1À la suite des travaux de Jean-Claude Chamboredon et de Jean-Louis Fabiani (1977), la littérature de jeunesse a, depuis le début des années 2000, suscité l’intérêt de quelques sociologues français. Par des analyses de contenu essentiellement attentives aux informations textuelles et iconographiques renfermées dans les livres pour enfants, ces chercheurs se sont pour la plupart appliqués à mettre en lumière les normes et les valeurs transmises par l’intermédiaire de la littérature. Nombreux à avoir plus spécifiquement fait le choix d’étudier les livres au prisme du genre, ils ont souligné le fait que les albums [1] diffusent majoritairement des représentations stéréotypées du masculin et du féminin. Ces chercheurs aux postures parfois militantes ont alors été soucieux de rappeler que les livres sont des supports de socialisation et ont alerté de l’influence potentiellement néfaste de ces représentations sur la construction identitaire des enfants, et plus particulièrement sur celle des petites filles. Ainsi, au regard des résultats de leurs études de contenu, ils ont bien souvent postulé l’intériorisation par les jeunes lecteurs des normes transmises par la littérature de jeunesse, affirmant que « tout concourt par petites touches successives à assurer subtilement la transmission et la reproduction de rôles sexuellement différenciés et hiérarchisés » (Brugeilles, Cromer I. et Cromer S., 2002 : 288). Très présente dans les travaux faisant référence au genre, cette idée n’est toutefois pas absente des recherches portant sur d’autres thématiques. En effet, dans son article relatif aux représentations des familles recomposées dans la littérature de jeunesse, Sylvie Cadolle écrit : « les fictions ont une valeur performative. En les diffusant, elles donnent force aux représentations dont elles témoignent. Plus encore que les œuvres pour adultes, la littérature de jeunesse est un instrument privilégié de ces représentations » (Cadolle, 2001 : 20).
2Cet article entend interroger le caractère « mécanique » de cette transmission en se concentrant plus précisément sur le point de vue des jeunes lecteurs et en s’intéressant à la manière dont ces derniers interprètent les représentations véhiculées par la littérature de jeunesse. Il se situe en cela à la confluence de la sociologie de l’enfance et de la sociologie de la réception culturelle. Reconnaissant les enfants comme des « êtres au présent » et la socialisation comme un processus interprétatif dans lequel les jeunes générations ont un rôle à jouer (Corsaro, 1997 ; Sirota, 2005), la sociologie de l’enfance porte le projet de ne plus uniquement s’intéresser à ce que l’on fait aux enfants, mais bien également de chercher à mettre en lumière ce que les enfants font de ce qu’on leur fait (Montandon, 1997 : 43). Dans la lignée de ces travaux, nous avons fait le choix de concentrer notre attention sur l’activité des jeunes lecteurs et ainsi de mettre en jeu leurs capacités d’actions (James, Jenks et Prout, 1998). Cet article s’inscrit par ailleurs dans le courant des Cultural Studies, ainsi que dans la lignée des travaux menés en sociologie de la réception culturelle, auxquels il revient « d’une part d’avoir montré que la production la plus stéréotypée ne dit rien de sa réception effective […] et d’autre part que cette variété des lectures possibles n’est pas la spécificité d’une quelconque “littérature” savante et légitime, mais peut également être appréhendée dans des produits de consommation bien plus répandus » (Détrez, 2011 : 167). Dans cette perspective, les chercheurs ont progressivement porté leur regard vers différents publics dont les membres ont peu à peu été reconnus comme des récepteurs légitimes. À la suite des individus issus de milieux modestes (Hoggart, 1970 ; Lahire, 1993), puis des femmes (Radway, 1984), plusieurs recherches ont, de cette façon, permis la reconnaissance des jeunes générations comme protagonistes de la réception (Chombart de Lauwe et Bellan, 1979 ; Pasquier, 1999 ; Détrez, 2006 ; Cotelette, Détrez et Pluvinet, 2007). En considérant un public plus jeune (les 5-8 ans) que ceux qui ont déjà pu faire l’objet d’études de réception et en présumant du rôle actif des enfants dans l’acte de lecture, nous nous inscrivons dans ce sillage.
3S’intéresser à la réception de la littérature de jeunesse par les enfants est, ainsi, le fruit d’une posture théorique consistant à reconnaître les jeunes lecteurs, d’une part, comme des acteurs sociaux à part entière, d’autre part, comme des protagonistes de la réception. Au-delà de ces postulats forts – concernant notamment l’activité [2] enfantine –, un tel positionnement n’est pas, toutefois, sans soulever des questions méthodologiques, relatives tant à la manière d’enquêter auprès d’une jeune population qu’à la façon de réaliser auprès de celle-ci une étude de réception.
Étudier la réception de la littérature de jeunesse : une méthodologie à construire
4Avant de proposer une réflexion concernant la mise en place de notre méthodologie, nous souhaitons revenir sur les différentes étapes de celle-ci, du choix du dispositif d’enquête aux différentes méthodes privilégiées pour recueillir les propos des enfants, tout en présentant quelques-uns des résultats tirés de l’analyse des divers matériaux recueillis sur le terrain.
L’utilisation d’une démarche protocolaire
5Comment les enfants donnent-ils du sens au contenu des livres leur étant destinés et comment reçoivent-ils les normes qu’ils renferment ? Répondre à cette interrogation aurait pu être envisagé par le recours à des entretiens durant lesquels il aurait alors été question de faire parler les jeunes lecteurs, soit au sujet d’une œuvre connue et populaire de littérature de jeunesse (en référence, par exemple, aux travaux de Patrick Cotelette, Christine Détrez et Charline Pluvinet (2007) sur la réception de l’œuvre Le Seigneur des anneaux), soit au sujet d’un livre de leur choix. Bien qu’examinés, aucun de ces deux cas de figure ne se révélait toutefois pleinement satisfaisant. Les albums lus par un grand nombre d’enfants (et par conséquent susceptibles de faire l’objet d’un entretien) sont en effet bien souvent des lectures que l’on pourrait qualifier de scolaires, figurant, à l’instar de Roule galette ou encore de l’ouvrage Les Trois Brigands, sur la liste de référence de l’école primaire. Préférer cette option impliquait, dès lors, de considérer une situation de réception particulière – éloignée de notre questionnement initial, plus large – et représentait ainsi un biais trop important. Mais choisir d’interroger les jeunes lecteurs sur un ou plusieurs livres de leur choix n’était pas sans susciter d’autres difficultés. En effet, la diversité des titres évoqués en entretien et la pluralité des conditions de réception envisagées dans cette perspective présageaient une difficile comparaison des réponses obtenues sur le terrain et une délicate, voire impossible, identification des paramètres ayant joué un rôle dans la réception de l’ouvrage en question. Comment alors parvenir à distinguer ce qui aurait pu relever d’un effet livre (plus ou moins grande complexité de l’album choisi, plus ou moins bonne connaissance de celui-ci) ? d’un effet mode de lecture (lecture autonome ou lecture réalisée par une tierce personne, étayage plus ou moins important de cette personne lors de la lecture) ? d’un effet lieu de lecture (lecture effectuée à la maison ou lecture travaillée en classe) ? d’un effet mémoire (choix d’un ouvrage lu récemment ou choix d’une lecture plus ancienne ? ou encore d’une possible conjugaison de plusieurs de ces effets ? Au regard de ces considérations, nous avons estimé qu’il était pertinent de placer l’ensemble des enfants dans des conditions de réception analogues d’un livre de littérature de jeunesse, avant de les recevoir en entretien.
6Sur le principe de l’enquête réalisée par Jacques Leenhardt et Pierre Józsa (1982) dans le cadre de leur Essai de sociologie de la lecture, nous avons ainsi fait le choix de nous orienter vers une démarche protocolaire. Intéressés par la manière dont l’acte de lecture (et l’identité notamment nationale du lecteur) est susceptible de modifier un texte, J. Leenhardt et P. Józsa ont établi « un échantillon [composé d’individus ayant accepté] de lire un roman et [de] recevoir ensuite un enquêteur pour répondre à ses questions » (Leenardt et Józsa, 1982 : 81). Ces deux chercheurs ont alors demandé à des habitants de Paris et de Budapest de lire Les Choses de Georges Perec ou Le Cimetière de rouille d’Endre Fejes avant de recueillir leur interprétation du roman choisi. En nous référant également aux travaux de Stéphane Bonnéry (2014), sur lesquels nous reviendrons, nous avons décidé d’élaborer et de mettre en place un protocole expérimental. Plus proche des méthodologies habituellement utilisées notamment en psychologie expérimentale, cette démarche nous est apparue comme étant la plus efficiente afin de comparer les différentes réceptions possibles d’un même livre.
7Notre protocole expérimental a consisté en la sélection d’ouvrages de littérature de jeunesse et en la spécification de paramètres de lecture garantissant une passation uniforme des albums. Jugeant intéressant de confronter les enfants à des normes dissemblables, nous avons fait le choix de sélectionner plusieurs ouvrages. En écho aux travaux des sociologues ayant étudié la littérature de jeunesse à travers le prisme du genre, nous avons procédé à la sélection de livres renfermant notamment des représentations différentes du masculin et du féminin et avons veillé à faire varier non seulement les normes en elles-mêmes (représentations plus ou moins stéréotypées), mais également leur formulation (normes exprimées de manière plus ou moins explicite). Trois albums ont ainsi été choisis parmi un corpus de 120 ouvrages préalablement analysés [3]. Les paramètres relatifs à la lecture de ces livres ont par ailleurs été déterminés. Afin que tous les jeunes lecteurs aient lu – et de manière analogue – les ouvrages sélectionnés, il a, en premier lieu, été décidé que le chercheur procèderait lui-même à une lecture à voix haute des albums (cette dernière s’assimilant ainsi à ce que l’on qualifie communément de « lecture offerte »). De manière à ce que les enfants aient une connaissance suffisante des livres considérés, il a, en second lieu, été fixé que chaque ouvrage serait lu à deux reprises à l’ensemble des jeunes lecteurs. Nous avons, d’autre part, choisi de réaliser notre étude de réception au sein d’établissements scolaires. Ce choix nous offrait non seulement la possibilité d’interroger un nombre important d’enfants – sans se heurter au caractère chronophage d’une enquête réalisée au sein des domiciles familiaux –, mais également, et peut-être surtout, la garantie de conditions de réception relativement uniformes. Nous avons, toutefois, porté une attention particulière à atténuer au maximum le poids institutionnel du lieu en ne réalisant notamment jamais la lecture des albums dans des salles de classe, mais au sein des bibliothèques et centres documentaires (BCD) des établissements ou dans tout autre espace ayant une moindre connotation scolaire : la salle de théâtre, par exemple. Notre protocole d’enquête s’achevait enfin par le recueil du point de vue des jeunes lecteurs, entre autres permis par la réalisation d’entretiens semi-directifs pouvant être qualifiés d’entretiens « guidés », puisque composés de questions portant plus spécifiquement sur des supports préalablement soumis aux enfants.
8L’enquête mobilisée dans le cadre de cet article s’est déroulée entre le mois de décembre 2011 et le mois d’avril 2013, dans deux groupes scolaires de la région parisienne : l’un situé dans une banlieue modeste de la capitale, l’autre dans une banlieue plus favorisée de celle-ci. Les écoles maternelle et élémentaire du premier groupe scolaire accueillaient, à la rentrée 2011, des jeunes filles et des jeunes garçons principalement issus des catégories populaires. Les deux établissements participaient alors au programme Éclair, inscrit dans le cadre de la politique d’éducation prioritaire menée en France dès le début des années 1980. Les parents des enfants interrogés, pour beaucoup au chômage, ouvriers ou employés, étaient pour plus de la moitié issus de l’immigration. Les écoles maternelle et élémentaire du second groupe scolaire accueillaient pour leur part, à la rentrée 2012, des jeunes filles et des jeunes garçons issus de catégories sociales plus favorisées. Rares à être sans activité, les parents des enfants interrogés étaient alors, en effet, pour la plupart, cadres, chefs d’entreprises ou exerçaient une profession intellectuelle supérieure ou une profession intermédiaire.
9122 entretiens ont été réalisés auprès d’élèves de grande section de maternelle, de CP et de CE1 [4]. Ces entretiens, individuels, ont tous été réalisés en face à face par l’auteure sans la présence ni des instituteurs ni des parents des enfants.
L’observation. Des manières de lire déjà socialement différenciées
10La première lecture des ouvrages a été l’occasion d’une séance d’observation nous ayant permis d’accéder précocement au point de vue des enfants et d’entrevoir la manière dont ils appréhendent les textes. Les quelques remarques spontanées formulées par les jeunes lecteurs mettent en évidence l’existence de lectures déjà socialement différenciées. En effet, si les enfants issus d’un milieu modeste ont exclusivement réagi au contenu informationnel des histoires, ceux qui provenaient d’un milieu plus favorisé ont, pour leur part, également prêté attention à leurs qualités littéraires.
11Sans distinction d’origine sociale, les jeunes lecteurs ont mis en œuvre une lecture que Christian Baudelot, Marie Cartier et Christine Détrez (1999) qualifient d’ordinaire. En effet, dans l’ensemble des classes, les enfants ont opéré des liens entre les textes lus et leurs expériences personnelles, réagi au comportement des personnages ou encore discuté les données délivrées par les ouvrages. Le régime alimentaire d’un chat présent sur une illustration a, par exemple, interpellé une élève de CP qui, en désaccord avec cette information, s’est exclamée : « Mais, les chats, ça ne mange pas du poisson… Les chats, ça mange des souris ! ». Deux autres enfants lui ont alors répondu que « les chats ça [pouvait] aussi manger du poisson », suscitant entre eux un débat.
12Au-delà de ces interventions, les jeunes lecteurs issus d’un milieu favorisé ont, pour leur part, également formulé des remarques concernant des aspects plus « techniques » des textes considérés. Ils ont, en effet, souligné la présence de rimes, dévoilé le fonctionnement des récits ou encore pointé des particularités iconographiques. Plusieurs enfants ont ainsi relevé les jeux d’homophonie présents dans les ouvrages lus. Un élève de grande section de maternelle a, par ailleurs, constaté que, dans Nous, on n’aime pas les légumes, le chat – pourtant absent du contenu textuel – se retrouve presque sur chaque illustration, précisant : « Il est partout ! ». Enfin, un élève de CP a souligné la structure récurrente de Martine fait la cuisine, évoquant le fait qu’« [à] chaque page, c’est une nouvelle recette, c’est un autre jour ». Ces enfants d’origine favorisée ont ainsi été attentifs aux qualités littéraires intrinsèques des textes, ce qui peut, en conséquence, nous amener à penser qu’ils entretiennent déjà un rapport potentiellement plus savant aux livres, s’inscrivant dès lors dans des « manières de lire qui, de la contemplation esthétique à l’analyse structurale en passant par la simple lecture par références littéraires, font du texte (dans son sens, ses formes, […] ou tout simplement dans sa valeur spécifique) l’intérêt et la fin de la lecture, celle-ci devenant du même coup une activité qui est à elle-même sa fin » (Baudelot, Cartier et Détrez, 1999 : 163). En milieu favorisé, ce rapport aux textes – que l’on pourrait qualifier de plus distancé – transparaît également dans les échanges ayant eu lieu lors des entretiens. En effet, au moment de son entrevue avec le chercheur, Donovan (5 ans, père metteur en scène, mère employée) explique :
Enquêteur – Pourquoi, à ton avis, est-ce que c’est la maman de Martine qui l’aide à faire la cuisine et pas le papa ?
Donovan – Parce qu’on n’a pas entendu le mot « papa » dans le livre.
Enquêteur – Et tu penses qu’il fait quoi, le papa, lui ?
Donovan – Je ne sais pas… Il n’est pas dans l’histoire.
Enquêteur – Pourquoi tu penses qu’il n’est pas dans l’histoire ?
Donovan – Ben, parce qu’on n’entend pas un seul mot de lui dans l’histoire.
Enquêteur – Et à ton avis, pourquoi on n’entend pas un seul mot de lui dans l’histoire ?
Donovan – Parce qu’on n’en avait pas besoin.
14Les propos de ce jeune garçon révèlent ainsi une attention particulière portée aux marques de l’écrit : un personnage n’est présent dans une histoire que s’il y est explicitement mentionné, ainsi qu’une certaine connaissance du processus de fabrication d’un album : un auteur choisit de mettre en scène un certain nombre de personnages utiles à l’avancée du récit.
Les récits libres. Des lectures différentes en fonction du sexe des enfants
15Lors des entretiens, les enfants ont, dans un premier temps, été amenés à faire le récit des ouvrages préalablement lus. Par une question ouverte, ne contenant aucune information susceptible d’orienter leur réponse, les lecteurs ont été invités à raconter au chercheur chacune des histoires et ainsi à expliciter ce qu’ils avaient compris et retenu de celles-ci (Blanc, 2010). L’analyse de ces récits libres a permis non seulement de révéler des disparités quant aux éléments mis en exergue par les filles et par les garçons, mais également de souligner la manière dont les enfants parviennent à s’aménager des espaces de liberté lors de la lecture.
16Les récits des enfants présentent en premier lieu des différences relatives à leur longueur, à la façon dont y sont désignés les personnages ou encore aux scènes y étant relevées. Pour commencer, les propos des jeunes lecteurs sont plus développés lorsqu’ils portent sur un livre dont le personnage principal est du même sexe qu’eux. Ainsi, les filles ont fait des récits plus longs de l’album mettant en scène une héroïne et les garçons plus largement expliqué l’album mettant en scène un héros. Cette différence peut alors témoigner tant d’une plus grande attention des lecteurs envers les ouvrages proposant un personnage principal de leur propre sexe (Dafflon-Novelle, 2006) que d’une plus grande difficulté à afficher publiquement un intérêt pour un livre dont le personnage principal est du sexe opposé (Détrez, 2011). De surcroît, il est à noter que les personnages principaux n’ont pas été désignés de la même manière par les enfants. En effet, les lectrices ont majoritairement désigné l’héroïne par son prénom et mobilisé le pronom personnel « il » afin d’évoquer le héros, tandis que les lecteurs ont pour leur part désigné le héros par son prénom et mobilisé le pronom personnel « elle » afin d’évoquer l’héroïne. Les enfants ont ainsi eu tendance à personnifier les protagonistes du même sexe qu’eux et à laisser dans une plus grande indétermination identitaire les personnages de premier plan du sexe opposé. Si l’on considère l’utilisation du prénom d’un protagoniste comme traduisant un plus fort sentiment de proximité de l’enfant avec celui-ci, on peut être amené à penser – ce que nos résultats corroborent – que les jeunes lecteurs s’identifient plus facilement aux personnages principaux de leur propre sexe. Il reste à souligner que le sexe des enfants a également eu une incidence sur le repérage des personnages secondaires. En effet, les filles ont davantage cité des personnages d’arrière-plan féminins et les garçons des personnages d’arrière-plan masculins. Par ailleurs, lorsqu’ils ont évoqué des personnages du sexe opposé, les jeunes lecteurs les ont plus fréquemment désignés de manière imprécise. Ainsi, sur 67 garçons interrogés, seuls 8 ont mentionné la marraine de Martine et, parmi eux, 2 ont utilisé le terme « quelqu’un » et un, l’expression « je ne sais plus qui » afin de qualifier ce personnage. Enfin, les lecteurs ont eu tendance à mettre en lumière des scènes sensiblement différentes des ouvrages. Par exemple, dans leurs récits de Nous, on n’aime pas les légumes, les filles sont les seules à avoir mentionné l’aide apportée par la maman à la préparation du repas, tandis qu’aucun garçon n’a ainsi fait référence à l’intervention de la mère de famille.
17Si certaines contraintes interviennent indéniablement dans l’interprétation des enfants (identité sexuée explicite de certains personnages, etc.), leurs récits permettent néanmoins, en second lieu, d’appréhender la manière dont ils parviennent à s’aménager des espaces de liberté parfois inattendus. En effet, dans les récits, certains personnages d’arrière-plan sont devenus des personnages centraux, d’autres dont l’identité de genre était moins marquée ou indéterminée ont été (re)sexués, d’autres encore se sont vu attribuer une nouvelle identité. Ainsi, pour certains garçons, le frère de Martine – présent presque exclusivement iconographiquement – est passé de figurant à acteur. De la même façon, quelques enfants ont mis en valeur des scènes relativement secondaires, racontant par exemple au chercheur des illustrations présentant les actions effectuées par le frère de Martine. En outre, le bébé présent dans Martine fait la cuisine est devenu pour plusieurs petits garçons un bébé de sexe masculin. Quant aux deux protagonistes de Nous, on n’aime pas les légumes – un frère et sa sœur –, ils ont tantôt été qualifiés de deux sœurs (dans les récits des filles), tantôt de deux frères (dans les récits des garçons). Enfin, il est à relever que certaines scènes ont fait l’objet d’interprétations contrastées. En effet, plus souvent mentionnée dans les récits des garçons, l’intervention du frère de Martine a par exemple été majoritairement perçue par ceux-ci comme une aide apportée à l’héroïne – voire comme le fait que le personnage faisait lui aussi l’apprentissage de la cuisine –, tandis que les filles ont, pour ce qui les concerne, bien plus largement mis en évidence le fait que le personnage masculin était une source de distraction pour l’apprentie cuisinière.
18Il reste à préciser que ces lectures – orientées en fonction du sexe des enfants – sont moins présentes en milieu favorisé. Cela peut être expliqué par le fait que le sexe est dans les milieux modestes un élément important de la construction identitaire (Baudelot, Cartier et Détrez, 1999). Il est, par ailleurs, possible de voir dans ce constat l’effet conjugué d’une socialisation différentielle selon le sexe, moins marquée en milieu favorisé qu’en milieu plus défavorisé (Octobre, 2005 ; Pasquier, 1999). Ce constat pourrait, enfin, également être l’expression d’une socialisation lectorale socialement différenciée, implicitement ou explicitement plus orientée, dans les milieux sociaux favorisés, vers le développement d’une lecture plus attentive au contenu même des livres, conduisant les enfants à produire une lecture plus exhaustive des ouvrages (identification de l’ensemble des personnages d’arrière-plan, etc.). Il est également à souligner que ces lectures « orientées » sont moins nombreuses chez les élèves ayant été identifiés par leur instituteur comme ayant un « bon » niveau scolaire. Ce constat pourrait alors être expliqué par le fait que ces jeunes lecteurs entretiennent un rapport peut-être déjà plus savant aux livres, mettant alors en œuvre une lecture plus textuelle de ceux-ci. Enfin, les enfants plus attentifs aux personnages de leur propre sexe sont sensiblement plus nombreux en grande section de maternelle qu’en CP et qu’en CE1. Il est, dès lors, possible de voir dans ce constat l’influence de la scolarisation ou de l’avancée en âge sur le développement de manières de lire plus scolaires, susceptibles de participer à la mise en œuvre, chez les jeunes lecteurs, d’un rapport plus littéral aux textes.
Les questions hypothétiques. Une réflexivité grandissante avec l’avancée en âge
19Des questions relatives aux différents ouvrages ont ensuite été proposées aux enfants. Parmi elles, certaines étaient plus spécifiquement destinées à les inviter à la réflexivité. Nous avons qualifié ces questions d’hypothétiques dans le sens où, contrairement aux questions portant sur des éléments précis des histoires (qui réalise telle action ? comment qualifier le comportement de tel personnage ? etc.), elles amenaient les lecteurs à déplacer leur regard en s’interrogeant notamment sur les événements tels qu’ils auraient pu être, sur le rôle qu’aurait pu avoir un personnage s’il avait été dans l’histoire, sur la raison de l’absence d’un personnage, etc. L’analyse des réponses apportées à ces questions permet de montrer que la réflexivité des enfants croît à mesure de leur avancée en âge. En effet, si l’on prend l’exemple de la manière dont les lecteurs ont interprété les représentations du masculin et du féminin renfermées dans les livres, il est possible de relever des différences entre les propos des enfants les plus jeunes (5-6 ans) et ceux des enfants plus âgés (7-8 ans).
20Parmi les ouvrages utilisés sur le terrain, l’un proposait une vision des rôles masculins et féminins que nous avons qualifiée de « traditionnelle » (Martine fait la cuisine), tandis qu’un autre véhiculait pour sa part une conception plus « égalitaire » de ceux-ci (Nous, on n’aime pas les légumes).
21L’étude approfondie des entretiens montre que les lecteurs âgés de 5 ans à 6 ans ont eu tendance à interpréter les livres principalement à l’aune de leur socialisation familiale. En effet, ces derniers ont majoritairement uniformisé les normes de genre transmises par les deux ouvrages, estimant alors, indépendamment du contenu effectif des livres, qu’ils transmettaient soit une vision traditionnelle, soit une vision égalitaire. Afin de justifier leurs réponses, ces enfants ont alors très fréquemment eu recours à leur imagination, à l’image d’Adel (5 ans, père ouvrier, mère aide à domicile), qui explique :
Adel – C’est sa maman [qui cuisine dans Nous, on n’aime pas les légumes].
Enquêteur – Et à ton avis, dans cette famille, qui prépare à manger tous les jours ?
Adel – Maman.
Enquêteur – Pourquoi ?
Adel – Parce qu’elle aime bien cuisiner.
Enquêteur – Donc la maman cuisine plus que le papa selon toi ?
Adel – Oui ! Maman ! Parce qu’elle sait faire mieux, parce que papa il aime pas trop faire la cuisine lui.
23Pour leur part, les enfants âgés de 7 ans à 8 ans ont très largement identifié les différentes organisations familiales présentées dans les histoires et ont ainsi majoritairement mis en exergue la répartition traditionnelle des rôles proposée dans le premier livre et la répartition plus égalitaire proposée dans le second. Afin d’expliquer leurs réponses, ils ont, pour leur part plus fréquemment eu recours à des éléments concrets des différents ouvrages et ont pour la plupart insisté sur les éléments décrivant le modèle contraire à leur propre conception des rôles masculins et féminins. De cette façon, Chamseddine (8 ans, père ouvrier, mère sans emploi), dont le modèle familial offre pourtant à voir une attribution particulièrement genrée des activités ménagères [5], explique :
Chamseddine – Dans [Nous, on n’aime pas les légumes] ? Alors [c’est] le père [qui cuisine].
Enquêteur – Pourquoi selon toi ?
Chamseddine – Parce que déjà, il a fait les courses ! Et, il a épluché, quand on a vu dans la photo et ben voilà.
Enquêteur – Et à ton avis, dans cette famille, qui prépare à manger tous les jours ?
Chamseddine – Le papa.
Enquêteur – Pourquoi le papa ?
Chamseddine – Parce que déjà, on le voit cuisiner et on n’a pas vu la maman cuisiner, voilà.
25Si les conceptions des rôles masculins et féminins apparaissent ainsi pour les plus jeunes comme étant étroitement dépendantes des tâches accomplies au quotidien au sein des foyers par les mères et les pères de famille, les normes de genre transmises par les livres pourraient en revanche avoir un rôle à jouer dans l’éducation des enfants plus âgés.
Les dessins : supports de la parole enfantine
26La réalisation d’entretiens auprès de jeunes enfants est un exercice rendu difficile, notamment en raison de la brièveté des réponses apportées par ces derniers aux demandes du chercheur. Au-delà des questions éthiques que le caractère laconique de ces réponses pose au sociologue au moment de la conduite et de l’analyse des entretiens [6], c’est le possible recours au dessin, comme palliatif de cette concision, que nous souhaitons aborder ici.
27Nous défendons l’utilisation du dessin, moins dans une perspective psychologique comme objet d’interprétation que dans une perspective plus sociologique comme support de la parole enfantine [7]. Nous avons ainsi parfois proposé aux enfants les moins bavards de réaliser des dessins libres sur les différents ouvrages dans le but de les faire parler au sujet de ceux-ci. Nous avons par ailleurs eu recours à ce que nous avons qualifié de dessin « orienté ». Cette méthode nous a permis d’accéder de façon plus générale aux représentations des jeunes lecteurs concernant notamment les rôles masculins et féminins [8]. Dans cette perspective, nous avons demandé à tous les enfants de dessiner sur le support proposé (voir fig. 1 ci-dessous) « quelqu’un qui fait la cuisine à la maison ? » puis « quelqu’un qui fait la cuisine au restaurant ? » avant de leur soumettre des questions d’explicitation nous permettant de comprendre leur choix de dessiner un homme ou une femme. Le recours à ces dessins nous a ainsi permis de faire parler les enfants au sujet de leur conception des rôles masculins et féminins en s’éloignant peut-être sensiblement des discours potentiellement plus convenus auxquels nous aurions eu accès par le recours à un entretien « classique ». Ces dessins nous ont également permis d’aborder avec eux la manière dont les activités ménagères étaient, au moment de l’enquête, réparties au sein de leur foyer parental. Ces informations nous ont été particulièrement utiles afin, notamment, d’interpréter la réception, par les jeunes lecteurs, des normes de genre transmises par les ouvrages utilisés sur le terrain.
Supports de dessin proposés aux enfants

Supports de dessin proposés aux enfants
28Ainsi, le recours au dessin permet d’accéder aux représentations des individus, sans en passer par l’énonciation de questions explicites et potentiellement plus abstraites. Les interrogations du sociologue – portant alors sur la représentation graphique effectuée – amènent en effet les acteurs à réfléchir davantage aux choix qu’ils ont opérés durant la réalisation de leur dessin qu’à la problématique spécifique du chercheur.
Une recherche qui élargit le champ des investigations sociologiques
29Après avoir présenté les différentes étapes de notre dispositif d’enquête et quelques-uns des résultats tirés de l’analyse de nos matériaux, nous souhaitons désormais proposer une réflexion relative non seulement à l’utilisation d’une démarche protocolaire en sociologie, mais également aux précautions nécessaires à la réalisation d’une enquête auprès de jeunes enfants.
Enquêter auprès d’enfants : de nécessaires innovations méthodologiques
30En reconnaissant les enfants comme des « êtres au présent » et comme de véritables acteurs sociaux, la sociologie de l’enfance a posé aux chercheurs un certain nombre de questions méthodologiques relatives à la manière d’enquêter auprès de cette jeune population. C’est alors par l’intermédiaire de méthodologies innovantes, pour certaines importées de la psychologie sociale ou expérimentale, que ces derniers ont tenté d’approcher son point de vue.
31En effet, souhaitant appréhender les univers sociaux des élèves de primaire, Patrick Rayou a, par exemple, choisi de leur proposer des scénarii mettant en scène « des personnes et des situations épurées dans lesquelles chacun peut se reconnaître » [9], évitant en cela le « recours à des prénotions marquées par l’adultocentrisme » (Danic, Delalande et Rayou, 2006 : 148 et 142). C’est, par ailleurs, en demandant aux enfants de prendre des clichés et en les interrogeant par la suite au sujet de ces photographies que Isabelle Danic a pour sa part pu appréhender leur vision du monde ainsi que de leur quotidien. Enfin, c’est en faisant endosser le rôle d’ethnographe à de jeunes élèves de sixième que Julie Delalande est parvenue à approcher leur expérience enfantine. Ce dispositif méthodologique, qu’elle qualifie elle-même de démarche collaborative, lui a dès lors permis « de recueillir des dialogues plus authentiques entre élèves et de saisir davantage leurs perspectives » (Delalande, 2007 : 676).
32À regarder plus spécifiquement les travaux sociologiques menés en France sur les enfants et la lecture, il est possible d’identifier deux tendances : la première consistant à porter un regard vers des individus de plus en plus jeunes, la seconde résidant dans le fait de passer d’une étude de la consommation culturelle à une analyse de la réception culturelle (Lahire, 2009). Dès lors, en cherchant non plus seulement à identifier le nombre ou la nature des livres lus par les jeunes, mais bien aussi à comprendre le sens que ces derniers donnent à leurs pratiques de lecture ou encore la manière dont se construisent durant l’enfance certaines dispositions lectorales, les chercheurs ont été amenés à mettre en place des méthodologies d’enquête plus qualitatives, voire novatrices. En effet, si Sylvie Octobre, Christine Détrez, Pierre Mercklé et Nathalie Berthomier ont étudié les pratiques de loisirs d’« un peu plus de 9 600 écoliers âgés de 11 ans » (Octobre et al., 2010 : 342) par le biais d’une analyse quantitative et longitudinale, Christine Détrez (2006 et 2011) a, quant à elle, eu recours à la réalisation d’entretiens semi-directifs afin d’appréhender la réception de la littérature de jeunesse par les adolescents. Quant à Stéphane Bonnéry, c’est par la mise en œuvre d’une démarche protocolaire qu’il a pu étudier la constitution de dispositions lectorales chez les 5-7 ans : « L’enquête, conduite de 2009 à 2013 dans 71 familles, a recueilli l’observation de la lecture partagée entre un enfant et l’un de ses parents de deux albums […], ainsi qu’un entretien semi-directif avec les personnes observées afin de faire expliciter leurs manières de lire et de choisir les livres qui sont au domicile au moment de l’enquête, et dont nous avons fait un relevé. » (Bonnéry, 2014 : 52) Interrogé sur les inconvénients d’une telle méthode, relatifs au caractère artificiel de la démarche et aux biais potentiellement induits par son artificialité, ce chercheur a, au contraire, souligné la pertinence, dans ce cas précis, d’un tel dispositif. En effet, exposés lors de l’enquête au regard du sociologue, les parents observés ont, selon toute vraisemblance cherché à mettre en œuvre ce qu’ils considéraient alors comme étant « la bonne manière » de lire un livre à leur enfant, offrant de cette façon à voir au sociologue, de façon utilement exacerbée, des manières de lire manifestement socialement différenciées [10].
33Comme Stéphane Bonnéry, nous avons choisi d’élaborer un protocole expérimental afin de pouvoir comparer les différentes réceptions d’un même ouvrage. Les enfants ont ainsi été placés dans les mêmes conditions de lecture de livres préalablement sélectionnés. Par ailleurs, les échanges oraux ayant suivi cette lecture ont été « encadrés », dans la mesure où les enfants ont été invités à parler essentiellement des ouvrages lus et à répondre à des questions assez précises à leur sujet. S’apparentant de cette façon à une situation expérimentale contrôlée, notre démarche se rapproche des méthodologies habituellement utilisées notamment en psychologie expérimentale.
34Néanmoins, afin de limiter l’artificialité de la situation d’enquête, certaines précautions ont été prises. Les enfants ont, en premier lieu, été mis au contact de supports que nous pouvons qualifier de familiers. En effet, les albums, objets culturels de l’enfance, sont aujourd’hui présents dans la plupart des foyers familiaux (Octobre, 2004) et ce y compris au sein des milieux les moins socialement favorisés (Bonnéry, 2014). En cela, les livres ne constituent pas un support au contact duquel nos jeunes enquêtés auraient été confrontés uniquement – et pour la première fois – pour les besoins de la recherche. En second lieu, le choix a été fait de procéder à une lecture offerte. Pratiquée dès la classe de petite section de maternelle par la majorité des enseignants, la lecture offerte est une activité connue des enfants, à laquelle ils ont l’habitude de se livrer, et ce en dehors de l’étude de réception considérée. En ce sens, la situation de lecture mise en place dans le cadre de notre enquête ne représentait pas une situation extra-ordinaire. Les jeunes lecteurs, ont en troisième lieu, été interrogés dans un espace au sein duquel ils avaient l’habitude d’évoluer. En effet, l’enceinte scolaire, lieu retenu pour la réalisation de notre étude, est un lieu familier des enfants. Enfin, les exercices proposés aux enfants étaient des exercices proches d’activités connues et pratiquées de façon régulière par ceux-ci : formulation de récits, réponses à des questions ou encore réalisation de dessins. Par ces choix, nous avons ainsi tenté de réduire au maximum le caractère artificiel potentiellement induit par notre démarche protocolaire.
Enquêter auprès d’enfants : de nécessaires précautions d’enquête
35Notre recherche nous a enfin amenés à formuler des remarques relatives à la conduite d’entretiens auprès d’enfants. Si certains sociologues ont souligné la nécessité de faire confiance à la parole des enfants (Danic, Delalande et Rayou, 2006), recueillir leurs propos implique aussi – et peut-être surtout – le professionnalisme du chercheur tant au moment de la conduite des entretiens qu’au moment de leur analyse.
36En effet, les premières entrevues menées dans le cadre de notre étude ont révélé le fait que les enfants donnent pour la plupart des réponses très courtes aux questions posées. Cette concision suppose alors la formulation de nombreuses et fréquentes relances censées permettre au chercheur d’accéder à un propos suffisamment riche. Or, nous avons pu constater qu’il était complexe de parvenir à émettre une succession de questions sans susciter l’agacement des enfants. Ainsi, Bilal, contrarié de devoir répondre aux interrogations successives du chercheur concernant une émission de télévision (évoquée lors d’une réponse précédente), a-t-il fini par rétorquer : « Mais t’as pas Gulli ou quoi ? », concluant en cela cette partie de la discussion. Nous nous sommes par ailleurs confrontés à la difficulté de repartir – comme il est possible de le faire avec des propos plus longs – de la réponse prononcée par un enquêté afin de l’inciter à en dire davantage sur le sujet considéré. En effet, face à la brièveté des réponses apportées par les enfants, la technique – fréquemment utilisée en sociologie – consistant à répéter les derniers mots prononcés par un individu afin de l’encourager à poursuivre son propos, se révèle difficile, voire impossible à mettre en œuvre. Enfin, nous avons noté qu’il était délicat de proposer aux enfants une question à laquelle ces derniers estimaient avoir déjà répondu. Ainsi, lors d’un entretien, Babila réplique, sans ménagement :
Enquêteur – Est-ce que Martine a eu besoin d’aide ?
Babila – Oui.
Enquêteur – Pourquoi selon toi ?
Babila – Je l’ai dit tout à l’heure !
38Parce qu’elle expose le chercheur au danger d’imposer aux enquêtés ses propres cadres de pensée, cette concision implique dès lors une vigilance accrue. En effet, sans avoir la possibilité de s’appuyer sur ce qui a été préalablement dit par l’enfant ni celle de répéter une question à l’identique, le chercheur doit être particulièrement attentif, afin de parvenir à formuler – dans l’instant – des questions de relance n’étant ni rébarbatives, ni répétitives, ni directives. C’est en effet au risque d’élaborer en situation des questions susceptibles d’orienter les réponses des enfants que s’expose le sociologue dont la grille d’entretien ne peut être pleinement forgée en amont du face-à-face. C’est alors à la condition d’une concentration et d’une prudence toujours en éveil que le chercheur pourra réaliser un entretien relativement exempt de biais.
39Si la conduite des entretiens apparaît ainsi comme étant une étape cruciale et délicate de la recherche, l’analyse des réponses apportées par les enfants est également une phase durant laquelle il est nécessaire de faire preuve de vigilance. Nous avons en effet été amenés à constater que les propos souvent laconiques des enfants offrent bien peu de prise au chercheur. Comment alors parvenir à donner du sens à ces discours, sans pour autant verser dans la surinterprétation ? Dans le cadre de l’analyse des récits formulés par les enfants, nous avons notamment eu recours à ce que nous avons qualifié de comptage systématique. Ces comptages se sont révélés être un moyen précieux d’objectiver des ressentis ou des impressions révélés par la lecture des entretiens. Une attention particulière a ainsi notamment été portée aux mots utilisés par les jeunes lecteurs dans leurs récits. Pour reprendre un exemple que nous avons déjà évoqué, le fait que les enfants aient davantage tendance à s’identifier aux personnages de leur propre sexe a été objectivé par leur propension à citer les prénoms des personnages principaux féminins pour les unes, masculins pour les autres, et à utiliser, au contraire, un pronom personnel afin de désigner les protagonistes du sexe opposé. Dans la même perspective, la longueur des récits a été systématiquement consignée, les scènes évoquées ont été dénombrées et les activités attribuées à certains personnages absents des ouvrages méthodiquement recensées. Ces diverses actions de comptage nous ont, de cette façon, permis d’objectiver les propos recueillis en entretien et d’atténuer le risque de surinterprétation encouru par tout chercheur amené à travailler à partir de discours concis.
40Ainsi, c’est, à notre sens, par la constitution et par la mise en œuvre de techniques d’analyse que le sociologue peut espérer pallier cette concision caractéristique des entretiens menés auprès d’enfants. Lorsqu’il est amené à réaliser une recherche auprès d’une jeune population d’enquête, le chercheur se doit ainsi de respecter une certaine déontologie de recherche devant lui permettre non seulement de susciter la parole des enfants sans leur imposer de cadres de pensée, mais également d’analyser par la suite leurs propos sans verser dans la surinterprétation.
Conclusion
41Par la mise en place, sur le terrain, d’un protocole expérimental, nous nous sommes intéressés à la manière dont les enfants interprètent les albums de littérature de jeunesse. Cette recherche nous a notamment permis de mettre en lumière l’existence de lectures déjà socialement différenciées, la capacité des jeunes lecteurs à s’aménager des espaces de liberté (ou, pour reprendre la terminologie utilisée par Michel de Certeau (1980), à « braconner » les textes mis à leur disposition), ainsi que la réflexivité grandissante des enfants utilisant, à mesure de leur avancée en âge et de leur progression au sein du système éducatif, de plus en plus les livres comme des recueils de modèles de comportement. Par ces résultats, nous avons ainsi pu montrer que l’acte de réception ne se réduit pas à une assimilation mécanique des savoirs transmis par les ouvrages de littérature de jeunesse et, en cela, que l’étude des mises en représentation, déjà investie par quelques chercheurs en sociologie, gagne manifestement à être complétée par une étude de réception auprès du public concerné.
42Au-delà de ces résultats d’enquête, la recherche menée apporte également des éléments de réflexion et de discussion au sujet d’aspects plus méthodologiques, relatifs tant à l’utilisation d’une démarche protocolaire en sociologie qu’à la manière d’enquêter auprès d’enfants. Nous avons ainsi souligné l’utilité du recours à un protocole expérimental et la nécessité de s’interroger préalablement sur les conditions de sa mise œuvre sur le terrain. Nous avons par ailleurs évoqué des méthodes variées permettant de recueillir le point de vue des enfants (récits libres, questions hypothétiques ou encore dessins libres ou « orientés »). Si ces méthodologies se révèlent particulièrement efficaces pour mener une recherche auprès d’une jeune population d’enquête, nous avons néanmoins montré qu’elles demandent, dans leur application, le respect d’une certaine déontologie, à même de préserver le chercheur tant du risque d’imposer aux enfants ses propres cadres de pensée que de celui de surinterpréter leurs propos souvent concis.
Notes
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[1]
Dans leur Dictionnaire du livre de jeunesse, Isabelle Nières-Chevrel et Jean Perrot définissent les albums comme des « livres qui combinent le texte et l’image dans un rapport nécessaire » (Nières-Chevrel, Perrot, 2013 : 16).
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[2]
Entendue ici comme opposition à la passivité.
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[3]
Nous en évoquerons ici principalement deux : Martine fait la cuisine de G. Delahaye et M. Marlier (1974, [Tournai], Casterman), et Nous, on n’aime pas les légumes de G. et C. De Rosamel (2007, Paris, Albin Michel Jeunesse).
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[4]
63 entretiens ont été réalisés dans le premier groupe scolaire : 18 entretiens auprès d’élèves de grande section de maternelle (8 filles et 10 garçons), 21 entretiens auprès d’élèves de CP (11 filles et 10 garçons) et 24 auprès d’élèves de CE1 (10 filles et 14 garçons). 59 entretiens ont été réalisés dans le second groupe scolaire : 15 entretiens auprès d’élèves de grande section de maternelle (5 filles et 10 garçons), 24 auprès d’élèves de CP (9 filles et 15 garçons) et 20 auprès d’élèves de CE1 (12 filles et 8 garçons).
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[5]
« Chamseddine – Bah moi, la plupart, c’est ma mère [qui cuisine] parce que mon père, il travaille. Il fait chantier. Donc c’est hyper fatigant. » « Dans la semaine, c’est ma mère [qui fait les courses], parce que mon père, il travaille tous les jours, à part le samedi et le dimanche. » En réponse enfin à une question sur le rôle possible des hommes en cuisine : « Chamseddine – La plupart, les garçons, c’est les chefs ! »
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[6]
Ces questions sont abordées dans la suite de l’article.
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[7]
Si nous avons employé et exploité cette méthodologie de façon moins systématique, nous avons néanmoins testé à plusieurs reprises l’efficacité du recours au dessin afin de susciter la parole de jeunes enquêtés.
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[8]
Notre méthode peut rappeler l’utilisation de scénarii par Patrick Rayou (Danic, Delalande et Rayou, 2006 : 148).
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[9]
Exemple : « Roxane est la préférée de la maîtresse, Julien est le préféré de la dame de service. Qu’est-ce qu’il vaut mieux ? » (Danic, Delalande et Rayou, 2006 : 149).
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[10]
Cf. allocution de S. Bonnéry, « La construction des dispositions sociales durant l’enfance : enquêter sur et dans les familles. Table ronde méthodologique », Journée d’études Enquêter sur et dans les familles, Université Paris 8 – Vincennes Saint-Denis, 2015.