1Peut-on parler de la fin du chômage ou du retour au plein-emploi sans s’interroger sur la place des hommes et des femmes sur le marché du travail ? Aussi bizarre que cela puisse paraître, on peut le faire. Ils l’ont fait. Nombre d’économistes qui, depuis plusieurs mois, débattent du sujet ont eu cette prodigieuse capacité d’abstraction qui permet de traiter de l’emploi, de l’activité, du chômage, du sous-emploi, de la sous-activité et de la précarité au masculin neutre en faisant comme si le masculin se confondait avec l’universel.
2Qu’ils soient scientifiques ou médiatiques, économiques ou politiques, les débats qui ont entouré la re-découverte de la notion de plein emploi ont (presque) tous eu cette même pudeur : pas de sexe lorsque l’on traite de choses aussi sérieuses que l’emploi.
3Mais, justement, soyons sérieux : peut-on valablement réfléchir aux projections de la population active en omettant le rôle central que joue la croissance de l’activité féminine ? Est-ce bien raisonnable d’analyser la diminution du chômage sans regarder ce qu’il advient du sur-chômage féminin ? Peut-on véritablement s’interroger sur la nature du sous-emploi en laissant dans l’ombre la question des inégalités de sexe ? Est-il possible d’appréhender les frontières entre le non-emploi, le chômage découragé, l’inactivité contrainte sans tenir compte des logiques de genre ? Omettre ces interrogations, ce n’est pas oublier de poser le “problème” des femmes, sorte de variable facultative dont on peut faire un usage modéré et opportuniste. C’est se priver d’un des éléments de compréhension essentiels pour l’avenir de l’emploi. C’est contribuer à l’opacité du débat en parant le raisonnement d’un voile en forme de cache-sexe.
4Le rapport de Jean Pisani-Ferry [1] n’échappe pas à cette critique. Il n’est pas le seul, bien évidemment. Mais son texte a suscité suffisamment d’échos pour que l’on soit en droit de l’interroger sur les implications d’une logique économique aveugle au genre.
5Son ouvrage démarre sur une affirmation pleine de promesses : “le plein emploi n’est ni un rêve ni un slogan. C’est un projet” (p. 7). Il s’inscrit dans une dynamique qui, résolument, tourne le dos aux litanies sur la fin du travail : “la société du travail, c’est-à-dire une société où l’appartenance sociale se définit d’abord en référence au travail, reste notre horizon” (p. 59). Un de ses grands mérites est de s’interroger sur la définition même de ce projet de société nommé plein emploi, d’en tracer les limites et d’en désigner les zones de flou. De façon tout à fait pertinente, il décortique l’éventail des positions et des définitions du chômage structurel, du chômage de plein emploi, du Nairu [2] : quel est le taux de chômage à partir duquel on peut parler de plein emploi ? Où faut-il placer la barre ? En la matière, Jean Pisani-Ferry l’affirme bien volontiers, il n’y a pas de mesure incontestable car le sujet n’est pas de “nature technique” (p. 50).
6La réflexion s’élargit ensuite au-delà du chômage : quel que soit le seuil retenu, le taux de chômage n’est pas l’indicateur universel. “Le retour au plein emploi ne peut se résumer à la réduction du chômage” (p. 55). Cette affirmation salutaire ouvre la voie à un balayage des zones d’ombre et de flou situées aux marges du marché du travail mais au cœur des problèmes d’emploi : le sous-emploi et la sous-activité. Car, de fait, “la sous-activité s’est au fil du temps instaurée (…) à une échelle bien plus grande que ne l’indique la seule observation du taux de chômage” (p. 55).
7A partir de ce constat, auquel j’adhère pleinement, se posent plusieurs questions. Questions de définitions, tout d’abord. Qu’est-ce que le sous-emploi, qu’entend-on par sous-activité ? Ces notions sont-elles synonymes, se recouvrent-elles totalement, partiellement ou pas du tout ?
8Le sous-emploi, au sens où l’entendent l’Insee et le Bureau International du Travail caractérise les personnes qui “travaillent involontairement moins que la durée normale du travail dans leur activité et qui étaient à la recherche d’un travail supplémentaire ou disponible pour un tel travail” [3]. Selon Jean Pisani-Ferry, le sous-emploi se manifeste par “l’entrée tardive des jeunes dans la vie professionnelle, la chute précoce des taux d’activité après 50 ans ou l’ampleur du temps partiel contraint” (p. 170). La sous-activité se caractérise par la “prolongation artificielle des études, [la] multiplication des stages, [le] temps partiel contraint, [la] récurrence du chômage puis, à l’autre bout de la vie active, [les] préretraites ou dispenses de recherche d’emploi” (p. 55).
9Sous-emploi et sous-activité se confondent donc, partiellement au moins. On remarque par ailleurs que l’utilisation de la notion de sous-emploi va bien au-delà des définitions communément admises puisqu’elle inclut des situations qui relèvent de l’inactivité plus ou moins contrainte (fins de carrière précoces, entrées tardives sur le marché du travail).
10Cette confusion me semble de nature à brouiller le propos, tant au niveau de l’analyse de la situation qu’à celui des solutions proposées.
11Du point de vue de l’analyse, tout d’abord les différentes formes de sous-emploi et d’inactivité contrainte (préférons ce terme) proviennent de processus différents et touchent différentes catégories de population qui ici sont amalgamées : le sous-emploi issu du travail à temps partiel contraint et l’inactivité liée aux retraites précoces ne sont pas des réalités de même nature. Les réunir dans une même catégorie nommée alternativement sous-emploi ou sous-activité contribue à entretenir la confusion. Ce flou vient probablement du fait que si les politiques liées à l’âge (retraite, scolarité) sont clairement désignées comme telles (et souvent critiquées) les politiques sexuées sont très rarement analysées ou désignées comme telles. Ainsi, tout le raisonnement sur les passerelles entre Rmi et Smic (p. 128) fait-il totalement l’impasse sur le genre des smicard-e-s à mi-temps : n’y verrait-on pas plus clair si l’on disait d’emblée qu’il s’agit, pour ces dernier-e-s, essentiellement de femmes, et qu’une part importante du problème se joue dans les politiques d’incitation au travail à temps partiel ? De la même façon, lorsque Jean Pisani-Ferry s’attaque aux “pièges de l’inactivité” (p.120 et suivantes) il le fait de façon toute différente selon qu’il s’agit de l’inactivité liée à l’âge ou au sexe.
12Les politiques poussant à l’inactivité en fin de carrière sont analysées comme une “discrimination particulière” qui pénalise les travailleurs âgés. En revanche les incitations à l’inactivité féminine liée à l’Allocation Parentale d’Éducation (Ape) ne sont en aucune manière considérées comme de la discrimination. L’Ape, nous dit l’auteur, “répond à des objectifs de politique familiale qui ne sont pas en eux-mêmes critiquables (…) Il faut donc prendre garde à éviter les jugements de valeur” (p. 120).
13De sorte que le rejet vers l’inactivité qui est dénoncé lorsqu’il s’agit des travailleurs âgés, n’appellerait pas de jugement critique lorsqu’il s’agit des jeunes femmes.
14Cette dualité de jugement se retrouve dans les solutions préconisées.
15Sur la question de l’inactivité en fin de carrière, le propos est clair : “il faut mettre fin aux subventions aux retraits d’activité, il faut le faire de manière générale et irrévocable” (p. 127). En ce qui concerne l’Ape, rien de tel n’est proposé : ici, nous dit Jean Pisani-Ferry “l’économiste est souvent en position difficile pour porter un jugement assuré” (p. 120). Certes, l’Ape est un dispositif de politique familiale. Mais quand la politique familiale se fait politique d’emploi peut-elle laisser l’économiste indifférent ?
16Enfin et surtout si Jean Pisani-Ferry affirme que “le sous-emploi est d’abord un immense gâchis économique” (p. 57), son plaidoyer pour une croissance riche en emplois contourne pour une bonne part le problème de la nature et de la qualité de ces emplois. Alors que pendant près de vingt ans le sous-emploi issu du travail à temps partiel a crû et embelli chaque jour un peu plus pour venir grossir le nombre des travailleurs pauvres, la question est à peine évoquée, et jamais de façon sexuée : le travail à temps partiel n’est pas dépeint comme une forme d’emploi discriminante et par ailleurs “les cdd, l’intérim et le travail à temps partiel sont là pour perdurer” (p. 60).
17De fait, dans ce diagnostic d’ensemble sur la reprise de l’emploi, dans ce plaidoyer pour le plein emploi on cherche en vain la question des inégalités de sexe : où sont les femmes - et où sont les hommes, d’ailleurs ? Plus fondamentalement, que serait une société où le plein emploi se réaliserait au prix du sous-emploi structurel d’une partie du salariat féminin et de l’inactivité contrainte d’un nombre non négligeable de femmes ? Implicitement défini par rapport à l’emploi masculin, le plein emploi des Trente Glorieuses a existé grâce ou à cause de l’inactivité féminine. Le plein emploi du xxième siècle se construira-t-il sur la résignation au sous-emploi féminin ?
Notes
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[1]
Jean Pisani-Ferry, Plein emploi, les Rapports du Conseil d’analyse économique, n° 30, La Documentation Française, 2000.
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[2]
Non Accelerating Inflation Rate of Unemployment, c’est-à-dire “taux de chômage n’accélérant pas l’inflation”
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[3]
Insee, Enquête sur l’emploi, 1ers résultats. Pour une analyse plus approfondie de la notion de sous-emploi, cf. Claude Thélot, “Le sous-emploi a doublé en quatre ans”, Economie et Statistiques, nos 192-193, 1986.