1Depuis les années soixante-dix, l’entrée massive des femmes ayant de jeunes enfants sur le marché du travail (Maruani, 2000) a eu de profondes répercussions dans le champ des politiques sociales, et en particulier, dans celui de la politique familiale. La prise en charge des personnes dépendantes – jeunes enfants, personnes âgées et handicapées – est progressivement devenue une question de première importance, aussi bien pour les pouvoirs publics que pour les familles (Jenson, Sineau, 1997 ; Martin, 1997). Dans le domaine de la petite enfance, la collectivité a ainsi multiplié les dispositifs – équipements collectifs, services et prestations – en direction des parents (ou du parent seul) qui exercent une activité professionnelle et, dans ce domaine, la France a fait figure de pionnière et occupe maintenant un des premiers rangs en Europe (Fagnani, 2000). Nous proposons ici de mettre l’accent sur le rôle majeur qu’a joué la politique familiale dans les processus d’émancipation économique des mères, mais aussi sur toutes les lacunes et incohérences des mesures actuelles, susceptibles de participer au maintien ou même au renforcement des inégalités sociales et de la division du travail au sein de la famille.
2Préalablement, il est important de souligner la double tension à laquelle est soumise la politique familiale dans le champ des aides aux parents qui travaillent : elle doit afficher sa neutralité dans un contexte politique où l’on prône de plus en plus la parité entre les sexes et où de plus en plus de pères revendiquent le droit à exercer leur paternité et à s’investir dans l’éducation de leurs enfants. Elle doit donc éviter de paraître “enfermer” les femmes dans la problématique de la “conciliation travail/famille”. Ce faisant, elle occulte la réalité des rapports sociaux de sexe et, en particulier, le fait que la majorité des femmes continuent d’assumer l’essentiel des tâches domestiques et éducatives et ont généralement des salaires inférieurs à leur conjoint. En adoptant cette démarche, elle évite de se pourvoir des moyens – contrairement à la Suède, par exemple (Daune-Richard, Mahon, 1997) – de réellement combattre les discriminations sexuelles sur le marché du travail et de permettre une réelle implication des pères dans la vie familiale. A cet égard, l’Allocation Parentale d’Éducation (APE), créée en 1985 sous le gouvernement socialiste, est une mesure emblématique.
3En fait, tout se passe comme si persistait une sorte de consensus plus ou moins implicite entre les institutions en charge de la petite enfance, les décideurs politiques, les employeurs et une forte proportion des familles : la prise en charge et les soins aux enfants doivent rester l’apanage des femmes, que ce soit dans la sphère familiale ou dans la sphère publique. En outre, comme on le verra, la politique familiale a du mal à arbitrer entre les intérêts conflictuels au sein de l’institution familiale : soit elle accorde la priorité au maintien dans l’emploi des parents – en réalité des mères – et leur offre les moyens de faire face au développement de la flexibilité des horaires. Elle prend cependant le risque de négliger de veiller au respect du bien-être de l’enfant et de ses rythmes biologiques ; soit elle inverse les priorités et risque alors de remettre en cause le maintien dans l’emploi ou les chances de promotion professionnelle des femmes travaillant dans des secteurs affectés par de profondes mutations des conditions de travail.
4Pour illustrer mes propos, la première partie sera consacrée à un rapide aperçu de l’évolution de la politique de la petite enfance depuis le début des années quatre-vingt. On montrera ensuite les caractéristiques et modalités de cette prise en charge collective des jeunes enfants en les reliant à la question des inégalités sociales. Quelques lacunes et ambiguïtés de cette politique d’accueil et de prise en charge seront enfin soulignées.
Les années quatre-vingt : l’essor de la politique d’accueil de la petite enfance
5Dès les années soixante-dix, les discours de partenaires sociaux et de décideurs politiques sur la nécessité de développer une politique d’accueil de la petite enfance “pour aider les parents à concilier emploi et famille”, se multiplièrent. Le rapport Bouyala-Roussille [1], commandé par le gouvernement en 1982, fut le point d’orgue de ce long processus de sensibilisation de l’opinion publique envers ces questions. Il mit l’accent, en particulier, sur l’importance de l’éveil et de la socialisation du jeune enfant accueilli dans les crèches et par les assistantes maternelles. Parallèlement, les rapporteurs manifestèrent leurs inquiétudes à l’égard des enfants âgés de moins de trois ans dont on ignorait les conditions de prise en charge pendant l’absence des parents.
6En 1983, la Caisse Nationale des Allocations Familiales (Cnaf) mit en place les “contrats-crèches” : il s’agissait d’encourager les collectivités locales à développer le parc de crèches. Les Caisses d’Allocations Familiales (Caf) s’engageaient à prendre en charge une partie des dépenses de fonctionnement ; en contrepartie, les municipalités devaient construire de nouveaux équipements. En effet, le nombre de places offertes dans ces établissements s’avérait encore très insuffisant et les assistantes maternelles, les jardins d’enfants ou l’école maternelle ne pouvaient satisfaire des besoins sans cesse croissants du fait de l’élévation continue du taux d’activité des mères. En 1988, environ 20 000 nouvelles places furent créées, un résultat cependant très en deçà des promesses électorales du candidat à la Présidence de la République, François Mitterrand (Jenson, Sineau, 1995)
7Parallèlement à l’amélioration du système des modes de garde, sur les plans à la fois quantitatif et qualitatif, les gouvernements mirent en place deux prestations qui diminuèrent désormais, pour les familles, les frais occasionnés par la garde des enfants. En fait, la logique sous-jacente consistait à “solvabiliser” les familles et à réduire le coût du travail dans le secteur des services, la Sécurité sociale et l’État prenant en charge les cotisations sociales et une partie du salaire des assistantes maternelles et des gardes à domicile.
8En 1980, le gouvernement avait déjà créé une prestation, versée aux familles faisant garder leur enfant, âgé de moins de trois ans, au domicile d’une assistante maternelle déclarée. Mais cette prestation étant peu connue des familles, un nombre limité d’entre elles en bénéficiaient. Pour lutter plus efficacement contre le fréquent travail “au noir” des assistantes et accentuer les efforts de l’action publique dans le domaine de la qualité de l’accueil, en 1990, on procéda à une réforme de ce dispositif : l’Aide à la Famille pour l’Emploi d’une Assistante Maternelle Agréée (AFEAMA) remplaça l’ancienne prestation. Cette prestation est toujours octroyée aux parents qui confient leur enfant, âgé de moins de six ans, à une assistante maternelle agréée [2]. La réforme de ce dispositif s’accompagna, en 1992, d’une amélioration du statut des assistantes maternelles (revalorisation de leur salaire et formation obligatoire de soixante heures durant l’année suivant leur agrément, simplification de sa procédure). Bien qu’ayant une portée modeste, cette réforme allait dans le sens des recommandations du rapport de 1982.
9Diminuant substantiellement les frais de garde des parents qui recourent à une assistante maternelle, l’Afeama a remporté un succès considérable. Le nombre de familles bénéficiaires est passé de 110 000 en 1991 à près de 546 000 familles fin 2000.
10A la même époque, la création d’une autre prestation permit à des familles des classes moyennes de recourir à un autre mode de garde, souple et flexible, et jusque-là très onéreux : la garde à domicile. En 1986, on créa, en effet, l’Allocation de Garde d’Enfant à Domicile (Aged) qui couvrait une partie des cotisations sociales payées pour l’emploi d’une ou plusieurs personnes employées par les familles pour garder leurs enfants à leur domicile. Son objectif était de “diversifier les modes de garde” et de favoriser la “liberté de choix des parents”. Mais on cherchait aussi à encourager la création “d’emplois familiaux” en accordant des avantages fiscaux aux familles redevables de l’impôt sur le revenu. En 1994, sous le gouvernement Balladur, on étendit le champ de l’Aged aux familles ayant des enfants âgés de trois à six ans et on l’augmenta substantiellement.
11En outre, dans le cadre de la réduction d’impôts liée aux “emplois familiaux”, les familles bénéficiaires de l’Aged pouvaient désormais déduire de leur impôt sur le revenu la moitié des dépenses engagées dans ce cadre [3]. Ce dispositif réduisait donc fortement les coûts de la garde à domicile. Jusqu’à la réforme de 1998, la collectivité pouvait ainsi prendre en charge jusqu’à 70% du coût total de ce mode de garde (Fagnani, 1997).
12La garde d’enfant à domicile offre incontestablement une solution bien adaptée aux parents fortement investis dans leur vie professionnelle et confrontés à des horaires contraignants et irréguliers. La crèche ou l’assistante maternelle ne peuvent rivaliser avec ce mode de garde du point de vue de la flexibilité et de la souplesse des horaires ou de l’exécution des tâches domestiques. Il n’est donc pas surprenant que celui-ci ait séduit un nombre croissant de parents pouvant bénéficier des déductions fiscales : le nombre de bénéficiaires de cette prestation est passé de 25 000 en 1994 à 82 000 en 1997. Depuis la réforme de 1998, qui augmente substantiellement les frais relatifs à la garde à domicile, ce nombre a diminué et n’atteint plus que 61 000 fin 2000.
13L’instauration du “chèque emploi-service” acheva de compléter la panoplie des aides de la collectivité en faveur des parents d’enfants scolarisés et qui ne peuvent plus percevoir l’Afeama ou l’Aged. Grâce aux déductions fiscales accordées dans le cadre de ce dispositif, les familles peuvent se libérer de certaines contraintes domestiques en employant une personne pour s’occuper des enfants à la sortie de l’école, le mercredi ou pour exécuter des tâches ménagères. D’autre part, ces parents peuvent aussi recourir aux équipements parascolaires : en conjuguant leurs efforts financiers, les collectivités locales et les Caf ont, en effet, développé les activités de loisirs [4] en direction des jeunes.
14Au total, parmi les enfants âgés de moins de trois ans, près de la moitié sont maintenant accueillis dans des crèches (près de 200 000 places y sont offertes) ou à l’école maternelle ou encore pris en charge dans le cadre de modes de garde individualisés et subventionnés sur des fonds publics. Plus du tiers des enfants âgés de deux ans et la quasi totalité des enfants de trois ans sont déjà scolarisés. Les halte-garderies disposent aussi de 68 000 places [5] qui permettent aux femmes, occupant un emploi à temps partiel, de confier leur enfant durant quelques heures à du personnel qualifié.
15Toutes ces mesures ont aidé un nombre considérable de mères à se maintenir sur le marché du travail et permis à une proportion croissante d’entre elles de s’investir dans leur vie professionnelle et d’accéder ainsi plus facilement à des emplois de cadres. En 1990, le taux d’activité des mères de deux enfants (âgés de 16 ans ou moins), par exemple, atteignait déjà 75% contre 26% en 1962 [6]. Indirectement, cette politique a contribué à l’atténuation des inégalités salariales entre les hommes et les femmes, observée à partir du milieu des années soixante-dix (Meurs, Ponthieux, 1999).
16En outre, cette politique a permis la création (ou le blanchiment) de nombreux emplois, un aspect non négligeable compte tenu de la crise de l’emploi : depuis 1994, 50 000 emplois de gardes d’enfants à domicile, 60 000 emplois d’assistantes maternelles et 2 500 dans les crèches ont été créés. En dehors de l’école maternelle, ce sont environ 310 000 emplois, équivalents à des emplois à plein temps, qui sont actuellement subventionnés [7] pour encadrer et prendre soin des enfants pendant que les parents se consacrent à leur activité professionnelle.
17Toutefois, de nombreuses lacunes subsistent. Les ambiguïtés et les incohérences de la politique familiale, qui n’apparaissaient qu’en filigrane auparavant, se sont amplifiées avec la montée du chômage et l’essor des mutations sur le marché du travail. La politique familiale, prise en tenaille entre les contraintes économiques et les enjeux politiques, est devenue un instrument au service des politiques de l’emploi. L’emprise de celles-ci sur la politique familiale n’a, en particulier, cessé de s’accentuer depuis le milieu des années quatre-vingt.
Inégalités sociales, inégalités spatiales et modes de garde des jeunes enfants
18En dépit des discours officiels tenus périodiquement sur la nécessité de promouvoir le “libre choix des familles”, force est de constater que ce “choix” reste largement illusoire pour beaucoup de familles pour des raisons financières et/ou du fait des horaires de travail et des contraintes professionnelles de beaucoup de parents mais aussi du fait de fortes disparités géographiques en matière d’équipements de la petite enfance.
La pénurie des places en crèches pénalise les familles ayant des ressources financières limitées
19Pour les familles ayant des revenus modestes, la crèche collective reste, parmi les modes d’accueil subventionnés par la collectivité (en dehors de l’école maternelle), le moins onéreux, du fait de l’existence d’un barème. Or, en dépit des efforts de la Cnaf pour encourager, par des aides financières, les collectivités locales à développer ce mode d’accueil, le nombre de places dans les crèches reste notoirement insuffisant : environ 9% des enfants de moins de trois ans sont actuellement accueillis dans des crèches collectives ou familiales [8]. Depuis 1991, le nombre de places subventionnées est passé de 112 000 à près de 200 000 en 1999. Du fait de l’inégale répartition des crèches sur le territoire, dans certaines régions ou communes, elles sont même inexistantes : près de la moitié des places sont localisées en Région parisienne et concentrées dans Paris intra-muros et dans sa proche banlieue. Certes, la Ministre de la Famille, Ségolène Royal, a décidé, en 2000, de donner une nouvelle impulsion au développement des crèches [9] et depuis le 1er janvier 2000, les modalités de financement des crèches collectives ont été modifiées. Désormais, à condition qu’elles appliquent le barème national, les collectivités locales paient un montant uniforme par jour et par enfant et c’est la “prestation de service” versée par la Caf qui varie maintenant en fonction de la participation financière des parents. Les collectivités n’ont alors plus le souci de privilégier l’admission d’enfants de familles soumises au barème le plus élevé. Toutefois, les 40 000 nouvelles places susceptibles d’être créées ne suffiront pas à satisfaire la demande actuelle.
20Or, il est largement admis que les crèches collectives remplissent une fonction à la fois éducative et sociale. L’existence de barèmes permet aux familles les plus modestes d’accéder à un mode de garde qui bénéficie de l’encadrement par un personnel qualifié et des professionnels de la petite enfance. Du point de vue sanitaire et médical, la crèche ne peut être concurrencée par les autres modes de garde.
21Les résultats des enquêtes d’opinion sur les différents modes de garde sont à manier avec prudence et la portée de leurs significations reste limitée. La garde par les grands-parents étant souvent “choisie faute de mieux” et s’intégrant dans le cadre des solidarités familiales, elle est difficilement comparable avec les modes d’accueil subventionnés et institutionnalisés. Il est toutefois intéressant de signaler que c’est parmi les utilisateurs de la crèche, que le Credoc (1998) a pu observer “l’indice de satisfaction le plus élevé” : près de 80% s’en déclarent satisfaits contre 66% pour ceux qui recourent à une assistante maternelle agréée, 65% pour la garde rétribuée à domicile et 59% pour ceux qui font garder leur enfant par les grands-parents. Pourtant, en dépit de leur augmentation depuis quelques années, les efforts financiers consacrés par la Cnaf au développement et au fonctionnement des crèches collectives restent encore modestes au regard des sommes croissantes, allouées depuis 1994, aux autres modes de garde “individuels”, que ce soit sous la forme de prestations comme l’Ape, l’Afeama ou encore l’Aged. En 1998, ces trois prestations ont représenté une dépense d’un peu plus de 26 milliards de francs pour la Cnaf contre seulement 2 024 millions pour les crèches collectives. Cette disproportion considérable traduit le fait que la politique familiale est de plus en plus phagocytée par les politiques de l’emploi.
22L’insuffisance des places offertes est donc avant tout préjudiciable aux intérêts des femmes socialement défavorisées, et en particulier des mères vivant seules avec leur enfant : contrairement aux femmes vivant dans des familles plus aisées, elles peuvent difficilement recourir aux autres modes de garde subventionnés. L’assistante maternelle agréée, en dépit de l’octroi de l’Afeama et de sa récente réforme, reste souvent trop chère (si les familles sont non imposables, elles ne peuvent bénéficier de la réduction d’impôt) surtout si la mère travaille à temps partiel ou a des revenus irréguliers. Le coût d’une garde d’enfant à domicile est prohibitif même si elles ne paient qu’une partie des cotisations sociales grâce à l’Aged. Les enquêtes du Credoc (1998) montrent ainsi que les femmes de milieu modeste recourent fréquemment aux nourrices non déclarées et sollicitent, lorsqu’elles le peuvent, les membres de leur famille pour minimiser, au maximum, leurs frais de garde. En l’absence de ces solutions alternatives, elles sont souvent obligées de (ou incitées à) cesser d’exercer une activité professionnelle et à réclamer, si elles y ont droit, l’Ape. Cédric Afsa (1996) a ainsi montré, toutes choses égales par ailleurs, qu’une femme habitant en milieu rural ou dans des petites villes est davantage incitée à cesser son activité professionnelle pour bénéficier de l’Ape qu’une femme résidant dans une grande agglomération où le niveau de l’offre est plus élevé. L’absence d’équipements à vocation sociale comme les crèches peut donc être un obstacle à l’insertion professionnelle de beaucoup de mères, ce qui peut se traduire par des dépenses supplémentaires, d’une part pour l’État, par le biais de versements de minima sociaux (Rmi ou Allocation de Parent Isolé), d’autre part pour les Caf, en termes d’aides au logement, par exemple.
23Certes, l’école maternelle permet de combler, en partie, les lacunes dans le domaine des équipements collectifs : les enfants peuvent y être admis dès l’âge de deux ans et près d’un tiers des enfants de cet âge y sont déjà inscrits. Toutefois, la prise en charge d’un très jeune enfant à la sortie de l’école, le mercredi ou durant les vacances scolaires reste un problème difficile à résoudre pour les parents qui ne peuvent se permettre de rémunérer une personne et qui ne peuvent solliciter un membre de leur famille. Même scolarisés, tous les enfants ne peuvent avoir accès à un “centre aéré” [10] le mercredi ou bénéficier d’une prise en charge institutionnelle à la sortie de l’école qui pourrait “tranquilliser” les parents.
24En outre, une organisation de la garde des jeunes enfants qui ne soit pas une source de “stress” et d’anxiété pour les parents (et de fait surtout pour les mères) implique des horaires de travail réguliers, prévisibles et correspondant aux heures d’ouverture des équipements de la petite enfance et des écoles primaires. Or, les horaires atypiques ou irréguliers, le travail le samedi et le dimanche, même dans le cadre d’un emploi à temps partiel, compliquent les modalités de gestion de la garde des enfants. Les enquêtes sur les conditions de travail montrent, outre une diversification croissante des horaires, que moins de la moitié (49%) des salariés ont maintenant des horaires fixes contre 65% vingt ans plus tôt et ce phénomène affecte toutes les catégories socioprofessionnelles (Bloch-London, Boisard, 1999).
25Ceci contribue aussi à restreindre la marge de manœuvre des femmes faiblement rémunérées ou alternant période d’activité et chômage et ayant un parcours professionnel chaotique : les horaires de travail atypiques, les revenus irréguliers et le travail à temps partiel excluent fréquemment le recours à la crèche et aux assistantes maternelles agréées qui peuvent se permettre de refuser de garder l’enfant au delà des heures “normales” et qui préfèrent s’occuper d’enfants à temps plein. Or, comme l’ont montré de récents travaux (Galtier, 1998 ; Paugam, 2000), les faibles rémunérations sont souvent associées à ces conditions de travail et à ces formes d’emploi.
26C’est à des problèmes d’une autre nature que se trouvent confrontées les mères qui occupent des emplois mieux rémunérés et plus élevés dans l’échelle socioprofessionnelle. Car, contrairement aux catégories mentionnées précédemment, les familles plus privilégiées ont largement bénéficié des mesures adoptées dans le cadre de la loi Famille de 1994 : l’augmentation du montant de l’Afeama, de l’Aged et des déductions fiscales accordées au titre des emplois “familiaux” ont notablement diminué leurs frais de garde. La forte croissance du nombre des bénéficiaires de ces deux prestations, depuis 1994, témoigne d’ailleurs de l’impact de ces mesures sur les comportements des ménages appartenant à la vaste constellation des classes moyennes.
L’essor des modes de garde individuels et l’emprise des contraintes professionnelles
27Il est vrai que les mutations récentes qui ont affecté les conditions de travail ont obligé un nombre croissant de ces familles à recourir à des modes de garde plus “flexibles” et mieux adaptés à leurs contraintes professionnelles. C’est le cas de certaines catégories socioprofessionnelles, comme les cadres, par exemple.
28Or, les couples de “cadres” ou professions libérales sont souvent confrontés à un dilemme : comment arbitrer entre, d’une part, ce qu’ils perçoivent comme le “meilleur mode de garde” pour l’enfant, conforme à leurs représentations de l’environnement “idéal pour son bien-être” et, d’autre part, le mode de garde “le plus pratique” pour eux, au regard de l’emprise croissante de leur travail professionnel ? Comment choisir un mode de garde à la fois “bénéfique” pour l’enfant – du moins selon les critères de ses parents et correspondant aux normes éducatives de son milieu social – qui permet aussi à la mère de se consacrer à sa carrière ?
29Comme l’illustrent les enquêtes d’opinion, les “cadres” valorisent plus fréquemment que les autres catégories sociales la socialisation précoce de l’enfant et sa prise en charge par des structures collectives. Selon l’enquête du Credoc (1998), parmi les parents dont l’enfant n’est pas gardé par la mère, ce sont les familles de cadres ou “professions intermédiaires” (catégorie de la personne interviewée) qui recourent le plus fréquemment à ce type d’établissement : 16% d’entre elles contre seulement 12% de l’ensemble des parents. En dépit du coût relativement élevé de la crèche pour les familles “aisées”, près de quatre sur dix de ces “cadres” estiment ainsi qu’elle est le mode d’accueil “le plus bénéfique pour l’enfant”, l’assistante maternelle agréée ne remportant, de ce point de vue, que 23% de leurs suffrages et la garde à domicile, 17%. Cependant, une proportion équivalente (39%) déclare que c’est la crèche qui “présente le plus d’inconvénients” (contre 33% pour l’ensemble de l’échantillon). En fait, selon qu’ils se positionnent en fonction de leurs propres contraintes professionnelles ou de leurs représentations du “bien-être” de leur enfant, leurs attitudes à l’égard de chacun des modes de garde diffèrent.
30Généralement soumis à de fortes contraintes horaires et à des durées de travail qui ne cessent d’augmenter depuis le début des années quatre-vingt dix (Fermanian, 1999), ils se plaignent souvent de la “rigidité” des horaires et des règles de fonctionnement des crèches. Le refus de ces établissements d’accueillir les enfants lorsqu’ils sont malades est aussi l’objet de leurs critiques car cela perturbe les stratégies sophistiquées élaborées par les mères fortement investies dans leur vie professionnelle. Il n’est donc pas étonnant que la garde par une assistante maternelle agréée soit devenue la principale solution adoptée par les cadres (comme par la majorité des familles qui font garder leur enfant en dehors de leur domicile).
31Beaucoup de couples des catégories sociales aisées optent aussi (ou sont obligés, compte tenu de leurs horaires de travail) pour la garde à leur domicile et ont recours à une employée de maison, soit en utilisant le “chèque service” si l’enfant a plus de six ans, soit en percevant l’Aged. Dans ces familles, il est fréquent que les enfants profitent peu de la présence de leurs parents en fin de journée du fait de leur retour tardif à domicile (Fagnani, 1997). La décision des gouvernements qui se sont succédé depuis le début des années quatre-vingt, d’encourager la création d’emplois dits “familiaux” en solvabilisant les familles, a ainsi contribué, avec d’autres facteurs, à permettre le déploiement d’un phénomène régulièrement dénoncé (Méda, 1999) : l’emprise croissante de la vie professionnelle sur la vie familiale et la vie privée des personnes qui occupent un emploi.
32Certes, les institutions en charge de la mise en œuvre de la politique familiale (les Caf, en particulier) financent de plus en plus souvent des associations spécialisées dans l’aide à domicile et qui offrent aux parents, confrontés à des horaires atypiques, la possibilité de faire garder leurs enfants à leur domicile par du personnel qualifié durant les heures “hors normes”. Les rythmes biologiques de l’enfant peuvent être respectés mais l’intervention de l’action publique consiste dès lors, tout en mettant “de l’huile dans les rouages” de l’articulation travail/famille, à satisfaire les exigences croissantes des employeurs en matière de disponibilité du personnel et de flexibilité des horaires. La politique familiale semble ainsi avoir de plus en plus de mal à échapper à cette logique de subordination.
Enjeux de la professionnalisation des assistantes maternelles et des gardes à domicile
33S’occuper des enfants des autres n’a rien de “naturel”. Or, les compétences requises ne peuvent s’acquérir sans formation appropriée. Plusieurs travaux [11] qui ont analysé l’influence des différents modes d’accueil sur le développement cognitif, l’apprentissage du langage ou les performances intellectuelles de l’enfant, ont d’ailleurs mis en relief l’importance du niveau de formation des éducatrices et de l’encadrement en la matière. Force est de constater, dans ce domaine, des lacunes importantes car les décideurs, l’œil fixé sur l’horizon de la création d’emplois, ont négligé l’enjeu de la professionnalisation de ces emplois et, par ricochet, négligé la dimension qualitative de l’accueil des jeunes enfants.
34Certes, les assistantes maternelles agréées doivent, depuis 1992, suivre une formation obligatoire de soixante heures sur cinq ans. Mais les formations qui leur sont proposées sont ponctuelles, suivies en cours d’emploi et non sanctionnées par un diplôme [12]. En outre, elles ne sont pas rétribuées durant cette formation qu’elles doivent négocier avec les parents (Bosse-Platière et al., 1995). Peu structurées, les associations regroupant ces salariées, n’ont pu se doter des moyens de contrôler l’accès à cette profession et à son exercice. Dans les communes qui n’ont pas voulu (ou pas pu par manque de ressources) développer l’accueil collectif, la tentation est grande de suppléer aux carences de leur politique en demandant aux services de la Protection Maternelle et Infantile d’accorder facilement l’agrément à des femmes sans autre perspective d’emploi et il est reconnu que l’agrément leur est facilement accordé si leur logement est conforme aux normes requises par ces services. Dans un contexte de chômage élevé concernant les femmes sans qualification, ces emplois sont, en effet, souvent exercés faute de mieux (Mozère, 1999).
35Cependant, l’encadrement quotidien de beaucoup d’enfants d’âge préscolaire est plus préoccupant lorsqu’ils sont gardés au domicile des parents dans le cadre du dispositif de l’Aged [13]. Alors que la collectivité consacre des sommes importantes à celui-ci [14], elle ne s’est dotée, à titre de contrepartie, d’aucun moyen de contrôle des critères d’embauche de ce personnel. Les services de la Pmi ne supervisent pas, comme dans les crèches, la qualité des soins reçus par l’enfant et, dans l’ensemble, force est de reconnaître que ces employées, la plupart dépourvues de qualification, font souvent office de “femme à tout faire” (Fagnani, Rassat, 1997).
36Car les attitudes des parents sont marquées du sceau de l’ambivalence : ils attendent de la personne qui s’occupe de leur enfant qu’elle corresponde au profil de la “professionnelle” de la petite enfance et, en même temps, offrent souvent un salaire dont le montant exclut toute possibilité d’embauche d’une personne pourvue des qualifications associées à ce statut. Par un effet de miroir, on retrouve ici les contradictions de l’action publique qui, par des mesures ponctuelles, cherchent à promouvoir la professionnalisation des assistantes et gardes à domicile, pourtant revendiquées par les associations d’aide à domicile et les syndicats ; en faire des métiers qualifiés et reconnus socialement se traduirait par une revalorisation de leur salaire donc du coût du travail dans ce secteur. Ceci aurait pour conséquence de limiter l’accès de nombreuses familles à ce mode de garde.
37Pourtant, les enjeux liés à la question de la professionnalisation sont multiples : l’emploi d’un personnel pourvu des compétences requises pour encadrer des enfants préserve la tranquillité d’esprit des parents. En revalorisant ces emplois, quasi exclusivement féminins, on renforcerait aussi la lutte contre les inégalités de salaire entre les sexes et on agirait dans le sens d’une plus grande mixité des emplois.
Des emplois exclusivement féminins, souvent précaires et mal rémunérés
38La prise en charge, l’éducation et les soins aux enfants reste, en effet, l’apanage des femmes [15] (Neyrand, 1999). Les personnes employées pour garder les enfants au domicile des parents, tout comme les assistantes maternelles ou le personnel des crèches, sont quasiment toutes de sexe féminin. Alors que des mesures d’encouragement à la mixité des emplois ont été mises en place, visant à encourager les jeunes filles à choisir des filières traditionnellement masculines, inversement, aucune mesure n’a été adoptée concernant le personnel de la petite enfance, ce qui ne peut que contribuer à la persistance de leur dévalorisation sociale. Les emplois dits “familiaux”, de façon générale, sont souvent précaires et mal rémunérés.
39Un paradoxe mérite, à cette occasion, d’être souligné : lorsqu’elles travaillent à plein temps, les gardes à domicile, recrutées grâce à un dispositif visant à aider des parents “à concilier leur vie familiale et leur vie professionnelle”, ont fréquemment des horaires de travail incompatibles avec leurs propres et éventuelles obligations familiales. Ceci est pour le moins contradictoire si l’on se réfère aux fondements (affichés) qui ont présidé à l’instauration de mesures comme l’Aged.
40Il est vrai toutefois que, dans un contexte de chômage et de pénurie d’emplois, pour les femmes sans qualifications, l’acquisition du statut de salariée avec les droits afférents et la conquête d’une relative autonomie financière sont des avantages non négligeables et représentent un des moyens d’intégration des femmes étrangères - nombreuses dans ces professions - à la société française.
41Toujours au nom de la lutte contre le chômage, mais en jouant cette fois sur un autre registre, les décideurs ont renforcé, dans le cadre de la loi Famille de 1994, les dispositifs du congé parental et de l’allocation parentale d’éducation. Cette fois, il s’agissait, non pas de permettre aux parents d’exercer une activité professionnelle tout en disposant d’un mode de garde subventionné, mais d’inciter un des deux parents (en réalité la mère) à se consacrer entièrement à l’éducation du jeune enfant jusqu’à son troisième anniversaire. En effet, dans un contexte de chômage croissant, pour “cibler” les mères qui occupent un emploi ou sont inscrites au chômage, le gouvernement Balladur décida de “durcir” les conditions de son octroi aux familles de deux enfants : pour en bénéficier, le parent doit avoir été “actif” au moins deux ans (y compris les périodes de chômage indemnisé) durant les cinq ans précédant la naissance [16]. Le succès de l’Ape est considérable : fin 2000, près de 540 000 personnes (98% d’entre elles étant des mères) en bénéficiaient. Ce dispositif renforce ainsi les injonctions implicites faites aux mères de subordonner leur vie professionnelle à leur vie familiale pour se consacrer à l’éducation de leur jeune enfant.
42Apparemment contradictoires, toutes ces mesures traduisaient, une fois de plus, l’emprise croissante des politiques de l’emploi sur la politique familiale.
43La politique d’accueil de la petite enfance a récemment bénéficié d’une nouvelle impulsion : des crédits supplémentaires ont été alloués en faveur du développement des crèches (40 000 nouvelles places devaient être créées en 2000-2001), l’Afeama a été revalorisée, modulée selon les ressources des parents et, grâce à cette réforme, le recours à une assistante maternelle agréée a nettement diminué pour les ménages les plus modestes. Pour répondre partiellement aux besoins des parents ayant un enfant gravement malade, accidenté ou handicapé, une Allocation de présence parentale a été créée, permettant aux deux parents d’arrêter totalement de travailler durant une période de quatre mois en percevant une prestation forfaitaire (3 130 F par mois). Toutes ces mesures témoignent du souci du gouvernement actuel d’aller dans le sens d’une plus grande équité dans le domaine des aides financières aux familles et d’atténuer les inégalités sociales en matière d’accès aux différents modes de garde. Toutefois, les lacunes restent nombreuses, en particulier en ce qui concerne la professionnalisation des métiers de la petite enfance qui restent quasi-exclusivement des emplois féminins. Enfin l’annonce, lors de la conférence de la famille du 11 juin 2001, de la création d’un congé de paternité de quinze jours illustre, certes, la volonté du gouvernement et des partenaires sociaux impliqués dans la politique familiale d’accompagner les mutations à l’œuvre dans la sphère familiale. Cependant, la coexistence de ce congé avec des mesures telles que l’Allocation parentale d’éducation – une prestation qui contribue à maintenir une répartition traditionnelle des tâches domestiques et éducatives – semble pour le moins incohérente…
Notes
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[1]
Nicole Bouyala, Bernadette Roussille, 1982, L’enfant dans la vie. Une politique pour la petite enfance, Rapport au Secrétaire d’État à la Famille, Paris, La Documentation Française.
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[2]
Dans le cadre de cette prestation, les cotisations dues à l’Urssaf pour l’assistante maternelle sont payées par la Caf. En outre, la famille perçoit chaque trimestre une somme variable selon ses ressources : au maximum, pour un enfant âgé de moins de trois ans, 3 870 F si les revenus nets mensuels sont inférieurs à 9 500 F. Si ceux-ci sont supérieurs à 13 000 F, cette somme est de 2 535 F (montants de l’année 2001).
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[3]
Salaire net plus partie des charges éventuellement non couverte par l’Aged dans la limite de 90 000 francs par an (soit une réduction d’impôt de 45 000 francs au maximum).
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[4]
En 1988, les “contrats temps libres” ont été créés pour organiser les loisirs des jeunes de 6 à 16 ans : dans le cadre de ces contrats, les Caf apportent leur appui technique et financier (plus de 2 milliards en 1997) aux collectivités locales.
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[5]
En 1998, environ 330.000 enfants âgés de 0 à 6 ans étaient accueillis en halte-garderies.
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[6]
Source : Recensements Insee de 1962 et de 1990.
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[7]
Ces emplois étant occupés par 355 000 assistantes maternelles déclarées (Source : Drees, Ministère de l’Emploi et de la Solidarité, 1999), environ 50 000 gardes d’enfants à domicile (selon l’Ircem) et 120 000 personnes travaillant dans les crèches, jardins d’enfants et halte-garderies.
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[8]
Les crèches familiales regroupent des assistantes maternelles qui gardent les enfants à leur domicile mais qui sont directement employées, comme salariées, par les collectivités locales. Les parents qui recourent à une assistante maternelle dans le cadre de ce dispositif ne peuvent bénéficier de l’Afeama.
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[9]
Les Caf ont mis à la disposition des collectivités locales un fonds d’investissement exceptionnel d’1,5 milliard de francs pour encourager le développement des crèches.
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[10]
Les “centres de loisirs sans hébergement”, plus connus sous le nom de “centres aérés”, bénéficient de l’aide des Caf qui, en 1998, ont versé au total 1 227 millions de francs au profit de ces centres qui accueillent les enfants le mercredi et durant les vacances scolaires.
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[11]
Voir le numéro “L’enfant aujourd’hui. L’accueillir, le protéger”, n° 95-96, Echanges, Ministère de l’Emploi et de la Solidarité, 1999.
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[12]
Cette formation est dispensée par les services de Protection Maternelle et Infantile (Pmi).
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[13]
On estime qu’environ 110 000 enfants âgés de moins de six ans sont gardés dans le cadre de ce dispositif.
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[14]
En 1997, la Cnaf a dépensé 2,1 milliards de francs pour cette prestation, sans compter les pertes de recettes fiscales pour l’État estimées à environ deux milliards.
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[15]
Il est significatif à cet égard qu’en dépit de l’émergence des débats sur la paternité et les effets de la carence paternelle (Neyrand, 1999), l’on persiste à conserver des appellations comme “école maternelle” ou “assistante maternelle”.
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[16]
Elle est versée à taux plein (3 130 francs par mois en 2001) jusqu’à ce que le dernier enfant ait atteint l’âge de trois ans, à l’un des deux parents (le père ou la mère) à condition que le bénéficiaire n’exerce aucune activité professionnelle. Si l’activité est réduite d’au moins 20%, le montant de la prestation est de 2 070 francs par mois (1 560 francs si la durée hebdomadaire du travail est comprise entre 20 et 32 heures). Une famille peut cumuler deux Ape à taux partiel (dans la limite de 3 130 francs par mois), si chacun des parents travaille à temps partiel.