1À chaque rentrée universitaire, le Forum du logement étudiant se tient dans les locaux du Centre régional des œuvres universitaires et scolaires (CROUS) à Paris. Ce jour-là, la foule s’étend à perte de vue. Certains jeunes ont dormi sur place pour être sûrs de franchir la porte d’entrée. Tout au long de la matinée, la file d’attente ne dégrossit pas, si bien que des tensions éclatent avec le vigile en charge de la réguler. Le journal Le Monde a même relayé l’évènement et titré : « À Paris, l’interminable galère du logement étudiant » (Buratti, 2014). Si la tension est si forte, c’est que les places en cité universitaire sont rares, surtout en Île-de-France (Driant, 2016), et que les étudiants qui se sont déplacés, presque tous boursiers, savent qu’il existe peu d’alternatives pour se loger à un prix abordable. Des travaux récents ont mis en évidence le fait que le logement constitue une composante majeure des difficultés des jeunes (Bugeja-Bloch, 2013 ; Ménard et Vallet, 2012), en particulier pour ceux qui sont issus des milieux défavorisés (Dequiré, 2007), les étudiants n’étant pas épargnés (Driant, 2016). De surcroît, il apparaît que le lieu de résidence peut avoir un effet sur la réussite dans l’enseignement supérieur. Stéphane Beaud montre ainsi que l’acculturation à la vie étudiante des jeunes qui accèdent à l’université locale tout en continuant à vivre dans leur quartier HLM (habitation à loyer modéré) est difficile, les conduisant à l’échec universitaire (Beaud, 2002). Dans cet article, on propose de se concentrer sur le cas des étudiants issus des catégories populaires cherchant à quitter le domicile de leur famille pour gagner ou se rapprocher de la capitale et y suivre des études. En référence à la définition d’Olivier Schwarz, on considère ici que les catégories populaires présentent plusieurs caractéristiques : petitesse du statut professionnel ou social (ouvriers, employés), étroitesse des ressources économiques, exposition à l’insécurité, mais aussi certaines spécificités culturelles, comme un rapport distancié à l’écrit [1] (Schwartz, 2011). Ce groupe social est cependant hétérogène (Cayouette-Remblière, 2015) et ses frontières avec la catégorie des « petits moyens » (Cartier et al., 2008) sont parfois ténues. Les jeunes issus des catégories populaires sont peu nombreux à l’université. Selon les données 2017-2018 du ministère de l’Éducation nationale, les enfants d’ouvriers représentent 12 % des étudiants, alors que les ouvriers constituent près d’un quart de la population active [2] (Observatoire des inégalités, 2019). Dans ces catégories, l’accès aux études supérieures reste minoritaire, puisque seuls 39 % des enfants d’ouvriers non qualifiés entrés en sixième en 1995 ont obtenu le baccalauréat (Blanchard et Cayouette-Remblière, 2016). On s’intéresse donc ici à une fraction particulière de la jeunesse populaire ayant connu une certaine réussite scolaire. De surcroît, parmi ceux qui poursuivent leurs études au-delà du baccalauréat, la décohabitation est loin d’être la norme. Malgré une tendance générale à la prise d’indépendance (Vourc’h, 2009 ; Driant, 2016), ces étudiants restent plus souvent au domicile parental que ceux des catégories moyennes et supérieures, ce qui s’explique par le manque de ressources (Despalins et Saint Pol, 2012), le fait qu’ils s’orientent fréquemment vers les universités locales, surtout les garçons [3] (Beaud, 2002 ; Orange, 2010), et des politiques publiques qui tendent à « familiariser » l’aide à destination des jeunes en offrant des allocations financières aux familles, freinant ainsi la prise d’autonomie (Van de Velde, 2014). Ceci est encore plus vrai en région parisienne où les loyers élevés du secteur privé [4] et la rareté des places en cité universitaire (Driant, 2016) induisent des cohabitations forcées (Davy, 2005). La population étudiée effectue donc un choix résidentiel atypique (Grafmeyer, 2010), dont on fait l’hypothèse qu’il s’explique en partie par le souhait d’infléchir sa trajectoire universitaire grâce à la mobilité résidentielle. Chez les jeunes des catégories populaires, la décision de partir ou au contraire de rester à l’endroit où ils ont grandi est en effet étroitement liée à leurs ambitions sociales (Coquard, 2016 ; Lagier, 2012). Or, la capitale est considérée comme un lieu favorisant la réussite sociale (Dietrich-Ragon, 2014). Dans cet article, on cherche dès lors à répondre à différentes questions. Quelles sont les aspirations des étudiants qui souhaitent décohabiter ? Comment s’y prennent-ils pour concrétiser ce projet ? L’accès à un logement autonome leur permet-il de réaliser pleinement leurs aspirations ? Enfin, en quoi l’expérience de la mobilité résidentielle participe-t-elle à la prise de conscience de leur position dominée socialement (ou au renforcement de cette perception) ?
2Afin de rencontrer des étudiants d’origine populaire souhaitant décohabiter et entreprenant des démarches en ce sens, le Comité local pour le logement autonome des jeunes (CLLAJ) de Paris a été sollicité. Sa mission est d’aider les jeunes âgés de 18 à 29 ans inscrits dans une démarche de recherche de logement [5]. Dans les faits, son public est essentiellement composé de jeunes disposant de peu de moyens issus des catégories populaires. Un travail d’observation a ensuite été mené au Forum du logement étudiant, où se présentent presque exclusivement des boursiers, et des entretiens ont été réalisés quelques mois plus tard avec des jeunes rencontrés lors de cette manifestation, ce qui a permis de connaître le dénouement de leur recherche de logement. En raison de ce mode d’entrée sur le terrain, qui implique une surreprésentation des étudiants dont la famille habite en banlieue parisienne, on s’est largement focalisé sur une frange particulière des étudiants des catégories populaires : ceux des banlieues parisiennes, fréquemment issus de l’immigration.
3Pour ce qui est de la méthodologie d’enquête, lors de notre première rencontre, les salariés du CLLAJ, Alain et Philippe [6], m’ont proposé d’être présente avec eux sur leur stand au Forum du logement étudiant organisé par le CROUS de Paris. Celui-ci se tient au début du mois de septembre afin d’attribuer les derniers logements disponibles [7]. Les places sont rares, puisque le CROUS dispose d’un parc de 5 800 logements alors que la capitale accueille chaque année plus de 180 000 étudiants. Les critères d’attribution sont les mêmes que pour le calcul de la bourse, à savoir les revenus de l’étudiant et de ses parents, la composition de la famille, l’éloignement géographique du domicile familial et les résultats universitaires [8]. À défaut d’obtenir une chambre, les jeunes peuvent profiter des stands d’information sur les différentes autres possibilités pour se loger. Sur le stand du CLLAJ, j’ai pu assister aux échanges avec ceux qui se présentaient pour obtenir des renseignements. La plupart du temps, ils exposaient leur situation universitaire, budgétaire et le type de localisation souhaitée. Ils évoquaient aussi le soutien financier, essentiellement familial, sur lequel ils pouvaient compter. Après les avoir écoutés, j’ai demandé à certains d’entre eux s’ils acceptaient que je les recontacte pour un entretien quelques mois plus tard. Douze entretiens ont ainsi été réalisés avec cinq filles et sept garçons âgés de 20 à 27 ans, inscrits dans des filières universitaires variées ou dans des écoles de l’enseignement supérieur à Paris ou en proche banlieue (cf. Annexe 2). Les thèmes suivants étaient abordés de façon systématique : la trajectoire résidentielle depuis la naissance, la situation professionnelle et financière des parents, les relations familiales, la situation résidentielle actuelle, la prise d’autonomie et les projets résidentiels, le rapport au quartier et à la ville, la trajectoire scolaire, les expériences professionnelles et la perception de sa place dans la société. L’entrée sur le terrain par le Forum implique certains biais. En effet, les étudiants qui se présentaient au stand du CLLAJ venaient souvent d’apprendre qu’ils ne bénéficiaient pas de place en cité universitaire. La population rencontrée est donc essentiellement constituée des « recalés » de la sélection effectuée par le CROUS. Le fait que l’éloignement du domicile parental du lieu d’études soit un facteur pris en compte pour l’attribution des places en cité universitaire explique que beaucoup des interviewés viennent de banlieue parisienne. On trouve aussi un grand nombre d’étudiants étrangers qui n’ont pu se voir attribuer une chambre et sont souvent hébergés par des membres de la famille élargie dans les quartiers populaires franciliens. Cette spécificité a été mise à profit car elle permet d’observer le cas d’étudiants souhaitant quitter ces quartiers. Signalons enfin que certains jeunes rencontrés au Forum ont déjà décohabité de chez leurs parents, mais dans des conditions qui ne les satisfont pas, d’où leur souhait de déménager à nouveau. Tous les étudiants n’en sont donc pas au même stade dans leur trajectoire résidentielle. S’il est difficile de généraliser à partir de douze entretiens, le fait d’avoir rencontré les enquêtés pendant et après leur recherche de logement permet de saisir de façon fine la logique de leurs choix, le vécu des démarches et les évolutions dans la perception de leur situation. D’autre part, les observations effectuées lors de la tenue du Forum offrent des données complémentaires qui permettent de replacer les cas des interviewés dans le contexte plus large des problèmes rencontrés par ces étudiants.
4Après avoir étudié les motivations de la décohabitation des jeunes, on s’interrogera dans cet article sur les stratégies mises en œuvre pour accéder à un logement. Les catégories populaires ont tendance à avoir recours au logement social (Dietrich, 2013), alors que les classes moyennes le sollicitent très peu (Cusin et Juillard, 2010). On se demandera donc dans quelle mesure les étudiants enquêtés mobilisent les institutions. À travers les politiques d’attribution des logements étudiants et les aides à l’orientation, on montrera que les institutions ont une influence forte sur leurs trajectoires résidentielles. On abordera enfin les effets de l’éventuel changement de « position résidentielle » [9]. Pour ceux qui parviennent à s’installer dans la capitale, la proximité spatiale avec les étudiants plus aisés rime-t-elle avec le maintien de la distance sociale (Chamboredon et Lemaire, 1970 ; Launay, 2014) ? Dans quelle mesure un désajustement dans le sens d’un « surclassement résidentiel » [10] (Dietrich-Ragon, 2013) est-il susceptible de se produire ? In fine, on étudiera la manière dont la situation résidentielle interagit avec la trajectoire étudiante et la perception de soi dans la société.
La décision de la décohabitation, des motivations multiples
5Les étudiants rencontrés au Forum, en grande majorité issus des catégories populaires ont en commun de disposer d’un faible soutien familial sur le plan financier. Les parents des enquêtés, quand ils travaillent, occupent des professions peu qualifiées (concierge, agent d’entretien, employé dans l’hôtellerie, assistante maternelle…) et ont des ressources modestes. Sur le plan résidentiel, ils vivent souvent dans le parc social qui loge une partie importante des catégories populaires franciliennes. Une autre caractéristique des enquêtés est d’être largement d’origine immigrée. Sur les douze interviewés, dix sont nés à l’étranger (essentiellement au Maghreb et en Afrique subsaharienne) et ont migré en France, soit avec leurs parents quand ils étaient enfants, soit plus récemment pour les études (cf. Annexe 2). Ces étudiants sont donc les produits de la « généralisation de l’école » (Blanchard et Cayouette-Remblière, 2016) qui a permis l’accès à l’université des jeunes des catégories populaires, en grande partie issus de l’immigration (Beaud, 2002). Certains enquêtés appartiennent à des milieux légèrement plus favorisés, que l’on pourrait rapprocher de la catégorie des « petits-moyens » (Cartier et al., 2008), mais ils sont alors confrontés à des problèmes particuliers qui les fragilisent, essentiellement liés aux ruptures familiales. C’est le cas de Caroline, dont la mère est employée de mairie et le père cadre dans les télécommunications. Suite à un divorce très conflictuel, son père, qu’elle n’a pas vu depuis trois ans, ne verse plus la pension alimentaire et attaque son ex-femme en procès, d’où les problèmes financiers de la famille. Quant aux étudiants étrangers venus en France pour les études, ils sont parfois issus de milieux relativement aisés dans leur pays d’origine, mais se trouvent relégués au rang des étudiants précarisés (Vourc’h, 2011), l’aide financière envoyée de l’étranger par la famille ayant peu de valeur en France [11]. Le père de Karim gagne environ 400 euros en Tunisie, un salaire convenable là-bas mais qui, selon ses mots, « ne vaut rien » de ce côté de la Méditerranée [12]. En raison de ces difficultés matérielles, les étudiants enquêtés ont souvent commencé leur scolarité dans l’enseignement supérieur en restant chez leur famille (parents ou proches) malgré la distance spatiale avec le lieu d’études. Différents éléments les ont toutefois amenés à remettre ce choix en question et à chercher un logement autonome.
6Sur le stand du CLLAJ, l’argument le plus fréquemment mis en avant pour justifier la nécessité de la décohabitation est de diminuer des temps de transport élevés. Caroline, qui habitait à Marly chez sa mère, se levait à 5h30 le matin pour aller en cours à l’école Boulle, dans le XIIe arrondissement de Paris, car elle avait 1h30 de transports. Halima vit même chez sa mère alors qu’elle habite à Vermont, dans l’Yonne, et met deux heures pour se rendre à Paris où elle suit un master de production audiovisuelle. En Île-de-France, un cinquième des étudiants met plus d’une heure pour aller à l’université [13] (Berny et Davy, 2016). Les interviewés font donc partie des plus mal lotis sur le plan de l’accès au lieu d’études. L’expérience de la fatigue domine dans les discours. « J’ étais crevée à la fin de l’année. Je n’en pouvais plus », se souvient Caroline en songeant à sa première année à l’école Boulle. Selon les enquêtés, cette situation a d’importants retentissements sur leurs études. Le temps consacré au travail universitaire est forcément restreint, même si les transports sont mis à contribution pour réviser. Parfois épuisés, ils renoncent tout simplement à se rendre en cours. Rafik considère que les temps de transport expliquent en partie ses redoublements en licence d’éco-gestion. Certes, l’éloignement n’est pas la seule cause de l’échec universitaire, mais les étudiants y voient une source forte d’inégalité. D’autre part, cette situation a des effets sur leur vie sociale. Halima se plaint de ne plus avoir de temps pour elle et de ne plus voir ses amis : « Je n’ai aucune activité de fille », déplore-t-elle. Comme elle, Caroline n’a pas de loisirs. Le fait de ne pas pouvoir participer à la vie étudiante suscite une grande frustration et participe à la prise de conscience de sa différence avec les autres étudiants, plus aisés. « Quand eux ils faisaient des soirées et tout ça, ben moi, je ne pouvais pas y aller », regrette Rafik. En raison de l’éloignement, ces jeunes se sentent à la marge, car ils sont mis dans l’impossibilité de jouir pleinement de la vie qu’est censée impliquer ce statut.
7De surcroît, ceux qui vivent dans des quartiers disqualifiés aspirent à les mettre à distance afin de favoriser leur réussite sociale. Rafik considère ainsi que le départ de la cité où habitent ses parents est indispensable pour échapper à son milieu : Paris est pour lui le symbole d’une trajectoire ascendante – d’où son choix de s’inscrire à Assas –, alors que les fréquentations du quartier tirent, selon son expression, « vers le bas ». De même, Moka, qui vient d’une cité proche de Limoges, a toujours rêvé d’intégrer un master parisien, cette inscription dans la capitale constituant pour lui un signe de prestige. Aux yeux de ces jeunes, il est donc nécessaire de s’ancrer dans le lieu valorisé que représente la capitale pour mettre toutes les chances de leurs côtés. Ils sont peu à peu amenés à penser le rapprochement physique du lieu d’études comme un ressort de leur réussite universitaire et de leur intégration au monde étudiant.
Quelles stratégies pour trouver un logement ?
8Quelles sont les stratégies mises en œuvre par ces étudiants afin de décohabiter de chez leur famille ? En quoi diffèrent-elles de celles de leurs homologues des catégories plus aisées dont les parents peuvent assumer le coût d’un loyer sur le marché privé ? On va montrer que, comme les populations adultes discriminées du fait de la faiblesse de leurs revenus et/ou de leur origine ethnique, ces jeunes se retirent du marché immobilier privé et s’en remettent aux institutions pour trouver des solutions de logement. Or, l’accompagnement institutionnel a des effets importants sur la manière dont ils envisagent leur trajectoire résidentielle.
Le retrait du marché immobilier privé et le recours au logement social
9Les enquêtés savent que les prix sur le marché immobilier privé sont trop élevés pour eux et que leur dossier est peu susceptible de convaincre les propriétaires bailleurs. Ils ont en effet un budget limité, rares étant ceux qui peuvent consacrer plus de 400 euros au loyer. Par ailleurs, beaucoup n’ont pas de garant, ce qui est dissuasif pour les bailleurs privés [14]. C’est le cas des orphelins, comme Rafiath, et de ceux dont les parents sont en situation trop précaire pour pouvoir constituer un appui, ou encore se refusent à le faire. Rafik sait par exemple que son père n’acceptera pas de prendre cette responsabilité en raison de leurs mauvaises relations. Quant à sa mère, elle ne dispose de quasiment aucun revenu légal. Concernant les étudiants dont les parents vivent à l’étranger, ils se trouvent également dans une impasse car les bailleurs exigent des garants domiciliés dans l’hexagone. Sans compter que, même si cette raison n’apparaît pas spontanément dans les entretiens, il est possible que ceux qui appartiennent aux « minorités visibles » anticipent les discriminations dont ils pourraient faire l’objet en raison de leur couleur de peau (Bonnet et al., 2011 ; Pan Ké Shon et Scodellaro, 2015). Comme pour les lycéens des catégories populaires, pour qui le choix d’une filière universitaire est largement déterminé par leurs caractéristiques sociales et résulte souvent d’un choix contraint (Orange, 2010), le recours au logement social apparaît ainsi comme la seule alternative.
10Mais ce retrait du marché privé est aussi guidé par des expériences résidentielles particulières dans le passé. Ceux dont les parents ont vécu en région parisienne ont été confrontés aux difficultés de logement, ces situations étant répandues dans les catégories populaires franciliennes, a fortiori quand elles sont issues de l’immigration (Dietrich-Ragon, 2011). À son arrivée en France, la famille de Rafik a été sans-domicile et a connu les foyers et les hôtels sociaux. Suite à la séparation de ses parents, Halima s’est retrouvée « à droite à gauche, hébergée par-ci par-là dans la famille », avant d’habiter chez sa mère à Saint-Denis à cinq dans un deux-pièces. Le fait qu’une partie d’entre eux soient des enfants de mal-logés ayant accédé à une HLM explique qu’ils considèrent le secteur privé comme au-dessus de leurs moyens ou synonyme de conditions de logement délétères, tandis que le secteur social apparaît comme le seul en mesure de les loger. Leur mise en retrait du privé fait ainsi écho au constat de Bourdieu et Passeron au sujet des études supérieures selon lequel la perception de celles-ci comme « avenir “impossible”, “possible” ou “normal” » fait partie intégrante du processus de sélection (Bourdieu et Passeron, 1964). Sur le marché immobilier privé comme dans le champ scolaire, les étudiants des catégories populaires se mettent en partie eux-mêmes « hors-jeu ».
11De surcroît, les rares tentatives effectuées sur le marché privé leur confirment le peu de place que leur laisse ce secteur. Souvent, les logements proposés sont insatisfaisants, voire indécents. Caroline a visité des studios qui étaient tellement petits qu’elle ne pouvait pas déplier les plans au format zéro [15] sur lesquels elle travaille pour ses études [16]. En outre, comme toutes les populations précaires en situation de faiblesse sur le marché immobilier, ces jeunes sont les cibles privilégiées des « arnaques » (Lees, 2014 ; Dietrich-Ragon, 2012 ; Le Garrec, 2010). Esther a répondu à des annonces sur Internet et a donné ses coordonnées, ainsi qu’un dépôt de garantie par mandat postal, mais personne ne s’est présenté le jour de la visite. Elle estime qu’elle a perdu au moins 800 euros de cette façon. En fin de compte, ces jeunes acquièrent l’image d’un marché privé fermé, réservé à ceux qui disposent d’un fort soutien familial et sont issus des catégories moyennes et supérieures, et qui relègue les autres dans ses marges. La plupart n’envisagent ainsi pas de se loger sur le marché privé et n’effectuent aucune démarche en ce sens. Rafik n’a consulté aucune petite annonce et ne s’est pas rendu dans les agences : « Pour moi, c’est de la perte de temps », explique-t-il.
12Leurs recherches se focalisent dès lors sur le secteur social destiné aux étudiants. Au-delà de l’exclusion anticipée ou réelle de la location privée, cette stratégie tient au fait que, dans les milieux populaires précarisés, le logement social est la norme (Dietrich-Ragon, 2013). À l’inverse du marché immobilier privé où ces jeunes sont peu armés, ils sont au contraire habitués aux démarches face aux institutions puisqu’ils ont vu leurs parents les effectuer avant eux et bénéficient ainsi de la transmission des savoir-faire administratifs au sein des familles (Siblot, 2005). Le logement social destiné aux étudiants s’inscrit dans une histoire familiale faisant de l’HLM un outil de promotion sociale ou permettant de se protéger de l’insécurité sociale (Dietrich-Ragon, 2013). Presque tous les enquêtés affirment que sans l’obtention d’un logement à loyer modéré, ils seraient mis dans l’impossibilité de réussir leur parcours universitaire. Par exemple, Moka explique que s’il ne trouve pas de logement étudiant, il abandonnera son master et retournera vivre chez sa mère à Limoges.
13Si la sollicitation des institutions est donc considérée comme la solution pour accéder à une nouvelle position résidentielle, on va montrer que l’interaction avec les acteurs institutionnels en charge du logement pour étudiants a, à son tour, des effets sur la manière dont les enquêtés envisagent leur trajectoire.
Une sollicitation des institutions qui remet les jeunes à leur « place »
14Au cours de leurs démarches auprès des institutions pour obtenir un logement, les étudiants sont amenés à prendre conscience – si ce n’était pas déjà le cas – de leur faible marge de manœuvre sur le marché immobilier et doivent revoir leurs ambitions à la baisse. Cela commence dès leur arrivée au Forum. Pour obtenir un logement à loyer modéré, ils se présentent aux guichets institutionnels du CROUS et se confrontent à l’attente, comme souvent quand il s’agit d’avoir accès à une prestation sociale [17]. Selon les enquêtés, la file d’attente pour atteindre les guichets a parfois duré plusieurs jours. Shamim raconte son « parcours du combattant » :
Je suis venu à peu près à 6 heures du matin. Il y avait déjà très long. […] J’ai attendu jusqu’à 15 heures. J’étais juste devant la porte et il nous dit qu’on ne peut pas prendre la personne, parce que c’est déjà trop. Et le lendemain, je n’avais pas dormi, je suis sorti de la chambre à 2 heures du matin. J’ai pris le bus de nuit. Je suis venu à 3 heures du matin au CROUS. Il y avait déjà cinq filles devant moi. Il y a deux qui avaient couché là-bas.
16De même, Moka a failli abandonner :
Je prends le risque de venir, et puis au bout de la troisième journée de queue, à la fin, il était 17 heures, une dame dit : « La vie appartient à ceux qui se lèvent tôt, si vous voulez un logement, il est conseillé de dormir ou veiller très tôt le matin. » C’est comme ça que le quatrième jour, j’arrive donc à 5 heures tapantes.
18Évoquant cette situation, c’est la révolte face au CROUS qui domine. L’attente renvoie les jeunes à leur condition, c’est-à-dire à leur dépendance aux institutions et à leur impuissance face à celles-ci. Elle réactive aussi le souvenir de leurs parents, eux-mêmes confrontés aux diverses files d’attente face aux administrations, et leur fait se rendre compte de la reproduction et de leur destin de classe. À travers la « consommation des guichets » (Siblot, 2005), une ligne de fracture s’opère une nouvelle fois entre les étudiants des classes populaires et ceux des autres classes sociales.
19Par ailleurs, quand ils ont enfin atteint les guichets du CROUS et se sont vus refuser l’attribution d’une chambre en cité universitaire, les jeunes se rendent sur les stands du Forum où des professionnels sont chargés de les guider dans leur recherche de logement. Si cette aide facilite les démarches en leur faisant prendre connaissance des différentes possibilités d’hébergement, elle peut en même temps se révéler d’une grande violence symbolique. Alors qu’ils rêvent d’un logement présentant certaines qualités (calme, espace, proximité avec le lieu d’études…), les salariés du CLLAJ tentent de les amener à se plier aux contraintes du marché, comme en témoigne Philippe :
Je crois que nous, au-delà du logement par lui-même, ce qu’on s’attache à faire, c’est de leur dire : « Là, vous êtes dans une problématique, il va falloir qu’on y réfléchisse, et que vous y réfléchissiez ». Parfois, on caricature, parce qu’on a l’habitude de parler de façon caricaturale parce qu’ils comprennent mieux : « Le deux-pièces avec piscine place des Vosges, ce n’est pas pour vous, il ne faut pas rêver. » Donc, ils rigolent, mais n’empêche qu’ils intègrent. […] Notre objet, c’est de les avertir qu’ils ont mis les pieds dans la galère.
21De façon analogue aux dispositifs d’insertion professionnelle ayant pour fonction d’opérer une médiation entre les attentes du marché du travail et celles des jeunes [18] (Zunigo, 2010), le travail de ces professionnels vise à un ajustement de leurs ambitions avec l’« espace des possibles » (Bourdieu, 1992) sur le marché immobilier. « On leur offre la réalité », commente Alain. Une telle dimension du travail se retrouve chez les agents chargés de l’accueil des demandeurs de logements sociaux qui tentent de « raisonner » les personnes dont ils jugent les ambitions résidentielles démesurées ou incompatibles avec l’offre (Dietrich-Ragon, 2011 ; 2013).
22Face aux étudiants, ce travail de « recadrage » s’effectue de diverses manières. Tout d’abord, il passe par l’exposé des niveaux de loyer et des diverses dépenses liées au logement (charges, impôts, factures diverses). En comparant ce coût avec les ressources dont disposent les jeunes, les salariés du CLLAJ les amènent au constat d’un décalage entre leurs aspirations résidentielles et les moyens dont ils disposent. Afin d’effectuer des ajustements, ils leur conseillent ensuite de trouver un emploi pour augmenter leurs ressources. Parallèlement, ils les poussent à reconsidérer leurs ambitions résidentielles. Par exemple, beaucoup de jeunes souhaitent résider à Paris « intra-muros » et manifestent un refus de la banlieue. Les prix dans la capitale étant extrêmement élevés, Alain et Philippe tentent de les convaincre d’y renoncer :
On leur dit : « Ben, voilà, il faut regarder aussi sur la banlieue, par rapport à vos revenus. » Parce qu’il y en a, ils me disent : « Je gagne 1300 euros, je veux un studio à Paris. » Je dis : « Ça va être difficile. Parce que, qu’est-ce que vous voulez ? » « Je veux 30 mètres carrés. » Je dis : « Ben, il va falloir regarder en banlieue. » Et leur expliquer qu’il faut déjà géolocaliser sa demande, regarder les prix enregistrés dans les villes, voir ce qui peut les intéresser, mais que sinon, ils sont en train de perdre leur temps.
24Philippe est particulièrement sévère à l’égard « du Parisien » qui « ne veut pas franchir le périphérique ». De la même façon que les chargés de recouvrement de dettes d’un organisme HLM étudiés par Camille François portent des jugements parfois très durs et moralisateurs face à l’inconséquence des ménages endettés (François, 2017), le refus obstiné de la banlieue est perçu par ces acteurs comme un manque de réalisme, voire une attitude irresponsable.
25Une autre stratégie des professionnels consiste à orienter les étudiants vers des foyers de jeunes travailleurs ou des résidences sociales dont les loyers sont beaucoup moins élevés que dans le privé. Ces derniers sont parfois réticents à ce type de solution, en particulier ceux qui ont été confrontés à l’univers des foyers et mettent un point d’honneur à obtenir un logement qui ne soit pas lié au circuit de l’assistance. Au moment où Philippe prononce le mot « foyer », Rafik se décompose avant de justifier son refus : « Les foyers, ça me rappelle trop de mauvais souvenirs. » Lors de l’entretien quelques mois plus tard, il oppose la cité universitaire au foyer de jeunes travailleurs qui constituent selon lui deux symboles opposés (il relie la première à la vie étudiante, alors qu’il associe le second à l’urgence sociale). Ces jeunes, qui ont accédé au statut d’étudiant, très valorisé à leurs yeux et à ceux de leur famille (Beaud, 2002), souhaitent un logement en adéquation avec cette situation. Comme les professionnels chargés de faire accepter les opérations de renouvellement urbain aux locataires réticents (Dietrich-Ragon, Fijalkow, 2013), les salariés du CLLAJ tentent de les convaincre d’accepter malgré tout les solutions qu’ils proposent en valorisant l’image des foyers : « Ce n’est pas ce que vous imaginez », préviennent-ils quand un jeune affiche une moue dubitative, avant de présenter des photos de chambres fraîchement repeintes et d’un certain standing. Enfin, il arrive aussi qu’ils conseillent purement et simplement aux jeunes de renoncer à la décohabitation :
Il y a un cas qui est souvent, c’est : « J’habite chez ma cousine qui habite à Sarcelle ou à Créteil, machin. » Et alors ? « Mais on ne s’entend pas trop bien, qu’est-ce que je dois faire ? » « Il serait bien que vous vous mettiez d’accord avec elle, parce que sinon, vous allez vite vous retrouver dans la galère. »
27En fin de compte, ces étudiants sont mis face au constat qu’ils disposent d’une marge de manœuvre limitée sur le marché immobilier et sont invités à prolonger des situations résidentielles qui ne leur conviennent pas, ou encore à accepter les solutions de logement qui s’offrent à eux, même si elles sont éloignées de ce qu’ils avaient espéré. Cette situation d’« invalidation des choix [19] » fait écho à ce qui se joue lors des séances d’« éducation à l’orientation » en milieu scolaire qui, « parallèlement aux verdicts scolaires, concourent à inscrire l’ordre social dans les cerveaux [20] et à convaincre nombre d’élèves de leur place dans cet univers hiérarchisé » (Cayouette-Remblière, 2016 : 166) [21]. Un mécanisme à peu près similaire est mis en œuvre au niveau du logement, conduisant les étudiants les plus démunis à se résigner aux « places » qui leur sont réservées sur le marché immobilier. Dans les entretiens, les interviewés témoignent du sentiment de découragement qui a résulté de leur passage au Forum du logement étudiant : à cette occasion, ils ont pris conscience de l’étroitesse des possibilités de logement qui s’offrent à eux.
28Quelques semaines après le Forum, en dehors de quatre enquêtés qui n’ont pas réussi à déménager, les autres ont fini par trouver des solutions de logement plus ou moins satisfaisantes. Il s’agit à présent d’observer quels sont les effets de cette évolution sur leur situation sociale et leur rapport aux études universitaires.
Les effets ambigus de la mobilité résidentielle
29La mobilité résidentielle des enquêtés a des conséquences importantes sur leurs conditions de vie matérielles. Si le déménagement se traduit souvent par une amélioration de la vie quotidienne, il implique aussi de nouvelles contraintes économiques qui ont une fois encore des effets sur la perception de leur position dans la société.
Les problèmes de loyer et les petits boulots
30Les enquêtés ayant déménagé ont intégré des résidences étudiantes, des foyers, des logements sociaux en colocation ou ont finalement obtenu une place en cité universitaire à Paris ou en proche banlieue. Dans un premier temps, ils accueillent généralement leur nouvelle situation résidentielle avec joie et soulagement. Les premières semaines, Rafik, qui a emménagé dans une résidence du XVIIIe arrondissement, était émerveillé d’avoir autant de temps libre et se baladait tous les soirs dans son nouveau quartier, heureux de vivre à Paris. Quant à Moka, il se réjouissait d’occuper un logement de 22 m² dans une résidence toute neuve dans le XIIe arrondissement qu’il a en fin de compte obtenu grâce au CROUS. Ces jeunes goûtent donc à une nouvelle liberté et aux joies de la centralité.
31Toutefois, de nouveaux problèmes ne tardent pas à surgir. Tout d’abord, certains ont dû accepter des solutions insatisfaisantes. Quand ils n’ont pu bénéficier d’un logement conventionné et ont dû se replier sur les segments les plus dévalorisés du marché privé, ils pâtissent de mauvaises conditions de logement [22], comme Esther qui habite un studio insalubre. D’autre part, l’accession à un logement géré par les institutions ne garantit pas toujours de bonnes conditions de vie. L’année passée, Shamim était logé dans un foyer de travailleurs. Le prix modique (100 euros par mois) était avantageux, mais il partageait sa chambre avec un monsieur âgé qui regardait la télé pendant qu’il tentait de travailler. Il a fini par obtenir une chambre en cité universitaire à Saint-Denis mais, cette fois, il ne supporte pas la douche et les toilettes collectives, se plaint des coupures d’eau chaude et du manque d’hygiène. Le logement en foyer présente d’autres inconvénients, comme le fait de ne pouvoir inviter personne. C’est ce qui gêne Sara, même si elle s’est finalement résolue à conserver sa chambre car elle estime qu’elle pourrait difficilement trouver mieux.
32Mais la difficulté la plus répandue réside dans les problèmes de paiement du loyer, qui ont des répercussions en chaîne sur la vie des étudiants. Tous les enquêtés témoignent du poids que constitue le loyer dans leur budget, et deux d’entre eux ont rencontré des difficultés de paiement dès le premier mois. « Franchement, tous les mois, ce n’est pas évident pour une étudiante de sortir 400 euros », commente Esther. Quand elle a emménagé dans son studio, elle avait déjà accumulé des dettes pour acheter ses meubles. La situation de Moka met en évidence la spirale négative que peuvent impliquer les difficultés de paiement. Son loyer s’élève à 446,90 euros mensuels (il compte tout au centime près). Malgré ses 400 euros de bourse, ce montant est trop élevé pour lui : il doit en outre souscrire une assurance habitat et il lui reste à payer ses transports et sa nourriture. Son « job d’été » lui a permis de payer la caution et le mois de septembre mais il n’a rapidement plus eu un sou, à tel point qu’il n’avait pas de quoi s’acheter à manger et fraudait dans les transports car il ne pouvait pas payer de ticket. Tous les ennuis se sont ensuite enchaînés. Il était venu avec sa voiture de Limoges à Paris et il a eu des contraventions qui se sont accumulées, puis son découvert bancaire lui a valu des pénalités. Il a finalement sollicité le Secours populaire et c’est aujourd’hui grâce à cette aide qu’il vit sur le plan alimentaire. Il a aussi pu compter sur l’aide de sa mère et a sollicité l’accompagnement d’une assistante sociale. Mais ses problèmes de logement ont envahi toute sa vie, au point qu’il n’est plus capable de suivre ses études. Il n’a pas la tête à aller en cours car il se sent trop angoissé. « Il faut que le “psychologique” soit financièrement à l’abri du besoin pour que je puisse mener à bien mes objectifs », explique-t-il. Le cas de Moka est extrême, mais les interviewés décrivent tous une situation où ils sont tracassés par les problèmes financiers. À cause de ses dettes de loyer, Esther a craint d’être expulsée et ne songeait plus qu’à cette menace. Aujourd’hui, elle a régularisé sa situation mais continue d’être obnubilée par l’insalubrité de son logement et l’absence de réponse de son propriétaire qu’elle a pris l’habitude d’appeler tous les matins : « C’est en train de m’infecter », déclare-t-elle. Les étudiants rencontrant des difficultés de logement ont l’esprit « pollué » – comme en témoigne l’utilisation d’un vocabulaire renvoyant à l’infection, la pollution et au parasitage – et ne parviennent plus à étudier sereinement [23].
33Par ailleurs, la nécessité de payer le loyer les contraint fréquemment à consacrer un temps croissant aux « petits boulots ». Cette stratégie se met en place dès que la perspective de l’autonomie résidentielle se profile et est fortement conseillée par les professionnels du CLLAJ. De fait, la quasi-totalité des interviewés travaillent. Rafiath, dont la bourse ne suffit pas pour payer un studio, est aide-soignante auprès de personnes âgées deux heures le soir, trois ou quatre fois par semaine. L’emploi du temps d’Esther est surchargé. En semaine, elle garde des enfants à partir de 18 heures et, le samedi, elle travaille à la bibliothèque municipale de Bobigny. Selon elle, c’est « le prix à payer » pour quitter ses parents. Quant à Halima, elle travaille dans les supermarchés, à la BPI [24] et recourt également à l’intérim. Enfin, Rafik multiplie les missions (il a travaillé à Carrefour Banque, chez Zara, comme animateur pour enfants…), car il doit être totalement autonome. Dans les cas extrêmes, ces jeunes en viennent à perdre à nouveau le temps qu’ils avaient espéré dégager en décohabitant. Petit à petit, le temps consacré au travail empiète sur le temps des études (Pinto, Cartron et Burnod, 2000 ; Beaud, 2009). Ils avaient travaillé pour étudier, mais ils finissent par travailler pour se loger, les études passant au second plan.
34Ils savent pourtant que cette inversion des priorités constitue un danger pour la réussite aux examens. Halima raconte que beaucoup d’étudiants se laissent happer par leur travail et abandonnent progressivement les études : « Il y en a beaucoup qui sont passés d’étudiants à travailler un peu, travailler un peu plus, et puis finalement, ils arrêtent les cours parce qu’ils n’en peuvent plus de payer leur loyer. » Un cercle vicieux, dans lequel le logement est central, se met donc en place et éjecte ces jeunes des études, les poussant précocement vers le marché du travail.
35De surcroît, ces difficultés peuvent entraîner l’ensemble de la famille, les parents étant eux-mêmes déstabilisés par les problèmes de leurs enfants. Depuis septembre, la mère de Moka est en situation de découvert bancaire car l’aide qu’elle lui apporte est au-dessus de ses moyens : « Elle m’envoie plus de 80 % de son salaire, et puis les charges et tout, elle vit à découvert. » Les enquêtés mentionnent les gros sacrifices consentis par leurs parents pour financer leurs études. Dans un tel contexte, le moindre problème financier des enfants ébranle le budget familial. Selon Halima, ses parents ont tout sacrifié pour ses études sans avoir les moyens de la loger : « Je pense que je fais partie des gens qui ont pu accéder aux études parce que la famille a fait en sorte que ce soit une priorité, mais sans les moyens qui correspondent à venir sur Paris. » Finalement, ces étudiants se rendent compte que leurs parents ne sont pas en mesure d’assumer financièrement leur réussite scolaire [25].
Les effets sur la perception de sa situation dans la hiérarchie sociale
36Cette situation n’est pas sans conséquences sur le rapport des jeunes à la société et leur vision de l’avenir. Suite à leurs problèmes financiers, beaucoup ressentent un sentiment d’humiliation, notamment quand ils ont dû faire appel aux services sociaux. De peur d’être expulsée, Esther a été voir une assistante sociale qui l’a aidée, mais elle s’est sentie coupable de ne pas être capable d’y faire face toute seule. De même, Moka vit son endettement comme un déclassement : « Une situation que je n’ai jamais vécue depuis mon arrivée en France », commente-t-il, dépité. En particulier, ces épreuves leur font l’effet d’un révélateur des inégalités dont ils sont victimes. Au moment de l’entretien, tous établissent des séparations entre les étudiants qu’ils côtoient en fonction de leur situation résidentielle, qu’ils relient à la situation sociale de leurs parents. Selon Halima :
Ces questions de logement, c’est un fléau. J’ai réfléchi pas mal, parce que je me posais la question de qui est arrivé par rapport à mes amis, etc. C’est vrai que ceux qui s’en sortent, c’est ceux qui ont des parents qui ont la possibilité d’acheter. Vraiment. Donc ils peuvent en bénéficier, et ça, c’est vraiment le cas où je vois que les gens, ceux de mon âge que je côtoie, peuvent habiter même parfois dans Paris.
38De même, Rafik a compris que les étudiants d’Assas auxquels les parents peuvent payer un appartement sont privilégiés et ne partagent pas son monde : « Et bizarrement, c’était des gens qui réussissaient aussi à l’école, quoi. » S’installe ainsi la perception d’un jeu universitaire faussé en raison des inégalités résidentielles. Certains, comme Halima, y voient aussi un problème générationnel :
J’ai l’impression en termes de… comme si c’était plus fermé [que pour les générations précédentes], en fait, pour accéder à chaque petite chose qu’il paraît logique d’avoir. Avoir un toit, ça paraît être primordial, mais c’est compliqué. Quand il n’y a pas de la famille, j’ai l’impression que c’est compliqué de faire soi-même.
40Selon Pialoux, les difficultés que les jeunes rencontrent au cours de leurs premières recherches sur le marché du travail contribuent à leur faire percevoir les probabilités objectives qu’ils ont de devenir des manœuvres, des « instables professionnels » ou des chômeurs (Pialoux, 1979). De la même manière, les étudiants rencontrés comprennent qu’ils risquent d’être relégués aux marges du marché résidentiel et sont renvoyés aux difficultés de logement spécifiques des catégories populaires fragilisées (Marpsat, 2009). En plus de susciter de l’amertume, ces difficultés les rendent anxieux pour la suite de leur parcours, et notamment pour le moment de la sortie des études. En effet, ils savent que quand ils entreront sur le marché du travail, ils auront du mal à se loger s’ils n’ont pas de contrat à durée indéterminée (CDI). Halima ne se fait guère d’illusions : « Tant qu’on n’a pas de CDI, en tant que jeune, on ne peut pas avoir vraiment… Enfin c’est compliqué d’avoir un logement, même quand on travaille. » C’est également l’avis de Rafiath : « En tant qu’étudiant, on peut bénéficier des logements du CROUS mais après, dès qu’on travaille… » Au bout du compte, les problèmes de logement rencontrés au moment de la décohabitation pour suivre des études supérieures renforcent le sentiment d’insécurité sociale, déjà fort chez les jeunes des catégories populaires, et contribuent à la prise de conscience d’une position dominée dans la société.
Conclusion
41Pour les étudiants des catégories populaires qui cherchent à décohabiter, l’accession à une position résidentielle valorisée est donc pensée comme un outil de réussite universitaire. Toutefois, dans le contexte d’un marché immobilier très sélectif, ils se heurtent à divers obstacles pour réaliser ce projet. D’une part, le marché locatif privé leur ferme largement ses portes, en raison du peu de ressources économiques de leurs parents et parfois de l’absence de garant. De surcroît, ils tendent à s’auto-exclure de ce secteur où ils pensent ne pas avoir leur place. Tous leurs espoirs se reportent donc sur le marché locatif social. Mais, là aussi, l’attente aux guichets et l’accompagnement qui leur est proposé les renvoient à leur « place », c’est-à-dire à une position dominée dans l’espace social. D’autre part, quand ils trouvent finalement une solution de logement, les contraintes économiques liées au loyer, malgré son encadrement, tendent à leur rappeler leur condition et il arrive qu’ils ne parviennent pas à y faire face. Souvent, les difficultés à payer reproduisent les tiraillements auxquels le déménagement était censé mettre un terme. Il faut intensifier le temps consacré au travail salarié, solliciter des proches déjà aux prises avec les difficultés financières, avoir recours dans les cas extrêmes aux services sociaux. Les étudiants des classes populaires pâtissent donc d’un cumul de handicaps face aux études, parmi lesquels le logement tient une grande place. Lors des interactions avec les diverses institutions, des mécanismes invisibles se mettent en œuvre et produisent des inégalités en termes d’accès et de maintien dans la carrière universitaire. Cette situation a des retentissements importants sur le rapport des jeunes à la société. À travers l’expérience d’une décohabitation chaotique, la prise de conscience de la disqualification sociale (Paugam, 2002 [1991]) s’effectue précocement, avant même l’entrée sur le marché du travail. Les premières expériences sur le marché immobilier participent à la dépréciation de soi et à la perception de la fermeture de l’« espace des possibles », parachevant l’effet des conditions matérielles objectives. En outre, un autre constat est que la division entre le « monde des HLM » et celui du « privé » se perpétue chez les jeunes durant la période transitoire que constituent les études. Ces résultats ne doivent toutefois pas conduire à oublier que certains étudiants issus de la classe moyenne peinent également à se loger. À ce titre, une comparaison entre ces populations serait certainement éclairante pour identifier les différents modes d’accès au logement. De même, dans le prolongement de cette recherche, la question du genre et de la race serait à approfondir pour mieux saisir leur rôle dans la structuration des inégalités résidentielles dès la période des études supérieures. Il reste que ce travail souligne la nécessité de développer une offre de logements sociaux à destination des étudiants, en particulier dans les zones qui proposent de nombreuses formations et où le marché immobilier est le plus tendu.
Liste des entretiens cités [26]
42Esther : 20 ans, née au Nigéria, arrivée en France à 2 ans avec ses parents, parents divorcés, père employé dans l’hôtellerie, mère assistante maternelle, locataire d’un studio depuis un an (à Gagny), loyer de 400 euros, étudiante en école d’infirmière.
43Adama : 21 ans, né au Mali, arrivé en France en 2013, parents douaniers (au Mali), hébergé chez sa cousine (à Paris), étudiant en école de commerce.
44Rafik : 23 ans, né en Algérie, arrivé en France à 6 ans avec ses parents, père concierge, mère au foyer, logé en résidence étudiante (à Paris), loyer de 400 euros, étudiant en licence d’éco-gestion à l’Université d’Assas.
45Shamim : 26 ans, né au Bangladesh, père décédé, mère au foyer (au Bangladesh), logé en cité universitaire (à Saint-Denis), master d’Arts Plastiques à l’Université Paris 8.
46Karim : 23 ans, né en Tunisie, arrivé en France à 20 ans, parents en Tunisie, père instituteur, mère au foyer, hébergé à droite à gauche par des amis, diplômé d’école d’ingénieur (SUPÉLEC), inscrit en master mais en recherche de travail.
47Caroline : 20 ans, née en France, parents (en France) séparés, mère employée de mairie, père cadre dans les télécommunications, hébergée chez sa mère (à Marly-le-Roy), a obtenu un logement social en collocation à Paris, étudiante à l’école Boulle.
48Rafiath : 23 ans, née au Bénin, arrivée en France à 7 ans avec son père, parents décédés, hébergée chez sa sœur, a obtenu un studio par le CROUS (à Cachan), loyer de 365 euros, étudiante en école d’infirmière.
49Moka : 23 ans, né au Cameroun, arrivé en France à 20 ans pour rejoindre sa mère, père décédé, mère assistante de vie (à Limoges), logé en résidence étudiante (à Paris), loyer de 446 euros, étudiant en master 2 de droit des entreprises.
50Halima : 27 ans, née en France, parents (en France) séparés, père agent d’entretien, mère auxiliaire de puériculture, a un enfant, hébergée chez sa mère (dans l’Yonne), étudiante en master 2 en écriture audiovisuelle.
51Sara : 24 ans, née en Équateur, arrivée en France à 21 ans, parents professeurs en Équateur, logée au foyer Oasis pour filles (à Paris), loyer de 570 euros, étudiante à l’Université Paris 8, fait des études de danse.
52Djibril : 22 ans, né au Mali,, arrivé en France à 20 ans, parents au Mali, mère teinturière, père employé dans une entreprise d’import-export, logé aux Estudines [27] (à Noisy-le-Grand), loyer de 499 euros, étudiant en master 2 de droit des affaires internationales.
53Ibrahim : 26 ans, né au Bénin, arrivé en France à 24 ans, parents au Bénin, père ingénieur en télécommunications, mère réflexologue, a obtenu une place en cité universitaire (à Paris), loyer de 600 euros, étudiant en master « médicaments ».
Situation résidentielle des étudiants
54Selon les résultats de l’Enquête sur les Conditions de vie des Étudiant.e.s réalisée en France en 2010 par l’Observatoire national de la vie étudiante (OVE), en France, les deux tiers des étudiants vivent chez leurs parents (Ménard et Vallet, 2012). La décohabitation augmente avec l’âge : à partir de 21 ans, plus des deux tiers des étudiants ont quitté le domicile parental (Ronzeau et Van de Velde, 2014). Ce sont ceux dont l’université se trouve en région parisienne qui décohabitent le moins. On sait aussi qu’en Île-de-France, la décohabitation dite « de voisinage » (Thiphaine, 2002), qui regroupe les cas de décohabitation des étudiants dont le domicile des parents est proche du lieu d’études, est plus fréquente que dans le reste de la France (Davy, 2005).
55Concernant le statut d’occupation, en 2013, 69 % des étudiants logés hors de chez leurs parents sont locataires, le taux de logement social parmi ces derniers ne dépassant pas 7 % (Driant, 2016). Seuls 15 % vivent dans des résidences universitaires. 63 % des étudiants logés par le CROUS sont boursiers et 27 % de nationalité étrangère. En Île-de-France, ce type d’habitat est très minoritaire et les foyers et résidences privées jouent un rôle de substitut aux insuffisances de l’offre.
56En raison de leurs ressources modestes, les étudiants boursiers sont ceux qui ont le plus de mal à s’adapter aux marchés immobiliers chers. Ils se distinguent par leur forte présence dans les résidences universitaires (à Paris et dans la première couronne, un étudiant boursier décohabitant sur cinq en bénéficie) et par un taux supérieur de cohabitation parentale. Le marché locatif ordinaire touche tout de même 62 % des boursiers décohabitant qui étudient à Paris. Les étudiants étrangers sont pour leur part plus souvent colocataires que les étudiants français.
Notes
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[1]
Sur ce point, voir les travaux sur le rapport particulier à la lecture des catégories populaires (Lahire, 1993).
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[2]
Les enfants issus des catégories populaires accèdent essentiellement aux brevets de technicien supérieur (BTS) et aux instituts universitaires de technologie (IUT), ainsi qu’à l’enseignement universitaire généraliste (mais surtout au premier cycle et aux filières dévalorisées). À l’inverse, ils sont peu représentés dans les filières sélectives, comme la médecine, en master ou en doctorat. Ils accèdent également très peu au système de classes préparatoires et de grandes écoles.
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[3]
Certains font d’ailleurs le choix de la « fac du coin » pour économiser le loyer. Les conditions matérielles jouent donc un rôle primordial dans le choix de l’université située à proximité (Beaud, 2002).
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[4]
À Paris, en 2013, les étudiants locataires ou colocataires payent en moyenne 640 euros par mois (Driant, 2016).
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[5]
Le CLLAJ existe depuis 2000 et a pour objectif d’accueillir les jeunes, de les informer et de mettre à leur disposition des outils leur permettant d’être autonomes (organisation de bourses au logement, prêts pour le paiement de la caution, du premier loyer…). Leur travail s’apparente donc à celui d’une mission locale dans le domaine de l’emploi.
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[6]
Tous les prénoms ont été modifiés. Cf. Annexe 1 pour la liste complète des entretiens.
-
[7]
Pour y prétendre, les étudiants doivent dans un premier temps déposer un « Dossier social étudiant » (DES) qui permet d’obtenir une bourse et/ou un logement.
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[8]
Il est possible que des critères plus officieux soient pris en compte pour les attributions. On peut notamment s’interroger sur les discriminations ethno-raciales, celles-ci ayant été observées dans le domaine du logement social (Simon, Chafi et Kirszbaum, 2001 ; Tissot, 2005).
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[9]
La position résidentielle résulte de trois éléments : la localisation du logement, ses caractéristiques matérielles – taille, nombre de pièces, structure du bâti, niveau de confort… – et enfin le statut d’occupation – propriété, location, logement à titre gratuit… (Grafmeyer, 2010).
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[10]
Le « surclassement résidentiel » survient quand le statut social n’est pas à la hauteur de la position résidentielle.
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[11]
La nationalité a une influence sur les budgets des étudiants, ceux issus des pays d’Afrique noire étant particulièrement sous-dotés (Galland, 2016).
-
[12]
Remarquons que ce problème affecte aussi les descendants d’immigrés qui ont fréquemment une partie de la famille restée à l’étranger. Rafiath reçoit ainsi de l’argent de sa famille au pays car leur mère leur a légué une maison : « Mes sœurs, elles m’envoient 150 000 francs, ici ça fait 200 euros », déplore-t-elle.
-
[13]
Pour une synthèse de recherches sur les mobilités quotidiennes des étudiants, voir Baron et al., 2018.
-
[14]
La caution locative étudiante (CLÉ), garantie par l’État, est pourtant censée permettre aux étudiants dépourvus de garants personnels d’accéder à un logement. Sur les marchés tendus, elle est cependant insuffisante car les loyers sont trop élevés et les propriétaires continuent de sélectionner les dossiers les plus « solides ».
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[15]
L’équivalent d’un double A3.
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[16]
Elle fait un BTS Agencement de l’environnement architectural (AEA).
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[17]
« Qui ne peut payer autrement doit continuellement payer de sa personne, et c’est un exercice épuisant. » (Castel, 1999 : 768-769)
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[18]
De même, l’orientation scolaire apparaît comme le produit d’un encadrement des ambitions des lycéens d’origine populaire (Orange, 2010).
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[19]
Selon Pialoux, l’univers scolaire et professionnel des jeunes des cités se définit par l’invalidation permanente de leurs choix : « Les conditions objectives de la recherche de travail à la sortie de l’école sont marquées elles aussi par la dépossession d’une quelconque maîtrise de la situation d’embauche. » (Pialoux, 1979 : 25)
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[20]
Expression empruntée à Pierre Bourdieu dans La distinction (1979 : 549).
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[21]
Voir aussi les travaux de Séverine Chauvel qui montrent que les dispositifs institutionnels d’information destinés aux collégiens les mettent en garde sur les difficultés à venir au lycée et favorisent un retrait de la filière générale (Chauvel, 2011).
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[22]
Cela fait écho aux statistiques de l’IAURIF selon lesquelles les logements occupés par les étudiants franciliens sont en moyenne plus anciens et moins confortables que ceux occupés par l’ensemble des ménages franciliens (Davy, 2005).
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[23]
Cette situation fait écho à celle des ménages souffrant de la précarité énergétique étudiés par Johanna Lees qui voient leurs problèmes de logement envahir leur quotidien et produisent des « restes à penser », c’est-à-dire des tracas permanents qui entravent la vie quotidienne et « l’espace de quiétude » (Lees, 2014).
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[24]
Bibliothèque publique d’information du Centre Pompidou.
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[25]
Certains étudiants aident même ponctuellement leur famille, comme Rafik qui a déjà donné à sa mère une partie de sa bourse ou de ses revenus du travail.
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[26]
Les prénoms ont été modifiés.
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[27]
Résidences privées dédiées aux étudiants.