CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Les enquêtes quantitatives réalisées depuis les années 1990 ont permis d’importantes avancées pour les recherches sur les inégalités de genre. Parmi ces enquêtes, figurent celles dédiées à l’étude des violences faites aux femmes. Ces dernières ont été réalisées à partir du milieu des années 1990 dans plusieurs pays suite à la mobilisation féministe internationale conduisant à une demande de connaissances statistiques sur les formes, les contextes et les conséquences des violences subies par les femmes. En France, l’Enquête nationale sur les violences envers les femmes (Enveff), conduite en 2000, a marqué un tournant en produisant pour la première fois une mesure contextualisée des violences interpersonnelles subies par les femmes (Jaspard et al., 2003). Au moment de la préparation de l’enquête, l’équipe Enveff a été interpellée par les pouvoirs publics et le monde associatif au sujet des violences subies par les femmes migrantes et les descendantes de migrants. Aucune statistique n’existait alors en France et la littérature internationale révélait une vision profondément culturaliste des expériences violentes de ces femmes (Thiara et al., 2011), alors qu’une telle vision était largement remise en question (Volpp, 2006). Peu à peu, l’approche par l’intersectionnalité, concept-clé pour identifier et analyser les effets de processus simultanés d’oppression ou de discrimination (Crenshaw, 1991 ; Collins, 1998), a été adoptée comme outil d’analyse des violences à l’encontre des femmes minorisées. Autrement dit, partir de l’expérience des femmes comme résultat de l’imbrication de plusieurs rapports sociaux de domination, en premier lieu ceux liés au genre, à la classe sociale et à la racialisation, éclaire de manière particulièrement fine les expériences de violence et les mécanismes structuraux qui les produisent (Debauche et Hamel, 2013).

2Cependant, l’un des défis scientifiques dans ce domaine reste le degré de prise en compte d’une perspective intersectionnelle dans la conception, la mise en œuvre et l’analyse de l’enquête par questionnaires et de ses données. Dans l’enquête quantitative, une telle approche requiert la conception d’indicateurs adaptés au contexte et éclairant les expériences individuelles, pour pouvoir ensuite mesurer le phénomène des violences à l’échelle de la population générale. Les obstacles sont néanmoins nombreux, sur les plans scientifique, méthodologique et pratique. Jusqu’à présent, la plupart des travaux examinant l’apport d’une perspective intersectionnelle à l’étude des violences de genre sont à visée théorique, tout comme les travaux empiriques sont basés sur des méthodes qualitatives (ex : Thiara et al., 2011 ; Damant et al., 2015).

3Cet article propose des pistes de réflexion sur la mesure des violences dans une approche intersectionnelle. Ces pistes ont émergé d’une étude qualitative d’une enquête par questionnaires « en train de se faire », menée selon une approche réflexive et critique du processus, de sa conception et de la relation d’enquête. L’expérience de terrain d’enquête décrite est celle de l’enquête Violences et rapports de genre (Virage) à l’Île de La Réunion et aux Antilles, réalisée par une équipe de l’Institut national d’études démographiques (INED) en 2018. Cette approche des violences interpersonnelles les conçoit comme un produit des rapports inégalitaires entre hommes et femmes, au détriment de ces dernières, et en lien avec les représentations sexuées de la masculinité et de la féminité. Il s’agit d’une reprise de l’enquête Virage menée dans l’Hexagone en 2015, enquête dont les problématiques se sont élargies par rapport aux enquêtes dédiées à l’étude des violences faites aux femmes, et qui a ainsi inclus un échantillon de répondants masculins. Cette extension a été vivement souhaitée par des élues et des actrices locales qui positionnaient la demande dans la relation inégale entre « l’Hexagone » et les « territoires d’Outre-mer [1] ».

4Pour mener notre réflexion, nous avons tout particulièrement pris en compte le contexte de ce recueil de données par questionnaires. Nous sommes parties des hypothèses selon lesquelles l’histoire sociopolitique des territoires ultramarins a conduit à un « enchâssement des dominations » (Lemercier et al., 2014), et les processus qui construisent la relation entre enquêtrice·eur·s et enquêté·e·s sont éclairants pour l’analyse des violences de genre. Par l’observation sociologique de cette enquête, nous nous sommes demandé : dans la conception et la mise en œuvre de l’enquête quantitative, comment prendre en compte les enjeux de la production des violences par des rapports sociaux de domination pluriels, notamment ceux liés au gouvernement postcolonial de ces populations des Outre-mer [2] ?

5En amont du travail statistique, l’ethnographie permet de s’interroger sur la pertinence des catégories statistiques, voire d’en construire de nouvelles (Weber, 1995). En parallèle de l’enquête quantitative aux Antilles et à La Réunion, nous avons donc mené une étude sur le processus de conception du questionnaire, de recueil de données, ainsi que sur le contexte institutionnel et associatif de lutte contre les violences. Plus précisément, nous avons mené : une enquête exploratoire auprès des actrices de la lutte contre les violences de genre aux Antilles et à La Réunion, qui comportait des entretiens avec des professionnel·le·s de santé et de santé mentale et des actrices de la lutte contre les violences ; une observation participante des sessions de formation des enquêtrice·eur·s (enquête pilote et enquête réelle), puis des premiers entretiens réalisés ; enfin nous avons écouté à distance les entretiens téléphoniques de recueil de données des deux plateaux techniques situés à la Réunion et aux Antilles (Martinique). Les notes issues de l’observation participante des échanges, des réunions de suivi et de clôture du terrain [3] avec les équipes, riches d’éléments sur l’expérience et le rapport d’enquête des enquêtrice·eur·s ultramarins, ont été intégrées au corpus d’analyse.

6En abordant l’étude des violences de genre sous l’angle des rapports de pouvoir inégaux et de domination, cet article se situe dans le champ des recherches qui mobilisent une perspective intersectionnelle. Son objet est d’offrir une réflexion méthodologique qui souligne la nécessité d’embarquer une telle perspective dès la première phase de réalisation de l’enquête statistique sur les violences interpersonnelles. Après avoir présenté brièvement l’usage de la notion d’intersectionnalité dans les recherches sur les violences de genre, l’article s’attachera à décrire les enjeux de sa mobilisation dans la collecte de données quantitatives sur les violences, tout en étant étayé par l’analyse du matériau qualitatif constitué au cours du terrain de l’enquête.

Intersectionnalité et recherches sur les violences de genre

7L’émergence du concept de l’intersectionnalité (Crenshaw, 1991) a pris racine dans les mobilisations féministes des années 1970-1980 à l’échelle internationale, notamment dans la critique de la marginalisation de la parole des femmes « non blanches » (Carby, 1982), qui dénonçaient les discriminations subies à la fois en raison de leur sexe et de leur couleur de peau. L’intersectionnalité propose un cadre pour penser et dénoncer les expériences de domination produites à l’intersection de rapports sociaux de pouvoir pluriels, liés au positionnement de classe, à la naturalisation du sexe et à la racialisation (Crenshaw, 1991).

8La prise en compte de l’imbrication des rapports sociaux dans l’étude de la domination des femmes a constitué une grande avancée pour la théorisation dans le champ des études de genre (Juteau, 2010 ; Yuval-Davis, 2006 ; Palomares et Testenoire, 2010). Reprise dans de nombreux travaux sur les discriminations subies par les femmes migrantes et/ou racisées (voir par exemple Cossée, Lada, Rigoni, 2004 ; Hamel, 2005 ; Moujoud et Pourette, 2005), elle a contribué à regarder autrement la question de la domination masculine des femmes. En mettant ainsi l’accent sur la multiplicité des systèmes de domination ou d’oppression, l’intersectionnalité a la capacité d’expliquer la complexité et la différence sans recourir à des explications essentialistes (Phoenix et Pattynama, 2006). Malgré une large acceptation de son apport, la mobilisation fréquente de l’intersectionnalité, parfois élevée au rang de théorie, a rencontré de vives critiques et mises en garde face à ce concept qualifié par certaines de « faussement fédérateur » (Davis, 2008 ; Kergoat, 2009), ainsi que face aux problèmes d’ordre épistémologique et méthodologique que son usage soulève (Bilge, 2009 ; Galerand et Kergoat, 2014). C’est à une partie de ces problèmes que cet article entend répondre.

9Dans le champ d’études des violences de genre, faire appel à l’intersectionnalité est d’une grande pertinence pour concevoir, étudier et comprendre les violences, ainsi que pour montrer comment ces dernières sont constitutives des rapports sociaux de pouvoir (Collins, 2000 ; Damant et al., 2015 ; Falquet et al., 2006 ; Delage et al., 2019). Toutefois, le problème de la conception d’un dispositif méthodologique statistique fidèle à une approche intersectionnelle ne trouve pas encore de réponses adéquates dans la littérature sur les violences de genre. Plusieurs chercheures se sont penchées sur la question du difficile passage du positionnement théorique à la méthodologie de recherche (Hancock, 2007 ; Bilge, 2009 ; Condon, 2012). L’un des principaux obstacles a certainement été la complexité de l’observation empirique des mécanismes de la domination multiple et de leurs impacts sur les violences envers les femmes. Jusqu’à présent, dans le contexte français, il n’existe aucun guide méthodologique, seulement des indices épars dans des études comme l’enquête Trajectoires et Origines de l’INED (Beauchemin et al., 2015), qui tente de mettre en perspective la position sociale de femmes « minorisées » par rapport à celle de femmes « majoritaires » [4]. Les études de cas reposant sur des approches qualitatives nous apportent des connaissances sur les expériences de femmes minorisées, par exemple sur la question des mariages forcés (Abu Amara et al., 2013), mais la focale mise sur des populations spécifiques ne permet pas de confrontation des expériences avec celles d’autres minorités ou de la population majoritaire.

10L’approche culturaliste a mis les feux des projecteurs sur certaines populations, autour de violences dites « spécifiques », mais rarement sur la « violence ordinaire » qui vise toutes les femmes (Thiara et al., 2011). Le contenu des débats a tendance à mettre en avant les particularismes et les différences des minorités. Par exemple, les discours sur les violences qui font valoir la dimension culturelle des passages à l’acte ou des recours à l’aide sociale sont le terreau de stéréotypes racistes sur les auteurs et les victimes de violences non-Blancs ou de classes populaires (Volpp, 2006 ; Debauche, 2011 ; Pache, 2019). Cependant, le concept de l’intersectionnalité « ne concerne pas que les femmes noires pauvres » (Falquet et al., 2006 : 23), mais aussi les catégories dominantes. Mobiliser ce concept permet par exemple d’interroger l’expérience des « femmes blanches aisées » dans les Outre-mer : sont-elles moins confrontées aux violences ou bénéficient-elles de plus de ressources (privilèges) pour les éviter ou pour en amenuiser les conséquences (Valentine, 1989) ?

11L’approche intersectionnelle des violences implique aussi de considérer la dimension postcoloniale des Outre-mer français (Pourette, 2010 ; Vergès, 2017). L’héritage scientifique de l’enquête Virage dans les Outre-mer inclut ainsi les enquêtes sur les violences de genre menées dans le sillage de l’Enveff (Jaspard et al., 2004 ; Pourette et Widmer, 2008 ; Hamelin et al., 2010 ; Brown et Lefaucheur, 2013), ainsi que la littérature de travaux empiriques sur les liens entre postcolonialité, genre et violences interpersonnelles dans les Outre-mer français (Gagné et al., 2018). Ainsi, les liens entre précarité sociale et expérience de violence dans les différentes sphères de la vie quotidienne doivent aussi être examinés depuis une perspective de relégation sociale et géographique des populations ultramarines. De même, le constat de fortes prévalences de violences intrafamiliales appelle à une analyse tenant notamment compte du passé colonial (Hamelin et al., 2010), tout comme des impacts de la société esclavagiste sur les modes de vie conjugaux et les rapports de genre pris dans leur ensemble (Lefaucheur et Mulot, 2012).

12Mis en commun, ces travaux concourent à dessiner une approche théorique qui lie des rapports sociaux de domination pluriels à la production des violences de genre dans les territoires ultramarins. Tout l’enjeu de l’étude statistique de cet objet est de rendre cette imbrication opérationnelle par la construction de catégories adaptées, situées – autrement dit, en partie différentes de celles conçues dans l’enquête sur les violences de genre en Hexagone menée en 2015.

Mobiliser le concept de l’intersectionnalité sur le terrain d’une enquête sur les violences de genre dans les Outre-mer

13Éclairer les effets des différences de positionnement social des femmes sur les violences à leur encontre a été l’un des objectifs de l’enquête Virage (Hamel et al., 2016). Le projet de réplication de cette enquête dans trois territoires ultramarins a incorporé des questionnements sur les modalités de sa réalisation, et notamment la prise en compte des rapports de pouvoir liés aux rapports d’inégalités entre les Outre-mer et « la métropole », et entre femmes et hommes dans ces territoires (Condon, 2014). Les travaux exploratoires ont aussi révélé des représentations stigmatisantes, à la fois des auteurs et des victimes des violences de genre, qui confirmaient la nécessité de nouvelles données statistiques et scientifiques sur les contextes et les mécanismes de violences (Condon, 2014).

14Dans les différentes dynamiques de soutien de ce type d’enquête, il y apparaît souvent un risque d’instrumentalisation du problème public des violences, qui a parfois pour conséquence de stigmatiser des populations. Par exemple, la volonté d’afficher le rôle de l’État dans la « protection » des femmes et la communication de cet affichage ont tendance à cibler les femmes « vulnérables », les « familles monoparentales » − c’est-à-dire les mères seules − et les « femmes migrantes » et, en arrière-plan, à viser les hommes (auteurs) des mêmes milieux sociaux ou origines géographiques que ces femmes (Debauche, 2011). Dans le contexte des territoires réunionnais et antillais, la prépondérance de discours sur les violences de genre imbriqués dans des stéréotypes liés au genre, à la racialisation et aux rapports entre Hexagone et (ancienne) colonie (Condon, 2014) a confirmé la pertinence du cadre d’analyse intersectionnelle.

L’enquête : ce qu’elle vise à décrire, à mesurer, à comprendre

15Dans le sillage de l’approche élaborée en France dans le cadre de l’Enveff (2000), l’enquête Virage situe les faits déclarés dans des contextes de relations sociales ou de sphères de vie (conjugale, professionnelle, publique et familiale) et interroge un large spectre de types de violences. Elle s’inspire de la notion de continuum des violences, selon laquelle les expériences de violences sexuelle, physique, psychologique, économique ou administrative faites aux femmes et aux autres catégories minorisées sont produites par un même système de pouvoir de groupes dominants sur des groupes dominés et doivent donc être interrogées d’un même regard, sans opérer de hiérarchisation a priori (Hanmer, 1977 ; Kelly, 1987).

16Pour compter les faits de violence de genre, des données sur des actes uniques ou répétés sont recueillies dans le but de les resituer dans des relations précises avec l’auteur·e des faits, en caractérisant le rapport dans lequel se déroule chaque fait, c’est-à-dire en recueillant le sexe de la victime et celui de l’auteur·e, le rapport hiérarchique, la différence d’âge entre conjoints, etc. Les violences sont mesurées sur deux périodes de la vie : les douze derniers mois (taux de « prévalence actuelle ») et avant ces douze derniers mois, y compris l’enfance.

17La transposition de l’enquête Virage dans les contextes réunionnais et antillais impliquait d’adapter les questions pour analyser l’expérience de la violence dans leur contexte, lié notamment à la nationalité, aux parcours migratoire, conjugal et familial, à la précarité économique, à l’autonomie pour se déplacer, aux pratiques religieuses et à l’expérience de racisme (Condon et al., 2019).

18Lorsque l’on a soi-même élaboré un questionnaire d’enquête statistique, on n’échappe pas à la difficulté de concevoir les questions et les modalités de réponse sans a priori, comme le permet par exemple la méthode qualitative de la théorie ancrée (Charmaz, 2014 [2006]) ou encore la méthode inductive employée par S. Bilge dans ses travaux sur la racialisation et les masculinités (2009).

19Toutefois, un effort de prise de distance critique par rapport aux catégorisations reste à la fois riche et indispensable dès les premières phases de l’enquête. Cet effort nous a conduites à inclure des questions qui nous permettraient de mesurer les tensions liées aux rapports sociaux de domination. Par exemple, nous avons inclus une question sur le fait de subir des propos ou insultes racistes (au cours des cinq années avant l’enquête), à laquelle 273 femmes (12 %) enquêtées à La Réunion ont répondu positivement. Ce sont surtout des femmes non natives de l’île, originaires de pays voisins ou de la France métropolitaine. À la question sur les propositions sexuelles insistantes dans les lieux publics au cours des douze mois avant l’enquête, elles répondent en avoir subi trois fois plus fréquemment (10 %) que pour la moyenne des femmes enquêtées (3 %). Dans ces contextes, la catégorisation des populations selon leur lien à la migration est complexifiée à cause de la forte mobilité entre ces territoires et la France hexagonale, et des nombreuses migrations en provenance d’îles voisines. Cette complexité aura un impact sur la manière d’appréhender les liens entre les violences subies et les multiples rapports sociaux imbriqués.

L’intersectionnalité, une démarche située

20Selon nous, et comme évoqué plus haut, le choix de l’intersectionnalité est nécessaire, pour mesurer adéquatement le contexte de production et les effets des violences, car les violences de genre sont construites par des rapports de pouvoir pluriels. Cela implique que ce choix scientifique n’est pas spécifique au terrain ultramarin. Autrement dit, cette nécessité n’est pas le produit d’un contexte postcolonial, ni liée au fait que les populations sont en majorité non-blanches et issues de migrations plurielles. Toutefois, le recours à la notion d’intersectionnalité implique la prise en compte d’une expérience située et spécifique aux groupes minorisés et à leurs divers contextes de production. Cette notion est donc indispensable pour pouvoir identifier et étudier le vécu de violences des populations dominées. L’étude qualitative menée autour de la conception de l’enquête statistique a montré que ce choix de l’intersectionnalité est sous-tendu par des enjeux scientifiques et politiques liés au contexte, et notamment à la diversité et à l’histoire particulière des territoires ultramarins. Un premier élément de contexte est la question de la « diversité ». Dans le cas de La Réunion, département composé de groupes issus de vagues migratoires plurielles − plus divers et plus nombreux qu’aux Antilles (Widmer, 2005) −, elle se pose de manière plus prégnante. Dans le langage courant, la « diversité » est érigée en « caractéristique réunionnaise » ; le terme joue un rôle politique et promeut une identité réunionnaise caractérisée par le « vivre ensemble », une cohabitation pacifique des groupes ethnico-religieux variés (Ghasarian, 2002 ; Pourchez, 2005). Au-delà des habitants issus de vagues migratoires parfois anciennes de Madagascar, d’Afrique ou d’Asie, qui se considèrent aujourd’hui réunionnais tout en portant une culture composée de divers éléments hérités (Pourchez, 2005), certaines populations suscitent une attention particulière de la part des instances politiques et associatives.

21Par exemple, les femmes seules récemment arrivées de Madagascar et en situation irrégulière font l’objet d’un souci particulier de la part des actrices réunionnaises de la lutte contre les violences, y compris de certaines élues. Elles les perçoivent comme une population peu nombreuse, mais vulnérable et à risque de violences, du fait de leur situation irrégulière et leur manque d’autonomie, mais aussi en raison de la difficulté des instances associatives à les identifier et à les prendre en charge. Lors d’un entretien, une élue régionale, ancienne dirigeante associative dans le domaine de la lutte contre les violences faites aux femmes, a été surprise et déçue d’apprendre que notre enquête par questionnaires ne pourrait pas permettre de mieux comprendre les situations précises de ces femmes, ni les facteurs les conduisant à être plus à risque de subir des violences conjugales que d’autres femmes, violences qui leur seraient « spécifiques ». Nous avons dû expliquer alors les limites méthodologiques des analyses sur des sous-populations statistiquement petites. À titre d’exemple, dans notre échantillon (2 209 femmes à La Réunion), sur les 72 femmes nées à Madagascar, 45 sont en couple au moment de l’enquête et environ une sur dix a déclaré des violences conjugales. Cela étant, l’enquête atteint certainement avec plus de difficulté les migrantes arrivées très récemment : par exemple, seules 8 des 72 femmes natives du Madagascar interrogées résident à La Réunion depuis moins de cinq ans. L’analyse critique de l’enquête quantitative permet ainsi de restituer aussi les enjeux politiques du problème public des violences faites aux femmes à La Réunion, en mettant en perspective la focale sur un sous-groupe racisé par la production de statistiques.

22Un deuxième élément de contexte est le contenu des débats au niveau local sur les causes des violences interpersonnelles et de genre. Ceux-ci s’articulent autour de visions stéréotypées des modes d’interaction au sein du couple ou de la famille, entre pairs ou entre générations. L’enquête exploratoire a montré que, malgré les connaissances apportées par les enquêtes précédentes, la figure de la femme victime de violences conjugales dans les Outre-mer reste celle de la femme qui subit des violences essentiellement physiques, de milieu défavorisé, mère élevant souvent seule ses enfants, ayant un conjoint par intermittence et souvent jaloux. Le questionnaire inclut ainsi des questions précises sur les situations sociales des personnes interviewées, mais aussi sur les ressources, le soutien et les recours des victimes. Il permet de montrer que les femmes en couple ou récemment séparées subissent plus fréquemment des violences psychologiques que des violences physiques (Condon et al., 2019).

23La préparation de l’enquête quantitative pose donc la question du passage difficile de l’approche théorique intersectionnelle à la conception pratique du questionnaire et de ses catégories. L’étude qualitative menée en parallèle de l’enquête statistique a montré que la mise en œuvre de l’enquête et le recueil de données par questionnaires sont aussi des étapes prises dans des enjeux d’intersectionnalité.

Recueil des déclarations de violences subies : enjeux intersectionnels pour la production des données

Le rapport entre l’équipe de recherche et les enquêtrice·eur·s

24Les équipes de recueil de données du prestataire retenu par l’équipe Virage dans les Outre-mer travaillaient à partir de deux plateaux techniques, l’un situé à La Réunion et l’autre, à la Martinique ; ce dernier administrait les questionnaires des départements de la Martinique et de la Guadeloupe. L’équipe de La Réunion était constituée d’environ vingt femmes et deux hommes et celle des Antilles, de trente-six femmes, âgé·e·s entre 20 et 45 ans, résidant à La Réunion ou en Martinique et natif·ives de ces territoires [5]. Elles avaient des formations antérieures diverses, allant du CAP au niveau Bac + 5 et étaient recrutées majoritairement en CDD. Les chercheures de l’équipe [6] qui menaient l’observation participante sur place et une partie des écoutes à distance, elles, résidaient en France métropolitaine, étaient identifiées comme blanches et de Métropole. Pour la formation et l’accompagnement des enquêtrices, elles ont travaillé en binôme avec une collègue du service des enquêtes de l’INED (un binôme par plateau), ces collègues étant également identifiées comme blanches. Au-delà de l’écart de diplôme et de statut professionnel, les rapports entre les membres de l’équipe parisienne et les enquêtrices s’inscrivaient donc à la fois dans une relation hiérarchique de prestataires à clientes et de Métropolitaines à Ultramarines.

25Le fait d’être identifiées comme femmes a certainement eu un effet de rapprochement, car certaines remarques faites par les enquêtrices lors des échanges avec l’équipe laissaient entendre une reconnaissance partagée de l’existence de la domination masculine. Par exemple, la majorité des enquêtrices nous avaient fait part d’une expérience de propositions sexuelles insistantes non désirées dans la rue. Mais d’autres propos et attitudes ont clairement signifiés les écarts produits par les différences de position socioéconomique et les rapports de domination entre « la métropole » et les populations ultramarines. Nous étions par exemple identifiées comme « françaises », par opposition aux enquêtrices « réunionnaises », notamment pour souligner notre méconnaissance de certains codes culturels ou du créole, lors de nos échanges au sujet des entretiens téléphoniques.

Le rapport entre enquêtrices et enquêté·e·s au cœur de la production des données

26Le recours au recueil de données par téléphone à partir des années 1990 a marqué un tournant dans l’histoire des enquêtes sur les sujets sensibles ; l’élaboration du protocole s’est accompagnée d’une réflexion approfondie sur ce mode de recueil des données, sur l’installation de la relation de confiance et sur le cadre « anonyme » de la passation du questionnaire (Riandey et Firdion, 1993 ; Levinson, 2008).

27Au téléphone comme en face-à-face, le recueil de données des enquêtes par questionnaires met en jeu une interaction entre la personne qui enquête et la personne enquêtée. Dans la mesure où cette interaction constitue le médium du recueil de données, nous considérons qu’elle influe sur les données elles-mêmes et que les effets des rapports sociaux qui la déterminent doivent être pris en compte dans l’analyse, en tant que données complémentaires. Cette démarche, connue et courante dans les travaux de sciences sociales critiques mobilisant des méthodes qualitatives, participe d’une réflexivité encore peu pratiquée dans les travaux à visée quantitative. À quelques exceptions près (Cavalin, 2010 ; Markou et Bourgeat, 2020), la littérature sur la méthodologie des études statistiques s’intéresse davantage aux notions normatives de biais et « d’effet enquêtrice·eur ». Ainsi, ces travaux montrent que l’enquêtrice·eur peut avoir des effets désirables, comme une augmentation du taux de réponse par exemple, et indésirables, comme l’introduction d’erreurs ou de biais (West et Blom, 2017). Cependant, l’effet du sexe et de l’âge de l’enquêtrice·eur sur le taux de réponse ne paraît pas clair ; il en va de même pour la qualité des réponses. Par contre, plusieurs études montrent que les enquêtrice·eur·s qui partagent des caractéristiques sociodémographiques avec les personnes enquêtées (âge, sexe, origine géographique et/ou ethnique perçue) obtiennent plus facilement leur adhésion à l’enquête (West et Blom, 2017 ; Martinez et al., 2007).

28Plusieurs réflexions méritent d’être prises en compte dans l’analyse des rapports entre enquêtrices et personnes enquêtées, notamment lors de « l’observation » − ou plutôt l’écoute − des entretiens téléphoniques. Le genre en constitue une première. Si le sexe des enquêtrices avait été discuté en amont du recueil de données, les arguments avancés relevaient de plusieurs dimensions différentes des rapports sociaux dans l’enquête. Avant de les développer, il faut préciser que le choix s’est par ailleurs imposé par le terrain lui-même : dans les trois territoires, le marché du travail de l’enquête par téléphone est constitué en grande majorité de femmes, ce qui explique que les équipes d’enquêtrices étaient largement féminines.

29La perception du « genre de la voix » joue un rôle dans la négociation de l’entretien, depuis les premières secondes avec la présentation de l’enquête et le travail de recherche d’adhésion, jusqu’aux dernières avec le déroulement du questionnaire lui-même (West et Blom, 2017). Une voix perçue comme féminine par une répondante femme peut jouer sur la relation de confiance nécessaire à la déclaration de violence en entretien, si l’on considère que les normes de genre assignent des qualités (« naturelles ») à l’enquêtrice (l’écoute, la patience, la douceur, la rassurance). Ainsi, à la fin de l’entretien téléphonique, plus d’un quart des participantes (28 %) a indiqué qu’il aurait été plus difficile de répondre au questionnaire avec un homme enquêteur. Par exemple, en fin d’entretien, une femme martiniquaise de 40 ans a demandé des précisions sur le mode de sélection et si nous n’enquêtions qu’auprès de femmes. Elle n’aurait pas souhaité un entretien avec un homme : « C’est trop personnel, trop intime », une remarque qui faisait référence à l’ensemble des questions sur la famille, la santé, la sexualité, ainsi que l’expérience de violences.

30Confronter cette réticence – connue dans le champ des enquêtes sur les violences de genre (Martinez et al., 2007) – à l’expérience des enquêtrices révèle la méconnaissance générale du problème des violences de genre et le vécu des victimes. Plus précisément, les précautions éprouvées et recommandées par les professionnel·le·s de l’intervention auprès des personnes potentiellement victimes de violences de genre, telle que privilégier des interlocutrices (Martinez et al., 2007), étaient peu présentes. Sur le terrain réunionnais par exemple, les enquêtrices nous ont rapporté que, selon elles, le sexe perçu importait moins que le ton « agréable » et la capacité d’imposer un rythme d’entretien avec tact, tout en restant à l’écoute. Lydia [7] nous disait ainsi que sa voix grave était parfois l’objet d’interrogations et d’échanges en fin d’entretien, mais que les personnes enquêtées étaient le plus souvent satisfaites de leur expérience d’enquête. Selon elle, c’est le professionnalisme – notion très variable au regard des attentes de la population enquêtée – de la formation et de la démarche d’enquête qui prévalait dans la négociation de l’adhésion et de la relation de confiance. Si cela transparaît à partir des réponses des hommes, qui n’étaient que 10 % à déclarer qu’ils auraient trouvé plus difficile un entretien avec une femme – et à peine 5 % à penser que l’entretien aurait été plus facile avec un homme –, les nombreuses femmes déclarant qu’elles n’auraient pas souhaité que l’enquêteur soit un homme montre clairement un effet de genre dans ce domaine.

31Le « genre de la voix » relève ainsi d’une dimension éthique dans une enquête sur un sujet sensible comme les violences de genre. Nombreuses sont les enquêtes sur les violences faites aux femmes, issues de recherches et de militantisme féministes, qui préconisent de faire appel à des enquêtrices, car elles seraient plus souvent capables d’établir la relation de confiance et d’intimité nécessaire à la déclaration et aux récits des expériences de violences sexistes vécues par les femmes, et plus particulièrement sexuelles. Au-delà du genre, l’observation du recueil de données dans le cadre d’une étude intersectionnelle invite aussi à examiner les signes des rapports de domination liés aux contextes ultramarins et aux rapports entre départements d’Outre-mer et Hexagone.

Être perçue comme enquêtrice « locale » : l’accent et l’usage du créole au centre du rapport d’enquête

32De nombreux travaux scientifiques sur « l’effet enquêtrice·eur » dans les études par questionnaires mettent en avant le rôle de la catégorie ethnique ou « raciale » (race-of-interviewer effects) (West et Blom, 2017). Ils montrent que la catégorie ethnique ou « raciale » de la personne enquêtée et la sensibilité de l’énoncé de la question aux diverses expériences des personnes racisées (racial sensitivity) influencent les réponses. Cela s’explique notamment par une tendance à répondre en fonction de la perception par la personne enquêtée des idées à laquelle l’enquêtrice·eur adhérerait. Ainsi, les publications recommandent souvent une méthodologie d’enquête associant des enquêtrice·eur·s et des personnes enquêtées d’une même « catégorie » (West et Blom, 2017 ; Martinez et al., 2007). Dans le cas de La Réunion, de la Martinique et de la Guadeloupe, territoires éloignés de la France hexagonale dont de nombreux aspects du quotidien sont marqués par un cadre (post)colonial des relations, la perception de la catégorie ethnique (ou « raciale ») recoupe celle des catégories dichotomiques d’appartenance géographique et politique : « natif·ive/local∙e » ou « métropolitain·e ». L’enquête a bénéficié d’un recrutement de personnes expérimentées, natives des Antilles et de La Réunion et créolophones [8].

33Lors des écoutes, la récurrence de la question « D’où est-ce que vous m’appelez ? » a confirmé l’importance d’un recrutement local des enquêtrices. D’un point de vue éthique, il était important pour l’équipe scientifique que cette enquête soit une enquête locale (et non pas seulement perçue comme telle), appuyée par l’emploi local et produite par et pour les habitant·e·s de ces territoires. Il était important aussi que les enquêtrices puissent proposer un entretien en créole, non seulement pour faciliter la passation de certaines questions portant sur l’intime ou la déviance ou pour s’assurer que le sens des questions était bien saisi, mais aussi pour mener une enquête cohérente d’un point de vue éthique : pouvoir proposer de parler la langue non-dominante, non-administrative, anciennement interdite et associée à la colonisation était en accord avec l’approche de terrain intersectionnelle.

34Au moment de la conception de l’enquête, recruter des personnes identifiées par leur accent comme « locales » était un élément-clé pour permettre l’adhésion des personnes appelées au téléphone et affirmer la sincérité de cette enquête réalisée « avec Nous, pour Nous ». Au moment du recueil de données, les faibles proportions de non-réponses ont confirmé ces choix. « L’observation » à distance des entretiens téléphoniques de recueil de données et nos échanges avec les enquêtrices ont révélé que certaines questions auraient été identifiées a priori comme particulièrement sensibles pour les participantes, comme le nombre d’interruptions volontaires de grossesse et les revenus. Or, seules trois femmes ont préféré ne pas répondre à la question « Avez-vous eu des interruptions volontaires de grossesse ? » ; et seules vingt-six des 2 209 femmes n’ont pas souhaité déclarer leurs revenus. Ces résultats confirment la relation de confiance de très bonne qualité établie avec les enquêté∙e∙s par cette équipe locale d’enquêtrices.

35Pendant la phase de recueil de données, les écoutes et l’étude des arguments utilisés pour négocier les entretiens et les échanges de l’équipe scientifique avec les enquêtrices ont révélé que la qualité de ces derniers avait été influencée par la dimension locale. Par exemple, à La Réunion, selon les enquêtrices, l’accent créole était valorisé par les personnes enquêtées, qui l’associaient (souvent explicitement) à une enquête menée par des Réunionnaises pour les Réunionnais·e·s, directement utile à la population du département, et (peut-être) éclairante pour l’amélioration des politiques publiques à La Réunion. D’après l’expérience des enquêtrices et de leurs encadrantes, recueillie lors de l’étude qualitative, la perception d’une enquête « pilotée » depuis et par la « Métropole » réduisait l’adhésion d’une population fatiguée d’être étudiée de loin, sans être actrice des études ni informée des résultats [9]. Le recours à des expressions créoles dans les échanges en amont ou en parallèle du questionnaire servait essentiellement cette fonction – car seule une minorité d’entretiens ont eu recours au créole pour résoudre des problèmes de compréhension de la langue française. Marie-Claire [10] nous disait ainsi user d’un mélange de français et de créole en début d’entretien, en insérant des locutions verbales créoles dans des phrases en français, pour gagner l’adhésion des personnes appelées. Dans de nombreux entretiens, cette distanciation par rapport à la France métropolitaine était souvent nécessaire pour favoriser l’acceptation d’une enquête, qui était autrement perçue comme servant des intérêts métropolitains, un relais de la relation postcoloniale. Les enquêtrices rappelaient souvent lors des échanges que le questionnaire visait à produire des données non seulement pour lutter contre les violences, mais aussi pour lutter contre la stigmatisation des populations des Outre-mer et faire entendre leurs voix.

Conclusion

36Issue d’un intérêt scientifique à actualiser nos connaissances sur les violences de genre et d’une demande locale et hexagonale ciblée sur les violences faites aux femmes, l’enquête Virage dans les Outre-mer est le produit d’un travail d’adaptation de l’enquête Virage menée en Hexagone en 2015. Dans cet article, nous arguons que la simple réplication ou le prolongement de l’enquête hexagonale à trois départements supplémentaires n’est pas approprié pour adéquatement décrire le phénomène des violences de genre et dévoiler la pluralité et l’imbrication des rapports sociaux de domination qui les produisent. Plus précisément, nous avons d’abord situé cet impératif de la non-réplication dans le sillage des travaux promouvant l’intersectionnalité comme cadre conceptuel fondamental à la compréhension des processus qui structurent le quotidien des femmes. Ensuite, si le passage de l’approche intersectionnelle de l’objet à la conception pratique du questionnaire reste un défi scientifique de taille, nous montrons que la prise en compte des particularités sociales et historiques propres à ces territoires est possible et indispensable à la construction de catégories pertinentes pour mesurer les contextes et les effets des violences de genre. Enfin, cette prise en compte est aussi riche d’enseignements à l’étape du recueil de données, notamment pour donner les moyens aux enquêtrices de créer la relation nécessaire à la déclaration d’expériences sensibles au téléphone.

37L’expérience de ce terrain au cours de la réalisation d’une enquête statistique sur les violences de genre aux Antilles et à La Réunion souligne l’importance de considérer les enjeux intersectionnels dans la production de données destinées à contribuer à lutter à la fois contre les violences de genre et contre les stéréotypes ethnoraciaux et genrés qui les entourent. Bien évidemment, les méthodes d’observation employées n’auront permis de saisir que partiellement les mécanismes à l’œuvre. Si le contexte français interdit l’enregistrement de données identifiant les personnes selon une ethnicité déclarée ou attribuée par un tiers, notre réflexion souligne que les dimensions liées au contexte postcolonial comme l’opposition local/métropolitain, à l’accent ou à la langue méritent une attention particulière lors de la réalisation d’enquêtes de ce type.

38L’enquête Virage dans les Outre-mer a été vivement souhaitée par des élues et actrices locales qui situaient leur demande de production de données scientifiques dans la relation inégale entre métropole et Outre-mer. N’ayant pas reçu d’information sur l’extension de l’enquête en préparation pour l’Hexagone, elles craignaient « l’exclusion des territoires d’Outre-mer de son champ d’application [11] ». Cette perspective d’exclusion représentait une manifestation de plus des inégalités de traitement entre les populations de l’Hexagone et des Outre-mer. Ainsi, relever le défi de la réalisation de cette enquête sur les violences de genre dans plusieurs territoires supposait aussi de prendre au sérieux le contexte sociopolitique de sa réalisation et de concevoir une collecte de données qui tiendrait compte des réalités locales reflétant les inégalités imbriquées, et ce dès le début du processus.

Notes

  • [1]
    Cf. Monique Orphé, Question au parlement n° 14383, publiée au JO le 25/12/2012, p. 7653.
  • [2]
    Dans l’ensemble de nos travaux, la catégorie « Outre-mer », appropriée ou non par les habitants de ces territoires (voir par exemple Célestine et Roger, 2014), est utilisée de manière réflexive.
  • [3]
    Ces formations, double écoute et réunions de suivi avec les enquêtrice·eur·s et leurs encadrantes font partie du protocole de l’enquête menée par l’équipe de l’INED, composée de chercheures et d’ingénieures d’enquête, suivant une démarche similaire à celle adoptée pour l’enquête dans l’Hexagone (Voir Markou et Bourgeat, 2020).
  • [4]
    Les catégories de groupes « minorisées » et « majoritaires » se distinguent non pas par leur taille, mais selon leurs positions hiérarchiques dans le système de rapports sociaux de domination, notamment ceux liés à leur histoire migratoire.
  • [5]
    Quasi exclusivement constituées de femmes, les équipes seront accordées au féminin dans le reste de cet article.
  • [6]
    L’une est chercheure titulaire, responsable scientifique de l’enquête, l’autre, en post-doctorat.
  • [7]
    Pseudonyme.
  • [8]
    L’enquête KABP réalisée en 2011-2012 aux Antilles et en 2012 à La Réunion a servi de protocole de référence pour Virage dans les Outre-mer (Halfen et Lydié, 2015).
  • [9]
    La saturation du terrain par le démarchage et les enquêtes commerciales par téléphone joue sans doute un rôle dans le sentiment d’exaspération des populations ultramarines qui sont plus sollicitées que les populations hexagonales. Cela était souvent dénoncé en entretien, d’autant qu’il était parfois difficile pour les enquêtrices de convaincre de la distinction entre ces sondages et notre enquête scientifique.
  • [10]
    Pseudonyme.
  • [11]
    Cf. Monique Orphé, Question au parlement n° 1438, publiée au JO le 25/12/2012, p. 7653.
Français

L’un des défis scientifiques dans les études des violences de genre reste le degré de prise en compte de l’intersectionnalité dans l’enquête par questionnaires et de ses données. Dans le cas de l’enquête Virage (Violence et rapports de genre) dans les Outre-mer (2018), la simple réplication ou le prolongement de l’enquête hexagonale du même nom (2015) à trois départements-régions supplémentaires n’est pas approprié pour adéquatement y décrire le phénomène des violences de genre. L’analyse critique de l’enquête « en train de se faire » propose des pistes de réflexion pour répondre à ce problème méthodologique et prendre en compte les rapports sociaux liés au genre et à la classe sociale, mais aussi ceux liés à la racialisation, et aux rapports entre « métropole » et territoires ultramarins – et ce, aux trois premiers stades de l’enquête : sa conception, sa mise en œuvre et son recueil de données.

  • questionnaires
  • intersectionnalité
  • Outre-mer
  • violences de genre
  • rapport d’enquête

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Meoïn Hagège
Meoïn Hagège est sociologue de la santé, chercheure à l’Université Paris-Est Créteil, dans l’équipe CEpiA (Inserm, IMRB U955). Elle a participé à l’enquête Virage (Violence et rapports de genre) dans les Outre-mer en tant que post-doctorante en 2017 et 2018. Ses thèmes de recherche sont les inégalités sociales de santé et les rapports de pouvoir face au cancer, aux maladies infectieuses et aux violences de genre. Elle dirige l’étude Isocarma sur les inégalités sociales face au cancer à La Réunion et à Mayotte (INCa 2020-2024).
Stéphanie Condon
Stéphanie Condon, socio-géographe, est chercheure à l’Institut national d’études démographiques. Elle est spécialiste des liens entre genre et migrations, et notamment dans le cas des Antilles. Depuis sa participation à l’Enquête nationale sur les violences envers les femmes (Enveff, 2000), elle mène des recherches sur les violences de genre dans une approche intersectionnelle et est directrice scientifique de l’enquête Virage (Violence et rapports de genre) dans les Outre-mer, ainsi que d’un projet collaboratif (soutenu par l’ANR) autour de cette enquête.
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Mis en ligne sur Cairn.info le 15/10/2021
https://doi.org/10.3917/tt.036.0183
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