CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Qu’est-ce que le plein emploi ? Le rapport de Jean Pisani-Ferry définit l’objectif, présente ses propositions. Il s’appuie sur un outillage théorique et statistique très complet. Il développe un regard critique sur les conceptions du plein emploi que propose aujourd’hui la science économique. Les politiques qu’il recommande se veulent novatrices. Elles ont suscité un vif débat, en particulier au sein de la communauté scientifique des économistes.

2Les dernières années 1990 ont connu une exceptionnelle création d’emplois. On peut discuter du poids relatif qu’ont pu avoir les divers facteurs explicatifs. Mais les facteurs essentiels sont bien ceux qu’énonce le rapport : une forte croissance économique ; un fort enrichissement du contenu en emploi de cette croissance sous l’effet de la mise en œuvre de politiques publiques créatrices d’emploi, réduction du temps de travail, allègement de cotisations sociales patronales sur les emplois à temps partiel, développement des emplois aidés (les emplois jeunes). Assertion plus discutable, le rapport soutient que l’amélioration aurait commencé à corriger quelques “pathologies” du marché, telles le développement des emplois précaires et/ou faiblement rémunérés.

3Les politiques préconisées sont appuyées sur l’observation que malgré des niveaux encore très élevés de chômage, des pénuries de main-d’œuvre commenceraient à apparaître. Il conviendrait de les éviter pour ne pas faire obstacle à la croissance économique, seule capable de créer assez d’emplois pour poursuivre la résorption du chômage. Parmi les politiques préconisées par le rapport, trois propositions visent directement à améliorer l’état du marché du travail.

41°. Une politique de “promotion de l’activité” afin de favoriser le retour en activité des exclus. Il faudrait renverser la tendance aux départs en inactivité des plus âgés, réduire les “trappes à inactivité” que créerait le mode de calcul actuel des prestations sociales. Versées sous condition de ressources, de telles prestations (le Rmi en particulier) dissuaderaient de la reprise d’emploi, puisque cette reprise fait perdre le bénéfice de telles prestations… Un système de crédit d’impôt devrait y remédier.

52°. En parallèle, la généralisation au secteur privé des allégements de cotisations sociales sur les bas salaires devrait favoriser la création d’emplois peu qualifiés et développer ainsi l’offre proposée aux personnes que l’on aura incitées à la reprise d’activité.

63°. Afin d’améliorer le fonctionnement du marché du travail, le rendre plus “fluide”, un accompagnement individualisé des chômeurs, devrait supplanter les anciennes politiques ciblées sur des groupes spécifiques.

7On ne peut dans les limites de ce point de vue examiner l’ensemble des analyses et propositions du rapport. Une lecture “genre” restreint la discussion à quelques points il est vrai essentiels. On se focalise ici sur deux thèmes : d’une part l’objectif de “pleine activité” qui selon Jean Pisani-Ferry permet seul d’espérer atteindre le plein emploi ; d’autre part l’objectif de fluidité du marché du travail. La question des modes de travail et d’emploi, statuts ou formes particulier(e)s d’emploi, qu’il s’agisse d’emplois précaires, à temps réduits, à faible rémunération, traverse évidemment ces deux thèmes. Sur ces questions, Jean Pisani-Ferry ne pouvait ignorer la position particulière des femmes sur les marchés du travail contemporains. Mais en rend-t-il vraiment compte ?

Plein emploi, pleine activité

8Il est possible de discuter longtemps du niveau de chômage dans une société de plein emploi. Il ne faudrait pas occulter pour autant une autre dimension du problème, toute aussi importante : la sous-activité” (p. 53). “L’inactivité a semblé longtemps faire consensus en France, parce qu’elle était vue comme une alternative au chômage” (p. 120). Les dernières années 90 ont pourtant montré que le développement de l’activité reste compatible avec la réduction du chômage. Le sous emploi ne se limite pas en effet au chômage observé, mesuré. Mieux, le retour du plein emploi devrait impliquer un relèvement marqué des taux d’activité.

9Jean Pisani-Ferry rappelle que pour les femmes, les jeunes ou les plus âgés, le sous emploi est plus une totale exclusion du marché du travail (une inactivité statistique) qu’un chômage. Pour l’évaluer, Jean Pisani-Ferry reprend un indicateur aujourd’hui classique, introduit par les statisticiens américains : le taux d’emploi, ratio population employée / population d’âge actif. Accroître le taux d’emploi, c’est non seulement réduire le chômage, mais également développer l’activité, inciter les inactifs à la prise d’emploi. L’idée est bien de réduire non seulement le chômage mais toutes les formes de sous emploi.

10On voit bien que la vraie préoccupation de Jean Pisani-Ferry concerne les jeunes et les plus âgés. En s’appuyant ici comme pratiquement partout dans le rapport sur des comparaisons statistiques simples entre la France et quelques pays industrialisés, en particulier avec ceux dont les succès en matière d’emploi dans les années 1990 ont donné un statut de modèle exemplaire (Pays Bas, États Unis), Jean Pisani-Ferry paraît regretter la faible activité des jeunes, qui bénéficient en France d’une très longue formation initiale. Il conviendrait pourtant de corriger le regard statistique pour tenir compte des particularités institutionnelles des systèmes nationaux de formation initiale. Plus intégrés à l’entreprise dans certains pays (cf. l’Allemagne), ils majorent alors l’emploi des jeunes et réduisent la durée apparente de la formation initiale. La convention statistique altère la comparabilité des chiffres.

11Jean Pisani-Ferry regrette surtout la précocité des départs en retraite en France. La France on le sait, pour résoudre ses excédents de main-d’œuvre, a beaucoup utilisé l’arme de l’abaissement de l’âge des départs en retraite, abaissement à 60 ans en 1982, multiplication des systèmes de retraites anticipées dès la seconde moitié des années 1970. Jean Pisani-Ferry reprend évidemment les arguments du vieillissement de la population active pour préconiser l’arrêt des incitations au retrait d’activité.

12Et les femmes dira-t-on ? Elles n’apparaissent que de façon très fugace, par exemple à propos des incitations aux retraits d’activité que constitueraient “…des mesures comme l’extension, en 1994 de l’Allocation parentale d’éducation (Ape) aux mères de deux enfants” (p. 120). Les femmes sont pourtant les premières concernées par un objectif de pleine activité, à plusieurs titres.

13 Un vrai bilan de l’activité peut-il faire à ce point silence sur la transformation majeure du marché du travail français de ces trente dernières années, l’entrée massive des femmes en activité professionnelle ? On aurait pensé d’ailleurs que Jean Pisani-Ferry ne se priverait pas de remarquer ici que si les taux de l’activité féminine se sont considérablement accrus, si le cycle de vie active des femmes que l’on observait encore dans les années 70 (la fameuse courbe à deux bosses des taux d’activité, produite par les retraits d’activité à l’âge de la maternité puis de l’éducation des enfants) s’est aujourd’hui complètement transformé, le marché du travail français garde peut-être un certain retard à rattraper en comparaison à ce que l’on observe dans quelques autres pays européens. Il conserve sans doute aujourd’hui encore un potentiel non négligeable de développement de l’activité féminine.

14 Jean Pisani-Ferry rappelle à juste titre les limites de la mesure statistique du plein emploi en notant que l’emploi à temps partiel “contraint” n’est pas distingué des autres emplois. Qu’est-ce en effet qu’un concept de plein emploi qui ne tient pas compte de la réalité du temps partiel, et surtout de son développement rapide ; qui ignore également toute la réalité du travail “caché”, clandestin, non déclaré ; qui n’intègre pas le sous emploi que constitue le travail précaire, dès lors qu’il alterne périodes de travail et de chômage ?

15Qu’est-ce que le plein emploi ? Mais à l’inverse, qu’est ce que le sous emploi ? S’agit-il seulement de chômage et d’inactivité statistique ? Ne doit-on pas admettre qu’il existe aussi des formes de sous emploi dans l’emploi ? Bref que le sous emploi existe partout, en tant que chômage, au sein de l’inactivité et dans l’emploi.

16Cela fait longtemps que l’on a montré que les frontières entre les trois catégories statistiques de base, inactivité emploi et chômage, sont conventionnelles. Par nature, elles cherchent à enfermer une réalité multiforme et floue dans des catégories simples et précises. Les formes de sous emploi sont diversifiées et pour une part non négligeable, mal appréciées.

17Bien entendu les conventions sont admissibles, c’est le fondement de tout comptage statistique. Ce qui pose problème c’est leur usage dans la comparaison internationale, dès lors que les pratiques sociales divergent quelque peu et sont mal prises en compte par des conventions communes. C’est également son usage pour tout groupe social qui n’a pas les mêmes rapports “standard” à l’emploi, ceux des normes du monde masculin.

18Dans certains pays, aux Pays-Bas en particulier, que l’on cite toujours en exemple, le temps partiel a permis de “mettre au travail” (rémunéré) les femmes. En France il fait au contraire nettement plus figure de moyen de “démobilisation” des femmes, puisqu’il s’est développé plus récemment, une fois les femmes entrées massivement en activité. Loin de contribuer à l’objectif de pleine activité et de plein emploi, c’est clairement une forme de sous emploi.

19Quoi qu’il en soit, comment ne pas introduire la “qualité” de l’emploi au sein même de l’objectif du “plein” emploi ? L’emploi n’est pas l’antithèse du sous emploi. Il est tout à fait clair qu’avec le développement du temps partiel et de la précarité, le taux d’activité ou le taux d’emploi évaluent moins correctement la distance qui sépare une économie d’une situation de plein emploi. La moindre des choses devrait être d’utiliser un indicateur transformant les temps partiels ou les emplois précaires en équivalent temps plein annuel.

20 Qu’est-ce enfin qu’un concept de pleine activité qui ignore qu’il existe d’autres activités, d’autres travaux que le travail dit “professionnel” et rémunéré, pourtant tout aussi indispensables au développement économique et au bien être social. Concernant le travail domestique, l’argument est classique, voire usé. Il ne serait pas mentionné ici si Jean Pisani-Ferry ne se référait pas (p. 59) au droit au travail prôné par Hannah Arendt. Qu’est-ce donc qu’un droit au travail, comme forme d’accomplissement humain, qui ignore un très large pan de la réalité du travail humain ? Certes, on peut discuter à perte de vue sur ce qu’il convient d’étiqueter “travail”. Le travail professionnel rémunéré constitue dans nos sociétés le mode dominant d’existence sociale. Le travail dit aujourd’hui domestique, est dévalorisé, il ne s’agit pas d’activité marchande. Il a pourtant constitué pendant des siècles le mode d’existence sociale d’une bonne moitié de l’humanité.

L’indispensable fluidité du marché du travail

21La main-d’œuvre féminine est clairement l’une des cibles, si ce n’est la principale, des emplois à bas salaires, des emplois à temps partiel, des emplois sur contrat à durée déterminée. On ne peut reprocher à Jean Pisani-Ferry d’ignorer le fait statistique. Mais la question de fond n’est pas abordée.

22En effet, traiter le problème en terme d’inégalités, même si c’est pour mieux déclarer ces inégalités socialement condamnables, ne permet pas d’envisager le rôle de telles inégalités quant au fonctionnement du système d’emploi et du marché du travail (c’est à dire au bout du compte quant à l’organisation des approvisionnements en main-d’œuvre du système productif), et le rôle spécifique qu’y joue la main-d’œuvre féminine. Ne se prive-t-on pas ainsi d’une vraie intelligence de ce qu’est le défaut de fluidité du marché du travail français que Jean Pisani-Ferry traite pourtant comme une question de première importance ?

Trappes à inactivité ou trappes à pauvreté ?

23Qui n’a pas entendu quelque bénéficiaire de hauts revenus se plaindre de ce que le système d’imposition des revenus et de transferts sociaux n’incite en aucune façon à “entreprendre”, décourage de travailler plus ? Avec une large part de la science économique, Jean Pisani-Ferry généralise aux bas revenus un raisonnement que l’on peut pourtant imaginer plus pertinent du côté des revenus élevés. La thèse est que le Rmi dissuaderait de prendre un emploi, puisque le gain financier en serait faible. Jean Pisani-Ferry propose alors de mettre en place une formule de crédit d’impôt sur les revenus d’activité, afin d’accroître les avantages de la prise d’emploi.

24Jean Pisani-Ferry balaie rapidement quelques réserves que l’on peut émettre à l’encontre d’une formule de crédit d’impôt. Elle encouragerait en particulier la constitution d’une nouvelle trappe, cette fois-ci trappe à bas salaire et pauvreté et non plus trappe à inactivité [1] ? Elle “favoriserait indûment le temps partiel” ? Cela ne ferait que rétablir la neutralité des dispositifs actuels à cet égard, qui aujourd’hui décourageraient l’offre de travail à temps partiel proposée par la main-d’œuvre. “La question est donc de savoir si cette neutralité est souhaitable, ou s’il convient que le système de prélèvements et de transferts signale clairement que la norme sociale reste le travail à plein temps, et que celui-ci est donc privilégié.” (p. 136). L’alternative est claire : soit développer le temps partiel sans s’inquiéter outre mesure de tout ce qui l’accompagne aujourd’hui, faibles qualifications, basses rémunérations, maintien d’un ghetto féminin, soit refuser toute évolution des normes de travail, en rester au modèle du temps plein, sans doute sur contrat à durée indéterminée. N’y aurait-il aucun autre choix ?

25Le rapport s’appuie sur un raisonnement économique tout à fait classique et pourtant singulièrement peu pertinent pour traiter de l’offre de travail féminine. Il pourrait s’agir de n’importe qui d’autre, le raisonnement économique serait le même. On ne parle que de coûts et d’avantages financiers. Certes, Jean Pisani-Ferry prend soin de rappeler que les incitations au travail ne sont pas seulement financières. Mais cela n’apparaît-il pas comme simple précaution de style ? C’est bien l’économiste qui parle : “le comportement des personnes éloignées du marché du travail ne se résume pas à un choix rationnel en information parfaite” (p. 130). Où sont les choix irrationnels et l’information imparfaite ? Où sont les vrais arbitrages auxquels doivent faire face les ménages ? Et dans les termes actuels de la division sexuée du travail, où sont les arbitrages auxquels sont contraintes principalement les femmes ? Cela se limite-t-il à l’arbitrage classique entre revenu et loisir, qu’exposent les premières formulations de la théorie économique de l’offre de travail ? Ne pourrait-on admettre que les choix d’activité masculins et féminins ne se traitent pas dans les mêmes termes, que les contraintes du choix ne sont pas les mêmes, sauf à complètement ignorer toute division sexuée du travail ? A la fin des années soixante, les économistes du travail américains avaient commencé à élaborer une analyse en termes de ménages, des arbitrages entre travail rémunéré, travail domestique et loisir. Malgré les critiques que l’on pouvait y adresser (en particulier la hiérarchie admise entre un chef de ménage homme bénéficiaire du revenu principal du ménage et un actif “secondaire” femme, bénéficiaire d’un revenu additionnel), la prise en compte du travail domestique et du ménage était une vraie ouverture vers une formalisation plus réaliste des choix d’activité.

26Ce que nous savons de l’exclusion conduit à penser que les risques d’une désincitation à l’égard de revenus de transfert sont plus élevés que les risques de blocage des transitions entre temps partiel et temps plein” (p. 137). De nouveau, la démonstration manque. Certes, pour Jean Pisani-Ferry, l’élimination des trappes à inactivité doit s’accompagner d’une action sans doute résolue sur la demande de travail. “Il faut enfin souligner que si l’objectif est de lutter contre le temps partiel contraint et d’autres formes de travail atypique, il vaut mieux agir sur la demande de travail – marchande ou non marchande – émise par les employeurs, plutôt que d’inciter les salariés à préférer l’inactivité à un poste à temps partiel” (p. 137). On en conviendra facilement. Mais comment inciter cette demande de travail à transformer des formes de travail atypiques en emplois standards, à temps plein et sur contrat à durée indéterminée ? La fondation Copernic a quelques raisons de juger que l’action préconisée sur la demande de travail reste bien mince. Comment en effet la recherche d’une telle transformation serait-elle en parfaite cohérence avec l’autre objectif préconisé, une plus grande fluidité voire une plus grande flexibilité du marché du travail ?

Ciblage ou individualisation des politiques d’emploi ?

27Le marché du travail français se montrerait singulièrement moins fluide que bon nombre de marchés étrangers, dont tout particulièrement le marché américain [2]. Les risques de perte d’emploi sont en France bien plus réduits, mais on y retrouve beaucoup plus difficilement un nouvel emploi.

28Notons en passant que Jean Pisani-Ferry se réfère “aux travaux récents inspirés des analyses en termes de matching (qui) ont permis d’enrichir l’analyse du marché du travail par l’observation des flux entre emploi, chômage et inactivité” (p. 153). Car “il ne va pas de soi que le fonctionnement du marché du travail soit un facteur important du niveau de l’emploi. Les macro économistes tendent traditionnellement à privilégier les déterminants globaux de l’offre et de la demande de travail”, note avec pertinence Jean Pisani-Ferry (p. 153). Voilà enfin que les macro économistes se saisissent de la question des flux sur le marché du travail. En France, il y a trente ans, la sociologie et l’économie du travail s’efforçaient d’en montrer tout l’intérêt pour un diagnostic pertinent du marché du travail [3].

29Un pays où l’entrée dans l’emploi est difficile pénalise par définition les nouveaux entrants sur le marché du travail, c’est-à-dire les jeunes et les femmes qui reprennent une activité, à l’avantage de leurs aînés” (p 156). Remarque frappée apparemment d’un tel bon sens qu’elle dispense de s’interroger sur ses contradictions avec une autre remarque : les jeunes seraient les premières victimes des contractions d’emploi, mais aussi les premiers bénéficiaires des reprises. Elle dispense surtout de mieux analyser les spécificités des uns et des autres : l’entrée en emploi des jeunes et des femmes n’est pas vraiment comparable.

301°. Il n’est pas exact qu’une entrée en emploi difficile pénalise les nouveaux jeunes entrants, lorsque précisément, en France les jeunes sont statistiquement pénalisés par de fortes pertes d’emploi (par rapport à leurs aînés, naturellement) mais sont relativement avantagés à la reprise d’emploi (abstraction faite du type d’emploi qui leur est offert). Bien entendu, le rapport ne manque pas de le souligner, l’insertion des jeunes se fait par une plus ou moins longue période d’alternance entre emplois précaires et chômage.

312°. En France, au seul regard des chiffres sur les taux de perte d’emploi reproduits par Jean Pisani-Ferry (p. 157), les femmes n’ont pas des pertes d’emploi considérablement plus fréquentes que les hommes, qu’il s’agisse des jeunes ou des 25-49 ans. Fait remarquable, le désavantage féminin (relatif) disparaît sur les bas niveaux de formation et particulièrement aux plus faibles niveaux. Bien entendu, à la différence des jeunes, le vrai handicap féminin est sans doute plus dans la prise ou reprise d’emploi que sur les pertes d’emploi. En témoignent leurs plus longues durées de chômage.

32L’important ici n’est pas de contester l’interprétation de quelques données statistiques. Il s’agit plutôt de souligner que Jean Pisani-Ferry s’arrête à mi-chemin, en se cantonnant aux jeunes. Le diagnostic d’un défaut de fluidité du marché du travail français n’est pas contesté. La fluidité existe pourtant mais la charge en est concentrée sur certains groupes. D’un groupe à l’autre les modalités en sont différentes. Le maintien en précarité des femmes non qualifiées contraste avec la période probatoire de précarité des jeunes. C’est en quelque sorte une répartition des rôles qui s’opère sur le marché du travail et permet au système productif de supporter tant bien que mal la viscosité de ce marché, de “faire avec”. La question n’est plus le manque d’opportunités offertes aux “nouveaux” arrivés, mais la gestion sociale de la fluidité, à la charge de populations ainsi particularisées.

33N’est-ce pas alors un contre-sens de préconiser un abandon des politiques d’emploi dites ciblées ? Mettre l’accent sur les situations et les rôles spécifiques des catégories de main-d’œuvre sur le marché du travail éclaire d’une façon sensiblement différente le choix d’une priorité à l’individualisation des politiques. Comment les politiques d’emploi pourraient-elles tenir compte d’une telle répartition des rôles sur le marché du travail sans un minimum de ciblage ? Comment, en particulier, réduire les contraintes spécifiques pesant sur les choix d’activité des femmes sans mettre en œuvre des politiques ciblées ?

34Certes, le ciblage a des effets pervers, capables de véritablement détourner de son objectif, en particulier des effets de stigmatisation. Mais l’accompagnement individualisé des demandeurs d’emploi, possède lui aussi ses propres effets pervers. En particulier celui-ci : qu’est-ce d’autre qu’un accompagnement individualisé des demandeurs d’emploi sinon une adaptation aux exigences des emplois ? Il s’agit bien de réduire la distance séparant les besoins et compétences de la main-d’œuvre d’un côté, les exigences de l’appareil productif de l’autre côté. Faire toutefois de cette orientation une priorité, c’est abandonner l’ambition de peser sur le profilage des emplois, réduire encore l’importance des actions sur la demande de travail (de la part des employeurs) et sur la configuration des emplois.

35On ne peut que partager l’objectif formellement proclamé par Jean Pisani-Ferry, agir sur l’offre et sur la demande de travail. Mais on ne peut que s’interroger sur les moyens qu’il préconise. On voit beaucoup mieux l’action sur l’offre qu’il propose que l’action sur la demande. On sait en revanche qui, avec de telles orientations des politiques, serait encore plus enfermé dans les contraintes de choix impossibles entre travail rémunéré et charges familiales ; encore plus prisonnier des emplois précaires, à temps réduit, à faibles rémunérations.

Notes

  • [1]
    C’est l’un des points forts de la critique de la fondation Copernic. Jean Pisani-Ferry oublierait en effet que la première année de reprise d’emploi, un dispositif d’intéressement permet que la perte du Rmi soit dégressive. La perte de revenu n’interviendrait qu’un an après la reprise d’emploi. En ce sens le crédit d’impôt produirait un véritable piège d’emplois faiblement rémunérés. (Fondation Copernic 2001), “Pour un plein emploi de qualité. Critique du social libéralisme, à propos du rapport Pisani-Ferry”, (http:// attac. org/ fra/ toil/ doc/ copernic. htm.)
  • [2]
    Selon les données sur lesquelles travaille Jean Pisani-Ferry (en particulier les taux de pertes d’emploi reproduits sur le tableau de la p. 157 du rapport), c’est plutôt le marché américain qui paraît singulier, en se démarquant nettement des marchés français et allemand, ne serait-ce que dans la mesure où les bas niveaux de formation pénalisent beaucoup plus aux États-Unis.
  • [3]
    Cf. Ledrut Raymond (1966), “Sociologie du Chômage”, Paris, Presses Universitaires de France ; Michon François (1975), “Les transformations conjoncturelles de la physionomie du chômage”, Economies et Sociétés, tome IX, n. 11/12 (Cahiers de l’ISMEA, série AB), pp. 1787-1806 ; Salais Robert (1974), “Chômage : fréquences d’entrée et durées moyennes selon l’enquête emploi”, in Annales de l’INSEE, n° 16-17 (suivi de Michon François “Commentaires”) p. 163-237.
François Michon
François Michon, socio-économiste, est directeur de recherche au CNRS (Matisse, Université de Paris 1), chercheur associé à l’IRES. Il travaille sur les thèmes suivants : travail, emploi, relations professionnelles. Ses plus récentes publications : “Le temps de travail, nouveaux enjeux, nouvelles normes, nouvelles mesures - Working time : new issues, new norms, new measures” (dir. G. Bosch, D. Meulders, F. Michon), Bruxelles, éditions du Dulbea, 1997 ; “Les normes de la dérégulation : questions sur le travail à temps partiel”, Economies et Sociétés, n? 3/1998 (série Economie du Travail, AB-20), pp. 125-164 (avec M. Maruani) ; “Découvrir la réduction et l’aménagement des temps de travail. La mise en œuvre des accords Robien dans douze petites et moyennes entreprises”, in Travail et Emploi, n? 79 (2/99), pp. 89-109 (avec Bloch-London C., Coutrot T., Didry C.) ; “Apprendre le temps de travail”, in Durand C., Pichon A. (coordinateurs), Temps de travail et Temps libre, De Boeck Université (coll. Ouvertures Sociologiques), Bruxelles, 2000, pp. 165-180 (avec Bloch-London C., Coutrot T., Didry T.) ; “Les stratégies des entreprises de travail temporaire ­ Acteurs incontournables du marché du travail, partenaires experts en ressources humaines”, à paraître in Travail et Emploi, octobre 2001 (avec G. Lefevre et M. Viprey).
Adresse professionnelle : CNRS - Université de Paris 1 - MATISSE, MSE Centre Le Titien, 106 boulevard de l’hôpital, 75013 - Paris. E-mail : fmichon@imaginet.fr.
Mis en ligne sur Cairn.info le 27/11/2008
https://doi.org/10.3917/tgs.006.0182
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