1Depuis les années 1960, le comportement d’activité des femmes en France et en Allemagne s’est transformé fondamentalement : l’activité continue est devenue la norme (Maruani, 2000). En France, elle est surtout le fait des femmes mariées (ou vivant maritalement) avec enfant(s). En revanche, en Allemagne le statut matrimonial et le fait d’avoir des enfants, creuse toujours l’écart entre les femmes ayant une activité continue et celles qui sont intégrées partiellement au marché de l’emploi, comme l’ont montré des travaux de type quantitatif (Marry et al., 1998).
2Cet article entend analyser comment des emplois de la fonction publique contribuent à cette dynamique. Plus particulièrement, j’étudie le rôle d’un travail salarié féminin considéré comme peu qualifié à partir d’une analyse qualitative des rapports au travail et à l’emploi d’un sous-groupe de la catégorie socioprofessionnelle des employé(e)s, les opératrices au service des renseignements téléphoniques en France et en Allemagne (Georges, 2000 a) [1]. Comment expliquer la fixation durable, mais inégale entre ces pays, des femmes au sein du monde du salariat depuis la fin des années 1960 par l’étude de ces emplois tertiaires de la fonction publique ? En quoi le statut de ces emplois, et l’utilisation que les femmes en font, favorisent-ils leur insertion ? Quel sens prend l’activité professionnelle du point de vue des femmes ? C’est-à-dire, comment la conception qu’elles ont de leur activité professionnelle, et du hors-travail, contribue-t-elle à créer ou à déplacer les normes du comportement d’activité des femmes dans les deux pays (voire trois, avec l’ex-RDA) ? J’entends analyser la mise en place de ces nouvelles normes au sein d’une activité particulière au croisement d’une étude de la mobilité sociale (des femmes, mais aussi de leurs conjoints), de la sociologie de la famille, et de la sociologie du travail. Comme Margaret Maruani, je distingue dans l’analyse le travail, défini comme “l’activité de production de biens et de services et l’ensemble des conditions d’exercice de cette activité” et l’emploi, entendu comme “les modalités d’accès au marché du travail et la traduction de l’activité laborieuse en termes de statuts sociaux” (Maruani 1989, 1993) [2]. J’étudie le milieu socioprofessionnel des emplois féminins non techniques, de bas statut, de l’opérateur français des télécommunications qui a détenu le monopole sur le téléphone jusqu’à peu, et l’activité de ces femmes [3].
3Je me suis intéressée au groupe le plus stable : en effet, le choix d’un échantillon non-représentatif d’opératrices en fin de “carrière”, ainsi que de quelques “jeunes”, exclut toutes celles qui ont pu grimper les échelons hiérarchiques au sein ou en dehors de l’administration des P.T.T., et celles qui se sont reconverties ou sont devenues inactives. Elles font partie de cette première génération de femmes en France qui ont des trajectoires d’activité continues (Battagliola, 2000, p. 82-83) ; entrées dans la vie active à la fin des années 1960 et au début des années 1970, elles ont passé la totalité de leur vie active au sein de l’administration des P.T.T. Par définition, les femmes qui ont réalisé une carrière professionnelle, ainsi que celles qui se caractérisent par un rapport au travail instable, ne constituent donc pas l’intérêt principal de cette étude. Par ailleurs, j’ai surtout voulu faire apparaître une grande variété de cas de figure (d’hommes et de femmes, d’anciens et de jeunes, d’origines sociales, régionales et ethniques différentes) et montrer de quelle manière ils construisent leur rapport au travail et à l’emploi. En revanche, ce panorama n’a pas l’ambition d’être exhaustif, ni représentatif du personnel des P.T.T., et encore moins de la fonction publique, mais tente de mettre en lumière comment une certaine catégorie de femmes transforme ses normes en matière de comportement d’activité, au travers de ces emplois, dans l’espace d’une génération seulement.
Encadré méthodologique
4En effet, nous sommes arrivés en France à une situation où “le modèle dominant n’est plus celui du choix (travail ou famille) ; il n’est plus celui de l’alternance (travailler, s’arrêter, retravailler), mais celui du cumul. Le taux d’activité des femmes de 25 à 49 ans est de 80%, quand il n’était que de 40 % dans les années 1960” [5]. En revanche, en RFA, nous n’en sommes pas là : au début des années 1990, bien que le taux d’activité des femmes de moins de 45 ans soit de 61,7 %, celui des femmes avec des enfants de moins de 18 ans est seulement de 51,9% [6]. Comme le conclut Catherine Marry, “ainsi, en 1991, la figure dominante de la femme active en France est celle de la femme mariée et mère de famille (51,6 % des actives), en Allemagne celle de la femme, célibataire ou mariée, sans enfants (55,2%)” [7]. La courbe bimodale de l’activité féminine, ou l’activité discontinue, c’est-à-dire des femmes qui s’arrêtent de travailler au moment de l’éducation des enfants (et reprennent souvent à temps partiel), y existe encore, contrairement à la France où à partir des années 1960 le seuil de l’arrêt de travail des femmes est passé du premier au troisième enfant. La continuité de l’activité professionnelle y est devenue la norme. En ex-RDA, l’activité continue des femmes était également la règle (en 1989, 85% de toutes les femmes entre quinze et soixante ans étaient actives, comparées à 55% des femmes en RFA). La plupart d’entre elles avaient au moins un enfant (90%) [8].
5A partir de la comparaison de deux (trois) populations, j’aborde la construction du rapport à l’emploi des femmes sous trois angles. La mobilité sociale est abordée à partir du rapport des femmes à leur carrière, mais aussi à celle de leurs conjoints, et du type d’union matrimoniale [9]. Cette approche prend en compte la sociologie de la famille portant sur le comportement matrimonial, la répartition des rôles au sein du couple et l’influence des naissances des enfants. Un troisième axe, consacré à la sociologie du travail, aborde les différences de statut [10], de modes de recrutement [11], et de conditions de travail, mais surtout les avantages que procure le statut d’emploi aux femmes. Il s’en dégage une certaine conception de l’activité qui repose la question de la pertinence de la distinction du “travail” et du “hors-travail” du point de vue des femmes. L’idée de départ est que les femmes peuvent dans une certaine mesure infléchir les conditions d’exercice de leur activité dans ces emplois de bas statut en France, contrairement à l’Allemagne, à la fin des années 1960 et jusque dans les années 1980 : elles contribuent à la construction sociale de l’activité. Les employées françaises ont une marge relativement grande de négociation informelle des conditions d’exercice de l’activité. Par exemple, à condition d’accorder peu d’importance au contenu du travail, elles peuvent, dans la limite d’un emploi disponible, choisir leur localisation géographique. Mais aussi, à l’intérieur d’un même pays, c’est-à-dire dans les deux parties de l’Allemagne, le sens de cet emploi diffère fondamentalement aux yeux des femmes : dans les anciens Länder, le statut d’emploi permettait notamment, à la différence des emplois situés dans le secteur privé, d’arrêter temporairement de travailler sans pour autant perdre la garantie de l’emploi. En revanche, dans les nouveaux Länder, cette caractéristique constituait la règle. Au contraire, des emplois peu prestigieux, en raison de leur caractère “non-productif”, étaient toujours disponibles. Ainsi, la comparaison des avantages relatifs de ces emplois aux yeux des femmes dans les trois pays, donne à penser la particularité de ces emplois par rapport au secteur privé.
6A partir d’une présentation succincte des emplois de la fonction publique, l’analyse montrera les différentes modalités d’accès à ces emplois et leurs enjeux, “Concours de circonstances ou stratégie féminine ? L’entrée aux P.T.T.” (A) et leur utilisation par les femmes, “Le poids des trajectoires professionnelles sur le couple” (B).
Le poids du secteur public en France et en Allemagne [12]

Le poids du secteur public en France et en Allemagne [12]
7Le service des renseignements téléphoniques était l’une des activités féminines situées au bas de l’échelle des classifications des P.T.T. en France. Ces emplois constituaient le début de la carrière du service général non-technique. Généralisés sur l’ensemble du territoire [13] au début des années 1970 lors de l’automatisation du téléphone, les renseignements étaient donnés auparavant de façon annexe par les opératrices de la commutation manuelle. Les opératrices du téléphone étaient recrutées par concours sur des connaissances générales [14]. Sans affectation précise, elles avaient accès à une multitude d’emplois, comme l’accueil au guichet de la poste, les centres de traitement des chèques postaux, les services de perforation des cartes informatiques et les renseignements. Ces activités hétérogènes se caractérisaient par une faible mobilité hiérarchique mais par une forte mobilité horizontale des personnes. Au service des renseignements, il n’était pas exceptionnel que les opératrices soient titularisées après une période d’auxiliariat plus ou moins prolongée. Elles ne bénéficiaient pas de formation particulière, mais apprenaient l’activité sur le tas. Actuellement, le service est toujours rendu par des opératrices titulaires : 90% ont le statut de fonctionnaire et environ 70% sont des femmes (c’est la raison pour laquelle le terme “opératrice” est employé de manière générique). Cependant, depuis la réforme des statuts de 1990 [15], les opératrices au service des renseignements sont recrutées et affectées à ce poste. Ce changement s’accompagne d’une mutation des modes de gestion des carrières des agents. Cependant, à l’inverse des études menées en sociologie des organisations qui ont tendance à expliquer les phénomènes observés par des réorganisations institutionnelles et des changements statutaires (Giraud, 1987) je montrerai que la réorganisation du travail, comme la formalisation des aspects relationnels de l’activité, modifie le service rendu à l’utilisateur. Cette supposition paraît d’autant plus possible que les opératrices bénéficient effectivement d’une relative stabilité de la relation d’emploi.
8En France, cette ancienne main-d’œuvre résiduelle, les agents d’exploitation féminins désaffectés lors de l’automatisation du téléphone à la fin des années 1960 et reconvertis en partie aux centres de renseignements téléphoniques, a traversé une période d’automatisation longue. Promise à la disparition avec la généralisation de l’annuaire électronique dans les années 1980, cette catégorie bénéficie actuellement d’une conjoncture extrêmement favorable avec le relancement des centres d’appel [16]. En revanche, l’opérateur historique allemand des télécommunications a réduit les effectifs de son service des renseignements [17]. Par ailleurs, aux États Unis, cette activité a subi une automatisation quasi complète.
Concours de circonstances ou stratégie féminine ? L’entrée aux P.T.T.
9La comparaison entre la France et l’Allemagne montre une similitude initiale des milieux socioprofessionnels d’origine des futures opératrices : la plupart du temps, il s’agit des couches moyennes inférieures du secteur public et privé, et dans quelques cas, de femmes d’origine ouvrière ou paysanne. En revanche, les modalités d’accès à ces emplois, c’est-à-dire la relation entre le diplôme, l’origine sociale et géographique et le type d’entrée dans l’administration, divergent d’un pays à l’autre.
10Les jeunes femmes ont un niveau scolaire relativement élevé pour l’époque (en France, au moins le BEPC, mais souvent le niveau “première”, en Allemagne la “Mittlere Reife” (10 ans de scolarité)). On rencontre dans les deux pays des cas de reconversion, mais il existe en France seulement des opératrices plus diplômées que la moyenne qui rentrent assez tardivement au sein de la fonction publique. Formellement, l’accès à ces emplois administratifs est soumis à la réussite au concours d’agent d’exploitation du service général. En effet, conformément au statut général de la fonction publique française de 1946, la réussite au concours requiert une mobilité géographique. Cependant, à partir de la fin des années 1950 s’instaure une zone de flou entre l’administration et les candidates aux postes d’agents d’exploitation féminins à pourvoir. L’administration exerce notamment un contrôle plus faible sur la qualification de ses agents (sanctionnée dans un premier temps par le diplôme requis pour la présentation au concours [18], et dans un deuxième temps par sa réussite).
11Les critères “laxistes” de recrutement accordent une plus grande importance aux pratiques des agents. Le prestige de ces emplois est globalement assez faible pendant la période des années 1960 de relative pénurie de main d’œuvre. Rarement un choix professionnel délibéré, l’entrée dans ces emplois administratifs, ainsi que leur apprentissage, se fait progressivement et en passant par plusieurs statuts, même pour celles qui présentent leur entrée aux P.T.T. comme un “choix professionnel” relatif. Les agents acceptent de maintenir le statut d’auxiliaire pour une période plus ou moins prolongée en échange d’une dérogation à la règle de la mobilité géographique (liée au concours).
12La plupart des femmes ont accès à ces emplois après en avoir exercé d’autres et/ou tardivement, et sans passer de concours au départ. L’accès à une certaine stabilité socioprofessionnelle et à un statut social constitue un enjeu, notamment pour les personnes issues des couches populaires (milieux ouvriers) [19] et de familles nombreuses (5 enfants ou plus) [20], comme pour les quelques opératrices qui ont grandi dans des familles monoparentales [21] ou sans parents (une personne est orpheline et une autre a été placée dans une maison de correction). Dans quelques cas, les femmes se retrouvent seules à assumer le revenu du ménage après une rupture familiale. Pour ces femmes, les conditions d’exercice de l’activité prennent toute leur importance si on les compare à d’autres emplois d’exécution moins stables (par exemple vendeuse) et avec des conditions de travail moins avantageuses. L’entrée dans l’administration peut aussi représenter à leurs yeux l’accès à un marché de l’emploi interne, porteur d’autres possibilités par la suite. Comme tous les emplois administratifs, ils exercent également un certain attrait sur les personnes originaires des Département d’Outre Mer. Les rares candidates au concours d’AEX (agent d’exploitation) féminin, sont pour la plupart des élèves qui n’ont pas réussi à aller jusqu’au baccalauréat (ce qui leur aurait permis de se présenter directement aux concours du grade B), bien qu’un niveau “première” ne soit pas rare. Il s’agit souvent d’une alternative envisagée seulement après avoir échoué à des options jugées meilleures, l’École Normale d’institutrices dans le meilleur des cas. Ce travail de bureau bénéficie néanmoins d’un certain prestige social en comparaison avec le travail agricole.
13En revanche, en Allemagne occidentale, les jeunes femmes sans difficultés scolaires ne tardent pas à rentrer dans l’administration pour apprendre un métier. Elles ont un niveau d’éducation générale moins élevé qu’en France (“Mittlere Reife”). Équivalent à dix ans de scolarité, ce diplôme permet d’accéder au lycée. Cependant, ce diplôme constitue le niveau qui permet traditionnellement d’apprendre un métier. En effet, l’orientation socioprofessionnelle s’effectue très tôt en Allemagne : à l’âge de 10 ans, à la sortie de l’école élémentaire (4 ans), les élèves optent soit pour des études de l’enseignement général plus longues conduisant au Abitur (baccalauréat), obtenu au lycée après 13 ans d’études, soit pour un enseignement général plus réduit à la Realschule (l’école moyenne), qui conduit après 10 ans d’études au diplôme du Mittlere Reife, soit pour la Hauptschule (l’école principale), avec une durée totale des études de 8 ans. Le Mittlere Reife pouvant également être obtenu au lycée, il constitue une possibilité de reconversion pour des élèves avec de moins bons résultats scolaires, qui ne vont donc pas aller jusqu’au baccalauréat, vers l’apprentissage d’un métier au sein d’une Berufsschule (école professionnelle qui alterne avec l’apprentissage en entreprise), voie moins prestigieuse. Dans ce sens, l’orientation socioprofessionnelle vers un métier de col blanc au sein de l’administration constitue une bonne alternative, surtout pour une fille, au déclassement social au travers de l’apprentissage d’un métier manuel, qui est le débouché principal à ce niveau d’études.
14Les futures titulaires de la fonction publique (Beamte) qui ont choisi la carrière du service moyen non technique (Laufbahn des nichttechnischen mittleren Dienstes) [22] suivent une formation polyvalente pendant une durée variable, entre trois à cinq ans en tant que “stagiaire”. A l’issue de cette période, l’administration locale leur propose une titularisation [23] (parmi les opératrices du téléphone, en métropole seul un tiers sont titulaires, en province deux tiers). Surtout en province, ce choix professionnel est pour les filles de notables locaux (directeur de lycée, chef d’une entreprise de plus de 100 employés) une orientation professionnelle très convenable pendant la période des années 1950 jusqu’au début des années 1970. Pour elles, à l’inverse de la France où le diplôme l’emporte sur l’origine sociale, l’accès à ces emplois signifie essentiellement l’accès à “une situation”, c’est-à-dire à un statut socioprofessionnel qui correspond à leur origine sociale. Ainsi, quoiqu’elles n’aient pas été obligées de le faire pour préserver la sécurité de leur emploi, elles n’ont pas hésité à se faire titulariser, acte essentiellement symbolique [24]. En effet, comme l’ont déjà noté les travaux classiques sur la Politique d’éducation et organisation industrielle en France et en Allemagne (Maurice et al., 1982) pour les années 1950-70 (période de scolarisation des femmes en question), la sélectivité sociale au moment de l’orientation vers une des filières de formation générale, c’est-à-dire à l’issue de l’école élémentaire, est tellement forte, que la filière la plus noble de l’enseignement secondaire long (le lycée) est “de fait pratiquement fermée aux enfants dont les parents exercent un métier manuel” (p. 57). Cependant, même des enfants de catégories supérieures et intermédiaires du secteur privé subissent les conséquences de ce phénomène. A l’inverse de la France, où l’enseignement secondaire se caractérise par une assez grande ouverture sociale au départ et un taux d’échec de plus en plus élevé vers la fin, la promotion sociale au travers de la réussite scolaire ne constitue pas une possibilité. Notamment pour les femmes, l’investissement scolaire ne peut donc ni constituer une stratégie de mobilité sociale, ni permettre d’atteindre une certaine stabilité socioprofessionnelle, comme en France. En ce sens, même si l’orientation vers la fonction publique et le concours n’ont pas une incidence visible sur la carrière professionnelle des femmes, ils leur permettent de maintenir les acquis en termes de statut social qu’elles ont par leur origine, indépendamment des pratiques matrimoniales. En particulier en province, il s’agit d’une logique de préservation. En Allemagne orientale, le niveau scolaire ne semble pas être un critère déterminant non plus. D’un niveau scolaire comparable à celui des jeunes femmes à l’Ouest (dix ans d’études), leur origine sociale est plus modeste. Les parents sont actifs, contrairement à l’Ouest, et occupent des positions d’employés et d’ouvriers. Il s’agit cependant d’un des rares métiers féminins par apprentissage disponibles à l’époque : l’apprentissage du métier de téléphoniste est sanctionné par un diplôme professionnel, le “Facharbeiter”, reconnu également par d’autres entreprises. En ex-RDA, travailler dans l’administration, dans une entreprise, une collectivité ou auprès du conseil des ministres fait certes une différence en terme de prestige social, mais pas en terme de stabilité [25].
15En Allemagne, comme en France d’ailleurs, les trajectoires de reconversion sont cependant le type d’accès le plus répandu. Pour ces femmes qui ont vingt ans au moins au moment de leur arrivée dans l’administration, celle-ci constitue une nette amélioration par rapport à leur situation socioprofessionnelle antérieure. Nées pendant la guerre, elles sont toutes issues de familles monoparentales, c’est-à-dire qu’elles ont grandi sans leur père (enfants de veuves de guerre, de parents divorcés ou de père décédé quand elles étaient encore jeunes). Elles ont donc toutes commencé à travailler précocement : celles qui sont originaires de l’Allemagne de l’Ouest ont un niveau scolaire plus élevé, elles ont obtenu leur “Mittlere Reife”, tandis que celles originaires de l’ex-RDA se sont arrêtées à la fin de la scolarité obligatoire, la “Volksschule” après huit ans d’études, bien que le niveau de scolarité des femmes berlinoises soit généralement supérieur à celui des femmes issues des zones rurales. J’ai rencontré ces trajectoires de reconversion exclusivement dans la population urbaine des anciens Länder, et parmi la population rurale des nouveaux Länder. En ville, où les possibilités sont a priori plus larges, ces emplois constituent une possibilité de reconversion pour celles qui ont accompli d’autres activités dont les conditions de travail sont considérées comme plus pénibles, mais ils permettent surtout aux femmes de mettre en œuvre des stratégies de reprise du travail et/ou d’autonomie individuelle par rapport à leur situation personnelle et/ou à l’issue d’un parcours social marqué par le déclassement (avec ou sans l’acquisition du statut de fonctionnaire). Pour les femmes originaires d’une zone rurale déshéritée de l’ex-RDA, le changement par rapport aux conditions de travail dégradantes associées aux activités accomplies précédemment, est un élément qui a d’une manière générale plus de poids que la situation personnelle ou familiale. A l’Est, la situation familiale peut également être un facteur qui intervient sans que, toutefois, les femmes lui accordent un statut important. En comparaison à l’Ouest, les emplois présentent un attrait moindre puisqu’ils se différencient peu d’autres emplois disponibles par les conditions d’exercice de l’activité, c’est seulement le contenu de travail qui est différent. En effet, le statut de cette activité semble être plus bas que dans les anciens Länder : celles qui exercent ces emplois encore à l’époque actuelle sont toutes d’origine populaire.
16La comparaison des origines socioprofessionnelles a montré une grande similitude entre les deux (trois) pays : il s’agit dans les trois cas, d’une part d’un emploi de reconversion (professionnelle) envisagé en raison de son statut et des conditions d’exercice qui y sont associées (en France et en partie en RFA), d’autre part en raison de la nature du travail (en France et en ex-RDA). Cependant, il peut également s’agir d’un choix professionnel opéré à la sortie de l’école essentiellement à cause du statut de l’activité (en France et RFA), mais aussi en l’absence d’autres possibilités professionnelles “convenables” pour une jeune fille dans les années 1960. En revanche, en France, cette orientation récompense un investissement scolaire prolongé, tandis qu’en Allemagne, le statut social d’origine et celui des emplois de la fonction publique prévalent dans l’orientation plus précoce vers l’apprentissage du métier de téléphoniste. Dans tous les cas de figure, il s’agit d’une orientation socioprofessionnelle qui ouvre aux femmes des espaces de liberté et des marges d’action souples pour mener leur trajectoire socioprofessionnelle ultérieure.
Le poids des trajectoires professionnelles sur le couple
17En dépit de la relative similitude du statut de ces emplois en France et en Allemagne, c’est l’analyse des trajectoires socioprofessionnelles des opératrices qui permet de mettre en évidence la façon dont ces emplois contribuent aux différences du statut de l’activité féminine dans ces pays. En effet, même si la plupart des opératrices ne font quasiment pas de carrière professionnelle au sens propre du terme, la comparaison des trajectoires dans les deux pays permet de montrer une plus grande intégration des frontières entre le travail et le hors-travail en France. L’analyse des carrières socioprofessionnelles des femmes confirme cette hypothèse et montre les limites des deux (voire trois) pratiques nationales.
18En France, les femmes ayant fait une carrière horizontale ont avancé à l’ancienneté sur l’échelle indiciaire de la fonction publique, y compris la plupart du temps pour accéder au grade de “contrôleur” (et sans exercer des fonctions différentes). Actives pendant toute leur vie, elles ont néanmoins souvent alterné avec des périodes de cessation du travail (la “prise de disponibilité”). Elles sont (ou ont été) en majorité mariées et ont des enfants. Leurs conjoints sont pour une grande part dans la fonction publique, dans des EPIC (établissement public industriel ou commercial) ou ont fait une carrière au sein de grandes entreprises nationales [26]. Si au moment du mariage ils n’ont pas une origine sociale supérieure à leur épouse, ils ont en grande partie réalisé une ascension sociale par promotion professionnelle.
19Pour l’ensemble des femmes qui sont restées dans des emplois situés en bas de l’échelle au même niveau hiérarchique, l’exercice de l’activité professionnelle occupe une place importante dans leur vie, surtout en termes de sociabilité en dehors du cadre domestique. Cependant, dans l’analyse des trajectoires socioprofessionnelles et de la construction du rapport à l’emploi des femmes, je m’intéresse davantage aux aspects de mobilité sociale. Ainsi, la valeur qu’elles accordent à l’activité professionnelle est indissociable du mode de vie qu’elle peut procurer au couple : il peut permettre une ascension sociale [27].
20Le mode d’interaction entre les deux trajectoires socioprofessionnelles du couple fonde la mobilité sociale ascendante de la famille en France : dans le premier cas de figure, l’activité professionnelle de la femme est rythmée par la carrière masculine. Ainsi, la mobilité géographique de l’épouse (suite à des mutations et/ou des prises de “disponibilité”, accordées aux titulaires ainsi qu’aux auxiliaires à certaines périodes) est généralement motivée par la mobilité géographique contrainte de son conjoint, condition de sa promotion. Cependant, dans le deuxième cas, les deux conjoints ont une origine sociale similaire, la femme est le moteur de la mobilité sociale du couple au travers de sa relation à l’emploi : un rapport au travail extrêmement stable s’associe à la mobilisation des avantages qui procurent ces emplois selon les priorités de la vie familiale, comme le choix du lieu géographique de travail. Le couple utilise alors les avantages liés au statut de la fonction publique pour adopter un mode de vie orienté en fonction des relations familiales et non de la carrière professionnelle de l’un ou de l’autre membre du couple. Ils mènent tous les deux une trajectoire professionnelle horizontale et une vie de couple rythmée par les événements extraprofessionnels. La mobilisation des conditions de travail tourne alors autour de ce projet de vie.
21Dans le troisième cas de figure, le statut d’emploi permet d’éviter les risques d’une pratique de mobilité sociale qui tourne autour de la carrière du conjoint : la sécurité de l’emploi limite la dépendance de la femme (ou de l’homme) par rapport au conjoint, même si elle cesse temporairement de travailler (prise de “disponibilité”). Il peut permettre de préserver une forme d’autonomie et/ou assurer le maintien d’un certain niveau de vie après la perte du conjoint (décès ou séparation). Dans le quatrième cas, similaire au précédant, le statut d’emploi, et les garanties qu’il procure, est valorisé directement lors d’une nouvelle association matrimoniale. Le statut de fonctionnaire permet tout au long de la trajectoire des redéfinitions du projet de vie du couple - ou de la personne titulaire.
22Plus concrètement, notamment dans le premier cas mentionné ci-dessus, l’activité professionnelle devient une ressource pour le projet de vie au travers des relations établies entre la sphère du travail et celle du hors travail. La mobilité géographique joue un rôle clef dans cette stratégie : les périodes de cessation du travail permettent de réaliser une mobilité géographique “choisie” des femmes. Par exemple, les possibilités de prendre une disponibilité peuvent coïncider à la fois avec l’éducation des enfants en bas âge et favoriser la carrière professionnelle du conjoint. De même, au moment de la réintégration au sein de l’administration, le choix de l’affectation dans un emploi subalterne et le fait de retarder la préparation du concours sont autant de stratégies pour éviter une mobilité géographique contrainte.
23Au-delà de cette utilisation indirecte des avantages statutaires, les avantages constituent également une sorte de “dot” lors du mariage, permettant une ascension sociale par le biais de l’association matrimoniale, comme dans le quatrième cas évoqué. Concrètement, la sécurité de l’emploi, et la possibilité de reprendre le travail d’une manière assez souple à la demande, garantit un revenu familial sûr tout en permettant la réalisation d’un projet professionnel risqué, comme la mise à son compte du conjoint. La sécurité de l’emploi rééquilibre également l’apport des deux conjoints au projet familial de mobilité sociale et le revalorise. Ainsi, le rapport à l’emploi ne peut se comprendre qu’en tenant compte de la manière dont les femmes utilisent la stabilité de l’emploi et les autres avantages statutaires pour réaliser leur projet de vie et de mobilité sociale.
Quatre cas de figure
24En Allemagne, où j’ai également pu différencier quatre types de femmes notamment en fonction de leur statut matrimonial et leur origine géographique, le premier cas de figure concerne les femmes restées au bas de l’échelle qui sont mariées. Leur union matrimoniale ne leur procure pas de mobilité sociale ascendante notable, à l’inverse de la France. Dans un cas emblématique de ce groupe, l’origine sociale de l’épouse est supérieure à celle du conjoint, qui occupe cependant un statut professionnel supérieur au sien. L’intégration de cette femme originaire de la RFA au marché du travail est partielle, inspirée d’une stratégie familiale. Elle bénéficie d’une certaine promotion à l’ancienneté, mais à un rythme ralenti en raison de son intégration partielle au marché de l’emploi. En effet, elle a repris le travail à temps partiel suite à un arrêt de travail pendant quelque temps, itinéraire typique des femmes mariées avec enfant en RFA [28] (la durée maximale de “prise de disponibilité” accordée aux fonctionnaires dans les années 1980 est de douze ans, c’est-à-dire de congé sans solde). Cependant, les femmes dans ce premier cas de figure disposent de savoir-faire différents de ceux des opératrices en début de carrière : leur investissement professionnel est important sans qu’il soit récompensé par une promotion.
25Un deuxième type de femmes se caractérise par leur arrivée plus tardive dans l’activité, après un parcours de reconversion professionnelle : dans un cas, il s’agit d’une femme divorcée et mariée en deuxième noces avec un homme d’une origine sociale inférieure (un ouvrier qui travaille aussi dans l’administration des postes et télécommunications). Elle a, comme d’autres femmes de ce groupe qui sont également divorcées ou veuves encore jeunes, et malgré l’absence d’une carrière professionnelle ascendante, établi un rapport au travail extrêmement positif, surtout en raison des relations de sociabilité qui se sont nouées au travail. D’une manière générale, ce rapport au travail correspond à une période de stabilisation socioprofessionnelle. Elles sont toutes impliquées professionnellement. Les femmes vivant dans la partie située à l’Ouest de Berlin, ont néanmoins une vie extraprofessionnelle importante, liée en partie aux relations nouées au travail.
26Il s’agit en fait d’un sous-groupe du type précédent : le travail dans le service des renseignements assure aux femmes issues des anciens Länder, et plus particulièrement de Berlin, une indépendance retrouvée. J’ai rencontré un certain nombre de femmes au profil comparable, pour lesquelles la conquête d’une activité stable coïncide avec une reprise d’autonomie (souvent après une période familiale d’interruption de l’activité), avec ou sans un nouveau conjoint. Ces femmes se caractérisent par l’importance accordée à leur vie extraprofessionnelle, rendue possible par la liberté du choix des horaires de travail, ainsi que par la sécurité matérielle que leur procure leur emploi. Elles préfèrent toutes des horaires tardifs (en soirée), afin de pouvoir bénéficier de la journée pour d’autres activités. La possibilité d’obtenir des journées libres en échange du travail le week-end constituait pour elles un avantage important car cela leur permettait de voyager beaucoup. Les relations avec les collègues, au travail et en dehors, occupent une place importante dans leurs représentations de l’activité (elles se retrouvent régulièrement en soirée au café en face du centre de renseignements téléphoniques). Les horaires de travail communs leur permettent notamment de former un collectif et d’entretenir des relations privilégiées. Ainsi, pour elles, le statut de l’emploi va de pair avec un certain mode de vie.
27Un quatrième groupe comprend les femmes issues des nouveaux Länder, qui vivent dans les régions rurales. Bien que les opératrices n’aient pas de promotion, elles s’investissent fortement dans le travail. Leur vie s’est construite autour de leur activité professionnelle, lieu de sociabilité et d’activités communes important, surtout avant la réunification. Ces femmes se montrent très attachées à l’exercice de leur activité et à sa continuité. Le statut social de leur activité s’est trouvé également revalorisé du fait de la hausse du chômage des femmes dans les anciens Länder après la réunification, et en raison de la situation précaire des femmes seules et des familles monoparentales [29].
Les carrières professionnelles et leurs différences au niveau national
28Il a été montré jusqu’ici une relative similitude des origines et des trajectoires socioprofessionnelles des femmes en France et en Allemagne. Or, il est apparu que ces emplois de la fonction publique constituent surtout en France l’aboutissement d’une scolarité prolongée. L’ancrage des femmes dans le monde du travail y est plus fort : les domaines du travail et du hors-travail sont plus étroitement liés, notamment au travers de la mobilité sociale par le biais des carrières des conjoints. Dans ce contexte, la façon de jouer de la mobilité géographique, particularité de la fonction publique française, est centrale.
29En revanche, des différences plus profondes concernant le rapport à l’emploi des femmes dans les trois pays se font jour quand on analyse quelques carrières professionnelles. Les carrières sont symptomatiques du comportement d’activité des femmes et du statut de l’activité professionnelle en France et en Allemagne.
30En effet, dans le premier cas il s’agit d’une femme française, Nadine, qui a fait une carrière en passant temporairement du moins par le service des renseignements (où elle a été interviewée) qui est mariée et a des enfants. Comme les femmes restées au même niveau hiérarchique, elle est mariée avec un fonctionnaire. En revanche, comme son époux a un niveau social supérieur au sien au moment du mariage, et qu’il ne réalise pas une carrière ascensionnelle, elle bénéficie des conditions d’exercice de ces emplois de bas statut (choix de la localisation de l’emploi, des horaires) pour réaliser sa promotion professionnelle. Les congés de maternité lui procurent une possibilité supplémentaire pour acquérir des connaissances : les naissances des enfants (trois) et les concours s’enchaînent.
Ainsi, Nadine, née en 1953 à Lyon, orpheline, est en première année de droit à la Faculté à Lyon au moment où elle s’engage comme auxiliaire aux P.T.T. aux chèques postaux pour financer ses études. Elle se marie la même année, à 19 ans, en 1972, avec un enseignant de l’enseignement secondaire originaire d’Afrique du Nord. Elle cesse ses études pour se présenter au concours interne de contrôleur des P.T.T. Elle est affectée comme opératrice à l’Interurbain à Paris. Ses deux premiers enfants naissent de manière rapprochée (1972 et 74) et elle travaille en soirée pour pouvoir les garder avec son mari, tout en se préparant à passer le concours d’inspecteur. À 26 ans, en 1977, elle est nommée dans un bureau de poste, où elle encadre une équipe de facteurs et le tri et accueille les clients ayant des réclamations. En même temps, elle suit une formation permanente. À 30 ans, après avoir réussi le concours d’inspecteur principal, elle devient gérante d’un petit bureau de poste (un bureau annexe), moment de la naissance de son troisième enfant. À 34 ans, elle obtient un détachement de l’administration pour passer deux ans à l’ENA, période après laquelle la famille déménage à Pau où elle est nommée à la direction des collectivités territoriales. Deux ans plus tard, son mari est muté à Paris. Elle demande sa réintégration aux P.T.T. et est nommée adjointe à la direction dans le centre de la commutation en 1991 où elle avait débuté, transformé depuis en centre de renseignements. Après la fermeture de ce centre, elle suit une partie des employées reversées dans un autre CRT et devient chef de centre [30] en 1994.
32Cette carrière exceptionnelle repose sur un rapport à l’emploi extrêmement fort et sur la façon dont cette femme détourne des éléments qui auraient pu jouer contre sa réalisation professionnelle, comme les naissances des enfants ou la différence sociale avec son conjoint. Tous deux utilisent les avantages que procurent ces emplois de manière à concilier l’activité continue du conjoint et la carrière de l’épouse. Par ailleurs, cette ancienne opératrice joue pleinement des possibilités de mobilité de la fonction publique, y compris entre les différentes administrations. Il faut cependant noter que l’investissement consenti par Nadine dans son activité professionnelle est très important en comparaison d’une carrière qui aurait pu être plus ascensionnelle.
33En Allemagne, les carrières professionnelles ascendantes atteignent un niveau hiérarchique moins élevé qu’en France, celui des surveillantes dans les centres. Je n’ai pas rencontré de femmes chefs de centre, comme en France. Cependant, même à ce faible niveau hiérarchique, les différences sont fondamentales : en RFA, les surveillantes sont des femmes célibataires, qui se sont orientées vers la carrière du fonctionnaire à l’issue de leur scolarité, tandis qu’en ex-RDA, il s’agit de femmes mariées avec enfant(s). De plus, en Allemagne occidentale, on observe un surinvestissement au travail.
34Ainsi, Ingrid, issue des anciens Länder, illustre bien ce premier cas de figure. Elle a un rapport au travail positif et s’investit fortement au niveau professionnel, en particulier dans le domaine technique (l’introduction de l’informatique, la formation). Par ailleurs, elle a transité par d’autres services demandant des savoir-faire supplémentaires, comme le centre de renseignements internationaux. La trajectoire de cette surveillante (“Aufsicht”) montre à quel point cette promotion peu ascensionnelle demande l’accomplissement d’une large gamme de tâches [31]. En revanche, le faible rendement professionnel va de pair avec des conditions de travail avantageuses (l’importance du temps libre, par exemple).
A 27 ans, en 1964, deux ans après sa titularisation, Ingrid est promue à l’ancienneté “Fernmeldesekretärin” et à 32 ans, en 1969, au grade de “Fernmeldeobersekretärin” en raison de son “aptitude particulière” (la maîtrise de l’anglais). Elle est mutée au service de la commutation internationale la même année.
En 1970, ce centre ferme et elle opte pour le service des renseignements en raison des horaires de travail : “Il y avait des postes dans le service des abonnements, de la facturation, on pouvait aller au service des annuaires, qui s’occupe de la réactualisation, “toi, tu peux aller là, et toi, tu peux aller au service de la construction”, etc. Dans la plupart des cas, on avait le choix. Alors on a choisi quelque chose. Quelques collègues et moi, nous avons préféré rester ici, parce qu’on appréciait le changement des horaires de travail [“Wechseldienst”]. On avait beaucoup de temps libre et on pouvait faire plein de choses pendant son temps libre personnel. Alors tout le monde est resté collé ici, finalement, pour ceux qui n’allaient pas dans d’autres services [“Dienststellen [32]”], on a installé le CRT avec des microfiches.” Elle obtient la promotion au grade de “Hauptsekretärin” la même année et occupe des fonctions de surveillantes à partir de 1972 (à 35 ans) dans ce centre, ce qui correspond à son grade.
En 1987, elle a 50 ans, au moment de l’introduction de l’informatique au sein du CRT, elle suit plusieurs formations et forme les autres opératrices. En 1996 (à 59 ans), elle est en charge du système informatique du centre. Elle travaille toujours à temps complet et habite chez sa mère : “La plupart des gens que je connais - très, très peu de gens que je connais se disent “super, j’ai 55 ans, je m’en vais”, très, très peu de gens. La plupart partent à 60 ans et encore avec des regrets “bon, d’accord, je m’en vais”, je crois que beaucoup aimeraient rester encore plus longtemps - peut-être est-ce lié aussi au fait d’avoir toujours été actif. Mais quand ils font tout pour nous faire partir …, ce n’est plus non plus…”. En dehors du travail, elle fait du jardinage.
I.G. : “Est-ce que vous avez travaillé à temps partiel à un moment donné ?”
Ingrid : “Non, toujours à temps complet. Dans un sens je n’ai pas de famille, alors j’ai toujours pu travailler tout le temps ici.”
I.G. : “Et vous n’y avez jamais pensé, aussi pour vous, pour avoir plus de temps de loisirs, etc. ?”
Ingrid : “Non, je ne l’ai pas fait parce que ce que j’ai fait pendant mon temps de loisir, je pouvais très bien le combiner avec. Ce n’était jamais un problème - j’ai un jardin, je le cultive, et des choses comme ça, on peut très bien le …”
36Cette ancienne opératrice a su tirer bénéfice du peu de possibilités de diversification qui se sont présentées à elle au départ de sa carrière. Elle montre qu’il est possible de faire une carrière sans mobilité géographique, mais à condition de savoir profiter des rares occasions de diversifier l’activité qui se présentent au sein de cet univers restreint, de préférence en début de la carrière.
37En revanche, comme le montre à titre d’exemple le cas de Kerstin, les opératrices originaires de l’ex-RDA semblent obtenir leur promotion au titre et au poste de surveillante à moindre coût que les femmes en RFA. En effet, elle ne semble pas faire preuve d’un savoir-faire différent des autres opératrices ni d’un investissement au travail particulier, au contraire d’Ingrid. Elle fait partie des rares gagnantes de la réunification [33] : elle a été promue dans le contexte de la fusion en 1990 de la DBP (“Deutsche Bundespost”) avec la Poste Est.
A 19 ans, en 1978, un an après avoir son “Facharbeiter” au centre de commutation de Francfort sur Oder, Kerstin se marie avec un contremaître qui travaille dans l’industrie métallurgique de Francfort sur Oder. Elle a son fils et s’arrête de travailler parce qu’ils ne trouvent pas de place à la crèche.
A 21/22 ans, en 1980/81, elle reprend son travail à temps plein en brigade au “Fernamt”. En 1989/90, elle a 30 ou 31 ans, suite à la réunification, elle postule pour le poste de surveillante au CRT et l’obtient, mais se considère trop jeune pour se faire respecter [34]. Elle a cherché à se faire muter mais n’a pas réussi. Le poste lui avait été refusé à 25 ans, en 1984, parce qu’elle avait refusé d’adhérer au syndicat (SDF-sowjetisch-deutsche Freundschaft). En 1991, son mari se fait licencier, mais suit une formation en électronique et retrouve du travail comme installateur de lignes.
A 37 ans, en 1996, elle est surveillante et travaille à temps plein, bien qu’elle souhaite travailler à temps partiel mais ne le fait pas pour des raisons financières (le couple vient d’acheter une maison).
39Le statut social de ces emplois a complètement changé depuis la réunification : avant, ce travail improductif était déconsidéré, y compris pour une femme, après, il devient un privilège. Kerstin bénéficie d’une sécurité d’emploi égale à celle des employés de la DBP (quasi égale aux fonctionnaires titulaires). En même temps qu’elle est promue, son mari, un ancien contremaître, se retrouve temporairement au chômage. Après une reconversion et un déclassement professionnel (il fait un travail d’exécution), il retrouve du travail. La hiérarchie des statuts sociaux des emplois occupés par les deux membres du couple a été inversée.
40* * *
41En France, au contraire de l’Allemagne, le statut de ces emplois de la fonction publique, et l’utilisation que les femmes en font, permettent essentiellement d’une part une fonction de mobilité sociale au travers des trajectoires de couple et d’autre part la possibilité de lier une carrière professionnelle et une vie familiale. Ces différences fondamentales expliquent comment ces emplois de la fonction publique ont contribué en France à une plus forte et plus précoce fixation des femmes dans le salariat.
42En effet, l’orientation des femmes vers ces emplois de la fonction publique en France et en Allemagne obéit à des logiques très différentes, mais qui ne se comprennent qu’en tenant compte de l’ensemble des possibilités qui s’offrent de leur point de vue à elles. Ainsi, en France, l’entrée dans la fonction publique constitue une manière intéressante de valoriser un diplôme relativement élevé, surtout pour des femmes d’origine modeste. Selon le type d’association matrimoniale (c’est-à-dire la différence sociale entre les conjoints) et leurs ambitions professionnelles respectives, ces emplois de la fonction publique permettent une grande variété d’interactions entre les trajectoires socioprofessionnelles des deux membres du couple. Tous les cas de figure sont possibles, y compris une carrière professionnelle de l’épouse. Effectivement, ces emplois se caractérisent par la grande étendue de possibilités qu’elle offre aux femmes en termes de trajectoire socioprofessionnelle et de redéfinition du projet de vie. La différence décisive avec l’Allemagne réside cependant dans le fait qu’en France, ces emplois ont donné lieu à une redistribution des rôles au sein du couple qui a permis une transformation du comportement d’activité.
43En Allemagne, l’univers des possibilités qui s’offrent aux femmes se présente d’une toute autre façon. Ces emplois répondent surtout à un soucis de sécurité, soit pour préserver le statut social d’origine y compris au sein d’une association matrimoniale, soit pour s’assurer une source de revenu pour des femmes ayant connu la misère et l’abandon parental dans leur jeunesse. Comme l’union matrimoniale n’accomplit effectivement pas la même fonction de mobilité sociale qu’en France, et comporte toujours des aléas éventuels, l’entrée dans la fonction publique représente dans tous les cas de figure une bonne possibilité pour préserver une certaine autonomie, sans pour autant empêcher la réalisation d’un projet familial. En comparaison à la France, ceci est d’autant plus vrai que le rendement du diplôme semble être pour une femme moins évidente sur le marché du travail national, plus ouvert aux qualifications “techniques” détenues par les hommes. La différence de la place du diplôme en Allemagne pour une femme modifie donc également la valeur relative d’un emploi de la fonction publique, soit-il situé au bas de l’échelle hiérarchique. En ex-RDA, ces emplois accessibles par apprentissage féminin ne se différenciaient pas des autres, sinon par un statut social relativement dévalorisé puisque non productif. En conclusion, la différence des modes d’intégration des femmes dans le monde du salariat dans les trois pays, à travers ces emplois, repose sur leur degré de souplesse. En effet, cette caractéristique est particulièrement adaptée à la construction sociale du salariat féminin pendant la période étudiée : la disponibilité professionnelle variable dans l’espace et dans le temps.
44Dans l’ensemble, les rapports à l’emploi des femmes en ex-RDA et en France, ainsi que le statut de l’activité féminine, se ressemblent davantage que ceux des femmes ouest-allemandes - à une nuance près : en France, ces emplois ont permis des trajectoires sociales ascendantes à des couples de fonctionnaires, ce qui n’a pas été le cas des femmes est-allemandes. Toutefois, en ex-RDA comme en France, l’État a fortement contribué à créer des conditions pour une généralisation plus précoce et plus générale d’une activité professionnelle continue des femmes qu’en RFA. En ex-RDA, l’intervention de l’État concerne surtout les possibilités de garde d’enfants et plus généralement l’intégration du rôle des femmes mères de famille dans l’organisation du travail ; en France, elle concerne également la prise en charge des enfants, mais l’ancrage des femmes dans le monde du travail est passé dans ces emplois surtout par l’utilisation des couples de fonctionnaires, des conditions d’exercice des emplois de la fonction publique.
Le personnel de l’administration des PTT en France et en Allemagne par statut
45En France, la part du personnel non-titulaire ne figure pas dans les statistiques du ministère des PTT. Il a été obtenu par soustraction du personnel titulaire de l’ensemble du personnel en fonction.

46En Allemagne, les fonctionnaires (Beamte) ne représentent qu’environ la moitié du personnnel, tandis que les autres occupent le statut d’employé (Angestellte), surtout réservé aux femmes.

47En RDA, la totalité des salariés disposait d’un statut stable, néanmoins, la particularité du personnel de la poste était la faible présence des hommes.

48Ce graphique montre la part de femmes titulaires sur l’ensemble des titulaires des PTT des deux sexes en France et en Allemagne.

Notes
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[1]
Cette étude a été réalisée dans le cadre de ma thèse et a bénéficié de 1996 à 1999 d’une convention Cifre (Convention industrielle de formation par la recherche) avec France Télécom.
-
[2]
Le rapport au travail, comme le rapport à la productivité sont négligés dans cet article, faute de place. Cf. Georges, 2000 b.
-
[3]
Une étude avec une méthode similaire a déjà été réalisée sur les gens de la banque par Yves Grafmeyer (1990, 1992).
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[4]
Qualifiée par Henri Peretz comme “l’observation à découvert d’une organisation formelle”, c’est-à-dire “au su et au vu de tout le monde ou presque”. Cf. Peretz, 1998.
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[5]
Cf. Le Monde, mardi 28 mars 2000, p. 16 : “Les inégalités professionnelles hommes-femmes sont devenues plus injustes”, par Margaret Maruani.
-
[6]
Cf. Arbeitsmarktreport für Frauen, Bundesanstalt für Arbeit, Nürnberg, janvier 1994, p. 18, (source : Mikrozensus 1991).
-
[7]
Cf. Marry, Catherine, Kieffer, Annick, Brauns, Hildegard, 1998, p. 369 (sources : Enquête Emploi, Mikrozensus 1991).
-
[8]
Cf. Quack, Maier, 1994, p. 1260.
-
[9]
La société allemande est aussi réputée pour ses moindres distances sociales que la France.
-
[10]
En Allemagne, par exemple, contrairement à la France, une fraction importante des opératrices a le statut d’employées, sans être titulaires.
-
[11]
Le recrutement de la fonction publique est local en Allemagne ; en France, il est régi par le principe du concours, associé à la mobilité géographique.
-
[12]
Sources : Enquête Emploi de janvier 1999 ; Statistisches Bundesamt, Personal des öffentlichen Dienstes, juin 1999.
-
[13]
Le premier centre de renseignements téléphoniques est le centre “Paris-Anjou”, ouvert en 1938.
-
[14]
Les opératrices du téléphone avaient la plupart du temps le statut d’agent d’exploitation (AEX), appartenant au grade D et C (par l’avancement à l’ancienneté) sur l’échelle de classification de la fonction publique (échelle des classifications allant de A à la lettre D, en ordre décroissant). En 1993, lors de la reclassification des postes, celui-ci était classé au niveau 1.3. (sur une échelle allant en ordre de croissance jusqu’à 4).
-
[15]
Voir pour une présentation de la réforme Reynaud et Mercier, 1991 et Alter et Reynaud, 1995.
-
[16]
Il s’agit d’un mouvement à envergure internationale qui consiste à transférer des activités diverses, pour la plupart des services rendus auparavant en interaction directe, vers des services par téléphone. Cette transformation générale de la division du travail avec le consommateur, favorisée par les nouvelles capacités de transmission de données du réseau téléphonique (le numérique, et plus récemment la transmission par satellite), mène à une multiplication des emplois situés dans des centres d’appel divers (Services financiers, achat par téléphone, services consommateurs, technologies et télécommunications, etc.). Cf. Le Monde du 26/27 avril 1998, “Les centres d’appels permettraient la création d’un million d’emplois en Europe d’ici 2002”.
-
[17]
Les opérateurs concurrents sous-traitent cette activité, excepté une société spécialisée (Telegate, ainsi que Viag Intercom et Talkline). Cf. Handelsblatt du 28/09/99, p. 23.
-
[18]
Le BEPC à l’époque.
-
[19]
En 1962, seulement un quart des agents est d’ascendance ouvrière, notamment dans les fractions inférieures de la fonction publique (34% des agents du cadre “D” sont des enfants d’ouvriers). Cf. Browaeys, Chatelain, 1984, p. 67.
-
[20]
Dix personnes de la population étudiée sont issues de familles nombreuses, originaires des milieux ouvriers du nord de la France (5), mais aussi de l’Ouest, des DOM-TOM (des milieux ruraux) et du centre de la France.
-
[21]
Parmi les trois personnes issues de familles monoparentales (c’est-à-dire ayant grandi sans leur père et avec une mère active), deux mères étaient employées aux P.T.T, l’une receveuse dans un bureau de poste dans les Landes, l’autre opératrice au manuel en région parisienne. La troisième était ouvrière chez Alcatel en région parisienne, comme sa fille avant la fermeture de l’usine, et son arrivée tardive au service des renseignements téléphoniques de l’entreprise.
-
[22]
La carrière qui correspond globalement à l’entrée au grade C des carrières de la fonction publique en France.
-
[23]
C’est-à-dire à condition de se présenter à l’examen de titularisation, non obligatoire pour préserver l’emploi. L’examen et la titularisation se déroulent sur le lieu de l’emploi actuel.
-
[24]
Jusqu’à la privatisation et la renégociation des conventions tarifaires entre la direction de l’entreprise et les syndicats, les statuts d’employé et de fonctionnaire étaient fortement similaires : avec une sécurité d’emploi égale, c’est surtout le régime d’indemnisation et de retraite qui diffère ainsi que le salaire. (suite page suivante) (suite de la note 24)
Cependant, l’écart de salaire entre les uns et les autres, qui s’explique de fait par la différence du régime de retraite (conditions d’ancienneté requise plus élevée pour les employés pour atteindre le même taux que les fonctionnaires) semble être minime. Je n’ai pas réussi à en déterminer le montant à partir des entretiens avec les employées et avec le personnel d’encadrement. Il semblerait que la rapidité de promotion était relativement plus élevée au départ de la carrière pour les fonctionnaires (du fait du nombre de postes classés pour des titulaires disponibles localement) que pour les employés. Cependant, cet écart semble s’amoindrir au fil du temps, la carrière étant plafonnée très vite de toute façon. -
[25]
La pénurie de main-d’œuvre qualifiée, le retard technique et la déconsidération sociale des emplois des opératrices et standardistes de la commutation manuelle font aussi que des postes de téléphoniste étaient facilement vacants en ex-RDA.
-
[26]
Ces entreprises permettent également à leurs employés une mobilité géographique sur l’ensemble du territoire national.
-
[27]
La quasi totalité d’entre elles sont mariées ou vivent maritalement à la fin de leur vie professionnelle.
-
[28]
D’une manière générale, en RFA, le taux d’activité des femmes mariées sans enfant est de 82,6%, 57,8% avec un enfant et 47,7% avec deux enfants (Cf. résultats du Mikrozensus de 1991, Arbeitsmarktreport für Frauen, 1994, p. 18). En Allemagne, environ 60% des femmes de 22 à 60 ans interrogées en 1990 dans le dispositif d’enquêtes de la CEE quittent l’emploi après le premier enfant (Cf. Kempeneers, Lelievre, 1993, p. 89). Les reprises se font souvent dans des emplois à temps partiel (Cf. Marry et al., 1998, op. cit., p. 359).
-
[29]
Les employées de l’ancienne Poste Est ont été intégrées dans la Deutsche Bundespost (DBP) lors de la réunification. N’étant pas fonctionnaires, elles ont obtenu une stabilité de l’emploi comparable à celle des employées de la DBP.
-
[30]
Parmi la centaine de centres de renseignements, seulement deux ou trois ont un responsable féminin (le niveau hiérarchique le plus élevé au sein d’un centre).
-
[31]
En RFA, le système de promotion a toujours reposé en grande partie sur le principe de la cooptation par l’encadrement et les chefs de centre. Interrogés sur leurs critères d’évaluation, ceux-ci ont en particulier fait mention du “comportement” des personnes à promouvoir. Ainsi, en plus de l’accomplissement de tâches supplémentaires, des éléments comme la ponctualité et “la bonne volonté” ont été mentionnés.
-
[32]
C’est-à-dire une autre entité organisationnelle, par exemple le service du réveil.
-
[33]
D’une manière générale, la période qui a suivi la réunification, pendant laquelle des femmes sont promues, se caractérise par une hausse importante du chômage en ex-RDA, en particulier parmi les femmes. Ainsi, en juillet 1993, le taux de chômage officiel est de 15,1% (ce qui correspond à 1,1 million de personnes déclarées), dont 64,4% de femmes. Sur la même période, l’ensemble de la population active est passée de 9,2 millions de personnes en septembre 1989 (un mois avant la chute du mur) à 6, 1 millions en juillet 1993. Cf. Quack, Maier, 1994, p. 1266.
-
[34]
Environ la moitié des personnes qui travaillent dans ce centre (une cinquantaine) y ont déjà travaillé à l’époque de la RDA. D’après Kerstin, elles sont trop âgées pour se faire muter dans un autre service. Par ailleurs, les mutations sont toujours difficiles à obtenir, parce que les postes sont souvent déjà attribués officieusement malgré leur affichage par la direction régionale.