cela peut structurer les composantes de ressources humaines dans les entreprises sans perspective de développement de ces emplois, en particulier dans les services, aux personnes ou aux entreprises. Mais il y a une autre lecture fondée sur l’observation de la structure actuelle de la main-d’œuvre en France : 38% des salariés dans les entreprises aujourd’hui n’ont pas de qualification professionnelle reconnue. C’est énorme. Il faut s’assurer aujourd’hui que ces personnes puissent avoir un emploi, ou y accéder quand elles sont au chômage. On peut leur donner des qualifications utiles, en reconnaissant leurs compétences, leur expérience. C’est un enjeu primordial de l’évolution du système de formation professionnelle. Ensuite il faut veiller à l’évolution et à l’augmentation de leurs compétences dans l’entreprise, sans figer des organisations non qualifiantes. Des expériences se sont déroulées, dans la période récente qui ont pu bénéficier aux femmes. Ainsi le cas relevé dans le champ des équipementiers automobiles, en recherche de recrutements, assez massifs, dans un département où le taux de chômage était assez bas, 4,5% ou 4%. Parmi les demandeurs d’emploi à l’Anpe, “il n’y avait plus que des femmes”, licenciées il y a quelques années, d’entreprises du textile et de la bonneterie. On considérait a priori qu’elles n’avaient pas la qualification pour occuper ces emplois. Par le biais d’une démarche très précise d’accompagnement des personnes, d’évaluation en situation de travail, d’actions de formation de courte durée sur le lieu de travail, on a pu permettre “aux exclu(e)s de la bonneterie d’hier” d’occuper “les emplois de l’équipementier automobile d’aujourd’hui”, en reconnaissant leurs compétences.
33PA : Est-ce que cela ne risque pas de naturaliser quand même des divisions qui existent déjà, parce que si l’offre de l’emploi s’adapte à la demande, à la capacité de la main-d’œuvre, on peut admettre qu’elle va s’adapter aussi à la division sexuelle du travail dans la famille, donc par exemple qu’on ne va offrir que des emplois partiels aux femmes ?
34AG : Oui, c’est un risque, mais les rapports de force se modifient quand l’emploi se crée en plus grand nombre ; certains “offreurs” d’emploi peuvent être pénalisés, si les offres qu’ils proposent ne sont pas attractives. Là, je suis assez optimiste sur les mouvements, l’idée ce n’est pas de l’adéquationisme bête et méchant, on claque des doigts et tout se met en place instantanément, non. Il faut “construire” l’avenir d’un emploi non qualifié, même si pour une première étape, il faut évidemment que les personnes au chômage, non qualifiées puissent accéder à un emploi, parce qu’il y a des emplois qui se créent. Une fois que cette première étape est acquise, alors, la tâche est encore tout à fait considérable et elle doit amener à construire la qualification, la formation, la négociation, par l’intermédiaire des trajectoires sécurisées que j’évoquais tout à l’heure.
35Dans le rapport de Jean Pisani-Ferry, je l’interprète comme ça, je le lis entre les lignes. Il dit : améliorer le fonctionnement du marché du travail, il dit : accompagner le retour à l’emploi, il dit : lever les obstacles à la mobilité, etc.
36PA : Il dit aussi “rendre le marché du travail plus liquide, plus flexible”, il y a une ambiguïté sur ces termes, est-ce qu’on peut le rendre plus flexible ?
37AG : Aujourd’hui le taux de chômage est de 8,7 % ; 32% des chômeurs sont chômeurs de longue durée. Ce sont les indicateurs classiques, caractérisant la situation en juin 2001. On est parti d’un niveau de 12,6% de taux de chômage et de 40% de chômeurs longue durée, il y a plus de 3 ans. Quelle est la cible ? Atteindre 5% ou à 6% de chômeurs ? Et avoir 15% de chômeurs de longue durée ?
38Si on crée massivement des emplois, que l’on embauche des chômeurs dits non qualifiés dans des emplois non qualifiés, et que l’on ne fait rien pour qualifier ces emplois et ces personnes et les faire évoluer, alors dans dix ans, et même avant, on n’aura aucune possibilité de “rebond”, et de réponse de qualité face à des créations d’activités nouvelles, qui demanderont des qualifications plus élaborées, etc. Ce que l’on construit aujourd’hui en matière d’emploi, ce n’est pas simplement parce qu’il y a de la croissance tout de suite et donc il faut en profiter, c’est aussi comment on se projette dans l’avenir ? Effectivement le rapport Pisani-Ferry ne dit pas beaucoup de choses là-dessus. Il dit : je me projette à dix ans, je dis que c’est possible, qu’il y a deux périodes d’ici là, il y a celle jusqu’à 2005 et celle de 2005 à 2010, j’enregistre le fait qu’il y a un petit tournant en 2005, lié au volume de la population active, aux évolutions des activités, à celles de la productivité ; mais dans ces processus là, on ne retient que des éléments quantitatifs. Les éléments qualitatifs, ce sont le fait que la formation d’aujourd’hui est celle qui permettra en 2010 d’aller mieux, que la recherche-développement d’aujourd’hui est celle qui permettra en 2010 de progresser davantage, que les trajectoires sécurisées d’aujourd’hui sont celles qui permettront en 2010 de développer les perspectives, que la régulation organisée d’aujourd’hui est celle qui permettra en 2010 de meilleurs choix collectifs. Si cette cible est la bonne, alors avec 15% de chômeurs de longue durée, on peut dire que le marché est plus fluide. Ça veut dire qu’il y a 85% des gens qui restent moins d’un an au chômage alors qu’ils étaient 60% à la fin des années 1990.
39Le sujet principal c’est ici le “noyau dur” du chômage ; c’est un terme discutable, qui devrait intégrer chômage de longue durée et récurrence. Les flux sont importants : il y a 5 millions d’individus qui deviennent chômeurs tous les ans ; il y a le même niveau de sorties de chômage, et aujourd’hui un peu plus. Les deux millions de chômeurs aujourd’hui ne sont pas le “noyau dur”. L’objectif crédible c’est que ce “noyau dur” soit peut-être de 15% de chômeurs de longue durée pour un niveau de chômage correspondant à un taux de 5%.
40MM : Il ne parle pas non plus des gains de productivité possibles, et puis de quelle croissance s’agit-il ?
41AG : Le rapport Pisani-Ferry n’insiste pas suffisamment sur le sujet de la croissance durable ni sur l’évolution de la productivité. Je pense que la productivité augmentera pour des raisons liées aux organisations productives, et si, du côté de l’emploi, on a des préoccupations de croissance durable, si on qualifie les salariés, si on est capable d’assurer les transitions utiles positives entre ces stocks de salariés aujourd’hui peu qualifiés qui entreront sur le marché du travail et qui construiront la qualification collective de demain. Ce sont tous ces éléments qui concernent les femmes sans doute de façon extrêmement importante.
42MM : Le rapport parle de relever les taux d’emploi en début, en fin de vie active ; faut-il arrêter l’allongement de la scolarité ?
43AG : Il existe une demande sociale forte pour la prolongation de la scolarité, liée à la période passée de fort taux de chômage, et au signal très fort du diplôme. Dans une société où 38% de la main-d’œuvre en emploi n’a pas de qualification professionnelle, une demande d’augmentation de la qualification générale est une bonne chose.
44Mais on ne peut pas du tout assimiler la question de l’augmentation des taux d’emploi des jeunes et le sujet des travailleurs âgés. Ce ne serait pas honnête de faire une symétrie entre ces deux sujets. Du côté de l’emploi des jeunes l’enjeu est l’insertion professionnelle réussie, le raccourcissement des périodes d’insertion. L’âge d’entrée dans la vie active en France est de vingt et un ans en moyenne, mais il y a de grandes disparités. On ne peut souhaiter une situation à l’anglaise, où l’âge moyen d’entrée dans l’activité s’élève à 17 ans.
45Je ne dirai pas du tout la même chose en ce qui concerne le taux d’emploi des âgés. Je pense qu’on a tout à fait intérêt à revisiter et à contrarier la thèse du compromis social global qui a été mis en place en France au sujet de la cessation anticipée d’activité des plus âgés ; et ce, en dehors de tous les arguments qui peuvent être évoqués sur le système de retraite. Les entreprises qui font des plans dans lesquels les salariés partent entre 52 et 55 ans, perdent en compétence, en performance, en croissance de demain, et cela est dramatique. Le fait d’avoir pu accréditer chez les employeurs l’idée qu’ils avaient un intérêt économique à cela et dans la tête des salariés qu’ils avaient intérêt à partir le plus tôt possible ; ceci est une aberration. Il faut contrarier ce compromis. Il ne faut pas le contrarier de manière homogène parce qu’il y a effectivement des travaux pénibles, des gens qui ont travaillé depuis très longtemps, qui ont commencé très jeunes, et c’est un vrai sujet, face auquel la prévention est aussi utile. Mais pour demain, il faut construire de la formation qui soit dispensée tout au long de la vie et qu’on n’arrête pas à partir de 40 ans ou 45 ans. Il faut redonner l’appétence pour la formation parce que je pense qu’une partie des salariés ne l’a pas dès lors que la formation ne sert à rien. La question d’inégalité d’accès à la formation, ce n’est pas simplement le fait que l’employeur n’ait pas formé ses salariés, c’est aussi le fait des modalités de formation, encore trop proches de l’appareil scolaire classique, le fait de formation sans espérer d’évolution professionnelle ultérieure, perçue alors comme un effort supplémentaire inutile. Il faut aboutir à ce que le maintien dans l’emploi des plus expérimentés soit considéré comme une richesse et non pas comme un coût. De ce point de vue, il est possible d’indiquer que, travailler jusqu’à 60 ans, effectivement, devrait plutôt être la norme et que les acteurs devraient s’accorder sur ce point. On a intérêt à faire de la pédagogie, à expliquer.
46Il y a une partie relative au choix collectif (le renouvellement du contrat social global) dans le rapport. Moi, je reprends volontiers à mon compte cette partie là. Simplement, je pense qu’il faut développer, affiner, étayer, expliquer. Je pense que ce rapport, une fois de plus, sert à engager la reflexion, c’est en cela qu’il est intéressant. Mais il ne boucle pas du tout le sujet.
47MM : En effet, il faut insister sur ce que vous avez dit à propos de l’emploi féminin et des femmes. Ces dernières sont toujours présentées comme un problème et on oublie à quel point elles peuvent apporter et non pas être un poids.
48AG : C’est un moteur considérable. L’emploi des femmes crée de l’emploi, crée de la croissance, crée de la cohésion sociale, oui c’est comme ça qu’il faut le présenter. J’aimerais conclure sur ce sujet. Je trouve intéressant d’utiliser ce support pour raisonner sur les femmes, parce que traiter les femmes comme une catégorie spécifique n’est pas une solution, ni pour les femmes et l’égalité, ni pour la compréhension de ce qui se passe. Il convient bien au contraire de traiter de la question des femmes comme étant une composante structurelle contributive au plein emploi, à la croissance future, à la formation collective des performances globales. Là, c’est intéressant. Simplement, cette sensibilité mérite d’être développée.
49Propos d’Annie Gauvin, recueillis par Philippe Alonzo et Monique Meron
Notes
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[1]
Aménagement pour la Réduction du Temps de Travail.