Les hommes n’ont pas besoin d’autre chose en ce monde que d’autres êtres capables de faire attention à eux, chose rare, difficile, c’est presque un miracle.
Réflexions sur le regard et son importance dans les relations
1 A sa naissance, si son état et si le contexte le permet, le nouveau-né cherche le contact visuel. Dans un reportage intitulé En immersion dans une maternité, réalisé par la chaîne M6, on peut en effet très bien voir un nouveau-né, âgé de quelques secondes, regarder alternativement sa mère et son père. Pour celles et ceux qui les ont vécus, ces échanges visuels, lors de la toute première rencontre avec leur enfant nouveau-né, sont empreints d’une intensité inoubliable. Malheureusement, apparemment peu consciente de l’importance de ces échanges de regards, l’équipe soignante les interrompt inutilement (www.youtube.com/watch?v=vNBc-CwBVvw/46’30’’-47’50’’).
2 Une estampe de Markus Raetz, intitulée ME-WE, représente un miroir posé à plat sur lequel le mot « ME » se reflète et devient donc « WE ». Cette œuvre ouvre tout un champ de réflexion… Réflexion comme dans le miroir, réflexion qui veut dire « dévié dans sa course, renvoyé, répercuté ». « ME » renvoie « WE »… Moi renvoie Nous. Mais Nous, c’est qui ? Est-ce moi et mon reflet, moi et l’image que je donne ou celle qui m’est donnée par l’autre ? Nous, est-ce le couple que je forme avec l’autre ou l’image que j’en ai ?
3 Voici deux citations sur ce thème, à méditer :
« Nos amis sont notre miroir, notre mémoire ; on n’exige rien d’eux, si ce n’est qu’ils astiquent de temps en temps ce miroir pour que l’on puisse s’y regarder. »
« Chercher la confirmation de son moi dans les yeux d’autrui revient à se regarder dans les miroirs déformants d’une fête foraine. »
6 Vais-je pouvoir me voir dans les yeux de l’autre ? Ou va-t-il fuir mon regard, comme le font certains parents qui cherchent l’attention de leur bébé, mais qui dès qu’ils l’ont n’arrivent pas à la soutenir et se détournent ? Est-ce par peur d’être eux-mêmes vus ? Est-ce vraiment l’autre que je vais regarder, ou seulement le reflet qu’il me renvoie, l’image qu’il a de moi ? Est-ce vraiment l’autre que je veux voir ou seulement l’image que j’ai de lui ?
7 Nous jugeons ce que nous voyons et qui nous arrive en évaluant si c’est bon pour nous ou pas, si cela correspond à ce que nous voulons ou non, en fonction de notre vécu et de nos croyances. Par ailleurs, nous avons besoin de donner du sens à ce que nous voyons, à ce que nous vivons et cela peut aussi biaiser notre regard. Ainsi, comment allez-vous écrire le son « ukuʁʒ » associé à une image d’une personne en train de courir ? L’écrirez-vous de la même façon si c’est une image d’une courge qui lui est associée ?
8 Ainsi, les messages de nos sens influencent notre compréhension, et nos pensées influencent notre regard. Par ailleurs, notre besoin de donner du sens peut donc biaiser, et parfois limiter, notre regard, puisqu’on cherche à voir ce qui renforce notre point de vue, nos croyances.
9 Ainsi, comme le dit Victor Hugo : « Chose inouïe, c’est au-dedans de soi qu’il faut regarder le dehors. »
10 En effet, la façon dont nous choisissons de voir le monde va modeler, créer, notre vision du monde.
11 La publication de Condry et Condry (1976), illustre un biais de ce genre. Relevons que le titre de leur article est : « Sex Differences : A Study of the Eye of the Beholder », renvoyant à la citation généralement attribuée à Oscar Wilde « la beauté est dans l’œil qui la contemple ». Cette recherche montre que l’alphabétisation émotionnelle pourrait être influencée par le genre de l’enfant.
12 Une vidéo montrant un bébé dans différents états émotionnels a été présentée à 204 adultes, invités à évaluer la présence et l’intensité de trois états émotionnels (joie, colère et peur). Le sexe de l’enfant indiqué aux sujets était pour la moitié d’entre eux « masculin » et pour l’autre moitié « féminin ». Une différence significative est observée lorsque l’émotion est ambiguë : les sujets qui croient que le bébé filmé est une fille lui attribuent davantage de la peur que ceux qui pensent qu’il s’agit d’un garçon ; ces derniers lui attribuent davantage de la colère.
13 On peut faire l’hypothèse que le soutien à la régulation émotionnelle sera dès lors différent chez garçons et filles. Des différences peuvent ainsi être transmises à cause de la différenciation qui n’est que dans l’œil de l’observateur.
14 Voici maintenant une illustration clinique d’un biais dans le regard d’un parent, qui risque fort d’influencer l’interaction parent-enfant. Ayant reçu la consigne de jouer librement avec les jouets à disposition, la mère d’un enfant de 18 mois, voyant sa fille commencer à jouer avec la dînette, a dit : « Mince, elle m’a volé mon idée. » Quelle vision du jeu avec son enfant a-t-elle pour se sentir dépossédée ainsi ? Et quelle vision négative cette mère a-t-elle de son enfant ? La petite n’a pas eu par elle-même une bonne idée, mais la lui vole ! Un parent plus confiant n’aurait-il pas plutôt dit : « oh ! Elle me montre avec quoi elle a envie qu’on joue ; je sens qu’on va bien s’amuser avec la dînette » ?
15 Le principe selon lequel ce que nous voyons n’existe pas tel quel à l’extérieur de nous, mais est le fruit de ce que déclenche en nous le monde extérieur, a été utilisé dans certains modèles thérapeutiques. On le trouve, par exemple, dans le concept de « résonance » de Mony Elkaïm (1989) ou dans celui de la méchante connotation positive de Guy Ausloos (1995). Selon ce dernier, nous pouvons mettre à profit notre capacité à délibérément biaiser positivement notre regard.
16 Le contexte d’observation doit également être considéré. Quel est-il ? Quelle est son influence sur le regard ? Est-il suffisamment pris en compte ? Au niveau « physique », on peut être dans :
- une relation face à face engagée (exemple : en séance) ;
- une relation médiatisée par un tiers (vidéo feedback, questionnaire à remplir ensemble) ;
- en position de témoin direct (demander à la famille de faire une tâche sous nos yeux) ;
- en position de témoin indirect derrière le miroir sans tain ;
- en position de témoin indirect par visionnement d’une vidéo.
17 Le vécu de l’observateur peut grandement varier selon sa profession (médecin, psychologue, infirmière, assistant social, etc.) et sa position (thérapeute/expert-évaluateur mandaté/chercheur), auquel on peut ajouter son statut hiérarchique et le degré de valorisation du corps professionnel auquel il appartient. Relevons qu’il serait possible d’utiliser consciemment ces différents ressentis, pour avoir différentes perceptions de la famille.
18 Si le mandat de chacun ne peut être changé, il est important d’être conscient dudit mandat et de l’influence qu’il peut avoir sur le système observé et sur notre observation. Une famille risque fort de ne pas se comporter de la même manière face à un chercheur, un thérapeute ou lors d’une expertise.
19 Encore une question de contexte : l’ordinateur a un écran… mais n’est-il pas un écran ? Où va l’attention du ou de la consultante ? Combien de regards échangés en moins quand il y a concurrence avec l’ordinateur ? Le niveau d’empathie ne risque-t-il pas d’être réduit lui aussi ? Surtout qu’il ne s’agit pas d’un objet commun, permettant une attention conjointe, un partage ; c’est l’outil personnel du ou de la consultante !
20 Une caricature, parue dans le journal 20 minutes du mercredi 8 février 2017, montre un patient attendant pendant que son médecin regarde l’écran de son ordinateur. Le patient dit : « Euh, excusez-moi docteur, mais y a déjà un moment que je suis là… et vous ne m’avez toujours pas examiné… » Et le médecin de rétorquer : « Ça fait 40 minutes que je consulte votre profil Facebook, si jamais ! »
21 Le travail de Lauretti et McHale (1997) illustre l’importance du contexte d’observation. Leurs résultats indiquent que les mères dont la sensibilité aux signaux de leurs enfants (âgés de moins de 2 ans) baisse en passant d’un contexte de jeu dyadique (mère-enfant) à un contexte triadique (père-mère-enfant) sont davantage en détresse conjugale que les mères dont la sensitivité demeure constante dans les deux contextes. Ces auteurs observent un pattern similaire en ce qui concerne l’engagement du père dans le jeu : il y a une plus grande baisse dans l’investissement des pères en triade comparativement à leur implication dans la dyade quand ils sont malheureux sur le plan conjugal. Ainsi, si on ne prend en compte que les dyades, on peut croire que la détresse conjugale n’a d’impact ni sur la sensibilité maternelle, ni sur l’engagement paternel. Et si on s’arrête au contexte triadique, on pense le contraire. Ce travail souligne donc les dangers d’une généralisation faite sans prendre en compte le contexte dans lequel les résultats ont été obtenus. Ce qu’on observe en dyade ne saurait être généralisé au niveau familial et réciproquement.
Influence du contexte d’observation (absence versus présence, active ou non, de l’autre parent) sur les comportements parentaux en situation de jeu
22 Voici maintenant les résultats d’une recherche réalisée à l’Unité de recherche du Centre d’étude de la famille à Lausanne [1] dont le but était de voir s’il existait des différences dans les comportements ludiques des parents avec leur jeune enfant selon le sexe de l’enfant et selon trois contextes relationnels différents : jeu dyadique seul avec leur enfant, jeu dyadique avec leur enfant sous le regard de l’autre parent, jeu avec l’enfant au sein de la triade parents-enfant.
23 L’échantillon était composé de 67 familles volontaires, appartenant à la classe moyenne à supérieure, vues quand leur bébé était âgé de 3, 9 et 18 mois. Pour cet article, seules les données recueillies à 9 mois sont présentées. Il y avait 36 garçons et 31 filles.
24 Nous avons donc observé les dyades père-bébé et mère-bébé toutes seules, mais aussi quand chaque parent interagit avec l’enfant sous le regard de l’autre parent qui est en position de tiers observateur, ainsi que les dyades père-bébé et mère-bébé au sein de la triade père-mère-bébé. Les comportements des pères et des mères dans toutes ces dyades ont été codés séparément.
25 Le moment de jeu était enregistré dans le setting du Lausanne Trilogue Play (les parents étant installés en triangle avec leur bébé assis dans un siège orientable vers l’un, vers l’autre ou face à ces deux parents). Dans cette situation, à 9 mois, les parents sont invités à jouer librement avec leur bébé, sans jouets, pendant environ trois minutes.
26 Pour chaque épisode de cinq secondes est attribuée une des catégories suivantes :
- Observer, valider les comportements de l’enfant.
- Avoir des activités conjointes avec l’enfant (coconstruction d’un jeu).
- Stimuler l’enfant, attirer son attention, faire un spectacle pour lui.
- Interférer avec le comportement de l’enfant.
- Consoler l’enfant.
- Canaliser l’action de l’enfant.
- Avoir des activités non dirigées vers l’enfant.
27 Les trois premières catégories sont plus largement observées. En effet, la somme de ces trois catégories correspond en moyenne à 87,9 % du temps en dyade seule, 80,1 % du temps en dyade sous le regard et 83,8 % du temps en dyade dans la triade pour les mères et, respectivement à 87,9, 82,6 et 82,6 % pour les pères (avec des écarts-types compris entre 10,9 et 14,7).
28 Globalement, en prenant tous les contextes et en regroupant pères et mères, on constate que les parents de filles font plus de spectacle et stimulation (t = 3,1 ; p = 002) que les parents de garçons (voir diagramme 1).
29 Uniquement quand ils sont seuls avec leur enfant, les pères de garçons ont tendance à passer plus de temps à regarder et valider leur enfant que les pères de fille (t = 1.68 ; p = 098) ; par contre ces derniers stimulent significativement davantage leur enfant que ne le font les pères de garçons, toujours dans le contexte dyade seule (t = 2,94 ; p = 005).
30 Les mères de filles, quand elles sont seules avec leur enfant, stimulent également davantage leur enfant que les mères des garçons (t = 2,05 ; p = 044).
31 Alors que pour les pères c’est seulement dans le contexte dyade seule qu’on observe une différence entre les pères de filles et les pères de garçons, pour les mères, des différences sont également observées dans le contexte triadique. En effet, dans ce contexte, les mères de garçons passent plus de temps à observer et valider leur enfant que les mères de filles (t = 2,02 ; p = 047), qui, elles, font plus d’activités conjointes (t = 2,20 ; p = 031). On observe également une tendance des mères de filles à faire plus de spectacle que les mères de garçons quand elles jouent sous le regard de leur conjoint (t = 1,83 ; p = 072).
Répartition des principales catégories de comportements parentaux des parents de garçons et des parents de filles (en %)

Répartition des principales catégories de comportements parentaux des parents de garçons et des parents de filles (en %)
32 Donc le contexte (présence de l’autre parent ou non) aurait une influence sur les comportements parentaux liés au genre de leur enfant. Contrairement à ce qui a été observé à 18 mois (Frascarolo et al., 2016), les mères seraient plus « sensibles au genre de l’enfant » non seulement quand elles sont avec leur enfant mais aussi en présence de leur conjoint alors que pour les pères, ce serait uniquement quand ils sont seuls avec leur enfant. Le contexte n’aurait donc pas la même influence sur les pères et sur les mères.
33 Cela confirme bien qu’on ne peut pas généraliser à la triade ce qu’on observe en dyade, et réciproquement. Relevons que les études sur les comportements parentaux, et en particulier les études de genre, devraient davantage prendre en compte le contexte utilisé et utiliser différents contextes.
Conclusion
34 En guise de conclusion, nous aimerions souligner l’importance de relativiser les observations réalisées, de tenir compte des contextes utilisés et des caractéristiques des observateurs et enfin de soigner le(s) contexte(s) utilisé(s) par exemple quant à l’usage de l’ordinateur en consultation. Il importe aussi d’être prudent avec les généralisations.
35 Vu l’importance du travail en réseaux, il serait peut-être souhaitable d’utiliser lesdits réseaux et collaborations pour partager les vécus différents liés aux différents statuts, positions (engagé activement, témoin direct, témoin indirect) et rôles des différents intervenants (thérapeutes, experts, chercheurs, experts mandatés) pour enrichir la compréhension du fonctionnement familial, en clinique comme en recherche.
Notes
-
[1]
Cette recherche a été soutenue par le Fonds national suisse de la recherche scientifique, fonds FNS 32003B_125493 et 100014_140602/1.