1La question du genre, en tant que construction historique, sociale et économique des différences de sexes, est quasiment absente des approches en économie. Pour “l’économiste”, cette question apparaît hors de propos, hors sujet, du domaine réservé de la sociologie ou d’autres sciences sociales.
2Ainsi, jusqu’aux années 1960, les termes “inégalités hommes / femmes”, “genre” ou même plus simplement “femmes” sont totalement absents des questionnements épistémologiques en économie. La simple consultation de manuels d’histoire de la pensée économique les plus connus en est la preuve. Ainsi dans l’ouvrage de référence d’Henri Denis (1966), le mot “femmes” n’est référencé que trois fois, mais en l’absence de termes strictement économiques puisqu’il s’agit d’une allusion à Aristote à propos “du courage des femmes comme vertu de subordination”… Pour Mark Blaug (1981), le thème “Femmes, émancipation” est répertorié à l’index mais n’apparaît dans l’ouvrage qu’une seule fois : il s’agit d’une simple allusion aux convictions de John Stuart Mill, l’un des rares économistes classiques à avoir effectivement adopté un engagement à cet égard. Autre référence, la nouvelle Histoire de la pensée économique (Beraud, Faccarello, 1992) n’est guère plus convaincante : si la rubrique “égalité” fait partie de l’index, “l’égalité des sexes” n’est évoquée qu’à une seule reprise, et encore, une fois de plus, s’agit-il d’une référence non strictement économique puisque c’est à propos de Condorcet et de son combat en faveur de l’abolition de l’esclavage et de l’égalité des sexes…
3Certes, les courants économiques des années soixante vont faire de la place des femmes sur le marché du travail un objet central de leurs analyses. Ainsi, les théories dites néoclassiques ont été en partie alimentées par cette question. On arrive ainsi à un premier paradoxe : contrairement à ce que l’on pourrait penser, ce sont les courants orthodoxes qui vont prendre en compte l’offre de travail des femmes, notamment mariées, tandis que les approches dites hétérodoxes - tout au moins parmi les courants fondateurs et en dehors des théories de la segmentation - ont généralement accentué le silence sur la question, alors même que le cœur de leur analyse est celui des inégalités…
4Un second paradoxe apparaît à travers l’analyse des politiques économiques : si les pouvoirs publics se préoccupent de la place occupée par les femmes sur le marché du travail, comme en témoigne le nombre important de rapports officiels [1], ou encore la nouvelle loi sur l’égalité professionnelle [2], les pratiques en matière de politiques économiques ne suivent pas toujours… Par exemple, l’un des thèmes récemment développés dans ce champ porte sur la question des travailleurs pauvres et plus généralement sur les “trappes à inactivité”, mais à aucun moment la dimension du genre n’a été intégrée [3]. Ce débat sur le genre des travailleurs à bas salaires est d’ailleurs à l’origine de la démarche initiée dans ce texte. Ce silence constitue en effet un excellent révélateur de la place accordée à cette question : si le constat sur les inégalités est désormais acquis, tout reste à faire pour en démonter les mécanismes.
5L’objet de cet article est donc d’amorcer une réflexion sur la place du genre en économie. Dans un premier temps, nous tenterons un bref retour sur les principaux courants des théories économiques - en nous centrant essentiellement sur les approches françaises, en nous limitant aux années 60-70 [4] ; dans un second temps, nous donnerons une illustration toute récente de ce silence en matière de politique économique, en reprenant la question du genre des travailleurs à bas salaires.
Analyse théorique et critique des inégalités de genre : qui s’intéresse à la place des femmes sur le marché du travail ?
6Si nous faisons un tour d’horizon des analyses théoriques, principalement françaises, qui pourraient rendre compte de la place spécifique des femmes sur le marché du travail et des inégalités de genre, nous nous trouvons donc en présence d’un premier paradoxe : ce sont les théories dites néoclassiques, (le Modèle Standard, fondé sur le mythe “du marché universel” selon Olivier Favereau, 1986) qui s’intéressent le plus à la position des femmes sur le marché du travail, et singulièrement à l’offre de travail des femmes mariées. En revanche, dans les courants dits hétérodoxes (Modèle Non Standard selon Olivier Favereau, 1986), supposés fondés initialement sur “le paradigme de la demande de travail” et justement sur “le mythe du système inégalitaire”, peu de travaux se sont intéressés aux inégalités de genre et à la place accordée aux femmes sur le marché du travail (théories marxistes, de la segmentation, dans leur version initiale, courant régulationniste ou encore théorie des conventions). Revenons rapidement sur ce que disent ou ce que taisent ces théories des inégalités hommes - femmes.
Les approches néoclassiques
7Dans les approches néoclassiques traditionnelles (voir les travaux de Catherine Sofer, 1985, 1990 et 1999), on peut dire que l’offre de travail des femmes mariées a été au cœur des analyses centrées sur le capital humain et l’hypothèse “d’atrophie”. Certaines études intègrent les réactions d’autres agents économiques, avec la théorie de la discrimination pure (Becker) ou statistique (Phelps). Parler ainsi des femmes est une façon particulière d’aborder la question du genre, en soulignant certes l’existence de différences entre hommes et femmes, qui seraient cependant justifiées par des “préférences” ou une “spécialisation” au sein des ménages.
8La théorie du capital humain et l’hypothèse d’atrophie mettent l’accent sur les comportements individuels et rationnels des agents et donc sur l’offre de travail : ces courants, initiés par Gary Becker, visent à expliquer les écarts de salaires à partir de différences de productivité. Le niveau de productivité est lui-même défini par le volume de capital humain (produit des aptitudes, connaissances et expériences). Les femmes investissent moins dans le domaine de la formation - elles-mêmes ou par l’intermédiaire de leur famille - et ont une expérience professionnelle moindre. L’hypothèse d’atrophie complète cette analyse : il s’agit pour un individu, en l’occurrence une femme, de “choisir” un moindre investissement en formation puisque la durée de rentabilisation de cet investissement sera raccourcie (discontinuité de l’activité féminine). De même, elle choisira un emploi pour lequel cette interruption d’activité anticipée est la moins pénalisante, la dépréciation, c’est-à-dire la perte de salaires due à ce départ, étant la plus faible. De fait, les femmes seraient “naturellement” conduites à choisir les emplois les moins qualifiés et les moins rémunérateurs…
9Le propre de ces analyses est d’intégrer de façon explicite la répartition des tâches au sein de la famille. On peut même considérer que la question du travail des femmes a été perçue pour mieux rendre compte de la famille. En complément de cette approche, Gary Becker et Jacob Mincer vont investir la famille au même titre que l’entreprise, en considérant le ménage comme une unité de décision et de consommation centrale. Ils appliquent alors un modèle de spécialisation des rôles entre tâches domestiques et professionnelles : la spécialisation ou la préférence des uns (les hommes) est liée à leur plus forte productivité sur le marché du travail, tandis que les autres (les femmes) valorisent leur spécialisation domestique. Le modèle initial repose sur le rôle central du père de famille, “le dictateur altruiste” qui recherche l’optimisation maximale de l’ensemble du ménage. Plus récemment, des travaux de modélisations économiques portant sur la prise de décision dans la famille remettent en partie en cause ce principe du modèle unitaire du ménage et visent à analyser la division du travail des conjoints, la répartition des revenus et de la pauvreté. Le ménage apparaît alors comme un lieu de partage du pouvoir, de négociation ou de conflit, auquel on applique des modèles de jeux coopératifs ou non coopératifs au sein des couples. La position des femmes (en termes de capital humain, de revenu indépendant) jouera sur leur pouvoir au sein du couple (part du revenu qui lui sera réservée) et finalement sur leur décision de rester en couple ou de divorcer… (Sofer, 1999).
10Les modèles de discrimination (pure et statistique) insistent, quant à eux, sur la demande de travail des entreprises, tout en restant dans le même corpus théorique. Au départ, on suppose ici que les hommes et les femmes auraient la même productivité, mais “un goût pour la discrimination” des employeurs, c’est-à-dire une prévention contre les femmes, induit soit l’exclusion de ces dernières par l’entreprise, soit un écart de salaires suffisant pour accepter leur présence (ou pour que leurs collègues ou clients acceptent ces femmes…). Dans le cas de la discrimination statistique, on suppose que l’information est imparfaite en matière de productivité et donc que l’employeur se fonde sur la référence à un groupe d’appartenance pour établir des niveaux de salaire différenciés (par exemple, les femmes ayant d’un point de vue statistique une activité plus réduite, une stabilité dans l’emploi moindre… seront moins rémunérées).
11Ces différentes approches économiques sont au centre de la plupart des travaux actuels sur les inégalités hommes - femmes et constituent le cadre d’analyse des travaux économétriques développés dans ce domaine (Meurs et Ponthieux, 2000, Sofer, 1999). C’est principalement autour des inégalités de salaires que ces travaux se sont centrés, tout au moins en France. Ainsi, les résultats récents montrent que sur un écart de salaire moyen de 25%, 6% s’explique par des différences liées aux caractéristiques individuelles (capital humain), 6% par la ségrégation professionnelle et le reste… est “inexpliqué”. Ce résidu correspond selon ces modèles à de la discrimination. Une étude plus récente et plus fine aboutit cependant à des résultats relativement proches : selon Dominique Meurs et Sophie Ponthieux (2000), l’écart total des salaires entre hommes et femmes (y compris à temps partiel) est d’environ 27% en 1997 ; il s’explique d’abord par l’effet des durées du travail (deux cinquièmes de l’écart) ; vient ensuite une catégorie “fourre-tout” faisant référence tant aux caractéristiques des salariés (on retrouve ici l’éducation, l’expérience et les interruptions de carrière, à savoir le fameux capital humain), mais aussi les caractéristiques des emplois (concentration des emplois) qui représentent deux cinquièmes de l’écart ; dans ce cas, la part inexpliquée, la discrimination, est seulement d’un cinquième. En revanche, parmi les salariés à temps complet, la part “inexpliquée” est nettement plus élevée et représente toujours 50% de l’écart salarial (qui n’est cependant plus que de 11%). Autrement dit, à la différence des études précédentes, on note que le poids des durées du travail joue considérablement dans les écarts de salaire. En dehors de ce fait, la moitié des inégalités reste “inexpliquée” par ces modèles et renvoie selon ces auteurs à une sorte de boîte noire : la discrimination.
12Différentes critiques peuvent être formulées à l’encontre de ces analyses qui visent à expliquer, voire à légitimer, les inégalités de salaires et d’emploi à partir de différenciations exogènes au marché du travail (rôle de l’éducation dans l’investissement en capital humain, intériorisation des rôles sociaux, rôle de la famille, des préjugés à l’origine de la discrimination…) :
13• Sur le plan purement statistique tout d’abord, le stock de capital humain et l’investissement en formation des hommes et des femmes tendent à converger, avec même un petit avantage sur le niveau général de diplôme pour les femmes. De même l’instabilité professionnelle des femmes n’a jamais été démontrée, au contraire : elles tendent moins que les hommes à changer d’emploi, et surtout, désormais la discontinuité de leur activité s’est fortement atténuée. Les analyses plus récentes (par exemple Colin, 1999) s’appuient alors non plus sur le stock de capital humain mais sur les rendements différenciés des diplômes, où effectivement l’écart entre hommes et femmes est important. Mais la théorie du capital humain ne peut légitimer à elle seule un tel différentiel : c’est au sein de l’entreprise que les diplômes sont valorisés ou non et que l’expérience ou l’ancienneté est rentable. Ainsi d’après les travaux de Christel Colin (1999), on sait qu’à expérience égale sur le marché du travail, dix ans d’ancienneté dans une même entreprise génère plus de gains salariaux pour un homme que pour une femme (72% de hausse de salaires pour un homme et 60% pour une femme, Sofer, 1998). Ce fait ne peut s’expliquer par la théorie du capital humain ni même par la discrimination, dans la mesure où le salaire d’entrée est presque identique. N’est-ce pas plutôt la preuve de l’existence “d’un marché interne” favorable aux hommes ou à certains d’entre eux, fondés sur certaines pratiques et règles propres à ces entreprises et plus favorables aux carrières masculines ? Nous reprendrons ce thème dans le cadre des analyses sur le dualisme du marché du travail.
14• Plus généralement, on peut douter de la place accordée aux choix rationnels des individus, en dehors de tout contexte social, de règles, de normes ou encore d’institutions. Ces modèles n’expliquent pas, en effet, la concentration des emplois féminins dans les secteurs qui paient le moins, pour des durées du travail nettement plus faibles… Seuls les comportements individuels sont mis en avant comme véritables processus explicatifs. Mais alors, comment justifier par exemple un investissement si important dans la réussite scolaire des filles, alors que le rendement de leurs diplômes joue nettement en leur défaveur ? Les femmes seraient-elles des êtres irrationnels ? C’est d’ailleurs ce que laisse entendre l’analyse critique de ces courants traditionnels menée par les “économistes féministes”. Ainsi selon Michèle Pujol (1992), les pères fondateurs de la théorie économique standard (Marshall, Pigou, Edgeworth et Jevons) retiennent cinq éléments caractéristiques de leur analyse sur les femmes :
1. “Toutes les femmes sont mariées, ou sinon le seront. De même, toute femme a ou aura des enfants.
2. Toutes les femmes sont (ou devraient être) dépendantes d’un homme (père ou mari).
3. Les femmes sont (ou devraient être) des femmes au foyer ; leurs “compétences reproductives” les spécialisent dans ce domaine.
4. Elles sont improductives sur le marché du travail industriel (que ce soit en absolu ou relativement aux hommes, ce qui n’est pas clair).
5. Les femmes sont irrationnelles, elles sont incapables d’être des agents économiques et indignes de confiance pour prendre des bonnes décisions économiques.”
16Une telle analyse, quelque peu radicale, montre bien le chemin à parcourir - mais aussi en partie déjà effectué - pour intégrer véritablement le genre dans de telles approches…
Les courants du modèle non standard
17Les courants du “Modèle Non Standard” ont analysé les inégalités à partir de la structure du marché du travail, en insistant tout au contraire sur le rôle déterminant de la demande de travail, dans les processus “d’appel et de rejet” de la main-d’œuvre, à travers l’idée même “d’armée de réserve” de Marx. Les courants institutionnalistes, régulationnistes ont, depuis, modifié largement l’analyse du fonctionnement du marché du travail par rapport au Modèle Standard, en rejetant les hypothèses initiales d’individualisme méthodologique (au moins au départ) et en valorisant les mécanismes institutionnels du “marché”. Mais c’est avant tout sur les inégalités sociales en général que ces courants se sont portés ou encore sur la discrimination raciale (ghettos noirs dans les années 1960 aux États-Unis). Notre analyse a révélé un certain “silence” quant à la place spécifique des femmes dans ces courants, même si des tentatives d’extension de ces théories aux inégalités de genre existeront par la suite. A notre connaissance – et c’est un fait qu’il nous paraît important de souligner – peu de travaux “hétérodoxes” en économie ont intégré d’entrée de jeu les inégalités hommes – femmes. On note bien souvent une certaine difficulté à rendre compte de ce type d’inégalités, ou pire encore, un silence complet… Comment justifier un tel silence ?
18La place accordée aux inégalités entre hommes et femmes dans l’analyse marxiste mériterait une analyse approfondie, qui dépasse l’ambition de cet article. Nous ne reviendrons pas sur le divorce entamé entre marxistes et féministes autour de l’analyse du travail féminin considéré, par les premiers, comme une “armée industrielle de réserve”. La principale critique porte sur les processus d’appel et surtout de rejet de certaines catégories de main-d’œuvre (femmes, immigré-e-s…) qui n’ont pas fonctionné pour ce qui est des femmes entrées sur le marché du travail, et toujours présentes, malgré la crise [5]. On retient ici des analyses marxistes la thèse de la vulnérabilité des femmes sur le marché du travail. Leurs conditions d’emploi resteraient défavorables afin de faire pression sur le noyau dur des salariés (les hommes blancs), notamment en matière de salaires. La question des inégalités de salaire s’analyse dans ce cadre par la théorie de la valeur de la force de travail, mais sans être totalement convaincante : le salaire masculin incorpore les biens nécessaires à la reproduction de sa force de travail et de sa famille - le salaire d’une femme mariée correspond alors à un prélèvement sur la plus-value, ce qui justifie qu’il soit plus faible… Cette approche n’a pas été développée, remarquons d’ailleurs, à l’instar de Catherine Sofer (1985), qu’elle reprend finalement l’idée du salaire d’appoint et du revenu secondaire des approches traditionnelles…
19La question du travail domestique a lui aussi alimenté des controverses au sein de différents courants marxistes, notamment en France dans les années 1970. Certain(e)s économistes hétérodoxes et des sociologues (Bourgeois, Brener, Chabaud, Cot, Fougeyrollas, Haicault, Kartechvsky-Bulport, 1978) ont fait du rapport entre travail productif / improductif et travail domestique un thème de recherche alimenté par les débats au sein des mouvements féministes de ces années 1970. Malgré ces tentatives, le statut du travail domestique reste ambigu : doit-on le considérer comme un travail, à l’instar des mouvements féministes, mais dans ce cas, est-ce un travail productif qui participe directement à l’accumulation capitaliste par la production-reproduction de la force de travail ? Ou au contraire, est-ce un travail improductif, bien que nécessaire, ne contribuant pas à la création de plus-value, mais permettant d’accroître les profits ? “Les tentatives pour rendre compte du travail domestique dans le champ de l’économie politique mènent à des impasses, soit parce qu’elles le rejettent hors de l’espace capitaliste comme processus résiduel, ou encore comme production autonome, soit parce que, recherchant son articulation avec la production en termes de valeur, elles se heurtent à l’impossibilité de mettre en équivalence une forme de non valeur avec une forme de valeur” (Bourgeois et alii, 1978). Sur un plan statistique, peu de temps après, l’importance du travail domestique, ni productif ni marchand, a été révélée par le travail novateur d’économistes de l’Insee, qui montraient que ces activités ménagères pouvaient représenter l’équivalent d’un tiers aux trois quarts du Produit Intérieur Brut marchand (Chadeau, Fouquet, 1981). Mais comme le souligne tout récemment Annie Fouquet (2001), “pour que les activités ménagères soient reconnues dans l’opinion et chez les décideurs comme activité importante et digne d’intérêt pour la chose publique, il aura fallu les travestir et les faire passer pour du travail ayant valeur marchande – ce qu’elles ne sont pas, les conditions d’échange au sein de la famille n’étant pas celle de la sphère rémunérée”. Si cette reconnaissance institutionnelle et publique s’est traduite par le développement et la revalorisation des services de proximité, la question du travail domestique ne fait plus véritablement l’objet d’analyse théorique, tout du moins en économie du travail et en France [6].
20Dans le prolongement des analyses marxistes, la théorie de la segmentation et du marché interne (Piore, Doeringer, 1971) est l’une de celles qui pourrait a priori le mieux rendre compte des inégalités de genre. Pourtant, dans sa version initiale, si des inégalités sont à l’origine de cette théorie, c’est avant tout à propos des ghettos noirs que la théorie de la segmentation du marché du travail a été construite aux États-Unis et non à propos de la position des femmes. En transposant cette approche au genre, on pourrait dire que la segmentation du marché du travail correspond aux besoins du système productif, l’appel à la main-d’œuvre féminine se justifiant notamment par le développement des emplois tertiaires, par une non-homogénéité et une non-substitution entre catégories de salariés. Appliquée à la division hommes/femmes, cela supposerait que le marché primaire soit plus spécifiquement masculin, tandis qu’il y aurait une correspondance entre marché secondaire (emplois dévalorisés, instables, non protégés) et travailleurs “secondaires”, singulièrement les femmes. Cette approche s’appuie sur l’analyse du marché interne où des règles et coutumes administratives propres à une entreprise en limiterait l’accès externe mais assurerait des carrières internes.
21Mais ici, une première critique apparaît : le statut de la Fonction publique a souvent été un modèle en matière de marché interne. Or, on sait que généralement, les femmes sont plus fortement représentées dans la Fonction publique, du fait justement de l’objectivation au moins partielle des critères de recrutement (concours, diplômes…), mais aussi du fait de la nature des emplois à dominante tertiaire. Ainsi en France, en 2000, 27,9% des actives occupées sont salariées de l’État et des collectivités locales (16% des hommes) ; ce secteur est féminisé à plus de 58%. Une limite majeure à ces approches se révèle ainsi : la frontière initiale entre marché primaire et secondaire traverse les emplois féminins ; un traitement spécifique étant réservé aux femmes occupant des emplois du secteur primaire, sans les garanties afférentes à ce secteur. Or l’analyse de la segmentation ne rend pas compte des caractéristiques communes aux emplois féminins : “L’analyse en termes de dualisme, qui semblait au départ prometteuse, s’avère donc (…) décevante, puisque ces caractères communs se retrouvent de part et d’autre de la frontière entre secteur primaire et secteur secondaire (à l’exception du critère (…) d’instabilité), affectant également les emplois primaires dès lors que ce sont des femmes qui les occupent” (Sofer, 1985).
22Ces courants hétérodoxes ont eu cependant une certaine influence sur l’analyse de la place des femmes sur le marché du travail en France. A la fin des années 1970, face à la montée de l’activité féminine, différents travaux consacrés à ce champ ont vu le jour (par exemple, Labourie-Racapé, 1977 ; Bouillaguet, Gauvin, Outin, 1981 ou encore Huet, 1983). Il en va de même des travaux “hétérodoxes”, présentés dans la revue Critique de l’économie politique (par exemple Azouvi, 1978 ; Bouillaguet, Germe, 1981). L’ensemble de ces recherches part du même constat : les théories traditionnelles (néoclassiques mais aussi marxistes) ne peuvent totalement rendre compte de la croissance de l’activité féminine, de son “irréversibilité” et des phénomènes de concentration de l’emploi féminin. Ainsi, Patricia Bouillaguet, Annie Gauvin et Jean-Luc Outin se positionnent dans une analyse du marché du travail résolument hétérodoxe, dans la mesure où les approches en termes d’offre de travail et de comportements d’activité des femmes sont loin de rendre compte de l’évolution de l’activité féminine. Fondées sur une approche centrée sur “la production sociale des catégories de main-d’œuvre”, ces analyses vont toutefois porter une critique au concept de “réserve de main-d’œuvre” : “à la lumière des observations précédentes, il apparaît que le rôle des femmes est primordial pour faciliter les restructurations de l’appareil productif. En d’autres termes, l’appel aux réserves de main-d’œuvre féminine correspond plus à un besoin de renouvellement des ressources en main-d’œuvre qu’à un simple mécanisme d’ajustement joué par une population-tampon spécifique. Sur la période récente, la fonction de réserve jouée par la main-d’œuvre féminine serait moins celle de permettre l’adaptation quantitative des ressources en main-d’œuvre aux besoins de l’appareil productif, que celle de faciliter les restructurations du système productif.” (Bouillaguet, Gauvin, Outin, 1981). Ces travaux ont largement contribué à alimenter de nouveaux débats en France, dans le courant des années 1980, sur la place des femmes dans l’activité et sur l’évolution des notions d’activité, d’emploi et de chômage, permettant de revisiter les catégories habituelles de l’économie du travail [7]. Les retombées institutionnelles de ces recherches ont été importantes. On constate ainsi, que l’Insee ou l’Ined ont développé des analyses statistiques la plupart du temps sexuées : face à l’extension de l’activité féminine, il était devenu incontournable d’intégrer le genre dans les données sur l’emploi et de s’interroger sur l’importance d’un tel phénomène. Mais l’impact théorique de ces travaux n’a pas eu l’ampleur attendue. Pour ainsi dire, les courants de la segmentation ont quasiment disparu en économie du travail [8], tout au moins dans leur version hétérodoxe [9], la sociologie du travail et de l’emploi prenant en quelque sorte le relais.
23On peut d’ailleurs considérer - autre paradoxe - que ces travaux initiés en économie ont contribué à un véritable renouveau d’approches théoriques dans le champ de la sociologie et non de l’économie. Partant d’un constat statistique et historique porté par ces économistes (Huet, 1982 ; Bouillaguet, Germe, 1981), ce sont paradoxalement des sociologues en France qui ont repris la critique théorique sur “l’armée de réserve” (Hirata, Humphrey, 1984 ; ou encore Maruani, Nicole, 1984). Plus fondamentalement, c’est à partir de la question des inégalités de genre que certains courants de la sociologie du travail ont réinterrogé les catégories du travail, de l’emploi et du marché du travail, thèmes jusqu’alors du domaine réservé de l’économie du travail (Découflé, Maruani, 1987 ; Maruani, Reynaud, 1993).
24Plus tard, l’intégration des inégalités de genre dans les théories de la régulation a été tentée (Arestis, Paliginis, 1995), alors que ces analyses étaient totalement silencieuses sur cette question. On peut interpréter ce silence par le fait que cette approche s’est fondée sur l’analyse du fordisme, à partir d’un modèle productif centré exclusivement sur la production industrielle à dominante masculine. Philip Arestis et Eleni Paliginis proposent eux un compromis entre les thèses sur le patriarcat, le rôle des institutions et des modes de régulation : dès la phase fordiste, l’État, le système de protection sociale, les entreprises, mais aussi les syndicats ont contribué aux inégalités entre femmes et hommes par divers biais (politique paternaliste, familialiste…). Ainsi la ségrégation professionnelle dans certains secteurs et professions de service s’appuie-t-elle sur des compétences présumées spécifiques aux femmes et sur l’évolution des technologies. Une telle approche est pertinente, mais n’a connu aucun succès véritable, notamment en France, où le courant régulationniste est pourtant né et connaît encore un certain développement.
25En parallèle, l’économie des conventions a accordé le même silence sur le genre. Pourtant, ces approches se définissent dans une tradition pluridisciplinaire et institutionnaliste (références constantes à la sociologie, la psychologie, l’anthropologie, les sciences politiques et le droit) ; elles visent à une relativisation de la place de l’échange marchand et par là-même un dépassement des approches néoclassiques traditionnelles, par l’introduction de conventions définies à la frontière entre cadre individualiste et holiste : “comme le suggère bien le champ sémantique du terme “convention”, qui désigne le dispositif constituant un accord de volontés tout comme son produit, doté d’une force normative obligatoire, la convention doit être appréhendée à la fois comme le résultat d’actions individuelles et comme un cadre contraignant les sujets”. (Dupuy et alii., 1989 [10]). Certains économistes, Robert Salais, François Eymard-Duvernay, appartenant à ce courant ont appliqué ces principes au champ du travail, en se référant à un “travailleur” de genre neutre, totalement déconnecté de toutes situations réelles de travail ou de famille, alors que les conventions sont définies au sein des relations de travail et de chômage… A notre connaissance, une seule tentative de transposition de ce cadre d’analyse à la division des genres a été proposée : Fatiha Talahite (1995) a ainsi tenté, sous forme de questions et de suggestions, une mise en relation de l’économie des conventions et plus précisément des conventions de chômage et de l’analyse du chômage féminin. Elle revient ainsi sur l’idée “d’invention du chômage”, à l’origine de cette approche conventionnaliste et explique, sans le légitimer, le silence sur le genre de la façon suivante : “la marginalisation des femmes dans l’emploi, ainsi que dans le chômage, observée dans les pays occidentaux développés, sous diverses formes – inégalités de salaires et de conditions de travail, discrimination, précarisation, etc. – même lorsqu’elles arrivent à égaliser voire dépasser les hommes en nombre, n’est-elle pas à relier au fait que la reconnaissance du travail des femmes (et de leur droit de vote) s’y est produite à un moment où, pour l’essentiel, ces conventions étaient déjà fixées (…) ?” Autrement dit, une fois de plus le regard des chercheurs ainsi que l’élaboration même de ces conventions, fondées sur des règles et des compromis anciens, se sont forgés en dehors de la division sexuée du marché du travail, alors que bien souvent – nouveau paradoxe – les analyses de travail se référaient à des univers fortement féminins (par exemple l’industrie de l’habillement, des tabacs ou encore de la confiserie).
26Au total, comment rendre compte d’un certain silence sur le genre en économie ? L’analyse des phénomènes économiques peut-elle “faire l’économie” de la place des hommes et des femmes ? Les paradoxes soulignés dans cet article ne trouvent pas totalement d’explication. Les analyses orthodoxes nous paraissent de ce point de vue cohérentes : les inégalités de genre constatées sur le marché du travail renvoient à des facteurs exogènes au marché (rôles sociaux, assignation des femmes à la sphère domestique, différence de capital humain…) que ne saurait expliquer l’économiste ; ces questions sont hors sujet. En revanche, le rôle central joué par l’unité économique que constitue le ménage a justifié des travaux sur l’offre de travail des femmes mariées.
27Du point de vue des hétérodoxes, le silence – partiel, nous l’avons vu – est plus difficile à interpréter. Il renvoie vraisemblablement à un divorce bien connu des féministes américaines, entre classe et genre. L’économiste (hétérodoxe) se doit d’intervenir pour analyser, dénoncer certaines inégalités notamment sociales, mais non les différences de sexe, considérées comme secondaires [11]. Le genre est dans un angle mort qui échappe à l’univers de l’économiste, y compris lorsque le terrain d’analyse évolue vers des mondes féminisés : l’économie des services par exemple est un champ d’analyse récent en économie, et qui ignore pourtant le genre… Certes, s’appuyant sur ces travaux fondateurs, différentes recherches ont alimenté ces approches dans une perspective du genre. Mais ici, remarquons que ces travaux, le plus souvent de nature empirique, sont à la frontière entre diverses disciplines – l’économie et la sociologie pour l’essentiel – et n’ont pas toujours eu une portée et une reconnaissance théoriques.
28Au delà de ce tour d’horizon non-exhaustif, l’actualité économique nous donne une autre occasion de souligner le sort accordé au genre en économie.
Le “silence” des politiques économiques : à propos du genre des travailleurs à bas et très bas salaires
29Il était jusqu’à présent peu question de ”travailleurs pauvres” en France, tout au moins dans la sphère strictement économique [12]. En mai 2000, un colloque d’économistes abordait pour la première fois ce thème. Mais, la démarche était particulière : à aucun moment les organisateurs ne faisaient référence au genre de ces travailleurs pauvres, comme s’il s’agissait, une fois de plus, de travailleurs “neutres” [13].
30Un déséquilibre théorique révèle ainsi la difficulté structurelle à intégrer la dimension du genre dans ce type d’approche. Les “working poor” ou travailleurs pauvres sont en effet définis, dans le texte de présentation de ce colloque, comme “des ménages que le niveau de revenu situe à proximité ou en deçà du seuil de pauvreté et qui ont une part significative de leur revenu sous forme de revenu d’activité. Il s’agit d’une catégorie intermédiaire entre l’exclusion ou la pauvreté traditionnelle (100% ou presque de revenus de transferts), et les autres ménages dont les membres sont insérés dans l’emploi à temps plein.” Cette définition, ainsi d’ailleurs que la totalité du court texte de présentation de ce colloque, gomme totalement la dimension sexuée du phénomène. Faut-il rappeler que 85 % des emplois à temps partiel sont occupés par des femmes et que c’est bien le développement des diverses formes d’emplois atypiques, particulièrement présentes chez les femmes, qui explique la progression récente des salariés à bas et très bas salaires et indirectement de la pauvreté laborieuse en France [14] ? Bien sûr, ces données sont connues des organisateurs du colloque. Peut-être répondraient-ils qu’il s’agit là d’une simple question empirique, ne mettant pas en cause les fondements de la théorie économique. Une telle démarche part donc de l’hypothèse que le constat empirique n’est pas susceptible de remettre en cause des modèles économiques utilisés pour rendre compte de la réalité.
31Or bien au contraire, intégrer le genre et prendre en compte la division sexuée du marché du travail changent totalement le regard théorique. L’intégration de la dimension du genre soulève en effet des questions théoriques aujourd’hui mal (ou pas) prises en compte par les théories économiques. Ainsi, comme le rappelait le texte de pétition lancé par un petit groupe de chercheuses, la première difficulté théorique provient de la définition-même d’un travailleur pauvre : “un travailleur en effet, est d’abord un individu qui se définit par référence à sa position sur le marché du travail (type d’emploi occupé, niveau de salaire, secteur d’activité…). Son revenu est un salaire, qui lui est attribué en tant qu’individu. En revanche, la quasi-totalité des statistiques françaises relatives à la pauvreté sont des statistiques qui portent sur les ménages – et non les individus” [15]. Mais ceci est très révélateur d’un fondement théorique profond : en parlant des ménages et non d’individus, on masque ainsi une part de la réalité, comme par exemple le fait qu’au sein de ces ménages, y compris lorsque le niveau de revenu est suffisant, rien ne nous dit que sa répartition soit équitable entre les membres. Ainsi quelques études ont révélé que certains arbitrages au sein des ménages jouaient fortement sur le niveau de vie des membres du couple : “Findlay et Wright (1996), ont évalué pour l’Italie et les États-Unis, le fait qu’une inégale répartition des ressources au sein des ménages affecte la mesure de la pauvreté. Ils concluent que les méthodes conventionnelles de mesure de la pauvreté au sein des ménages conduisent systématiquement à sous-évaluer la pauvreté féminine et à surévaluer la pauvreté masculine” (Meulders, op. cit.).
Extrait de la pétition “l’économie est-elle une science des hommes ?”
Le 29 mai (2000) est organisé un colloque sur les “working poor” (Insee, Cserc, Commissariat au plan, Université d’Evry). Pas une femme sur les 16 présidents, intervenants, discutants.
Cette absence de femmes à la tribune est révélatrice d’une tendance générale de l’économie à privilégier une approche “neutre” des problèmes. Que les “working poor” soient d’abord des femmes, peu importe. Que les mécanismes de soutien aux bas revenus aient des effets sexués bien marqués sur le marché du travail (Allocation parentale en France, Eitc aux Etats-Unis), peu importe également. Que la segmentation du marché du travail résiste aux analyses en termes de capital humain, peu importe à nouveau. Tout cela n’est qu’une question empirique. La théorie économique n’est pas troublée par la question du genre.
Au delà de ce colloque, c’est dans l’ensemble des lieux académiques, institutionnels et administratifs de la recherche économique que s’observe le déséquilibre de représentation entre hommes et femmes. Il y a très peu de femmes – aucune parfois – dans les commissions de spécialistes, dans les jurys de concours, dans ceux de l’agrégation ou dans ceux des thèses, dans les comités scientifiques de revues…
Ce n’est pas une revendication de parité ou de quotas que nous souhaitons ici défendre. C’est l’idée d’une mixité de l’ensemble des lieux de recherche – y compris des lieux de pouvoir. C’est l’idée que si cette question n’est pas explicitement posée, une ségrégation implicite, invisible, souvent inconsciente d’ailleurs, continuera à se reproduire. C’est l’idée enfin, et peut-être surtout, que la question du genre ne peut être ignorée dans les sciences humaines et sociales, au risque de profondément trahir la description et l’évolution du monde réel – au risque aussi de bloquer l’émergence de nouveaux outils théoriques susceptibles de mieux rendre compte des réalités de nos sociétés contemporaines.
32Plus fondamentalement, ce que cache cette notion de ménage en termes de pauvreté, c’est une fois de plus la vieille et dangereuse notion de salaire d’appoint : ce que l’on entend murmurer ici (mais bien sûr jamais affirmer au grand jour) pourrait être résumé ainsi : peu importe le niveau de salaire obtenu par cette femme, puisqu’elle vit au sein d’un ménage où le conjoint serait le vrai “breadwinner” (le “monsieur Gagne-Pain”). Or Pierre Concialdi et Sophie Ponthieux (1999) ont justement montré que l’idée du salaire d’appoint est de moins en moins réelle : dans plus de 60% des cas, le salaire d’une travailleuse pauvre est déterminant pour la survie du ménage, soit parce qu’il n’y a pas de conjoint [16], soit parce qu’il est chômeur ou gagne lui-même peu…
33Cette difficulté méthodologique et théorique à s’appuyer exclusivement sur la notion de ménage renvoie aussi à des contradictions au sein des objectifs assignés par les pouvoirs publics pour lutter contre la pauvreté comme le souligne par ailleurs la pétition : “il est généralement assigné par les économistes un double objectif à ces mécanismes : lutter contre la pauvreté d’un côté – et donc la pauvreté des ménages – ; ne pas désinciter au travail d’autre part – et donc, si l’on part d’une hypothèse d’égalité entre hommes et femmes – ne pas désinciter au travail les individus en âge de travailler, quels que soient leur sexe ou leur position familiale. Ce double objectif fait naître des contradictions dans les effets des politiques publiques”. L’exemple le plus éclairant dans ce domaine est très certainement aujourd’hui l’allocation parentale d’éducation (Ape). Voici une mesure a priori neutre (chaque parent peut en effet bénéficier de cette allocation à condition d’avoir un deuxième enfant, de travailler, d’être au chômage ou d’avoir travaillé deux ans sur les cinq ans passés). Certes, son objectif était d’abord familial (il s’agissait de favoriser une “meilleure articulation de la vie professionnelle et familiale”, ou plus directement familialiste). Or, on sait très bien que les effets sur le marché du travail d’une telle décision publique existent et sont loin d’être asexués : de fait, ce sont les femmes que l’Ape “incite” à se retirer du marché du travail, dans la mesure où cette allocation se situe au niveau des minima sociaux (Fagnani, 1995, 1998). On peut d’ailleurs souligner que des sociologues nous ont rapidement alerté sur les risques de discrimination d’un tel dispositif (Battagliola, 1998, 1999).
34Plus largement, parce que les dispositifs de soutien aux bas revenus s’inscrivent dans un certain contexte de répartition des rôles familiaux et symboliques et dans un fonctionnement du marché du travail certes en évolution, mais où demeurent de nombreuses inégalités entre hommes et femmes, leurs effets sont nécessairement sexués, même si leurs objectifs ou leurs intitulés semblent neutres (Eydoux, Silvera, 2000).
35* * *
Vers une approche plus globale des inégalités de genre
36A l’issue de ce tour d’horizon, il paraît aujourd’hui nécessaire d’élargir, de critiquer les analyses dominantes françaises en termes de capital humain et de souligner les insuffisances des autres courants.
37Nous aimerions pour cela revenir tout d’abord sur l’analyse des inégalités de salaires. Comme nous l’avons rappelé, les approches traditionnelles compartimentent les inégalités en trois niveaux, supposés totalement étanches : les caractéristiques individuelles, considérées comme données ; les effets de structures et de secteur (eux aussi exogènes) ; et enfin le “reste”, la discrimination. La réalité, très certainement difficile à modéliser, est plus complexe et ces trois champs ne sont pas indépendants. Bon nombre de variables utilisées sont en vérité corrélées : la discrimination, si l’on retient ce terme, joue sur la répartition sexuée des emplois, sur la rentabilité d’un diplôme… Ce fameux résidu n’est pas neutre (Baudelot, 1995). Il convient d’élargir le champ et de ne pas se contenter d’une approche en termes de capital humain, en intégrant dans le mode de formation des salaires, le rôle et la nature des relations professionnelles (jeu des conventions collectives), la place de l’État, ou encore les stratégies des entreprises en matière de politique salariale (Silvera, 1996,1998). De plus on sait que d’un point de vue sociologique et historique, une part importante des inégalités repose sur la persistance du modèle du “breadwinner” et du salaire d’appoint, même si statistiquement il joue de moins en moins (Concialdi, Ponthieux, 1999). Cet exemple sur les inégalités de salaire n’est pas qu’une question technique. Il renvoie à la conception-même de l’origine des inégalités qui relèvent d’un faisceau de variables multidimensionnelles.
38En revanche, ce que l’on doit aux théories de Becker est très certainement cette capacité d’intégrer les sphères professionnelles et privées, démarche encore peu développée dans les approches hétérodoxes. Dans les courants marxistes, nous l’avons vu, le statut du travail domestique (sa valeur) a toujours été problématique. En dépit de différentes tentatives, on peut constater l’incapacité de ces approches hétérodoxes à rendre compte de la répartition entre les rôles sexués (Bustreel, 1995). Or, traiter du genre en économie ne se résume pas à l’analyse des inégalités dans le travail ; cette démarche doit intégrer les rôles sociaux et sexués qui trouvent leur origine dans le cadre familial, dans l’articulation entre sphère productive et reproductive.
39Pour finir (provisoirement), une nouvelle piste de recherche en économie, visant à intégrer le genre, peut être rapidement présentée. Elle s’appuie sur la construction du “gender societal model” (O’Reilly, 1995). Il s’agit d’une approche plus globale de la place des femmes sur le marché du travail en Europe, à travers notamment l’analyse du temps partiel. Jacqueline O’Reilly s’inspire de l’analyse sociétale, en articulant les espaces productif, éducatif, et celui des relations professionnelles, puis elle élargit cette approche à la dimension du genre, totalement ignorée au départ de l’approche sociétale [17]. En s’appuyant sur les travaux de Jill Rubery (1988), l’objectif est de dépasser la sphère de la production économique, de prendre en compte la sphère de la reproduction et ainsi de concevoir un nouveau modèle autour de trois pôles : l’État (mode de régulation, système de protection sociale, modes d’accueil…) ; la famille (division sexuée autour du travail domestique, revenus des ménages,…) et enfin l’économie (y compris la nature des relations professionnelles, la division du travail, les systèmes de formation…). Ainsi, l’analyse des inégalités hommes-femmes sur le marché du travail doit articuler modèles familiaux et culturels, rôle de l’État, nature des relations professionnelles et régimes d’activité et d’emploi. Cette démarche présente également l’intérêt de ne pas totalement ignorer les comportements individuels, notamment au sein des ménages, même si ceux-ci sont articulés aux normes collectives et au rôle déterminant de toutes les institutions. Enfin, au regard des rendez-vous manqués entre économie (hétérodoxe) et genre, cette démarche permet de redonner toute sa place à la famille, comme l’une des institutions sociales centrales.
40Au total, intégrer le genre en économie ne peut s’envisager que dans une approche multidimensionnelle des phénomènes économiques, en acceptant de dépasser les frontières habituelles de l’économie, ce qui est loin d’être réalisé…
Notes
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[1]
Citons par exemple : Béatrice Majnoni d’Intignano (1999), Égalité entre femmes et hommes : aspects économiques, Rapport au CAE, ou encore, Catherine Génisson (1999), Davantage de mixité professionnelle pour plus d’égalité entre hommes et femmes, Rapport à Monsieur le Premier Ministre.
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[2]
La Loi sur l’égalité professionnelle, dite “Génisson” a finalement été adoptée le 24 avril 2001. Outre la question de la levée de l’interdiction du travail de nuit des femmes dans l’industrie, ce texte essentiel porte sur la négociation de l’égalité dans les entreprises et branches professionnelles et dans la fonction publique.
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[3]
Voir à ce propos la controverse sur le rapport Pisani-Ferry, dans ce même numéro.
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[4]
Observons que cet article n’est qu’une première réflexion sur un travail qui mériterait d’être plus systématisé. Il serait en effet important d’adopter une recherche systématique du thème du genre en économie, en faisant le tour de l’ensemble des textes fondateurs, des principales revues en économie, en France et à l’étranger.
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[5]
Sur “l’armée de réserve”, voir les théories de la segmentation abordées plus loin.
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[6]
Ces débats sont restés plus présents en sociologie (Fougeyrollas, 1996 et 1998, Delphy, 1998).
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[7]
Comme en témoignent par exemple Olivier Marchand et Claude Thélot dans leur étude sur deux siècles du travail en France (1997).
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[8]
Certes, des travaux récents appliqués par exemple à la place des jeunes ont renouvelé de telles approches à partir d’une segmentation entre marché interne / marché professionnel et marché externe (Fondeur, Lefresne, 1999). La composante sexuée, pourtant centrale ici, est cependant totalement absente de ces travaux.
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[9]
Le cadre initial de la segmentation a toutefois été repris par les “nouveaux économistes du travail” (selon leur propre définition, voir Perrot, 1992) et réintégré au cadre d’analyse micro-économique, où les comportements de chaque agent légitiment l’existence de ces deux marchés. Les “insiders” défendant une position privilégiée en termes de rémunération ou de statuts, face aux “outsiders”, mais dans ces différentes approches, une fois de plus, le genre de ces salariés n’est jamais évoqué.
-
[10]
Observons d’ailleurs, l’absence de femmes économistes dans ces courants. En 1998, la situation des effectifs dans les sciences économiques pour ce qui est de l’enseignement supérieur était la suivante : 951 maîtres de conférences, dont 249 femmes (26,2%) ; 546 professeurs dont 64 femmes (11,7%) soit au total 1497 enseignants chercheurs dont 313 femmes (20,9%).
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[11]
Si le lecteur n’est pas encore convaincu de ce silence, un autre exemple plus récent est très certainement l’ouvrage de Thomas Piketty sur l’économie des inégalités où les femmes sont totalement absentes.
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[12]
Seule la revue Travail, Genre et Sociétés avait justement consacré son premier dossier à cette question : “Travail et pauvreté : la part des femmes”, n° 1, 1999.
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[13]
Ce “silence” de la part de ces économistes a fait du bruit. Une pétition lancée par un petit groupe de chercheuses, dont nous reprenons certains passages dans ce texte, a souligné à quel point, une fois de plus, l’économie se voulait neutre et faisait le silence sur les mécanismes de la division sexuée du marché du travail dans la production des inégalités et des risques de pauvreté. Plus de 300 chercheurs et chercheuses en sciences sociales ont signé ce texte, qui révèle de plus un autre “oubli” de la part des organisateurs : pas une femme n’était invitée à intervenir au colloque… A l’heure où le gouvernement se mobilise pour favoriser la parité dans tous les lieux de décision, un tel acte est loin d’être anodin.
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[14]
Certes, si les femmes sont largement majoritaires parmi les travailleurs à bas salaires, la prise en compte des revenus du ménage comme indicateur de pauvreté change la donne : les travailleurs pauvres sont surtout des hommes appartenant à des ménages où les femmes ne travaillent pas ou insuffisamment ; cette situation étant plus fréquente que l’inverse (celle de ménages où le seul salaire serait féminin).
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[15]
Extrait de la pétition “l’économie est-elle une science des hommes ?” dont les premières rédactrices sont Christine Daniel et Sophie Ponthieux.
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[16]
On revient ici sur une autre catégorie “asexuée” : les familles monoparentales qui sont à plus de 90% des femmes élevant seules leurs enfants.
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[17]
Catherine Marry (1998) a souligné à maintes occasions comment cette approche sociétale avait gommé toutes différences sexuées, en ne se référant qu’au modèle industriel et masculin.