CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Disons-le d’emblée : le thème de ces trois livres n’est pas étranger à la proximité que leurs auteurs entretiennent avec la présente revue. Dans tous les cas, en effet, il s’agit bien d’interroger l’emploi à la lumière d’une problématique de genre. Complémentaires sur de nombreux points, Philippe Alonzo, Françoise Battagliola et Margaret Maruani fournissent des données et des clefs d’interprétation relatives au travail des femmes, fait social dont l’importance et l’actualité ne font plus guère de doute aujourd’hui. Ajoutons que si les auteurs se sont tous livrés à un exercice de synthèse sur le sujet et, qu’à de nombreux égards, leurs diagnostics sont convergents, ces trois ouvrages ne sont pas, comme on aurait pu le craindre a priori, des livres redondants. En exagérant à peine le trait, nous pourrions dire que chacun prend complètement à rebours, dans un segment qui lui est spécifique, les exigences de la tragédie classique. Alors que Françoise Battagliola fonde son analyse sur le registre de l’histoire sociale (remise en question du principe d’unité de temps), Margaret Maruani donne priorité à la comparaison internationale et, par conséquent, à la diversité des espaces. Philippe Alonzo n’a de cesse d’insister, quant à lui, sur le fait que le travail et l’emploi ne peuvent plus se fondre dans un moule d’action unique – celui du travail de l’ouvrier qualifié de l’industrie de masse –, matrice qui fût longtemps mobilisée par la grande majorité des sociologues du travail français.

2Commençons par parcourir rapidement le contenu de chacun de ces ouvrages. Le livre de Françoise Battagliola, le premier, s’ouvre à l’orée de la révolution industrielle. L’auteur décrit les principales étapes qui, en France, ont scandé l’histoire du travail des femmes dans ses dimensions multiples : types d’ouvrages réalisés et secteurs d’accueil, rôle des grands débats politico-idéologiques sur le travail des femmes et progression du corpus juridique, rapport évolutif hommes/femmes en matière de salaire, de formation et d’emploi, etc. La prise en compte de toutes ces variables n’est pas sans vertu puisqu’elle permet d’éviter de verser dans le simplisme. Françoise Battagliola rappelle ainsi que, pour caractériser le XIXème siècle, l’opposition entre “salariat régulier masculin et salariat sporadique féminin” (p.8) est une dichotomie bien trop commode pour ne pas être trompeuse. Il importe d’observer avec plus de finesse les lieux du travail féminin (dans l’industrie rurale, dans les fabriques, dans les couvents…) et l’on verra alors émerger des figures proto-typiques comme celles, en cette fin de XIXème siècle, de la domestique, de la couturière et de l’ouvrière du textile. Après la parenthèse de la Grande Guerre qui, en bout de course, consacre “le reflux de l’activité féminine et le renforcement des rôles traditionnels d’épouse et de mère” (p.51), l’entre-deux-guerres assiste à la montée en puissance des femmes dans le tertiaire. Leur arrivée dans les bureaux va de pair avec la construction de métiers typiquement féminins dans l’enseignement, le soin et l’assistance sociale. La période 1945-75 est marquée quant à elle du sceau de la contradiction : pour des raisons économiques, l’appel à la main-d’œuvre féminine est pressant et, pourtant, les politiques en faveur des femmes au foyer enrayent puissamment la progression du taux d’activité féminin. Dans la période contemporaine, celui-ci augmente en revanche dans toutes les tranches d’âge de la population en âge de travailler. Avec l’émergence de nouvelles formes d’inégalités sur le marché du travail, il s’agit sans aucun doute d’un des faits stylisés les plus saillants de ces trente dernières années.

3L’ouvrage de Margaret Maruani fait référence à une période beaucoup plus limitée. Pour les besoins de l’analyse, l’auteur remonte régulièrement aux années 1960 mais l’essentiel du propos nous donne à voir les bouleversements qui affectent ces deux dernières décennies. La singularité du livre consiste, nous l’avons dit, à mobiliser abondamment la comparaison internationale (entre les pays de l’Union européenne au premier chef). Partant, l’ouvrage se décline en trois temps principaux. Celui de l’activité tout d’abord : Margaret Maruani constate que des changements durables et structurels similaires ont affecté l’ensemble des pays. Ils ont pour nom féminisation du salariat et développement concomitant du secteur tertiaire, transformations du rapport à l’emploi et des comportements féminins et, enfin, réussite scolaire et universitaire des femmes. On peut certes noter de nouvelles différences entre pays, notamment lorsque l’on trace les courbes d’activité féminine. Mais un double mouvement d’homogénéisation – homogénéisation des comportements d’activités masculins et féminins, homogénéisation entre femmes d’Europe – est bien observable partout, si bien que l’on peut dire que “ce sont les mères de famille qui ont assuré l’essentiel de la croissance de la population active européenne” (p. 26). Le second temps de l’ouvrage est consacré au travail. “Le marécage des inégalités stagnantes” : le sous-titre du chapitre II vaut à lui seul commentaire. L’auteur montre que, sur le terrain des carrières, des salaires, de l’organisation du travail ou encore des qualifications, les inégalités ne cessent en effet de se maintenir ou de se recréer. Centrés respectivement sur les questions de chômage et de sous-emplois, les deux derniers chapitres indiquent, chiffres ou références d’enquête à l’appui, que le marché du travail est lui aussi un creuset d’inégalités. Dans la grande majorité des pays européens, le chômage féminin est plus important et plus durable que son équivalent masculin et, pourtant, c’est un fait social moins visible et mieux toléré. Quant au temps partiel, forme de sous-emploi par excellence, son usage et sa régulation sont révélateurs de choix “sociétaux” lourds puisqu’ils permettent de spécifier “la place et le poids du travail féminin dans la société” (p. 85). Margaret Maruani retient ainsi trois configurations typiques : modèle “Europe du Sud” où l’accès des femmes continue de se faire à temps plein, modèles “Europe du Nord” et “Scandinaves” où le temps partiel a accompagné le développement de l’activité féminine et, enfin, modèle continental (France, Belgique) où le temps partiel sert à l’inverse à éloigner les femmes de l’emploi.

4Quant à l’ouvrage de Philippe Alonzo, sa première originalité consiste à mêler en permanence synthèse de travaux français, statistiques issues de l’enquête emploi de 1998 et résultats de recherches personnelles sur les femmes employées. Dans un volume comparable à celui des deux précédents livres, l’auteur dresse à sa façon le bilan d’une question – celle de l’inégalité – en commençant par insister au long des premiers chapitres sur la pertinence du terrain retenu, celui du marché du travail. Comme précédemment également, on trouvera ici de nombreux indices et indicateurs d’inégalité – à commencer par celui de la toujours forte concentration des emplois féminins – qui ne cessent pas d’étonner dans la mesure où, Philippe Alonzo y insiste, la discrimination en la matière semble plutôt bien tolérée par le corps social. Dans ces conditions, lorsqu’il s’agit de repérer avec précision les nouveaux bastions de la discrimination, le travail sociologique prend tout son relief. Françoise Battagliola décrit dans son ouvrage les emplois féminins d’hier. Philippe Alonzo procède de même pour la période actuelle. Il établit la carte d’un archipel dont les arcs forts et autres points d’enlevure sont composés d’emplois de bureaux (secrétaires), d’emplois de services commerciaux (caissières) et d’emplois de services aux personnes (assistantes maternelles). Mais la novation de la période actuelle tient au moins autant au déplacement des fonctions qu’à l’évolution d’un marché du travail au sein duquel la flexibilité est devenue le maître mot. Conséquence de pratiques gestionnaires qui allient trop souvent précarisation et discrimination, on constate que, dans bien des cas, le rapport que les femmes entretiennent avec l’emploi est positif alors que celui qu’elles nouent avec le travail peut demeurer franchement négatif. Il est bien certain, finalement, que “les hommes n’ont pas, ou plus, le monopole de l’investissement dans le travail et l’emploi” et que, contrairement à certaines croyances obstinées, “les femmes ne se ‘réfugient’ pas dans l’emploi partiel dès que leur statut le leur permet” (p.71).

5Cette vue partielle des trois ouvrages en recension paraîtra certainement bien sommaire. Ce défaut tient sans doute à l’impossibilité de synthétiser des livres dont l’ambition est déjà la production d’une synthèse. Mais synthèse ne signifie pas absence de thèse ni, a fortiori, déficit de problématique. C’est même ici de tout le contraire dont il s’agit puisque, comme on l’aura compris, les auteurs ont tous trois fait le choix de placer le travail et l’emploi au centre de leur propos afin de mettre en évidence ce qui, dans le monde social contemporain, continue fortement de poser question du point des inégalités de genre. A cette fin, la statistique est un instrument d’objectivation particulièrement prisé par chacun des auteurs. On ne s’en étonnera pas de la part de sociologues. Un tel recours est d’autant plus pertinent qu’il est redoublé par une interrogation sur les modes de construction et d’usage de l’outil en question. Le chapitre que consacre Françoise Battagliola à la mesure de l’emploi entre 1850 et 1900 est à ce titre particulièrement instructif. Il met en évidence, la distance du temps aidant, la force des conventions qui président au classement de l’activité des femmes : difficultés, par exemple, à appliquer la notion de profession aux femmes, constat en vertu duquel “le classement des femmes est souvent affaire d’interprétation”, etc. De la même manière, on lira avec un intérêt évident les remarques de Margaret Maruani à propos de l’usage comparatif des données statistiques. Ici, suggère cette dernière, sans analyse sociétale, le risque de surinterprétation est loin d’être nul. “Qu’y a-t-il en commun, en effet, entre les 42% de Suédoises et les 45% de Britanniques qui travaillent à temps partiel ? Rien n’est plus régulé que le temps partiel suédois, rien n’est moins régulé que le temps partiel britannique. Par ailleurs, tout laisse à penser que les femmes qui, en Suède, travaillent à temps partiel sont celles qui, en Grande-Bretagne, ne travaillent pas” (p. 85).

6Pour mesurer les transformations des rapports de genre, le droit est un second indicateur auquel recourent volontiers nos trois auteurs. Nous savons, depuis Emile Durkheim et Max Weber, l’intérêt heuristique d’un tel paramètre pour l’analyse du changement social. Mais nous savons aussi, et les auteurs ne se privent pas de l’illustrer à maints endroits, que l’écart entre la règle et la pratique demeure un fait aussi courant que révélateur. Dans le cas français, Françoise Battagliola rappelle ainsi que la loi de 1892 (qui fixe notamment la durée maximale du travail journalier féminin) a concerné peu d’ouvrières. Mais cette même loi “a contribué à légitimer une conception des femmes définie par leur fonction procréatrice et leur assignation au domestique” (p.47). Plus récemment, on constate qu’en dépit des nombreux textes votés en faveur de l’égalité professionnelle, le droit est resté lettre morte (Maruani, p. 36). Bref, comme le note Philippe Alonzo à la suite de Teresa Torns, l’emploi des femmes est seulement reconnu comme un droit social, non comme un droit civique. Implication concrète : à la différence des hommes, “les femmes doivent toujours faire la preuve de leur légitimité à exercer un emploi” (Alonzo, p. 88).

7Qu’ils mobilisent la statistique, qu’ils mesurent l’écart entre le droit et les pratiques ou qu’ils en appellent à des résultats d’enquêtes qualitatives, les auteurs ne manquent pas au total de mettre à mal de nombreux lieux communs et autres préjugés tenaces. Parmi ceux-ci, la thèse de la conciliation par le temps partiel figure souvent en bonne place. Contre ce type de prénotion, les auteurs montrent que, dans la plupart des pays européens, le temps partiel est le moins élevé dans les tranches d’âge 25-49 ans et que ce sont les femmes âgées de plus de cinquante ans qui connaissent les plus forts taux de temps partiel (Maruani, p. 82). De même, en France, l’enquête emploi nous apprend que les femmes sont moins nombreuses que les hommes à chercher du temps partiel (Alonzo, p. 59). Si l’on ajoute que Philippe Alonzo (p. 56) et Margaret Maruani (p. 91) savent mettre en péril la pertinence de l’opposition entre temps partiel choisi et temps partiel contraint, il devient encore plus difficile de sauver la thèse de la conciliation, argument qui justifie pourtant de nombreuses politiques incitatives impulsées tant au niveau de l’État que des entreprises. On pourrait facilement compléter la liste des croyances, même demi-savantes, ainsi ébranlées au fil des pages : mise en évidence des faibles différences en matière de ségrégation professionnelle entre secteurs privés et publics ; révision radicale des thèses qui, historiquement, ont réduit les femmes à un “volant de main-d’œuvre du capitalisme” ou à une simple “armée de réserve industrielle” (Alonzo, p. 19 ; Battagliola, p. 77 ; Maruani, p. 6), etc.

8On peut donc en juger sur pièce : les vertus roboratives de ces trois livres sont proportionnelles aux effets de connaissance procurés par la mise en forme raisonnée de données et de recherches souvent disparates. Ajoutons que, bien loin de prétendre clore définitivement les débats, ces ouvrages laissent ouvertes de nombreuses questions et pistes d’analyse. On en pointera trois en guise de conclusion. La première touche à l’envers de la scène ici éclairée : le hors travail lato sensu. Les récentes enquêtes budget-temps nous en apportent la confirmation : en dehors de l’univers professionnel, les inégalités de genre sont aussi bien réelles, contradictoires (que l’on pense à l’excellence scolaire des filles), évolutives et, en même temps, toujours déterminantes pour analyser ce qui se joue du côté de l’emploi. Parmi cent illustrations possibles, notons cet angle mort dans le portefeuille de nos connaissances : celui des relations croisées entre genre et représentation syndicale. A l’heure des négociations sur les trente-cinq heures, il n’est pas exagéré de supputer qu’une telle dialectique puisse se traduire concrètement par des arrangements locaux qui portent clairement la marque du genre des acteurs qui ont imaginé et ratifié des nouveaux compromis sur le temps de travail. Seconde piste que ces ouvrages laissent encore entrouvertes : celle des qualifications. Philippe Alonzo remarque combien la croyance socialement partagée en l’existence de prétendues “qualités féminines” a pu peser lourd dans la codification des qualifications et, in fine, dans l’allocation de postes dédiés au public féminin. Les débats actuels sur la “compétence” incitent volontiers à actualiser la réflexion : plus décentralisées et plus individualisées, les négociations sur les “compétences” des salariés n’échapperont certainement pas, ici et là, au poids de ces croyances collectives. C’est, en tous les cas, un objet de recherche qu’il sera certainement intéressant d’étudier à l’avenir. Mais, bien que toujours en friche également, le plus fascinant des thèmes que touchent du doigt nos trois auteurs est celui de l’invisibilité : invisibilité des femmes (isolées, bénévoles…) dans les recensements du siècle dernier, invisibilité des salariées à temps partiel dans l’entreprise, invisibilité du travail domestique, invisibilité du sous-emploi féminin… L’indifférence et l’inégalité dans le travail et dans l’emploi passent bien par ce travail de mise en scène inégal des genres : de cette façon de produire du regard social, nous savons déjà beaucoup de choses et pourtant, comme le recul historique le confirme, il est toujours difficile de remédier collectivement à ce déficit de reconnaissance et de légitimité. “Lutter pour ne pas devenir invisible”, écrit justement Philippe Alonzo (p. 40). Tel est bien, en résumé, un des enjeux majeurs au cœur des rapports de genre, enjeu que nous laissent précisément à voir ces trois livres de sociologie de l’emploi.

Michel Lallement
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 24/06/2014
https://doi.org/10.3917/tgs.004.0201
Pour citer cet article
Distribution électronique Cairn.info pour La Découverte © La Découverte. Tous droits réservés pour tous pays. Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement le présent article, de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public sous quelque forme et de quelque manière que ce soit.
keyboard_arrow_up
Chargement
Chargement en cours.
Veuillez patienter...