1Cet article propose une relecture critique du rapport de Jean Pisani-Ferry sous un angle précis : celui des inégalités entre hommes et femmes. Les analyses contenues dans ce rapport ont déjà fait l’objet de critiques [1]. Certaines d’entre elles concernent le sujet de cet article. Mais la dimension de “genre” est restée, dans l’ensemble, peu présente dans ces critiques. Cela tient dans une large mesure au fait que ce rapport n’en parle tout simplement pas. D’où une difficulté évidente. Pour relever ce défi, cet article s’efforce de combiner plusieurs approches. La première consiste à tenter de dévoiler les hypothèses et représentations implicites que véhicule une approche économique ignorant la question du “genre”. Il s’agira ensuite de porter un regard critique sur certaines analyses du marché du travail que propose Jean Pisani-Ferry. Enfin, une dernière partie discute une des propositions phares du rapport concernant la mise en place d’un impôt négatif, proposition qui récemment, s’est concrétisée au travers de la mise en place de la prime pour l’emploi.
2Le rapport de Jean Pisani-Ferry examine la question importante du plein emploi sans aborder une seule fois la question des rapports sociaux entre hommes et femmes. L’absence de traitement spécifique ou un tant soit peu développé de la question du “genre” reflète l’hypothèse, au moins implicite, selon laquelle il n’y aurait rien, ou si peu, à apprendre d’une approche de “genre” qu’il ne serait pas nécessaire de l’aborder en tant que telle. Est-ce pour autant “naturel” ? Ou n’est-ce pas plutôt - car il faut se méfier du “naturel” en sciences sociales - un effet de naturalisation ? En d’autres termes, la première question à laquelle nous invite ce rapport est la suivante : l’interprétation des phénomènes économiques peut-elle ignorer la dimension du genre ? Comme le montrent nombre de travaux, l’histoire nous enseigne que non [2]. Occupant un rôle charnière entre les sphères de la production et de la reproduction, les femmes ont toujours été en première ligne dans les questions de travail. Pour reprendre l’expression de Fernand Braudel, l’économie a toujours été portée sur “l’énorme dos de la vie matérielle” et, concrètement, surtout sur le dos… des femmes. C’est toujours le cas aujourd’hui avec un partage des tâches domestiques fortement inégalitaire qui se traduit pour elles par une “double journée”. Autrement dit, pour les femmes, la question du travail - au sens d’emploi productif et rémunéré - a toujours été nécessairement celle de la conciliation entre les responsabilités professionnelles et domestiques.
3Bien sûr, il n’y a aucune raison a priori de faire de cette question une préoccupation spécifiquement féminine : elle concerne l’ensemble des salariés et des travailleurs, hommes et femmes. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle on aurait pu s’attendre à ce qu’elle soit abordée dans un rapport consacré au plein emploi, même dans le cadre d’une discipline qui néglige généralement la question du “genre”. La seconde question qui vient à l’esprit est donc la suivante : si les hommes étaient aujourd’hui tout autant impliqués que les femmes dans les responsabilités et les charges quotidiennes de la sphère privée, la question de l’articulation, de la conciliation et des liens entre les divers temps sociaux apparaîtrait-elle davantage et plus “naturellement” dans le raisonnement des économistes ? On peut sans doute penser (au moins espérer) que oui, et ce serait d’ailleurs utile pour faire progresser l’analyse économique. Car comment penser de façon pertinente la question de l’emploi sans s’interroger simultanément sur ses liens avec le hors emploi (ou le hors travail) ? Sauf à faire l’hypothèse que les deux sphères sont totalement étanches, ce qui n’est évidemment pas le cas. Certains temps de hors travail, comme les temps d’éducation ou de formation, sont d’ailleurs évoqués par le rapport, même si ce dernier reconnaît d’emblée que ces questions (d’éducation et de formation) “auraient mérité d’être approfondies”.
4Certes l’auteur annonce dès l’avant-propos du rapport qu’il n’abordera pas certains sujets, préférant privilégier “les questions … qui (lui) ont paru les plus directement en relation avec l’objet du rapport : pour l’essentiel, celles qui tiennent à la macroéconomie et au marché du travail” (page 13). Néanmoins, on aurait souhaité que ce choix ait été davantage argumenté. En tout cas, autrement que par un simple point de vue. Par ailleurs énoncer les limites d’un travail a surtout un sens si cela permet de saisir aussi les limites des recommandations qui y sont formulées. Mais ce n’est pas vraiment le cas. Si l’auteur rappelle souvent, notamment en conclusion, que certaines questions importantes n’ont pas été abordées, ce rappel laisse penser que les conclusions de son rapport n’en auraient en aucune façon été modifiées. Or ce postulat aurait aussi mérité d’être plus amplement discuté : quelques pages - dans un rapport qui en comporte près de deux cents – n’auraient sans doute pas été superflues. Faute de quoi, l’aveu de certaines limites apparaît essentiellement comme une formule de style. Enfin, si l’on peut admettre que la question du genre soit absente - et elle l’est de fait - de l’analyse macroéconomique telle que celle-ci est traditionnellement menée, ce point de vue est loin d’être partagé par tous les économistes lorsqu’il s’agit de comprendre le fonctionnement du marché du travail.
5Occulter cette question conduit alors à donner une certaine représentation nécessairement biaisée et fausse des comportements d’activité des femmes et de leurs motivations. Prenons quelques exemples. Evoquant les causes du chômage des diplômés de l’enseignement supérieur, le rapport mentionne qu’il serait principalement (à 95%) de nature cyclique pour les hommes, tandis que cela serait moins le cas pour les femmes, pour lesquelles “une autre part du non-emploi serait volontaire” (note 66, page 88). L’auteur poursuit son commentaire en évoquant une catégorie nouvelle, jusque là peu présente dans les analyses économiques, à savoir “les femmes en inactivité pour raisons familiales”. Il ne précise pas, cependant, comment cette catégorie a été construite ni si la catégorie symétrique des “hommes en inactivité pour raisons familiales” aurait pour lui, ou pour les économistes d’une façon générale, un sens….
6Abordant ensuite une des questions centrales du rapport, à savoir celle des “pièges à inactivité”, l’auteur parle du “risque de voir un certain nombre de femmes préférer le temps partiel au temps plein, voire l’inactivité au travail….”. On comprend que le gain monétaire pour un ménage de la reprise d’emploi serait si faible que cela ne vaudrait pas la peine de prendre un emploi à temps complet ni même, tout simplement, de travailler. Mais dire que cela se traduirait par une “préférence” accrue des femmes pour le temps partiel ou l’inactivité, même en signalant que cela serait un risque, c’est véhiculer une représentation des comportements d’activité des femmes singulièrement décalée – restons modérés – par rapport à la réalité que celles-ci vivent. Parmi les trente-trois membres du Conseil d’analyse économique qui ont examiné le rapport de Jean Pisani-Ferry, on dénombre seulement trois femmes. Faut-il pour autant en conclure que les femmes se désintéressent massivement (naturellement ?) de l’économie ?
7La question du temps partiel subi vient évidemment sous la plume de l’auteur. Mais il évoque aussi la possibilité d’un temps partiel choisi : “Dans un marché du travail plus actif et où le risque de chômage serait plus faible, des salariés à temps plein pourraient choisir de passer à temps partiel, tandis que les 1,4 million de salariés aujourd’hui en situation de temps partiel contraint pourraient passer à temps plein (comme cela a déjà commencé de se faire)”. Loin de nous l’idée de récuser l’idée que certains salariés pourraient choisir de travailler à temps partiel. Mais une remarque s’impose : l’envers du temps partiel subi - tel qu’il est mesuré statistiquement - n’est pas nécessairement le temps partiel choisi. Autant l’on peut admettre que les femmes à temps partiel qui déclarent “souhaiter travailler davantage” sont en temps partiel subi ou contraint, autant il serait faux d’en conclure que toutes celles qui ne le souhaitent pas sont à temps partiel “choisi”. Car ce choix est largement contraint. De même d’ailleurs que les femmes inactives ne le sont pas majoritairement par “choix” : aujourd’hui, six femmes au foyer sur dix aimeraient travailler [3].
8Lorsque Jean Pisani-Ferry parle du chômage “volontaire” des femmes ou de la “préférence” des femmes pour le travail à temps partiel, il ne s’agit pas de quelques lapsus. Et l’auteur aurait beau jeu de répondre que c’est là le discours et le vocabulaire habituels des économistes, en tout cas de la plupart d’entre eux. Ce rapport se contente de reproduire ce discours. A chacun sa reproduction pourrait-on dire. Mais c’est bien ce qui pose problème. Car ce que les femmes préfèrent aujourd’hui, c’est avoir un emploi. La croissance des taux d’activité des femmes, peu commentée dans le rapport, a été considérable depuis une trentaine d’années. L’occupation d’un emploi est désormais devenue pour elles la norme, comme c’est le cas depuis longtemps pour les hommes. Et il n’est guère possible de prétexter des “préférences” pour expliquer qu’elles se retrouvent, de fait, davantage que les hommes “incitées” à se retirer du marché du travail [4]. Cette réalité apparaît de façon massive lorsque l’on considère les taux d’activité des jeunes générations (25 à 39 ans) : le taux d’activité est de plus 90% pour les femmes sans enfant, de plus de 80% pour les femmes avec 2 enfants et il reste élevé (55%) pour les femmes avec trois enfants et plus [5]. Bref, le travail des femmes participe désormais de la construction de l’identité féminine. Même parmi les jeunes parents de milieux modestes qui cumulent souvent de nombreux handicaps et de multiples difficultés, l’attachement des femmes à l’emploi est désormais une valeur forte [6].
9N’abordant pas directement la question de la place des femmes dans le monde du travail, Jean Pisani-Ferry retrouve les femmes là où elles sont davantage visibles que les hommes : au chômage, à temps partiel ou en inactivité, dans les emplois peu qualifiés et à bas salaire. Mais il s’agit ici de simples constats statistiques sur lesquels aucune explication n’est fournie. Ces différences entre hommes et femmes ne sont pas son problème. Quel est-il alors ? Grosso modo, identifier les conditions d’un retour au plein emploi sans tensions inflationnistes. Ce qui se traduit, entre autres, par une question centrale : faire en sorte de parvenir à un équilibre entre l’offre et la demande de travail à tous les niveaux de qualification. Le raisonnement minutieux développé par Jean Pisani-Ferry repose sur une série d’arguments qu’il n’est guère possible de discuter dans le cadre de cet article. Deux points retiendront notre attention. Ceux qui concernent le travail qualifié et le travail non qualifié ou faiblement qualifié.
10Pour le travail qualifié, l’idée développée dans le rapport est celle d’une insuffisance de travailleurs qualifiés. Evoquant de possibles tensions concernant l’offre de travail qualifié, une des pistes évoquées par le rapport est le recours à l’immigration. Le rapport indique ainsi : “Une compétition s’est engagée pour l’importation d’ingénieurs et de techniciens en provenance des pays d’Europe centre orientale ou d’Inde”. C’est pourquoi, toujours selon le rapport, “la mise en œuvre de la réglementation du travail, qui lie la délivrance d’autorisations de travail à l’état du marché dans la localité et la profession concernée, devrait progressivement être assouplie”. Bref, il s’agit dans une optique purement utilitariste de laisser entrer sur le marché du travail plus de travailleurs qualifiés.
11Laissons de côté, même si elle n’est pas mineure, la question des politiques d’accompagnement à mettre en œuvre pour les conjoint(e)s et les familles de ces travailleurs immigrés, politiques qui ne sont pas évoquées dans le rapport [7]. Ce qui surprend le plus dans ce raisonnement, c’est précisément qu’il occulte totalement la référence à la main-d’œuvre féminine. La dimension du genre pourrait pourtant s’avérer ici tout à fait pertinente. Car s’il y a un risque futur de déséquilibre entre l’offre et la demande de travail qualifié, c’est d’un véritable fossé dont il faudrait parler pour les femmes. Avec, d’un côté, des femmes actives qui sont aujourd’hui nettement plus diplômées que les hommes et, de l’autre, des salariées qui sont massivement reléguées dans des emplois à faible qualification et sous-représentées dans les professions les plus qualifiées. Ce qui souligne d’ailleurs un fait passé sous silence dans le rapport, à savoir que l’on ne saurait assimiler bas salaire et bas niveau de qualification [8]. Pour qui s’inquiète d’une éventuelle pénurie de travail qualifié, ce double constat aurait pu constituer une bonne nouvelle car il y a là un formidable “réservoir” de main-d’œuvre qualifiée. A condition évidemment de s’interroger sur les politiques permettant de combler ce fossé et de promouvoir l’égalité professionnelle entre hommes et femmes. Faute de s’intéresser à la place des femmes dans le monde du travail, l’auteur passe à côté de cette piste sans évoquer cette perspective. Il tourne d’abord son regard vers l’étranger et les immigrés (hommes sans doute) sans penser aux femmes. Faut-il en conclure que celles-ci ne pourraient pas occuper ces emplois qualifiés ?
12Pour le travail non qualifié, le diagnostic du rapport reprend l’antienne libérale bien connue d’un coût excessif de la main-d’œuvre et recommande de prolonger et d’approfondir la politique d’abaissement du coût. D’où, inévitablement, un télescopage avec les garanties minimales de revenu. Lorsque le travail connaît sous l’effet d’une telle stratégie une dévalorisation continue, il est clair qu’il finit par ne plus procurer de ressources suffisantes aux salariés, notamment lorsque ces derniers, c’est-à-dire surtout ces dernières, travaillent à temps partiel. Le problème posé est donc celui des “pièges à inactivité”. Pour le traiter, Jean Pisani-Ferry propose d’instaurer un “impôt négatif”, c’est-à-dire un complément de revenu fiscalisé pour les plus bas salaires.
13Sans reprendre ici l’ensemble des éléments critiques de cette proposition [9], il faut néanmoins rappeler que les postulats sur lesquels repose cette proposition restent de pures abstractions théoriques, tant en ce qui concerne le coût des plus bas salaires que pour les prétendus effets désincitatifs des transferts sociaux. Plus important encore, les études empiriques aboutissent à la conclusion inverse de ces postulats abstraits. Les études empiriques échouent ainsi régulièrement à mettre en évidence le seul lien qui serait probant du point de vue de la théorie économique néo-classique, celui entre le coût relatif du travail par rapport au capital et le volume de l’emploi [10]. La croyance, largement répandue parmi les économistes, selon laquelle il serait possible d’agir de façon significative sur le volume de la demande de travail grâce à la manipulation des barèmes fiscaux et sociaux n’est donc guère validée par les études empiriques.
14Quant aux pièges à inactivité, le constat est identique. Ce débat est resté longtemps théorique dans notre pays, faute d’études empiriques. Mais les résultats des études qui se sont accumulées depuis quelques années ne peuvent plus être ignorés. Ils convergent d’ailleurs avec ceux des études réalisées dans d’autres pays qui montrent que “les effets identifiés sont d’une faible ampleur” et, surtout, qu’il “existe relativement peu de situations dans lesquelles un effet désincitatif a pu être clairement établi [11]”. Ce constat n’est d’ailleurs pas méconnu par le rapport qui observe que “nombreuses sont les personnes qui travaillent ou qui recherchent un emploi alors que leur intérêt pécuniaire direct serait de ne pas le faire”. Pourquoi proposer alors un complément de salaire à ces plus bas revenus ? Parce que, à l’instar des économistes libéraux, Jean Pisani-Ferry pense que ces constats n’invalident pas le modèle théorique : pour lui, ce sont les comportements des agents qui ne se sont pas encore adaptés aux signaux émis par notre système de transferts. Autrement dit, les ménages à faibles revenus et les allocataires de minima sociaux ont pu jusqu’à présent, “faire un mauvais calcul”. Mais lorsqu’ils auront réalisé que les petits boulots “ne paient pas”, ils ne voudront plus les prendre et se retrouveront enfermés dans des trappes à inactivité.
15Ce débat a une importance capitale pour les femmes. Car l’impôt négatif - qui s’est concrétisé en France avec la Prime pour l’emploi - constitue une véritable machine de guerre contre l’emploi féminin. D’abord, l’impôt négatif favorise le maintien et le développement des emplois à bas salaires dont les femmes sont les premières victimes. Rappelons que près de 80% des emplois à bas salaire sont occupés par des femmes. Et il faut être bien naïf pour penser que les employeurs resteront insensibles au signal envoyé par le gouvernement [12]. Ensuite, si l’impôt négatif n’a pas d’effet sensible sur l’offre d’emploi [13], il se traduit par une certaine redistribution de l’emploi au sein de la moitié la plus modeste du salariat. Concrètement, les plus pauvres (notamment les mères isolées) accepteraient davantage des petits boulots mal payés. Tandis que dans les ménages à deux revenus, un peu moins pauvres, les femmes seraient incitées à se retirer définitivement ou partiellement du marché du travail. Jean Pisani-Ferry note le caractère problématique de cette situation… sans pour autant proposer de solution.
16La critique plus générale que l’on peut adresser au rapport tient aussi à l’omission de certaines questions importantes dans l’analyse de l’impact du système de transferts sur l’emploi. Deux exemples : l’impôt sur le revenu et les politiques familiales. Il est bien connu que le système du quotient conjugal conduit de fait, compte tenu de la position subordonnée des femmes sur le marché du travail, à pénaliser davantage la participation des femmes au marché du travail. Pourtant l’auteur n’évoque jamais cette question. Or, si le problème est de lever les pièges à inactivité, un système de taxation séparée, comme celui en vigueur dans d’autres pays, pourrait fortement y contribuer et rétablir une meilleure égalité dans l’accès à l’emploi entre hommes et femmes [14].
17Pour les politiques familiales, le rapport ne mentionne que l’allocation parentale d’éducation (Ape), soulignant que cette prestation a fortement incité un certain nombre de femmes à se retirer du marché du travail. Mais les études réalisées sur cette prestation mettent en évidence deux autres résultats qui auraient mérité une plus grande attention. Le premier concerne le caractère tout à fait déterminant des difficultés d’emploi dans le recours à l’Ape : le fait d’être au chômage augmente de trente points la probabilité de percevoir l’Ape et un tiers des femmes étaient au chômage lors de leur demande [15]. L’Ape apparaît ainsi davantage - ou au moins tout autant - comme une alternative au chômage ayant permis de dégonfler les effectifs de chômeuses que comme une incitation au retrait d’emploi. Par ailleurs, le recours à l’Ape dépend de façon significative de l’existence de dispositifs de garde d’enfants [16]. Ce qui montre, si besoin en était, qu’une des solutions au “piège de l’inactivité”, notamment pour les femmes, réside dans le développement de ces dispositifs de garde. Or sur cette question, le rapport reste quasiment muet. Lorsqu’il parle des crèches, c’est soit pour les considérer comme un “avantage social” dont l’existence pourrait encore freiner davantage la reprise d’emploi dans les familles à bas revenus (page 129) soit pour observer que leur “rationnement quantitatif” (sic) freine la mobilité : “La mobilité est ensuite d’autant moins facile qu’un certain nombre de services (logement social, crèche, école) ne sont pas fournis par le marché mais ont le caractère d’un service public, et sont souvent caractérisés par un rationnement quantitatif (crèche, logement social) ou qualitatif (école)” (page 164). La formulation de cette idée reste par ailleurs ambiguë. Faut-il en conclure que si ces services étaient “fournis par le marché”, la mobilité serait plus forte ? On sait qu’aujourd’hui seulement 8% des enfants de moins de 3 ans sont accueillis dans les crèches alors que trois fois plus de parents souhaiteraient ce mode de garde. N’y a-t-il pas là une voie pour sortir de certains “pièges à inactivité” ? Et aussi pour favoriser un égal accès à l’emploi de toutes les femmes, et pas seulement des plus aisées.
18Car, il est un autre élément des politiques familiales que Jean Pisani-Ferry ne mentionne pas, c’est l’Aged (Allocation pour la garde d’enfant à domicile) dont le bénéfice ne concerne qu’une poignée de familles aisées (un peu plus de 60 000). Il s’agit là d’un mécanisme doublement inégalitaire. En termes de prestation d’abord : l’avantage monétaire procuré par l’Aged est en effet bien supérieur en moyenne au quasi salaire maternel que perçoivent les allocataires de l’Ape. Par ailleurs, ce dispositif a fortement encouragé le développement des emplois à bas salaire féminins. Aujourd’hui, près d’une femme à bas salaire sur cinq occupe un emploi d’assistante maternelle ou de gardienne d’enfants, et cette proportion n’a pas cessé d’augmenter, y compris sur la période récente, alors qu’elle était inférieure à 10% à la fin des années 1980.
19On débouche ici, à travers la question de la qualité des emplois, sur une critique plus générale et plus décisive du rapport. Dans son dernier chapitre, Jean Pisani-Ferry souligne que : “Aller au plein emploi n’implique pas de transformer des chômeurs pauvres en travailleurs pauvres. Cela ne consiste pas à partager une masse donnée de travail et de revenu entre un nombre plus grand de personnes. Ce n’est pas encourager la précarité, ni faire travailler les vieux contre leur gré. Ce n’est pas promouvoir en France le modèle social des États-Unis”. Et il est vrai que rien n’est ici écrit d’avance. Le problème, c’est que toutes les recommandations du rapport vont non pas dans le sens d’un plein emploi à la danoise, avec une volonté affirmée de promouvoir l’emploi stable et régulier, mais bien dans le sens d’un plein emploi précaire et, n’en déplaise à l’auteur, à l’américaine. La perspective que dessine le rapport de Jean Pisani-Ferry est donc celle d’une fuite en avant vers une société qui serait sans cesse davantage soumise aux impératifs marchands. Il est vrai que le marché reste asexué… même s’il est du genre masculin.
Notes
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[1]
Fondation Copernic, Pour le plein emploi - Critique du social-libéralisme, à propos du rapport Pisani-Ferry, février 2000 (document consultable à l’adresse suivante : http:// www. attac. org/ fra/ toil/ doc/ copernic. pdf).
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[2]
Voir par exemple Louise A. Tilly et Joan W. Scott (1987), Les femmes, le travail et la famille, tr. fr. Paris, Coll. Histoire, Rivages.
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[3]
Xavier Neil, Premières Synthèses, 98.02-n°09.1.
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[4]
Comme le remarquent Alain Bihr et Roland Pfefferkorn, le temps partiel concerne d’abord les femmes de moins de 25 ans, qui ne sont pas celles qui sont le plus écrasées par les charges domestiques, et les plus de 50 ans, qui en sont pour l’essentiel dégagées. Alain Bihr et Roland Pfefferkorn (2000), “Hommes-femmes, l’introuvable égalité”, Recherches et prévisions, n° 61, pp. 19-33.
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[5]
Alain Bihr et Roland Pfefferkorn, op. cit.
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[6]
Françoise Battagliola (1998), Des débuts difficiles - Itinéraires de jeunes parents de milieux modestes, CSU/IRESC0/CNRS.
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[7]
Faut-il supposer que ces travailleurs immigrés seraient, de surcroît, tous célibataires ?
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[8]
Le premier rapport du Cserc sur les allégements de charges sociales fournissait d’ailleurs sur cette question des informations éclairantes. Une annexe du rapport montre aussi que, malgré la reprise de l’emploi, les pratiques de déclassement à l’embauche ont continué de s’aggraver jusqu’en 2000, pour les titulaires de Cap, de Bep, de bacs techniques et de bacs généraux, et même pour les diplômés du second cycle universitaire (p. 281) ; seuls les titulaires de Bts ont vu leur situation s’améliorer. (Gautié et Nauze-Fichet (2000) : “Déclassement sur le marché du travail et retour au plein emploi”, Complément E).
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[9]
Pour une analyse critique détaillée, voir par exemple le chapitre 5 de la note éditée par la Fondation Copernic, op. cit.
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[10]
Note de la Fondation Copernic, op. cit. chapitre 2. Michel Husson (1999), Les ajustements de l’emploi, Editions Page deux, collection “Cahiers libres”, Lausanne.
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[11]
Anthony B. Atkinson et Gunnar V. Mogensen (1993), Welfare and Work Incentives : A North European Perspective, New-York, Clarendon, 1993.
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[12]
En mars 1998, le président du CNPF Ernest-Antoine Seillière proposait au gouvernement un double financement pour les emplois : les entreprises paieraient “à hauteur de ce que peuvent payer les clients” et l’État pourrait, le cas échéant, compléter ce salaire par “un revenu de solidarité” (La Tribune, 4 mars 1998). C’est exactement ce que fait la prime pour l’emploi.
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[13]
Aux États-Unis, l’impact d’un tel dispositif sur l’offre de travail a été quasiment nul : moins de 0,5 pour mille de l’emploi total.
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[14]
Voir à ce propos l’exemple de la Suède. Anxo Dominique et Johansson Mats (1995), “Les discriminations salariales en Suède”, Les Cahiers du Mage, page 26, 2/1995.
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[15]
Cédric Afsa (1996), “L’activité féminine à l’épreuve de l’allocation parentale d’éducation”, Recherches et prévisions, n° 46, pp. 1-8, décembre.
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[16]
Cédric Afsa, op. cit.